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Pourquoi Sollers en temps de détresse

art press 518, février 2024 - L’Ecole du Mystère

D 25 janvier 2024     A par Albert Gauvin - C 4 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Dans son dernier numéro, la revue art press reprend une version courte d’un texte de Juliette Vallejo : Pourquoi Sollers en temps de détresse, mis en ligne intégralement sur le site de Philippe Sollers, avec une dédicace de son auteur à Julia Kristeva [1].

De Profondis, octobre 2023.
ZOOM : cliquer sur l’image.

VOIR SUR PILEFACE

À la mort de Philippe Sollers, j’avais exprimé ma crainte, à cause du non respect de ses dernières volontés, de le voir embaumé et promis au mausolée. Embaumé, il le fut, puisqu’on exhiba son cadavre « préparé », « endimanché », deux matins de suite dans le funérarium de l’hôpital Saint-Antoine. Quant au mausolée, les revues se passent le relais pour le bétonner au mieux. En guise d’hommage à Sollers et de fidélité au vœu exprimé par lui (messe catholique, modeste pierre tombale), nous avons décidé, Felix Macherez et moi, de publier le texte qui suit qui a le grand mérite d’éclairer un aspect de la personnalité et de l’œuvre de Sollers, curieusement occulté par ses actuels thuriféraires.
Ce texte, « Pourquoi Sollers en temps de détresse », est tiré de la jeune revue De Profundis « numéro zéro » parue en octobre 2023. L’auteur, Juliette Vallejo, est une philosophe française influencée par la pensée heideggerienne et la théologie chrétienne. Nous publions ici une version courte et légèrement remaniée de son texte original. JH

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André S. Labarthe. Sollers, l’isolé absolu, 1998.
Eglise des Gesuati, à Venise.
Tintoretto, Crucifixion, 1560.

Rome, le 22 mai 2023, à l’église Santissima Trinità dei Pellegrini. Ce soir, à ma demande, le prêtre dit la messe à l’intention d’une âme singulière : celle de Philippe Sollers, mort le 5 du mois. Comme ces choses sont faites très sérieusement, il est intéressant de savoir à quel moment de la messe mention est faite des âmes défuntes, quel est le temps qui leur est proprement consacré. La consécration du pain et du vin a déjà eu lieu, le prêtre vient de rappeler les mystères du Christ et les sa­crifices anciens, et surtout d’offrir le corps mystique (l’hostie et le calice) à Dieu : à l’autel, le soleil de pain blanc est apparu et disparu au-dessus du ciboire, nous sommes au cœur du canon de la messe, qui précède la com­munion, et c’est là que le prêtre, qui a prié plus tôt pour les fidèles vivants, adresse sa prière pour les défunts, le memento des morts : « Souvenez-vous aussi, Seigneur, de vos serviteurs et de vos servantes qui nous ont précédés avec le signe de la foi, et qui dorment du sommeil de la paix. »

J’aime tous les mots de cette prière, formule parfaite au lieu idoine, entre l’offrande et la communion. Tandis que je les prononce, j’es­saie de me figurer quel corps dort sous la dalle de marbre rose du cimetière d’Ars-en­ Ré, sous les montagnes de bouquets de fleurs, les officiels et les plus discrets. Je l’imagine un peu comme Fra Angelico sur le gisant sculpté de sa dalle funéraire, dans l’église de la Minerve : la tête sur un coussin, sur le seuil d’une porte, entouré de deux anges. Il semble sourire un peu, c’est bon signe, et dort donc du sommeil de la paix. Cette paix, qu’est-ce donc sinon « la pointe extrême du plaisir et du savoir », selon une formule de l’intéressé ? Je ne doute pas qu’il jouira ou jouit déjà de la rencontre infinie.

Le serviteur, ce soir, c’est donc Sollers, et c’est donc en priant pour qu’à cette âme singulière soit accordée une indulgence singu­lière que je vais quitter mon petit transept marginal et recevoir le Christ. Me revient alors en mémoire le début de L’École du Mystère, petit roman de 2015 sur la foi et la « joie du ciel » qu’ouvre une réflexion sur la messe. « Aussi loin que je me souvienne , écrit Sollers, j’ai toujours voulu célébrer la messe. Pas en "enfant de chœur" ; non, mais en acteur principal, avec le moment-clé de l’élévation. D’abord, la transsubstantiation : un rond de pain blanc, après imposition des mains et prononciation des paroles sacra­mentelles, devient réellement un corps res­suscité et vivant. On le montre au public qui est là, une foule ou presque personne, peu importe. "En mémoire de moi" : dernier ban­quet avant l’épreuve de la traversée mortelle. » Nous y sommes.

