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Jacques-Alain Miller, Le retour du blasphème (et autres chroniques)

Le secret de Charlie par Jacques-Alain Miller

D 14 janvier 2015     A par Albert Gauvin - C 6 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Lacan Quotidien a consacré plusieurs numéros « Pour Charlie ». Dans le dernier numéro, une analyse d’Éric Laurent, Occupy Terror : les places et le trou, et de Philippe De Georges, Candide aux mains sales - Ce n’est qu’un Cabu, le débat continue !. Voici par ailleurs quatre textes du psychanalyste Jacques-Alain Miller qui ont été publiés également dans Le Point ou sur Le Point.fr. À lire absolument pour sortir du pathos et du confusionnisme ambiant.

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Charlie Hebdo du 14 janvier 2015.


Le retour du blasphème

par Jacques-Alain Miller

On dit : « Ce sont des barbares. » Sans doute. Cependant, ce terrorisme-là n’est point aveugle, il a les yeux ouverts, il est ciblé. Il n’est pas non plus muet. Il crie : « On a vengé le prophète Mohammed ! »
On imaginait à la fn du siècle dernier que des notions comme le blasphème, le sacrilège, la profanation n’étaient que des vestiges du temps passé. Il n’en est rien. On doit constater que l’âge de la science n’a pas fait s’évanouir le sens du sacré ; que le sacré n’est pas un archaïsme. Sans doute n’est-il rien de réel. C’est un fait de discours, une fction, mais celle qui fait tenir ensemble les signes d’une communauté, la clé de voûte de son ordre symbolique. Le sacré exige révérence et respect. Faute de quoi c’est le chaos. Alors Socrate est invité à boire la cigüe. Nulle part, jamais, depuis qu’il y a des hommes et qui parlent, il n’a été licite de tout dire.

Sauf en psychanalyse, expérience très spéciale, explosive, qui n’en est qu’à ses débuts. Sauf aux États-Unis, mais la liberté de parole garantie par la Constitution s’y trouve bornée par un sentiment bien particulier de la décence. C’est ainsi que la grande majorité de la presse s’abstint de reproduire les caricatures de Mahomet, par égard pour la « grande souffrance » des musulmans. Même principe pour le « politiquement correct ». L’affect douloureux signale que la libido est ici en jeu. Si le sacré n’est pas réel, la jouissance qui s’y condense, elle, l’est. Le sacré mobilise extases et fureurs. On tue et on meurt pour lui. Un psychanalyste sait à quoi on s’expose quand on chatouille chez autrui « l’impossible-à-supporter » (Lacan). C’est pourquoi Baudelaire cite Bossuet, « Le Sage ne rit qu’en tremblant », et assigne au comique une origine diabolique. Or, quel fut le principal opérateur des Lumières, sinon le rire ? Maistre parle du « rictus » de Voltaire, Musset de son « hideux sourire ». Les doctrines de la tradition ne furent pas réfutées, note Leo Strauss, mais chassées par le rire.

Charlie Hebdo était parmi nous comme la butte-témoin de cette dérision fondatrice. Cabu, Charb, Tignous, Wolinski n’étaient pas promis à voisiner avec le chevalier de La Barre. Depuis 1825, personne n’a jamais tenté chez nous de restaurer une loi sur le blasphème. Comment en sont-ils venus à périr en martyrs de la liberté de la presse ? C’est que des univers de discours jadis séparés et étanches, désormais communiquent. Ils sont même imbriqués, alors que le sacré de l’un et le « rien de sacré » de l’autre sont aux antipodes. Sauf à rembobiner le film des temps modernes en déportant partout les allogènes, la question — question de vie ou de mort — sera de savoir si le goût du rire, le droit de ridiculiser, l’irrespect iconoclaste sont aussi essentiels à notre mode de jouir que l’est la soumission à l’Un dans la tradition islamique.

Quant au débat juridique, il est complexe, et travaille maintenant l’ensemble des démocraties occidentales (voir à ce sujet la somme publiée il y a trois mois par l’Université de Californie, Profane : Sacrilegious Expression in a Multicultural World). Tous les ans depuis 1999, on négocie à l’ONU sur le sujet, à l’initiative de l’Organisation de la Coopération islamique. En Allemagne, en Autriche, en Irlande, des lois proscrivent les atteintes au sacré. Le Royaume-Uni a attendu 2008 pour cesser de protéger l’Église anglicane du blasphème. La France se distingue par la rigueur de sa doctrine laïque. Pour combien de temps encore ? Cela n’est pas écrit. Hé, la France ! Ton café fout le camp. Que veux-tu le plus vraiment ? Conflit ou compromis ?

Écrit le jeudi 8 janvier 2015 ; envoyé à la rédaction du Point à 11h00.

J.-A. Miller a annoncé la parution de son article par un tweet. Le voici.
@jamplus "LE RETOUR DU BLASPHEME" : ma contribution au numéro extraordinaire du Point, paru ce samedi. L’ensemble du n° vaut la peine, à mon avis.

Rappel : Du droit au blasphème — Le jugement du 22 mars 2007 sur les caricatures de Mahomet

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L’illusion lyrique

par Jacques-Alain Miller

De Paris, ce dimanche 11 janvier 2015, le matin

Qui l’eût cru ? Qui l’eût dit ? La France debout comme un seul homme, ou une seule femme. La France devenue ou redevenue une. La République, courageuse, intrépide, ayant choisi la résistance. Finis les auto-reproches ! Les Français soudain sortis de leur dépression, de leurs divisions, et même, à en croire un académicien, redevenus « les soldats de l’An II ». Les Français faisant à nouveau l’admiration du monde. Et, dodelinant de la tête, le président Hollande accueillant le peu d’hommes tenant dans leurs mains les destinées de la planète. Pourquoi se précipiter ainsi à Paris ? On croirait qu’ils viennent s’y ressourcer, y raviver leur pouvoir, le légitimer, le lustrer. Une planète elle-même presque unie, unanime, parcourue d’un même frisson, comme formant une seule foule, en proie à une pandémie émotionnelle sans précédent, sinon peut-être le Jour de la Victoire qui mit fn à la Première Guerre mondiale, la Libération de Paris, le 8 mai 1945.

La France, l’humanité semblent n’être plus des abstractions, semblent prendre chair, s’incarner sous nos yeux, dans nos coeurs, dans nos corps. Nous aurons donc connu cela, « l’illusion lyrique ». Impossible de s’y retrouver sans Freud et sa Massenpsychologie, ou même sa doctrine de la cure. L’événement fait coupure ; il reconfigure le sujet, ou plutôt le fait émerger sous une forme inédite. Cependant, les Bourses, jusqu’à présent, n’ont pas bougé, à la différence du 11 septembre. Or, c’est là ce qui fait office aujourd’hui d’épreuve du réel. Tant qu’elles n’auront pas enregistré la secousse, on reste dans l’imaginaire.

Tout a été mis en branle par trois hommes, pas un de plus, ayant donné leur vie pour le nom du Prophète. Cependant, l’enthousiasme universel n’est pas coiffé de ce nom, mais de celui de Charlie. Charlie ! Une feuille hebdomadaire qui, dès avant que sa rédaction ne soit exterminée, était déjà, faute de lecteurs, à l’agonie. Charlie, le résidu, le déchet, d’une époque de l’esprit dès longtemps surmontée. C’est là que l’on vérife ce qu’enseigne la psychanalyse, de la puissance que recèle la fonction du reste. Charlie meurt assassiné le mercredi ; le dimanche, c’est sa résurrection. Sa transformation, sa sublimation, son Aufhebung, en symbole universel. Le nouveau Christ. Ou, pour garder la mesure, le Here Comes Everybody de James Joyce.

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Le regard de Charb.

