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Virgules et flammes

par Giorgio Agamben

D 28 juin 2023     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


La guerre en Galicie

Certaines régions du centre de l’Europe ont été rayées de la carte. L’une d’entre elles — ce n’est pas la seule — est la Galicie, qui coïncide aujourd’hui en grande partie avec le territoire où se déroule depuis plus d’un an une guerre atroce. Jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale, la Galicie était la province la plus éloignée de l’Empire austro-hongrois, à la frontière de la Russie. Lors de la dissolution de l’empire des Habsbourg, les vainqueurs, non moins injustes que les vaincus, l’ont attribuée à la Pologne renaissante, tout comme la Bucovine, qui la bordait, a été tout aussi capricieusement annexée à la Roumanie. Les frontières, chaque fois redessinées à la gomme et au crayon sur les cartes par les puissants, laissent le temps de se retrouver, mais il est probable que la Galicie ne réapparaîtra plus jamais sur les inventaires de la politique européenne. Bien plus que la cartographie, c’est le monde qui a existé dans cette région qui est important, c’est-à-dire les hommes qui, dans le Königreich Galizien und Lodomerien (c’était le nom officiel de la province), ont respiré, aimé, gagné leur vie, pleuré, espéré et sont morts. Dans les rues de Lemberg, Tarnopol, Przemysl, Brody (ville natale de Joseph Roth), Rzeszow, Kolomea, marchait un mélange hétéroclite de Ruthènes (comme on appelait alors les Ukrainiens), de Polonais, de Juifs (dans certaines villes, près de la moitié de la population), de Roumains, de Tziganes, de Huzuli (qui formèrent une éphémère république indépendante entre 1918 et 1919). Chacune de ces villes portait un nom différent selon la langue des habitants qui y vivaient, dans chacune d’elles les églises catholiques se transformaient au détour d’une rue en synagogues et celles-ci en églises orthodoxes et uniates. Ce n’était pas une région riche, les fonctionnaires de la Kakanie la considéraient même comme la plus pauvre et la plus arriérée de l’empire ; mais elle était, précisément en raison de la pluralité de ses groupes ethniques, culturellement vivante et généreuse, avec des théâtres, des journaux, des écoles et des universités en plusieurs langues et une floraison d’écrivains et de musiciens dont nous n’avons pas encore entendu parler. C’est ce monde qui s’est trouvé politiquement et juridiquement anéanti du jour au lendemain en 1919, et c’est à cette réalité multiforme et complexe que l’occupation nazie (1941-1944) puis l’occupation soviétique ont donné le coup de grâce quelques décennies plus tard. Mais avant même de faire partie de l’Empire austro-hongrois, la terre qui portait le nom de Halyč ou Galicie (selon certains, d’origine celtique, comme la Galicie espagnole) et qui, à la fin du Moyen Âge, était sous domination hongroise sous le nom de principauté de Galicie et de Volinie, avait été disputée de temps à autre entre Cosaques, Russes et Polonais, jusqu’à ce que la grande-duchesse Marie-Thérèse d’Autriche profite du premier partage de la Pologne, en 1772, pour l’annexer à son empire. En 1922, le territoire est annexé à l’Union soviétique, sous le nom de République socialiste soviétique d’Ukraine, dont elle se sépare en 1991, abrégeant son nom en République ukrainienne.
Il est temps de cesser de croire aux noms et aux frontières marqués sur le papier et de nous demander plutôt ce qu’il est advenu de ce monde et de ces formes de vie que nous venons d’évoquer. Comment survivent-elles — si elles survivent — au-delà des infâmes registres des bureaucraties étatiques ? Et la guerre en cours n’est-elle pas une fois de plus le fruit de l’oubli de ces formes de vie et la conséquence haineuse et mortifère de ces registres et de ces noms ?

Giorgio Agamben, 24 avril 2023

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La fumée monte au-dessus de Lviv, en Ukraine
le 26 mars 2022. (Nariman El-Mofty/AP)

LIRE AUSSI : La Galicie aujourd’hui par Taras Vozniak (La Règle du jeu)


Turner, L’Incendie de la Chambre des Lords et des Communes, le 16 octobre 1834.
ZOOM : cliquer sur l’image.

Virgules et flammes

À un ami qui lui parlait du bombardement de Shanghai par les Japonais, Karl Kraus répondit : "Je sais que rien n’a de sens si la maison brûle. Mais tant que c’est possible, je fais attention aux virgules, car si les gens qui devaient le faire avaient veillé à ce que toutes les virgules soient au bon endroit, Shanghai n’aurait pas brûlé". Comme toujours, la plaisanterie cache ici une vérité qui mérite d’être rappelée. Les hommes ont leur demeure vitale dans la langue, et s’ils pensent et agissent mal, c’est parce que leur relation avec leur langue est d’abord corrompue et défectueuse. Nous vivons depuis longtemps dans une langue appauvrie et dévastée, tous les peuples, comme le disait Scholem à propos d’Israël, marchent aujourd’hui aveugles et sourds sur l’abîme de leur langue, et il est possible que cette langue trahie se venge en quelque sorte, et que sa vengeance soit d’autant plus impitoyable que les hommes l’ont abîmée et négligée. Nous nous rendons tous compte, plus ou moins clairement, que notre langue est réduite à un petit nombre d’accroches, que le vocabulaire n’a jamais été aussi étroit et usé, que la phraséologie des médias impose partout sa misérable norme, que les cours sur Dante se font en mauvais anglais dans les amphithéâtres des universités : comment, dans ces conditions, peut-on espérer pouvoir formuler une pensée correcte et la mettre en œuvre avec probité et prudence ? Il n’est pas non plus surprenant que ceux qui manient un tel langage aient perdu toute conscience du rapport entre langage et vérité et croient donc pouvoir utiliser des mots qui ne correspondent plus à aucune réalité, au point de ne plus se rendre compte qu’ils mentent. La vérité dont il est question ici n’est pas seulement la correspondance entre le discours et les faits, mais, avant cela, le souvenir de l’apostrophe que le langage adresse à l’enfant qui prononce ses premiers mots avec émotion. Les hommes qui ont perdu tout souvenir de cet appel maîtrisé, exigeant, aimant, sont littéralement capables, comme nous l’avons vu ces dernières années, de n’importe quelle méchanceté.

Continuons donc à soigner les virgules même si la maison brûle, parlons-nous avec attention, sans rhétorique, en écoutant non seulement ce que nous disons, mais aussi ce que la langue nous dit, ce petit souffle que l’on appelait autrefois l’inspiration et qui reste le don le plus précieux que la langue — canon littéraire ou dialecte — peut parfois nous offrir.

Giorgio Agamben, 19 juin 2023

LIRE : Quand la maison brûle

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