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Mon Journal du mois, décembre 2008

décembre 2008

D 29 décembre 2008     A par Viktor Kirtov - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Nobel

Eh bien, il faut féliciter le jury Nobel d’avoir couronné Le Clézio, c’est-à-dire la littérature française. Voilà une bonne chaussure lancée contre la propagande américaine qui n’en finit pas de décréter notre mort. Je le vois très vivant, au contraire, notre petit pays. Espérons qu’Obama va renverser la tendance, il est déjà écologiste, il va découvrir l’Europe, ce sera parfait. Le Clézio, lui, avec un humour impeccable, a fait résonner, devant un parterre hyperconvenable et blanc, un hommage aux Amérindiens, à leur mode de vie libre, à leurs mythes. Lévi-Strauss a cent ans, Le Clézio soixante, la relève est assurée, nous sommes loin du mensonge américain représenté par l’extraordinaire arnaque financière de Bernard Madoff, 50 milliards de dollars. Ecoutez un peu de prose nobélisée française. Le Clézio parle d’une chanteuse nommée Elvira : " Le timbre de sa voix, le rythme de ses mains frappant ses lourds colliers de pièces d’argent sur sa poitrine, et, par-dessus tout, cet air de possession qui illuminait son visage et son regard, cette sorte d’emportement mesuré et cadencé, avaient un pouvoir sur tous ceux qui étaient présents. A la trame simple des mythes - l’invention du tabac, le couple des jumeaux originels, histoires de dieux et d’humains venues du fond des temps -, elle ajoutait sa propre histoire, celle de sa vie errante, ses amours, les trahisons et les souffrances, le bonheur intense de l’amour charnel, l’acide de la jalousie, la peur de vieillir et de mourir. Elle était la poésie en action, le théâtre antique, en même temps que le roman le plus contemporain. Elle était tout cela avec feu, avec violence, elle inventait, dans la noirceur de la forêt, parmi le bruit environnant des insectes et des crapauds, le tourbillon des chauves-souris, cette sensation qui n’a pas d’autre nom que la beauté. " Grand silence à Stockholm, parmi les smokings et les robes du soir, sans parler des bijoux, des diadèmes, des étoles, des produits de beauté, des fourrures. Sacré Le Clézio, bien joué (Plus sur Elvira) ! Là-dessus, on entend parler de fraude pour le prix Nobel de médecine, une enquête est ouverte, l’industrie pharmaceutique serait dans le coup. Mes renseignements sont formels : les éditions Gallimard n’ont pas versé un euro aux jurés du prix Nobel de littérature.

Lycéens

La crise financière et son délire spéculatif font surgir de façon bizarre le mot " épargnant ". Ah, ils ne sont pas épargnés, les épargnants, et l’ère Bush se termine d’une drôle de façon, avec, à Bagdad, le lancer de chaussures d’un nouveau héros médiatique. Mountazer al- Zaïdi. " C’est le baiser de l’adieu, espèce de chien ! " a lancé à Bush ce champion olympique. Une photo, un plan vidéo, et le tour est joué. Qu’est-ce qui est le plus efficace ? Ça ou les manifestations de grande ampleur des lycéens de Grèce ? J’ai entendu un reporter, depuis Athènes en feu, prononcer cette phrase étonnante : " Les anarchistes n’étaient pas prévus au programme. " L’anarchiste prévu au programme est, en effet, un concept policier. Ce qui s’est passé en Grèce peut-il avoir lieu en France ? C’est la grande peur du programme, attention aux chaussures qui pourraient voler. Cela dit, je n’ai pas été entendu : la réconciliation amoureuse entre Martine Aubry et Ségolène Royal ne semble pas fonctionner. Les socialistes, décidément, ne sont pas à l’heure, malgré la passion étrange de Julien Dray pour les montres de luxe. Pendant ce temps-là, Nicolas Sarkozy se fait applaudir par le Parlement européen (socialistes compris), bouscule ses ministres et ses députés, file au Brésil où Carla Bruni fascine les médias. Carla déclare : " Je ne suis plus une croqueuse d’hommes. " Elle a trouvé l’amour, le mariage est une très ancienne solution d’avenir, mais le lycéen à 600 ?, privé de futur, entendra-til cette leçon de bonheur terrestre ?