On doit cet effet à nos trois djihadistes, ces cavaliers de l’Apocalypse, ces soldats de l’Absolu. Ils auront réussi ceci : effrayer, paniquer, une bonne partie de la planète. Comme l’écrivait hier dans un tweet cette vieille canaille de Murdoch, « Big jihadist danger looming everywhere from Philippines to Africa to Europe to US ». C’est dans le nombre que chacun va abriter sa peur et la sublimer en ardeur. Le nombre est la réponse démocratique à l’Absolu. Fait-il le poids ?

Aucune religion n’a magnifié la transcendance de l’Un, sa séparation, comme l’a fait le discours de Mahomet. Face à l’Absolu, ni le judaïsme, ni le christianisme, ne laissent seule la débilité humaine. Ils offrent au croyant la médiation, le secours, d’un peuple, d’une Église, tandis que l’Absolu islamique n’est pas mitigé, reste effréné. C’est le principe de sa splendeur. La certitude est de son côté, alors qu’on dispute de la défnition du Juif, que les Églises protestantes se chamaillent, que le Vatican même est atteint, aux dires du pape, d’un « Alzheimer spirituel ». Un autre académicien prescrit à l’Islam de se soumettre à « l’épreuve de la critique » pour gagner sa vraie grandeur. En effet, tout est là : il suffrait que les poules aient des dents. Par ailleurs, Lacan rappelait méchamment au public allemand où l’avait conduit vers 1933 le sens de la critique.

Lorsque l’on manifeste, comme nous allons faire dans quelques heures, on s’adresse à une puissance qu’il s’agit de fléchir. Les cortèges qui, tout à l’heure, convergeront sur la place de la Nation, ne le savent pas, mais ils se préparent à célébrer le maître de demain. Quel est-il ? « Mais voyons, me dira-t-on, c’est celui d’hier que nous venons encenser, la République, les Lumières, les Droits de l’Homme, la liberté d’expression », etc., etc.

Croyez-vous vraiment, répondrai-je, solidaires de ces « valeurs » M. Poutine, M. Viktor Orban ? C’est beaucoup plus simple. Quand on gouverne — profession impossible, disait Freud —, une valeur l’emporte aujourd’hui sur les autres : l’ordre public, le maintien de l’ordre. Et là-dessus les peuples s’accordent avec ceux qui les mènent. Le lien social, voilà le Souverain Bien. Il n’y en a pas d’autre. On honore les victimes, sans doute. Mais d’abord, et partout, on compte, n’est-ce pas, sur la police.

Pauvre Snowden ! Oui, nous voulons être surveillés, écoutés, fiqués, si la sécurité, la vie sont à ce prix. Renaissance du Léviathan en acte, sous nos yeux. Grande ruée vers la servitude volontaire. Que dis-je, volontaire ? Désirée, revendiquée, exigée.

À l’horizon ? « Pax et Princeps. » Un moment vint dans la Rome antique, notait jadis Ronald Syme, où même les Républicains considérèrent comme un moindre mal « submission to absolute rule ». Houellebecq sur ce point n’a pas tort : la tendance aujourd’hui, contrairement aux apparences, n’est pas à la résistance, mais à la soumission, ou du moins aux accommodements.

Publié le 12/01/2015 à 13:13 sur lepoint.fr

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L’amour de la police

par Jacques-Alain Miller

De Paris, nuit du lundi 12 au mardi 13 janvier 2015

Jamais sans doute les policiers ne furent fêtés à Paris comme ils le furent hier après-midi. Trois d’entre eux étaient tombés dans l’exercice du devoir, alors qu’ils protégeaient les trublions de Charlie tout à leurs dessins et facéties. On leur était reconnaissant de leur esprit de sacrifice. Personne ne songeait à leur imputer les défaillances du dispositif, et les dix-sept morts qui s’en étaient suivis. On remerciait tout au contraire l’institution policière, au sens large : non seulement « les flics », mais les gendarmes, les CRS, tous les agents des services de renseignements et de sécurité. Surtout, on comptait sur eux pour nous garantir des exactions à venir. Des experts de tous poils annonçaient avec force raisons que des attentats auraient lieu qui seraient imparables. Le bon sens acquiesçait. Chacun, bravache ou peureux, se savait, se sentait, une cible potentielle, les Juifs un peu plus, beaucoup plus, que les autres. Quatre avaient été tués vendredi, qui faisaient leurs courses. C’étaient des pratiquants, ou du moins respectaient-ils tout ou partie de l’antique code alimentaire dont certaines des prescriptions avaient sans doute précédées la Révélation faite à Moïse. Bref, ils se fournissaient dans une épicerie casher. Toujours est-il que les tweets #JesuisFlic, #Respect pour la police, semblaient répercutés à l’infini sur le réseau social comme par une gigantesque chambre d’écho.

Emportée dans le même élan, la génération dite des soixante-huitards, la mienne, celle qui avait crié « CRS SS ! » dans les rues de la capitale voici un demi-siècle, était toute chavirée. Elle ne se reconnaissait plus. On aurait dit qu’elle éprouvait une dépersonnalisation, mais non pas grave : légère, agréable. Un « estrangement », pour reprendre le mot de Gide. « Je me suis surpris, lisait-on cet après-midi dans un billet de Libération, à souhaiter “bonne nuit” aux CRS qui stationnent dans leur fourgon et qui veillent en bas de l’immeuble de Libé. Et j’ai été loin de trouver ridicules ceux qui, dans la “marche” que je continue à appeler la “manif”, applaudissaient les forces de l’ordre qui n’en revenaient pas d’être ainsi fêtées et en jubilaient dans la bonhomie » (Luc Le Vaillant). Les témoignages affluaient de ces conversions soudaines à l’ordre public.

Voilà que je pense à L’Enterrement du comte d’Orgaz, du Gréco, ce « chef d’œuvre, disait Barrès, d’un sentiment à la fois arabe et catholique ». Il le résume ainsi : « C’est une composition en deux parties : dans le bas, l’enterrement du seigneur d’Orgaz ; au-dessus, sa réception à la Cour céleste. » Oui, on croirait que le carnage dans les bureaux de Charlie avait été doublé, en quelque sorte, du massacre métaphorique, mystique, des « contestataires » de 1968. Les kalashnikovs des frères Kouachi leur avaient, pour ainsi dire, « mis du plomb dans la cervelle ». Il n’avait fallu rien de moins que l’assassinat sans phrase des jusqu’au-boutistes de Charlie pour que cette classe d’âge dite des baby-boomers, si privilégiée, finisse par entrevoir ce que son confort, ou simplement sa survie, devait tous les jours à l’existence et au dévouement des forces de police qu’elle avait conspuées dans sa jeunesse. Beaucoup de ces écervelés avaient attendu d’être des vieillards pour connaître quelque chose des arcanes du monde : comment se maintiennent les Cités, les Empires, les États, le prix qui s’attache à l’ordre, « les révoltes logiques », leur caractère éphémère, etc., etc., bref, tout ce que Lacan subsume sous ce nom, « le discours du maître ».

À vrai dire, les anciens contestataires avaient dès longtemps raccroché, et la Révolution où ils avaient trouvé un temps leur raison d’être n’était même plus pour eux un rêve. Parfois, tout au plus, une postulation, une hypothèse. Mais leur univers mental n’était pas toujours à l’heure de leur vie quotidienne. Ils viennent d’être contraints à un aggiornamento sans douceur. À leur décharge, il faut dire que la police à laquelle ils avaient eu affaire dans leur jeune temps datait d’avant « le suicide français ». Pour reprendre la terminologie de M. Zemmour, c’était une police « virile », qui s’était fait la main durant la guerre d’Algérie. Elle avait elle-même perpétré à Paris un massacre mémorable le 17 octobre 1961, avant de provoquer l’année suivante, le 8 février, la mort de neuf manifestants français, communistes, au métro Charonne. Si l’on veut bien se souvenir que ce furent des policiers français qui vinrent chercher les Juifs (étrangers, comme l’a souligné M. Zemmour) pour les conduire au Vélodrome d’Hiver, on sera peut-être plus indulgent avec la jeunesse de 1968, qui assimilait un peu vite les Compagnies républicaines de sécurité, créées par le socialiste Jules Moch, aux troupes de Heinrich Himmler.