APPROCHE DE LA MORT

J’observe le prêtre sur sa barque en forme d’autel. En effet, qu’est-ce qu’un prêtre, sinon un homme mort, un homme qui meurt, qui chaque jour, peut-être plusieurs fois par jour, tra­verse, rejoue et revit la mort ? Mais que se pas­se-t-il en ces eaux troubles ? « Mystère de la foi. » La lecture de l’œuvre de Sollers, prolongeant en cela, pour moi, l’exploration de celle de Bataille puis de Heidegger et préfigurant la découverte des Évangiles, me fut la porte d’entrée vers une certaine approche de la mort — approche, au sens qu’il donne à ce terme dans Illuminations, c’est-à-dire non pas au sens d’un certain point de vue sur la mort, mais vraiment au sens où c’est la mort qui s’approchait de moi et se faisait sentir dans une certaine expérience. « Oui ne meurt pas de n’être qu’un homme ne sera jamais qu’un homme », écrit Bataille dans L’Expérience in­térieure. Sans doute peut-on déceler une part d’orgueil dans une telle déclaration ; pourtant, inversant la proposition en sa positive (qui meurt d’être un homme sera...), j’y lis précisément cette expérience fondamentale qui est faite à l’heure et au lieu de la messe, cette « épreuve de la traversée mortelle » dont parle Sollers, ce rite de passage entre une vie hu­maine, trop humaine, et une vie divine, qui n’a rien à voir avec une quelconque « surhu­manité » mais qui réside dans la connaissance et la jouissance de l’unité de l’humain avec le divin. Sollers, écrivain pour l’éternité, aimait à citer le chant XIV du Paradis de Dante : « De tout mon cœur et avec ce langage qui est le même en tous, j’offris un holocauste » (v. 88- 89), le sacrifice de soi-même, tout entier.

Pourquoi, donc, Sollers en temps de dé­tresse ? Et de quelle détresse s’agit-il ? Je di­rais, précisément, une ignorance de plus en plus profonde de la mort, de la douleur et donc de la joie, et qui transparait jusqu’au tra­vers des mines des quelques fedeli présents à la messe. Dans sa propre Divine Comédie, longue et passionnante série d’entretiens avec Benoît Chantre, Sollers parle d’une « biologisation du temps », d’une « irréalisation de la mort sous forme du mourir insignifiant, c’est­ à-dire du massacre à longueur de temps ». Certains philosophes (je pense à Jankélévitch), et c’est symptomatique, ont dit que la mort est d’abord plutôt l’objet de ces sciences po­sitives que sont la médecine et la biologie. Mais il va de soi que ce qui tombe sous le re­gard d’un biologiste n’est jamais la mort en tant que telle — la disparition, ce phénomène privatif qui nous fait toucher au néant —, mais toujours en tant qu’elle touche un vivant sous la figure du trépas. C’est ramener la mort à un moment dans la vie de tout un chacun, alors que personne ne vit sa propre mort de la même manière — la plupart, je l’accorde, mettant le plus vite possible sous le tapis la question du néant, et quelques-uns choisis­sant au contraire d’aller au plus près d’elle, de s’y coller, pour comprendre ce qui, là, nous échappe, et quel venir-à-manquer s’opère.