Energie noire

Non, il ne s’agit pas encore d’Obama, mais de la structure, en cours de vérification, de l’univers où nous sommes. La matière noire, par définition invisible, constitue 70 % de ce qui s’offre à notre observation. Vous ne me connaissez qu’à 30 %, et encore. Regardez cette énorme hémorragie d’argent : c’est un trou noir, caisses noires, allez-y voir vous-mêmes si vous ne voulez pas me croire, tout est opaque, verrouillé, fermé, déguisé. Votre banquier a de grands soucis, et il n’est pas le seul, des ruines s’annoncent. Sauf accident dans leurs relations, les escrocs, eux, s’en tirent toujours.

Lectures

Ne croyez pas ce qu’on vous raconte déjà sur la production littéraire de janvier. Romans comme ci, romans comme ça, vous êtes pressés de trouver enfin un livre qui dure, c’est-à-dire autre chose qu’un film à vite oublier. Vous voulez du sûr, du solide, votre pouvoir d’achat l’exige. Donc : Eclairs de pensée, écrits et entretiens sur l’art du grand Auguste Rodin, textes réunis et présentés par Augustin de Butler, aux éditions du Sandre. Picasso doit beaucoup à Rodin, et le succès de son exposition actuelle à Paris prouve que le public a soif de beauté, de maîtrise et, précisément, de " pensée ". Tout ce que dit Rodin de son art de sculpteur, mais aussi de l’art antique ou des cathédrales, est admirable. Il y revient sans cesse : la Nature, et encore la Nature, le corps humain dans ses profils et ses modelés. " En art, qu’appelez-vous la vie ? Une chose qui vous pénètre en tous sens. " A propos d’un torse grec : " Tout tremble de joie, rien ne se précise, et tout est ferme. " Autre mauvaise nouvelle pour la propagande américaine : le merveilleux livre de Charles Dantzig, Encyclopédie capricieuse du tout et du rien (Grasset). Enfin un Français qui bouge, qui est partout chez lui, à New York, à Londres, en Italie. " Dieu a peut-être créé l’homme, mais l’homme a créé l’Italie. C’est mieux. " Ou bien : " C’est parce que le bonheur donne de la force qu’on ne veut pas que nous en ayons. " Presque 800 pages de bonheur, à travers des listes d’observations en tous genres. L’esprit inspiré de Stendhal : plutôt Turin ou Milan que Philadelphie.

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Hommage à Elvira et aux Indiens du Panama

Ce texte superbe est extrait du discours de réception du prix Nobel de littérature,
« Dans la forêt des paradoxes », prononcé le 7 décembre 2008 à Stockholm par Jean-Marie Le Clézio

Je dois à la forêt une de mes plus grandes émotions littéraires de mon âge adulte. Cela se passe il y a une trentaine d’années, dans une région d’Amérique centrale appelée El Tapón de Darien, le Bouchon, parce que c’est là que s’interrompait alors (et je crois savoir que depuis la situation n’a pas changé) la route Panaméricaine qui devait relier les deux Amériques, de l’Alaska à la pointe de la Terre de Feu. L’isthme de Panama, dans cette partie, est couvert d’une forêt de pluie extrêmement dense, dans laquelle il n’est possible de voyager qu’en remontant le cours des fleuves en pirogue. Cette forêt est habitée par une population amérindienne, divisée en deux groupes, les Emberas et les Waunanas, tous deux appartenant à la famille linguistique Ge-Pano-Karib. Etant venu là par hasard, je me suis trouvé fasciné par ce peuple au point d’y faire plusieurs séjours assez longs, pendant environ trois ans. Pendant tout ce temps, je n’ai rien fait d’autre que d’aller à l’aventure, de maison en maison - car ce peuple refusait alors de se grouper en villages - et d’apprendre à vivre selon un rythme entièrement différent de ce que j’avais connu jusque là. Comme toutes les vraies forêts, cette forêt était particulièrement hostile. Il fallait faire l’inventaire de tous les dangers, et aussi de tous les moyens de survie qu’elle comportait. Je dois dire que dans l’ensemble, les Emberas ont été très patients avec moi. Ma maladresse les faisait rire, et je crois que dans une certaine mesure, je leur ai rendu en distraction un peu de ce qu’ils m’ont appris en sagesse. Je n’écrivais pas beaucoup. La forêt n’est pas un milieu idéal pour cela. L’humidité détrempe le papier, la chaleur dessèche les crayons à bille. Rien de ce qui marche à l’électricité ne dure très longtemps. J’arrivais là avec la conviction que l’écriture était un privilège, et qu’il me resterait toujours pour résister à tous les problèmes de l’existence. Une protection, en quelque sorte, une espèce de vitre virtuelle que je pouvais remonter à ma guise pour m’abriter des intempéries.