C’est loin. Le temps a passé. Le contrôle social suit maintenant des voies plus discrètes, obliques. Sauf dans la jeunesse pauvre d’origine arabe ou africaine, le ressentiment à l’endroit de la police n’est plus ce qu’il était. Reste que la faveur, la ferveur, que la police a rencontrée dans la population parisienne dimanche dernier est un phénomène inédit. Du jamais vu, sans doute, dans l’Histoire de France. Ce qui se rencontre, dans des moments privilégiés – soit dit sans tomber dans une mythologie romantique à laquelle un De Gaulle n’a jamais cédé – c’est l’osmose d’une population avec l’armée nationale destinée à la protéger des agressions extérieures. Mais l’amour de la population pour les forces de répression intérieure ? Je ne vois pas d’exemple. Pas même du temps de Ravachol et des anarchistes. Il faudra chercher. En attendant, je n’aperçois qu’une explication, c’est que l’islamisme guerrier est tenu par la population pour un véritable ennemi intérieur. La police a pour mission de le combattre comme l’armée combat ou prévient les menaces extérieures. D’ailleurs, ne dit-on pas que la protection des établissements juifs sera prochainement confiée aux militaires ? Dès lors, si je conçois ce que peut avoir de choquant et de dangereux l’expression d’ennemi intérieur qui a été employée par le Premier ministre, elle ne paraît pas infondée.

J’ai parlé plus haut des conversions des anciens contestataires à l’ordre public. Le mot de conversion appartient ces jours-ci à Houellebecq, qui le tient lui-même de Huysmans. Il a capté la tendance, pour y impliquer l’islam. Seulement, attention, cet islam est tout à l’opposé de l’islamisme. Tel qu’il le met en scène dans sa sotie, il s’agit d’un discours assurant la paix civile, la sécurité des biens et des personnes, le plein emploi. Eh bien, ce à quoi nous assistons en effet, et qui stupéfie par son ampleur, c’est à une conversion sécuritaire aussi massive que soudaine de la population française. Mais elle passe par d’autres voies que celle qu’annonçait notre visionnaire. La France éprouve, peut-on dire, un véritable coup de foudre pour sa police.

Cette énamoration sera-t-elle durable ? Il faut ici se rapporter à la structure du « temps logique », telle que dégagée par Lacan.

La forme instantanée apparaît la première. C’est le choc initial, l’insight, dit-on en anglais, l’épiphanie, au sens séculier popularisé par Joyce : « l’instant-de-voir. » Puis la durée reprend ses droits : le sujet cogite, remâche, suppute, carbure, élabore, on ne sait combien de temps il lui faudra, par quels repentirs, par quelles affres, par quelle dialectique il aura à passer. C’est « le temps-pour-comprendre ». Nous y sommes. Les Français pensent, se parlent, écrivent, le pays babille, est parcouru d’une intense activité intellectuelle. J’imagine qu’il en va de même dans les autres pays d’Europe, mais sur un mode mineur. Là, nous sommes une grande puissance, et puis, nous sommes pris à la gorge. Cela concentre merveilleusement l’attention. Tous autant que nous sommes, nous voilà en sursis. Nous vivons sous le régime de l’imparfait du linguiste Guillaume : « Un instant plus tard, la bombe éclatait. » Oui ? Non ? Impossible de savoir. Quant au troisième temps, « le moment-de-conclure », il est pour plus tard.

Si l’on admet, à titre d’hypothèse, que le phénomène social auquel nous assistons, et participons, a la structure d’une énamoration, il n’est pas difficile de préciser à quel type répond l’objet d’amour ici en jeu. Fions-nous aux indications de Freud dans son ouvrage intitulé Pour introduire le narcissisme (1914). La police comme objet d’amour semble être choisie sur le modèle primaire de « la femme qui donne ses soins [à l’enfant] » : la mère, le grand Autre maternel, procurant aide et protection. La terreur, le sentiment de détresse qui a étreint chacun après le massacre de Charlie, a pour effet de le précipiter dans les bras de cet Autre. Celui-ci prend pour les Juifs la figure d’Israël. Par hypothèse, l’assujettissement collectif se tisse ainsi fil à fil, à partir du rapport de chaque sujet à l’Autre. C’est la leçon de Freud dans sa psychologie des groupes.

Ce n’est pas tout. Comment ne pas supposer que les massacres de ces derniers jours ont induit des conversions islamistes ? Ces massacres sont faits en partie pour ça, pour recruter. Certes, ces conversions-là nous restent invisibles, elles ne se révèleront qu’après coup, mais on peut déjà savoir que le choix de l’objet d’amour est ici d’un autre type. C’est le type dit narcissique. Le sujet s’aime lui-même comme ce qu’il voudrait être, le soldat de l’Absolu, Rambo de l’Idéal, armé jusqu’aux dents, impénétrable au doute, disposé à donner sa vie pour la Cause, alors que, sur le versant précédent, domine le Primum vivere.

Pour terminer, car j’ai été long, je soulignerai que le recours pris à Freud ne saurait nous empêcher de reconnaître que la masse déplacée dimanche dernier n’avait que peu à voir avec ces « foules » du XXe siècle décrites par Gustave le Bon, dont il analyse la structure dans sa Massenpsychologie.

Ce ne fut même pas une manifestation, seulement une « marche », pour ne pas dire une errance. Pas un discours, pas un mot, rien. Tout le monde, muet. Pour slogan, le fameux « Je suis Charlie », qui n’avait rien d’un « signifiant-maître » homogénéisant les sujets. C’était plutôt une sorte de « signifiant-copain », qui donnait au grand rassemblement son allure d’auberge espagnole. C’est « le signe de l’individualisme très avancé qui caractérise nos sociétés occidentales », notait l’historien Pascal Ory dans Le Monde. On peut le dire comme ça. Susana, une amie de Tel-Aviv, analyste, le dit autrement. Ayant suivi le spectacle à la télévision, elle m’écrivit le soir même : « Voir les leaders en ligne, marchant les bras entrelacés, unis dans l’absence de but, c’était à pleurer. Je crois qu’ils n’ont pas seulement perdu tout espoir, mais pire, ils ont perdu le désespoir. » Cependant, de Beyrouth, L’Orient le jour écrit : « Hier, la France a repris la Bastille. » Hum...

Tous s’accordent à dire que l’image qui restera de ce moment historique, c’est François Hollande étreignant l’urgentiste Patrice Pelloux en larmes. Il lui caresse les cheveux, le visage. Il le berce. Dans le même temps, les rescapés de Charlie ont le fou-rire : un pigeon vient de lâcher sa fiente, maculant l’épaule du président.

À suivre

PS 1 : l’anecdote du pigeon est dans Le Monde, Le Figaro, etc ; une vidéo existe.
PS 2 : M. Roland Rouzeau me rappelle par mail que le délit de blasphème existe toujours en Alsace et en Moselle. Dont acte.

Publié le 13/01/2015 à 11:37 sur lepoint.fr

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"Je préfère mourir debout que vivre à genoux", disait Charb. Héroïsme ou inconscience ? © Fred Dufour / AFP

Le secret de "Charlie"

par Jacques-Alain Miller

De Paris, mercredi 14 janvier 2015 à 8 heures

En Argentine, la fiente de colombe porte chance. C’est ce que m’apprend mon amie Graciela, qui se dore à la plage : "Acá, si a uno lo caga una paloma, significa buena suerte." Acceptons-en l’augure. On sait que le président croit à sa bonne étoile. En somme, nous sommes dans la merde, c’est bon signe.

Graciela, qui a lu mes cours, se demande si cette fiente ne serait pas une "réponse du réel", une manifestation des dieux. Les Romains, si superstitieux, n’auraient pas manqué de le croire. Et n’oublions pas que Jésus, une fois baptisé, vit le ciel s’ouvrir, "et l’Esprit saint descendit sur lui sous une forme corporelle, comme une colombe" (Luc, III, 21). Un caca divin aurait-il dimanche dernier fait office de Sainte Ampoule ? Le boulevard Voltaire de cathédrale de Reims ? Le président de la République serait-il maintenant l’oint du Seigneur ?