PAROLE DE L’ÊTRE

Je reprends ici la question posée par Heideg­ger, lorsqu’il demande, dans Pourquoi des poètes..., au sujet de Rilke : est-il un écrivain (ou un poète) en temps de détresse ? Il ne s’agit pas du tout, ici, de savoir si Sollers (ou Rilke) est un écrivain de profession qui s’est trouvé, par hasard, être né et avoir écrit dans un temps de détresse. La question a bien plu­tôt ce sens-ci : avons-nous là, oui ou non, af­faire à un homme qui, malgré ce temps de détresse, et aussi parce que ce temps est un temps de détresse, est toutefois parvenu à écrire, à poétiser, c’est-à-dire à se saisir de ce qui devient insaisissable — c’est là le péril —, et a cherché à dégager des ouvertures dans le langage, dans le monde, dans l’être ? D’où les questions posées ensuite par Heidegger : quel est le rapport de son écriture avec l’indi­gence de l’époque ? Jusqu’où descend-il dans l’abîme ? Jusqu’où parvient-il, une fois posé qu’il va aussi loin qu’il le peut ? Le critère qui fait et distingue un écrivain-poète est essen­tiellement quantitatif : combien de chemin est­-il capable de parcourir ? Quelle dose d’abîme est-il capable d’admettre en lui, d’assumer ? J’ajoute : quelle dose de mort ? Et souligne que le corps prend aussi part à l’aventure, au­ tant que l’esprit, éclairant ainsi les métaphores sportives chères à Sollers : il s’agit de s’entraî­ner, de se former, car il faut être capable de soutenir un certain rapport, une certaine vi­tesse, de tenir une certaine cadence, et aussi une certaine répétition (donc, en même temps, une certaine lenteur, celle de l’élément infernal) — on observera l’insistance, dans Illuminations, sur le rythme effréné de la course de Parménide vers les portes de l’Être, ainsi que la rapidité de l’écriture de Sollers. Revenons à la Messe, revenons au prêtre. Le mien parle très vite, il va droit au but et ne traîne pas en route. De manière générale, lui aussi enchaîne les cérémonies, recommence toujours la même chose, refait toujours les mêmes opérations, la plupart du temps dans l’indifférence ou l’incompréhension généralisée, mais peu importe : il le fait, car s’il ne le fait pas, alors c’est la possibilité qu’une certaine porte s’ouvre qui disparaît, la possibilité que s’entame une descente dans l’abîme — pour ensuite remonter vers le ciel, « revoir les étoiles » — qui disparaît. Il faut tenir le coup, assumer cette responsabilité et son poids énorme, prendre sur soi, sans quoi c’est le possible lui-même qui se ferme. Traversée si­multanée des trois temporalités : l’infernale (dans la répétition, le sempiternel retour du même). la paradisiaque (dans la jouissance de l’être toujours-nouveau) et la purgative (dans l’acheminement vers la parole par la parole elle-même, qui brise la glace de l’enfer et cherche la flamme de l’illumination — telle est la chance du prêtre, du penseur et de l’écrivain) ; expérience trine, qui est, dans l’être, ce qu’en musique on appelle un triolet : ce groupe de trois figures égales qui vient remplacer un temps binaire, cette division ex­ceptionnelle du temps où l’on trouve trois en l’espace de deux — le monde est infernal et binaire, mais il arrive qu’on trouve en lui cette triple porte qui n’en est qu’une...

C’est sur ce point que Sollers va très loin : dans sa capacité à faire se rassembler, de l’in­térieur d’une temporalité infernale, répétitive, lente aussi, et dans une ouverture simultanée du temps qui s’appuie sur une mémoire for­midable, des figures aussi disparates — contra­dictoires, dit-on — que profondément complémentaires, de la réponse desquelles naît une pensée profonde ; dans son aptitude à convoquer, en passant très rapidement de l’un à l’autre, des individus singuliers de l’his­toire, dans leur corps et donc dans leur mort, pour faire parler (et pour parler lui-même) cette parole qu’ils abritent, parole extrêmement polyphonique, mais qui n’est en fa it qu’une seule parole, « ce langage qui est le même en tous » : la parole de l’être.

BÉNÉDICTION

Avant de bénir les fidèles, le prêtre s’incline, murmure une ultime prière et baise l’autel. J’ai comme un éblouissement, l’espace et le temps tournent sur eux-mêmes, et me voici à Paris, en septembre 2019. J’attends, assise avec mon ami dans le vestibule vide du 5, rue Gaston Gallimard, qu’un silencieux cicérone vienne nous chercher pour nous conduire dans les étages, jusqu’au bureau de L’lnfini où Sollers nous attend. L’écrivain et l’ami fument des cigarettes, discutent tranquillement tandis que je prépare mon appareil photographique — l’objet de ma venue. Je ne ferai que quatre clichés, dont deux me plaisent beaucoup. Sur l’un, on distingue très nettement le titre d’un livre en français et en chinois : « Éloge de l’infini », et un signe secret de la main : qui verra, verra. Les photographies sont faites et je pars rapi­dement, mais pas avant de lui avoir donné un dessin avec cette inscription : « Pour Ph. Sollers, cette trace qui s’efface », et surtout pas avant d’avoir reçu, ici aussi, une bénédic­tion spéciale — et une bénédiction dit toujours à la fois ce qui est et exhorte à l’être : un baise-main, salut galant d’un autre temps, et six mots mystérieux qu’il m’adressa indirec­tement, que je n’oublierai pas : « Elle est très forte, votre amie. » Grâce à Dieu, qui fait la joie de ma jeunesse.

art press 518, février 2024, p. 86-87.