Ayant assimilé le système de communisme primordial que pratiquent les Amérindiens, ainsi que leur profond dégoût pour l’autorité, et leur tendance à une anarchie naturelle, je pouvais imaginer que l’art, en tant qu’expression individuelle, ne pouvait avoir cours dans la forêt. D’ailleurs, rien chez ces gens qui pût ressembler à ce que l’on appelle l’art dans notre société de consommation. Au lieu de tableaux, les hommes et les femmes peignent leur corps, et répugnent de façon générale à construire rien de durable. Puis j’ai eu accès aux mythes. Lorsqu’on parle de mythes, dans notre monde de livres écrits, l’on semble parler de quelque chose de très lointain, soit dans le temps, soit dans l’espace. Je croyais moi aussi à cette distance. Et voilà que les mythes venaient à moi, régulièrement, presque chaque nuit. Près d’un feu de bois construit sur le foyer à trois pierres dans les maisons, dans le ballet des moustiques et des papillons de nuit, la voix des conteurs et des conteuses mettait en mouvement ces histoires, ces légendes, ces récits, comme s’ils parlaient de la réalité quotidienne. Le conteur chantait d’une voix aigüe, en frappant sa poitrine, son visage mimait les expressions, les passions, les inquiétudes des personnages. Cela aurait pu être du roman, et non du mythe. Mais une nuit est arrivée une jeune femme. Son nom était Elvira. Dans toute la forêt des Emberas, Elvira était connue pour son art de conter. C’était une aventurière, qui vivait sans homme, sans enfants - on racontait qu’elle était un peu ivrognesse, un peu prostituée, mais je n’en crois rien - et qui allait de maison en maison pour chanter, moyennant un repas, une bouteille d’alcool, parfois un peu d’argent. Bien que je n’aie eu accès à ses contes que par le biais de la traduction - la langue embera comprend une version littéraire beaucoup plus complexe que la langue de chaque jour - j’ai tout de suite compris qu’elle était une grande artiste, dans le meilleur sens qu’on puisse donner à ce mot. Le timbre de sa voix, le rythme de ses mains frappant ses lourds colliers de pièces d’argent sur sa poitrine, et par-dessus tout cet air de possession qui illuminait son visage et son regard, cette sorte d’emportement mesuré et cadencé, avaient un pouvoir sur tous ceux qui étaient présents. A la trame simple des mythes - l’invention du tabac, le couple des jumeaux originels, histoires de dieux et d’humains venues du fond des temps, elle ajoutait sa propre histoire, celle de sa vie errante, ses amours, les trahisons et les souffrances, le bonheur intense de l’amour charnel, l’acide de la jalousie, la peur de vieillir et de mourir. Elle etait la poésie en action, le théâtre antique, en meme temps que le roman le plus contemporain. Elle était tout cela avec feu, avec violence, elle inventait, dans la noirceur de la forêt, parmi le bruit environnant des insectes et des crapauds, le tourbillon des chauves-souris, cette sensation qui n’a pas d’autre nom que la beauté. Comme si elle portait dans son chant la puissance véridique de la nature, et c’était là sans doute le plus grand paradoxe, que ce lieu isolé, cette forêt, la plus éloignée de la sophistication de la littérature, était l’endroit où l’art s’exprimait avec le plus de force et d’authenticité.

Ensuite j’ai quitté ce pays, je n’ai plus jamais revu Elvira, ni aucun des conteurs de la forêt du Darien. Mais il m’est resté beaucoup plus que de la nostalgie, la certitude que la littérature pouvait exister, malgré toute l’usure des conventions et des compromis, malgré l’incapacité dans laquelle les écrivains étaient de changer le monde. Quelque chose de grand et de fort, qui les surpasse, parfois les anime et les transfigure, et leur rend l’harmonie avec la nature. Quelque chose de neuf et de très ancien à la fois, impalpable comme le vent, immatériel comme les nuages, infini comme la mer.

© LA FONDATION NOBEL 2008

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