Honorer la pulsion

Les affinités du Saint-Esprit avec l’objet anal ne sont plus à découvrir. Lacan, non committal, cite l’article d’Ernest Jones sur la fécondation de la Vierge par l’oreille, qui donne ledit Saint-Esprit pour l’analogon du pet. Nul blasphème : la thèse est anatomiquement fondée, dès lors que la bouche et le canal anal se répondent comme les deux extrémités du tube digestif. Le souffle spirituel est parent du gaz intestinal, la parole s’apparie à l’excrément.

On voit que la psychanalyse dans ses vertes années n’était pas sans affinité, et réciproquement, avec l’esprit de la bande à Charlie. La scatologie est le plus pur de son inspiration depuis le Hara-Kiri du professeur Choron. Le fil traverse ses divers avatars, anarchiste, écolo, gauchiste, néoconservateur. "Journal bête et méchant" ? "Journal irresponsable" ? Ce sont des approximations. Ce dont il s’agit en vérité, c’est ceci : Charlie a une mission en ce monde, c’est de révoquer toute sublimation pour honorer la pulsion.

À ce titre, cette petite feuille — qui n’est pas feuille de vigne, on l’aura compris — a sa place dans l’histoire des moeurs. Chaussons nos bottes de sept lieues afin de parcourir vaillamment la suite des siècles. En accéléré, comme dans une bande dessinée.

Les aventures de la pulsion

1. Renoncement

Le monde antique gréco-romain était beaucoup plus près de la pulsion que nous le sommes, comme l’ont relevé Schopenhauer, Nietzsche, Freud et les autres. Puis vint le discours chrétien. Le titre de Peter Brown dit tout : Le renoncement à la chair : virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif. La chrétienté fait retour à ses sources gréco-romaines à la Renaissance. S’ensuit une nouvelle alliance entre la religion et la chair. C’est l’un des motifs de la révolte protestante, laquelle, cependant, sur un autre plan, donne elle aussi sa place à la chair, ne serait-ce que par le mariage des pasteurs. À ne pas négliger : le goût de Martin Luther pour la scatologie. Aurait-il dit : "Je suis Charlie" ?

2. Douceur de vivre

Là se fait le partage des eaux. Le protestantisme aura l’austérité, l’Église catholique le plaisir des sens, qu’elle décide au concile de Trente de mobiliser aux fins de la propagation de la foi. Le XVIIe siècle voit de grands déplacements de population : "Great Migration" des puritains anglais vers les colonies américaines (80 000 personnes) ; diaspora des huguenots après la révocation de l’édit de Nantes (400 000). Le XVIIIe siècle en France ? Talleyrand, né en 1754, dira plus tard : "Ceux qui n’ont pas connu l’Ancien Régime ne pourront jamais savoir ce qu’était la douceur de vivre."

3. Après l’ordre moral

Napoléon, disons-le, c’est l’ordre moral. La Sainte-Alliance l’étend à toute l’Europe. Il y a ensuite pour donner le ton Queen Victoria. Boutade : ayant lu le livre de Lytton Strachey qui porte ce titre, Lacan dit qu’elle fut la condition sine qua non de Freud. La Belle Époque s’achève sur la boucherie de 14. Suivent les Années folles. Etc. À la Libération, le totem, c’est Le Tabou, un club de jazz rue Dauphine, coin rue Christine. Dernières guerres coloniales. En 1960, Hara-Kiri paraît. Pipi, caca, quéquette et zézette. Ouf ! on respire. On respire des miasmes, mais l’odeur en est aussi vivifiante que celle des fromages de Jerome K. Jerome. On fait la nique au Grand Charles et à Tante Yvonne (surnom populaire de Mme de Gaulle).

4. Les ciseaux de la censure

Dites-vous bien, vous qui allez (ou n’allez pas) à l’exposition Sade au musée d’Orsay, et qui le lisez (ou ne le lisez pas) en Pléiade, qu’à l’époque, un libraire de Saint-Germain-des-Près vous faisait passer dans son arrière-boutique pour vous glisser les petits volumes bleus de Justine et de Juliette, imprimés par Pauvert sur papier bon marché [1]. On ne risquait pas grand-chose, mais enfin, on jouissait à peu de frais du frisson de l’interdit. Dans le même temps, les journaux de gauche étaient caviardés quand ils parlaient de la torture en Algérie ; ils paraissaient avec de grands blancs. La censure était si familière qu’elle était personnifiée : on l’appelait depuis les années 1870 "Anastasie". C’était une sorte de croquemitaine féminin, armé de grands ciseaux (castration !). Le comble fut atteint le jour où, sur les instances de Mme de Gaulle, mobilisée, dit-on, par les religieuses de l’Union des supérieures majeures, le ministre de la Culture interdit le film tiré par Jacques Rivette de La Religieuse de Diderot.

5. Démantèlement

C’était en 1966, l’année où parurent les Écrits de Lacan. En ce temps-là, voyez-vous, parler, écrire, ça comptait, ça faisait réagir, comme dans les temps plus reculés. Si vous vous en preniez à l’armée, à l’Église, même via Diderot qui avait pourtant sa statue dans Paris et sa Pléiade chez Gallimard, de l’autre côté, ça répondait. L’Autre moral ne s’était pas encore mis aux abonnés absents. Le pipi caca cucu gardait une puissance de transgression. Tant que le grand Autre des années de Gaulle et Pompidou répondit présent, ce fut la grande époque du professeur Choron. Mais, par la suite, cet Autre fut démonté, démantelé pièce par pièce. Les étapes de ce processus sont retracées dans la récente somme d’Éric Zemmour, dont le caractère parfois outrancier n’efface nullement l’intérêt documentaire. Au vrai, ce grand Autre n’avait jamais été qu’un pantin actionné par un marionnettiste génial. Le général le savait, et l’a dit. D’ailleurs, l’une de ses phrases favorites était, aux dires de son confident, Alain Peyrefitte : "J’ai toujours fait comme si. Ça finit souvent par arriver" (C’était de Gaulle, p. 171).

6. Permissivité

Charlie Hebdo, qui avait pris la suite de Hara-Kiri, étranglé sur le cercueil du général, mourut à son tour, mais de sa belle mort, en 1981, quand la gauche arrivait au pouvoir avec Mitterrand. Depuis longtemps, le vieux grand Autre néo-gaulliste, progressivement désactivé comme Hal dans le film de Kubrick, 2001, ne répondait plus aux provocations que par un "bof !", accompagné de ce haussement d’épaules que le monde de langue anglaise a isolé sous le nom de "Gallic (ou French) shrug", tant il leur paraît caractéristique de notre façon d’être. Difficile de transgresser quand il n’y a plus de limites, ou plus beaucoup. Ou alors il aurait fallu passer à l’injure, à la diffamation, au racisme, à l’appel au meurtre. Qui tua Charlie ? Pour le dire d’un mot, ce fut la permissivité. Le mot n’est pas dans le Littré ; il n’est attesté dans la langue que depuis 1967 ; il traduit l’anglais "permissiveness", 1947 (Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française).

7. Charrier la charia

Du Charlie dont la rédaction vient d’être exterminée, je dirai peu. La publication renaît, après une solution de continuité de onze ans, en 1992. La présence des grands anciens et l’allégeance maintenue à la pulsion sous la forme canonique pipi caca cucu attestent que la reprise du titre ne fut pas une imposture. Ses hauts faits : republier en 2006 les caricatures danoises de Mahomet ; sortir en 2011 un numéro charriant la charia. Le soir même de la parution, incendie des locaux ; le directeur de la rédaction, Charb, et deux autres dessinateurs sont placés sous protection policière. Les menaces islamiques se multiplient. En 2013, le magazine en ligne Inspire, publié par al-Qaida dans la péninsule arabique, fait figurer le nom de Charb sur sa liste de personnalités recherchées pour "crimes contre l’islam" (Wikipédia). La semaine dernière, le 7 janvier, c’est le massacre.