Venise, 19 janvier, 19h.

Musique : Haendel, Dixit Dominus
par John Elliot Gardiner
à la chapelle du château de Versailles
Monteverdi Choir
English baroque solists

J’ai proposé une fois, à un ponte du Spectacle (télé, cinéma), de réaliser un film de 52 minutes, petit budget vite bouclé, sur une centaine de messes catholiques célébrées à travers le monde. Je lui ai expliqué le truc : le rond noir de la caméra fixe le rond blanc de l’hostie au moment de l’élévation. On passe à l’or du ciboire, on filme l’infilmable, on écoute dans toutes les langues « Mystère de la foi ». La séquence se déroule sur tous les continents en partant de Rome, tantôt dans le super-luxe, tantôt dans le dénuement extrême ou la clandestinité. Il fait chaud, il fait froid, il neige, on va d’une architecture classique à une cabane ou une cave, sans parler d’une tente dans le désert. On entend des bombardements, des cris lointains, le vent dans le sable. L’officiant n’est jamais le même, mais c’est le même. Il est mondial dans toutes les ethnies et dans toutes les nationalités. Il tend les bras, en montrant le blanc et l’or, s’agenouille, se relève, parle ou chuchote. Quelle beauté !

On déjeunait ensemble, le ponte et moi, j’ai attendu le café. Là, il a failli tomber de sa chaise. Il m’a regardé comme si j’étais fou. Je n’ai pas eu le temps de lui parler de l’accompagnement musical sacré, des phrases en latin, en italien, en français, en chinois, en allemand, en anglais, en espagnol, en portugais. Il a eu un sourire indulgent, un peu crispé quand même. Il a changé de sujet sans répondre, malgré mon insistance sur l’économie des moyens : trois caméras, des zooms, le pain devenant corps, le vin sang, ce qu’on ne peut pas voir. Il a peut-être cru à une plaisanterie. Comme si c’était mon genre.

L’École du Mystère, Gallimard, 2015, p. 24-25.

« Vers le Paradis »

Regardez maintenant la fin du film que Philippe Sollers a réalisé avec Georgi K. Galabov et Sophie Zhang en 2009, Vers le Paradis [2]. Après avoir entendu un Gloria de Monteverdi, on y voit la désormais célèbre photo de Sollers remettant sa Divine Comédie à Jean-Paul II (musique : deux sons chinois qui valent dédicace) et, après que Sollers a lu un passage de la fin de Paradis II, écrit au début des années 1980, la célébration de l’Eucharistie par le pape, lors d’une messe à Saint-Pierre de Rome, le 29 juin 1985. On entend le « Credo » de la Messe en ut mineur K. 427 de Mozart.

gloria patri et filio et spiritui sancto sicut erat in principio et nunc et semper tant qu’il restera une voix pour chanter des oreilles pour écouter ça mes lignes auront un sens au coeur du sabbat mois d’avril flammé dans les bois bourgeons feuilles fleurs pâquerettes lent retour de l’air hors du froid sève de l’ombre travail infernal des ombres écume de toute la mort comprise venant redire son pourquoi je reste là je ne bouge pas je peux sentir couler tout l’après-midi dans mon bras pour quelques heures d’apparition sous cette forme dite humaine combien d’autres possibles dans une autre version hors d’ici c’est toujours ce qu’on se demande n’est-ce pas et avec raison en se réveillant parfois au bord de la solution

Philippe Sollers, Paradis II, 1986, Gallimard, p. 104.

Le vrai sujet


De la double canonisation qui vient d’avoir lieu à Rome, je retiens les deux reliquaires embrassés par le Pape François et dans lesquels vous êtes tenus de penser que sont présents deux fragments terrestres de deux saints désormais au Paradis céleste. Tout le reste est anecdotique et échappe à tout le monde comme aux caméras.
Rien à ajouter, et bonne soirée.

Philippe Sollers
Venise, dimanche 27 avril 2014, 19h30

Vous aurez reconnu le début du Gloria de Vivaldi dans une interprétation particulièrement allègre. C’est le plus célèbre des trois « Gloria », connu sous le simple nom de « Gloria de Vivaldi » (RV 589). Il a été composé par le prêtre roux alors qu’il exerçait à la Pietà de Venise au début des années 1700.
Vous aurez aussi remarqué que Sollers ne vous demande pas de « croire », mais de « penser ».

Vous pouvez aussi relire Dieu ou la nature - le dieu nouveau, l’extrême.


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