Trois thèses, un paradoxe

Rien dans les 21 premières années du magazine ne laissait présager que la plus grande partie de sa rédaction tomberait sous les balles de guerriers islamiques. Mais aussi pourquoi s’acharner à moquer les valeurs sacrées de la religion musulmane alors que le risque était patent et le danger indubitable ?

Il y a la thèse noble : c’étaient des combattants de la liberté d’expression. Charb, qui était communiste, l’a dit dans une formule souvent citée, et qui passera à la postérité : "Ça fait sûrement un peu pompeux, mais je préfère mourir debout que vivre à genoux." Il y a la thèse ignoble, celle que Tariq Ramadan colportait dès le soir de la tuerie, dans un dialogue en anglais avec Art Spiegelman, le créateur de Maus : c’était pour faire de l’argent. Il y a enfin la thèse pour ainsi dire clinique, qu’expose Delfeil de Ton dans L’Obs paru mercredi.

Ancien de Charlie et ami de Charb, DDT souligne dans un texte troublant l’entêtement de Charb, et sa responsabilité : "Il était le chef. Quel besoin a-t-il eu d’entraîner l’équipe dans la surenchère ?" Il rappelle les propos de Wolinski après l’incendie des locaux : "Je crois que nous sommes des inconscients et des imbéciles qui ont pris un risque inutile." Il conclut : "Charb qui préférait mourir et Wolin qui préférait vivre." On se dit après l’avoir lu : Charb suicidaire ? Charb mélancolique ? Il se présentait en effet comme l’homme sans rien, sans rien à perdre : "Je n’ai pas de gosses, pas de femme, pas de voiture, pas de crédit." La jubilation hebdomadaire de la fine équipe était-elle, pour le dire à la manière de Mélanie Klein et de Winnicott, une défense maniaque contre la dépression ? Derrière la parade phallique, la pulsion de mort, était-ce cela, le secret de Charlie ?

Héroïsme

S’il faut choisir entre ces trois thèses, ou hypothèses, j’exclus d’emblée la seconde, car, objectivement, l’intérêt financier n’était pas à la mesure des risques encourus. Il faudrait supposer à Charlie la passion d’Harpagon, et rien n’en témoigne. C’est une ignominie du professeur d’Oxford University. La thèse 3 mérite considération, mais elle pâlit devant la première, pour autant que l’héroïsme d’un mélancolique, comme celui d’un psychotique, d’un pervers ou d’un névrosé, reste un héroïsme.

Ici, attention. Pour qu’il y ait ce qui s’appelle héroïsme, c’est-à-dire sacrifice à un idéal, il faut qu’il y ait sublimation. Or j’ai soutenu que Charlie était l’anti-sublimation, qu’il était voué au culte de la pulsion, à l’exaltation de la jouissance. Contradiction. C’est là qu’une phrase d’Erik Emptaz, en première page du Canard enchaîné, nous éclaire. Alors que l’organe satirique fait désormais l’objet des mêmes menaces que Charlie, il se promet de continuer avec ses camarades à "rire de tout", sauf de "la liberté de pouvoir le faire". C’est le point, en effet, et il se dédouble.

Dédoublement

1. Si je veux rire de tout, impossible de badiner avec la liberté de rire de tout. Donc, le rire s’arrête là. On ne rit pas de la liberté de rire de tout, on la prend au sérieux. Autrement dit, qui veut rire de tout ne rit pas de tout.
2. Se moquer de tout, y compris de ma liberté à le faire, a le même résultat. Je sacrifie ma liberté de rire pour ménager désormais la chèvre et le chou. Bref, pour pouvoir rire de tout, je dois m’abstenir de rire de tout. La position 2 est cynique. La position 1, je l’appelle héroïque.

Peut-être certains d’entre les Charlie se croyaient-ils cyniques. Peut-être même l’étaient-ils plus ou moins. Mais le fait est qu’ils étaient héroïques, Charb le sachant, et nous le constatant après coup. L’erreur de Delfeil de Ton, je crois, est de nous peindre un Charb habité par un "Vive la mort !". Pourtant, le propos du rédacteur en chef du nouveau Charlie pointe vers une formule tout autre, qui fait de lui un "soldat de l’an II" vrai et non de carton-pâte : "La liberté ou la mort."

Mourir pour des idées

C’est la clausule "... ou la mort" qui est décisive en cette affaire. Qui ne met pas sa vie dans la balance du destin, qui n’engage pas son être mais seulement son talent, batifole, n’est pas sérieux. Le primat de la vie est désormais si bien ancré dans les sociétés occidentales qu’au moment de l’affaire du barrage de Sivens qui coûta la vie à Rémi Fraisse on put entendre un responsable local du Parti socialiste proférer cette énormité : "Mourir pour des idées, c’est une chose, mais c’est quand même relativement stupide et bête."

N’accablons pas le malheureux. Ce que l’on comprend n’est certainement pas ce qu’il voulait dire — que Rémi était venu défendre une idée, qu’il ne pensait pas exposer sa vie, que celle-ci lui avait été ravie par un triste concours de circonstances, etc. Mais ce propos, d’être une sorte de lapsus, est d’autant plus véridique. Voici déjà vingt ans que Lipovetsky publiait Le Crépuscule du devoir. Rien d’étonnant à ce que nous n’hésitions pas à dénier aux martyrs de Charlie la qualité de héros, et à en faire, au moins à demi-mot, des imprudents, pour ne pas dire des cinglés. Corrélativement, nous piétinons leurs assassins.

Ces trois hommes, les terroristes, les avoir tués ne nous suffit pas. Il faut encore qu’ils aient été des fous, des malades, et surtout des barbares. On appelle barbares ceux auxquels on dénie d’appartenir à une civilisation digne de ce nom. Sachons d’abord reconnaître que nos guerriers relèvent d’un autre discours que le nôtre, non moins structuré, non moins "civilisé", mais autrement civilisé. Et dans cet autre discours, ce sont eux aussi des héros.

Mystère

Pour les Grecs de l’Antiquité, barbare était celui dont le parler leur était inintelligible, d’où ce mot, formé par réduplication : bar bar, comme notre bla-bla. Barbare est celui qui ne parle pas, mais fait des bruits de bouche. Et, de fait, quand l’un des frères Kouachi, au sortir du massacre, et avant de monter en voiture, lance dans la rue, posément, à haute et intelligible voix, par trois fois, le cri "Nous avons vengé le prophète Mohammed !", nous n’entendons rien, sinon que l’islam n’a rien à voir là-dedans et qu’il s’agit de brutes sanguinaires et dérangées. Pourquoi ne pas dire, tant qu’à faire, "des animaux à deux pieds", comme les Romains disaient des Huns ?

Non. La première chose à faire pour s’opposer à eux et leurs semblables avec quelque chance de succès, c’est de leur rendre leur dignité, leur humanité, et de reconnaître que ce furent des combattants en mission, ayant exécuté au péril de leur vie une fatwa prononcée par une autorité estimée légitime dans leur univers de discours.

Je m’échauffe, il est tard, et j’ai été long. Je pose la plume. Je poursuivrai un jour prochain. "Il y a quelque chose de mystérieux, dit mon ami Bernard, BHL, dans la mobilisation de ce dimanche [2]." Oui. Et il faut le percer.

À suivre

nota bene

— Le livre de Peter Brown a été publié en 1988 ; il est paru en français chez Gallimard en 1995.
— Sur l’affaire de La Religieuse, consulter les Cahiers d’études du religieux.
— La vidéo intitulée Comics Legend Art Spiegelman & Scholar Tariq Ramadan on Charlie Hebdo & the Power Dynamic of Satire est visible sur le site Democracy now.
— Le responsable socialiste du Tarn en vidéo.
— Sur les barbares : de Bruno Dumézil, Les Barbares expliqués à mon fils, Seuil, 2010.
— Les deux frères au sortir du massacre de Charlie ont été saisis dans une vidéo obtenue par l’agence Reuters. Elle se trouve sur le Net depuis mercredi.
— Enfin, je compte revenir sur la tribune publiée mercredi dans Le Monde (abonnés), par le Pr Alain Renaut, qui donne corps, dans des termes certes encore très généraux, à ce que j’appelais la voie du compromis, sous la forme dite d’un "multiculturalisme tempéré par le souci de l’interculturalisme".

Publié sur le point.fr le 14 janvier.

Vous pourrez, jour après jour, lire la suite sur Lacan Quotidien et les autres sites mentionnés ci-dessus.

Les Éclairs de Jacques-Alain Miller dans Le Point.

***

J’ai reçu ce mail de Gérard Miller le 8 janvier à 12h 03 :

Il y a quelques années, quand la psychanalyse et notre département étaient attaqués par le député Accoyer et autres « évaluateurs », j’avais demandé leur soutien à un certain nombre de dessinateurs de presse, dont plusieurs étaient mes copains.

Trois des dessinateurs assassinés de Charlie avaient tout de suite répondu présent : Charb, Tignous et Honoré.

Voici les dessins qu’ils m’avaient envoyés.

In memoriam.

Gérard Miller



*

Au risque de paraître un peu insistant, voire anachronique, je me permets de renvoyer à :
Penser le 11 septembre (et après) et à Éléments pour une analyse du fascisme.
Et puis, tant que vous y êtes, relisez L’Islam secret — A.G.

*

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6 Messages

  • theuric | 27 janvier 2015 - 00:55 1

    Nous vivons un processus de rupture touchant l’ensemble de notre espèce.
    Or, de ce fait et dans l’idéal, nous sommes contraint de faire appel, pour comprendre ce dynamisme en œuvre dépassant toute autre situation historique, au plus grand nombre possible de notions qui furent élaborées au fil du temps (Les arbres de l’évolution, Chaline, Nottale et Grou, livre indispensable).
    Une période telle que la nôtre est de la dimension de ce que les physiciens nommeraient, du-moins est-ce ce qu’il me semble, une transition de phase et/ou un système chaotique.
    Le problème central devant lequel nous nous retrouvons dès maintenant c’est le peu de conscience de l’immense majorité des gens, soit près de sept milliards, des fantastiques chamboulements auxquels nous nous confrontons depuis déjà quelques belles années, décideurs de tous ordres compris.
    Le second souci c’est que nous n’avons pas su, et cela depuis nombre de décennies, près de six tout de même, pas su, donc, continuer à explorer le vaste panorama de nos ignorances et ce pour l’ensemble de nos connaissances, notions, discernement, sciences, arts, ne faisant, au mieux, que développer des découvertes anciennes ou rabâcher nos savoirs anciens, au pire en nous enfermant dans un dédale fait de vagues présupposés, de connaissances approximatives et de discours stéréotypés.
    Quand nous ne devons pas faire face à des mouvements défensifs de croyances et fois séculaires ne répondant en rien à cette modernité qui vient, mouvements violents et donc dangereux, les récents attentats islamistes n’en étant que l’un des premiers signes annonciateurs pour l’instant seulement musulmans.
    Notre espèce, en effet, ne vit pas un quelconque moment évolutif comme cela pu être le cas lors du tout début de la révolution néolithique ou, plus anciennement, lorsqu’elle a commencé à se confronter au froid lors de sa remonté vers le nord, en Eurasie, il s’agit là, plutôt, d’une mutation due au parachèvement de cette société d’agriculteur/éleveur que nous venons juste de quitter.
    Il n’est que simplement observer le développement de l’espèce humaine depuis deux siècles, le premier milliard entre les deux empires napoléoniens et aujourd’hui plus de sept milliards, ceci entre cent cinquante à deux cents ans, pour comprendre que le monde dans lequel nous vivons n’est plus celui de nos proches ancêtres.
    De la même façon, science, art, politique, technologie, philosophie,..., la liste est longue de ce qui a bouleversé le monde, pas seulement du seul Occident mais celui d’Homo Sapiens Sapiens.
    Mais cela, je le répète, ne fut nullement accompagné d’une évolution conjointe de nos connaissances et notions mais, tout au contraire, d’un arrêt, voire d’un recule de cette vitalité, ce qui nous contraint à redoubler d’effort en raison des terribles dangers qui ne peuvent pas ne pas se présenter devant notre porte en raison même de ce bouleversement premier, et ceci dans un laps de temps très court, le rythme des événement ne cessant de s’accélérer.
    La masse de ce que nous devons découvrir est énorme, il en est de l’économie comme de la religion, des sciences de l’homme comme celui de la matière et du vivant, de la politique comme des technologies,..., notre salut ne peut venir que de ce travail là et de nul autre.
    Certes, il y a de grandes avancées dans certaines matières, il en est ainsi des neurosciences ou de la sociologie, le misonéisme et les types de gouvernances trouvèrent ainsi un socle explicatif sensé et constructif.
    Mais souvent de tels outils ne servent qu’à de pauvres tripotages mercantilistes ou à de basses manipulations politiques affaiblissant par là même la qualité de ces recherches.
    (Ce qui me rassure c’est la piètre valeur de ces manipulateurs.)
    Dans mon coin et ma solitude, comment pourrais-je être compris lors de discussions avec mes proches ou mes amis (?), je me trouve naturellement limité, d’autant plus en raison d’un statut social de petit employé à la retraite, je ne peux aller au-delà d’une sobre présentation du résultat de mes méditations.
    Je laisse au bon soin de chacun d’enrichir les divers idées que je propose autant sur mon blogue qu’en commentaire chez quelques hôtes me semblant sérieux.
    Si vous avez lu de mes textes, vous y avez remarqué que le thème redondant y est une ruine universelle qui, à mes yeux, est inéluctable mais que j’y ai proposé également tout un ensemble de thèses, étant entendu que je conserve en moi quelques-unes de mes pensées ne me semblant pas d’une nécessité absolue de l’heure et que je partagerais plus tard en livre.
    Le premier de ceux-ci était un appel à ceux que je nomme les "élites cachées", si vous faites métier de guérir les esprits malades, vous avez sûrement rencontré de ces personnalités blessées d’ennui de ne pouvoir rencontrer d’autres personnes leur offrant des questions complexes à leurs questions complexes.
    Faites votre part de ce que j’ai écrit, le choix qui sera vôtre sera le bon, quel qu’il soit.


  • theuric | 22 janvier 2015 - 16:45 2

    Le problème de notre modernité est de confondre un âne avec un bœuf et une sauterelle avec une girafe.
    Il y eut, dans notre passé, trois mouvement totalement différents mais qui se sont développés en même temps :
    1-la remise en question des certitudes de quelque nature que ce soit ;
    2-le remplacement d’une aristocratie d’épée et de religion par celle de l’argent, dite bourgeoisie ;
    3-l’avènement de la démocratie.
    Ainsi, le pouvoir puissant du moment fut, jusqu’à la quinzaine de jours passée, celui de l’argent et non pas celui de la religion ni celui des armes, c’est pourquoi plus personne ne lisait Charlie Hebdo.
    C’était celui-là qu’il aurait fallu éreinter depuis longtemps, c’est là que se trouve la réelle source de l’obscurantisme moderne.
    Les lumières et la démocratie furent toutes deux étouffés sous les coups de buttoir continuels d’une publicité abrutissante d’un néolibéralisme sans limite, ne rêvant que de consommateurs et de besogneux aux ordres d’un directoire sans vrai tête, sans réel visage sur lequel porter son ire.
    Nous voulûmes, en Europe, la paix éternelle grâce au suzerain américa, sous l’égide du dieu Loi du Marché et de ses prêtres spéculateurs et banquiers, nous avons dès maintenant la Patrie avec le sabre et le goupillon par dessus le marché (c’est le cas de le dire).
    "On ne réveille pas les dinosaures" n’a-t-on pas cessé de me seriner, c’est ce qui se fit depuis plus de dix ans par ceux-là qui voulaient faire survivre une doxa et un système moribond, le néolibéralisme et le marchéisme outrancier, ainsi ils réveillèrent un monstre : nous !
    Et vous savez quoi ?
    Nous ne fûmes même pas trahi parce que ceux qui adoptèrent ces mesures scélérates d’appauvrissement des peuples sont sincères car croyant en une religion, celle de l’argent.
    Et pourtant, la simple logique et la cohérence permettent toutes deux de comprendre l’illogisme de tout ce fatras idéologique.
    Allez voir qui finance ces trois pauvres gars, dans le sud-est d’au-delà de la Méditerranée, et vous comprendrez qu’en fait ce qui se joue n’est pas de la religion mais de l’économie, peut-être saupoudré d’un peu de politique : étrange que dans le même temps nous vivons une telle baisse du prix du pétrole quand il eût suffi d’en baisser la production.
    Le pétrole de schiste, Monsieur, c’est le pétrole de schiste qui anime toute cette tragédie et nous n’en sommes qu’au début.
    De nous faire attaque venait de vouloir déstabiliser une Union-Européenne déjà vacillante, dans l’idée c’était bien vu, la France, la Belgique et l’Allemagne, entre les peuples germains et méditerranéens, avec, au centre, le verrou qu’est Bruxelles, mais comme tout le monde ils oublièrent la folie des hommes, leurs passions, c’est cela qu’ils ont réveillé, je plains leur lendemain.
    Dans leur désir de définitivement abattre celui qui les commandait suivant ses propres intérêts, les U.S.A., ils conduisent le monde à une faillite qui, quoi qu’il en soit, se serait produit tôt ou tard : malheur par qui le scandale arrive !
    Ce n’est pas le sujet ?
    Ô que si, parce que quand bien même furent réveillés des forces inconscientes incommensurables dans notre beau pays, la cause première est d’importance, nous ne pouvons comprendre un effet si nous n’en comprenons pas la cause, la cause est là et nul part ailleurs ( http://nouvelhumanisme.hautetfort.c... ).
    Bien à vous.


  • theuric | 22 janvier 2015 - 02:15 3

    Faire appel à Freud pour comprendre ce qu’il se passe et se passera dans les décennies qui viennent est pour le moins limité et, au risque de vous froisser, très limité, même.
    Il ne s’agit pas là seulement d’éros et de thanatos, de l’image du père sexué du phallus, ce ne sont pas seulement des questions de liberté de pensée quand l’obscurantisme du temps empêche l’expression de l’idée dérangeante parce que nouvelle.
    Il ne s’agit pas seulement de tout cela et de bien d’autre choses encore.
    Si seulement seuls ces entités inconscientes étaient en jeu, la gravité de ces événements n’en serait que légère et ne serait bientôt que reléguée que dans le bâillement de l’oubli d’une information qui passe, une virgule de l’histoire, un souffle dans le néant de l’ennui dune société qui geint de ne plus être elle.
    Non, ce que marquent ces événements et tous ceux qui les accompagnent et les accompagneront se révèlent dans ce que Jung montrait de ce que notre psyché recèle au plus profond d’elle-même.
    Jusque l’oiseau marquant de sa fiente le symbolique et la synchronicité en un sens que nous ne pourrons saisir en plein que dans un futur encore en devenir.
    Croyez-moi, Monsieur, les musulmans de France ont compris la puissance réelle de cet éveil d’une identité encore groggy parce que maintenant émergente (je ne porte pas de jugement de valeur, juste, je ne fais que montrer).
    Oui, il s’agit là d’une hystérie collective dû à ce qui avait été oublié : le Soi social.
    Mais pas seulement, il n’y a toujours pas que cela dans ce qui anime les français ne sont pas les seuls à être bouleversés au sens propre du terme.
    (Comment montrer l’étendu de ce qui anime ?)
    Deux mouvements contradictoires ont forgé l’ensemble des pays mondiaux, un structurants, l’autre déstructurant.
    La modernité, dans ce qu’elle a de plus noble, fut ô combien structurante et a réveillé les peuples occidentaux d’abord, puis les autres peuples ensuite : la conscience s’est déployée depuis deux siècles.
    Mais, chez-nous au moins (ne sachant de ce qu’il en est ailleurs), cette modernité a subit un coup d’arrêt il y a une bonne soixantaine d’années au moins et nous sommes entrés sous le boisseau d’un obscurantisme qui prit forme de cette soupe infâme que, faute de mieux, je nomme "économisme dogmatique" plaçant les sujets économiques au centre de toute autre considération, il est toutefois à noter que cet économisme dogmatique s’était déjà développé il y a cent ans quand la bourgeoisie d’alors avait perdu le contrôle du libéralisme puisqu’à cette époque une scission névrotique s’était créé de part l’exigence existence les deux démocraties, libérale et populaire.
    Scission qui n’a fait que s’enfler lors de la guerre froide : sa signature fut la recherche utopique du paradis sur terre.
    Cette double entité, ce Janus, qui scindait en deux l’univers mental de l’humanité dans son entier en une dualité complexe, communiste et capitaliste, à chacun son camp, se sont, en réalité, effondrés en même temps, l’une de manière visible, l’U.R.S.S., l’autre de façon cachée, les U.S.A., en faisant du crédit une tentative désespérée pour survivre (je suis contraint de conjuguer divers univers, le mental et la politique).
    Si un si grand nombre d’état ont envoyé, qui un chef de gouvernement, qui un représentant, sauf l’empire U.S., ce qui est cohérent, c’est que tous ont pressenti, rarement en le comprenant, que cet événement là a cristallisé la réunification de cette scission névrotique : le masculin, les U.S.A., le féminin, l’U.R.S.S. dans ce qu’ils représentaient symboliquement (étant entendu que 25 ans n’est rien à l’échelle de l’histoire).
    Nous avons donc assisté à deux mouvements différents lors de ce défilé, d’un coté le peuple français qui a réinvesti son identité, avec tout ce que cela entend de puissance et de danger potentiel, de l’autre les pays, qu’ils aient eu des représentants ou pas lors de cette marche, qui ont tous ressenti la matérialité physique d’un choc archétypal de première importance.
    Il est à noter que cela sera suivit, en plus de l’effondrement de l’économie-monde, la disparition des U.S.A. et de l’U.E. ainsi que de tensions importantes en Asie entre les deux géants que sont la Chine et l’Inde (oubliez la Russie qui sera bientôt notre allié central et absorbera l’Ukraine sans coup férir, et pas seulement qu’elle), hormis cela, nous vivrons en France et en Europe ce que je nomme une "Rétrogression Historique", soit le retour sociologique sur des bases anciennes que je situe entre la fin du XIX° siècle et le début du XX°, soit un petit peu avant le commencement de la divergence névrotique.
    Je finis en affirmant que dorénavant Paris se retrouve au centre de tous les enjeux géopolitiques, certes pour des raisons évidemment et éminemment symboliques, mais aussi, et peut-être surtout, pour des causes purement géopolitique et géostratégiques, il n’est qu’à songer aux deux canaux, Suez et Panama, à la Mer Méditerranée et à l’archipel antillais pour en comprendre la source.
    Bien à vous,
    Theuric.

    Voir en ligne : http://nouvelhumanisme.hautetfort.com/


  • A.G. | 20 janvier 2015 - 14:56 4

    Publié ce jour dans le point.fr et sur le site de La Règle du jeu : Les valeurs de la République.

    À noter, si vous ne l’avez pas vu, ces remarques insolentes dans le précédent article de JAM, Le pardon des offenses (le point.fr), repris dans Lacan Quotidien :

    Victoria m’a fait cadeau hier matin du numéro tout frais que j’avais échoué à me procurer. J’attendais d’être déçu. Eh bien, je ne le suis pas. Rien de transcendant, mais c’est un tour de force vu les circonstances. La couverture est pétante. Sur le papier glacé, le vert rend très bien. Le sens, c’est autre chose. Dans Causeur — décidément je m’abonne —, Élisabeth Lévy rouspète contre le thème du pardon.

    Les juifs ont le rite du "Grand Pardon", mais on leur reproche une longue, très longue, trop longue mémoire. Mitterrand s’en agaçait. Harcelé par ceux qui exigeaient des excuses pour Vichy, il laissa échapper qu’ils y seraient "dans cent ans peut-être aussi encore". Ce mouvement d’humeur de l’ancien cagoulard, ou ami de cagoulards, d’habitude si maître de ses émotions, crève l’écran dans un entretien que l’on peut revoir. Il y explique sans rire que, fonctionnaire de Vichy, il ignorait tout du statut des juifs.

    Dans la psychanalyse en tous les cas, on ne pardonne pas. "L’erreur de bonne foi, écrit Lacan, est de toutes la plus impardonnable". Pourquoi, je l’ai expliqué dans mon cours. Il y a aussi dans les Écrits : "De notre position de sujet, nous sommes toujours responsables. Qu’on appelle cela où l’on veut du terrorisme." Aïe ! Voilà, un mot qui, par les temps qui courent, prête à confusion. Cela veut dire : tu lâches la vérité dans un lapsus, tu ne peux l’effacer, ce qui est dit est dit. Tu t’excuses sur ton inconscient ? "Ce n’est pas moi, c’est lui" ? Précisément, Freud enseigne que ton inconscient, c’est toi aussi, toi plus vraiment. Pas d’excuse qui vaille. Rien ne te sera pardonné. C’est aussi ce que dit l’Éternel retour de Nietzsche. Et il semble ces jours-ci que l’islam non plus ne pardonne pas, ou du moins pardonne difficilement les offenses faites au Prophète. Un Rushdie, par exemple, ne perd rien pour attendre. [...]

    La subversion des Lumières

    J’ai bien mauvais esprit aujourd’hui. C’est l’effet Charlie. Ou plutôt je suis dans la veine sarcastique, grinçante, "ahumaine", du lacanisme. Mais, après tout, le Dieu du peuple juif l’était bien, lui, ahumain. N’est-ce pas la moindre des choses pour un Dieu qui en est un ? "Car Pharaon étant endurci, et ne voulant pas nous laisser aller, le Seigneur tua dans l’Égypte tous les premiers-nés depuis les premiers-nés des hommes jusqu’aux premiers-nés des bêtes." Pourquoi les bêtes ? dirait Houellebecq. Imaginez Jéhovah devant la Cour pénale internationale, on ne donnerait pas cher de sa liberté, il en prendrait pour l’éternité. François Regnault, mon cher ami, saurait sûrement écrire ça, entre le Tribunal des flagrants délires et le Liebeskonzil (Le Concile d’amour, NDLR) d’Oskar Panizza. Il est vrai que le pauvre Oskar, accusé de 93 comptes de blasphèmes, paya ses audaces d’une bonne année dans une prison bavaroise (1895-1896). Il finit par ailleurs ses jours à l’asile, en raison d’une paranoïa avec hallucinations auditives.

    Je me souviens qu’on donna Le Concile d’amour à Paris peu après 68, avec des costumes sensationnels de Leonor Fini. Elle eut un prix. Un théâtre qui s’aventurerait aujourd’hui à reprendre la pièce, on se battrait dans les rues de Paris. On se souvient que Le Fanatisme ou Mahomet le Prophète, de Voltaire, qui devait être donné à Genève en 1991 pour le tricentenaire de son auteur, ne put être représenté, la municipalité ayant refusé de subventionner le spectacle. En 1742, aussi, les représentations à Paris furent arrêtées après la troisième, le Parlement jugeant la pièce dangereuse pour la religion. Cependant, reprise en 1761, elle fit un "effet prodigieux", au témoignage du comte de Lauraguais, qui le rapporta à Ferney. Je trouve à vrai dire merveilleux que les Lumières conservent intacte au XXIe siècle leur charge subversive. Combien de temps avant que l’on nous demande de démonter la statue de Voltaire dans le foyer de la Comédie-Française et celle de Diderot boulevard Saint-Germain, pour cause de déplaisir affectant les croyants ?

    Les mécréants souffrent eux aussi. Ainsi sont-ils fort marris que le pape François, qui traînait tous les coeurs après lui, ait marqué ce jeudi, dans une conférence de presse donnée à bord d’un vol pour les Philippines, que la liberté d’expression devait trouver à s’exercer sans tourner pour autant en dérision la foi des autres. Grande déception chez les grenouilles, qui n’admettent pas que le scorpion ait une nature. Elles appellent ça ces jours-ci : "essentialiser". Tous existentialistes ! Pour filer d’autres métaphores, le meilleur des papes, comme la plus belle fille, ne peut donner que ce qu’il a. Nicolas Sarkozy aime, dit-on, à le répéter : "On ne change pas les rayures du zèbre." Non, voyez-vous, l’Église profonde, en dépit de Vatican II, n’est pas réconciliée avec ce que le pape François désignait sans ambages jeudi dernier comme "l’héritage des Lumières". Le cardinal Scola, qui était mon cheval, si je puis dire, à la dernière élection papale et celui, paraît-il, de Benoît XVI, pense pareil, et l’a écrit. Toujours est-il que le camp du progrès l’a mauvaise. Le Monde a fait passer l’info sur le dit papal en bas de page, sur une toute petite surface. Et à quoi La Croix consacrait-elle sa une hier matin ? Je vous le donne en mille : au virus Ebola. Son éditorial était sur les méfaits de Boko Haram.

    "Le triomphe de la religion"

    Il y a du tirage dans l’Église, alors que... quelle forfanterie chez ce Voltaire, si l’on y songe, quelle outrecuidance, sans compter l’ingratitude, de s’être cru "en capacité", comme disent les socialistes, d’écraser ce qu’il appelait l’infâme ! Ses coups d’épingle l’ont tout au plus dégonflée. Après avoir nui à ses commencements au prestige des traditions spirituelles, on dirait bien que la perte de sens induite par les succès de la mathématisation de la nature prépare en fait "le triomphe de la religion" (Lacan). "Misère de l’homme sans Dieu", on y revient toujours. Pascal n’est pas le seul à être effrayé par le silence des cieux. La "scientophobie" s’étend à mesure que "le désert croît" (Nietzsche). Errant sur la terre dévastée du Roi pêcheur, le Waste Land, l’humanité meurt de soif sans savoir que c’est près de la fontaine. Elle attend l’ondée divine, conformément à la promesse d’Ézéchiel, 34:26 : "J’enverrai la pluie en son temps, et ce sera une pluie de bénédiction."

    Tiens, me voilà à prêcher, comme Fabrice à Parme. Mon mauvais esprit s’est envolé. Il est arrivé quelque chose comme ça à Charlie. Saigné à blanc, il s’est mis à sublimer à pleins tuyaux. Un Mahomet la larme à l’oeil. Celui-ci fait amende honorable, comme l’indique, pendu au cou, "Je suis Charlie". Coiffant le tout, un "Tout est pardonné", énoncé sans sujet, comme de nulle part, en guise de Mane, Thecel, Phares. C’est très beau, mais c’est un rêve de chrétien, ou plutôt de catho de gauche : l’islam venu à résipiscence rejoint la famille des nations sous la houlette du Bon Pasteur, et baise la mule du pape.

    Nos frères musulmans l’ont mal pris. On les comprend.


  • A.G. | 18 janvier 2015 - 18:01 5

    Je continue. Dans le dernier « Lacan Quotidien » (Samedi 17 Janvier 2015 23h00), trois textes : Liberté guidant le peuple ou Radeau de la Méduse ? par Dominique-Paul Rousseau, Le pardon des offenses par Jacques-Alain Miller, Éloge funèbre en hommage à Elsa Cayat par le rabbin Delphine Horvilleur. Lire ici.