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Yannick Haenel, chroniques de décembre 2023

Charlie Hebdo

D 9 janvier 2024     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Une scène

Yannick Haenel

Mis en ligne le 6 décembre 2023
Paru dans l’édition 1637 du 6 décembre

Mercredi soir, 19 heures, Montreuil, place Jean-Jaurès, centre-ville. Je sors du parking souterrain et remarque au loin un type avec un bonnet rouge qui gesticule, de dos, face au centre commercial. Je m’approche et comprends qu’il est en train d’arracher une affiche. Pas n’importe laquelle : l’une de celles qui demandent la libération des otages israéliens kidnappés par le Hamas. Je la reconnais grâce à la bande rouge, au mot « OTAGE » imprimé en grands caractères et à la photo qui, alors que je m’approche, se révèle celle d’un enfant, et même d’un bébé.

Je me fige.

Le type lacère la photo du bébé au cutter, il s’acharne sur ­l’affiche sans arriver à la déchirer complètement.

« Ça va  ? Tranquille  ? Vous arrachez des photos d’enfants  ?

– C’est pas un enfant, c’est un Juif.

– Quoi  ? »

Il se retourne : trentenaire, le regard absent, du genre bobo négligé.

« T’es juif ou quoi  ?

– Qu’est-ce que ça peut te faire  ? »

Il donne un coup de cutter sur le bord de l’affiche et parvient à la décoller.

« Si t’es pas juif, te mêle pas de ça.

– C’est dégueulasse de faire ça…

– Et eux, ils sont pas dégueulasses  ? Ils tuent pas des enfants  ?

– T’as rien compris, c’est les gouvernements… le Hamas, Netanyahou… »

Il se tourne vers moi et brandit le cutter, dont la lame brille dans la nuit comme un avertissement.

« Casse-toi maintenant, casse-toi, j’te dis  ! »

Dans le métro, je tremble de colère et de honte. J’ai honte de moi, honte que ça existe : ça, ces mots, cette violence, ce cutter, la nullité de cette scène à laquelle j’ai pris part. Honte que cette infamie de l’antisémitisme existe au vu de tous, qu’elle s’exerce sans honte. J’ai honte que ce type n’ait pas eu honte. Honte de ­l’absence de honte. Car c’est elle, l’absence de honte, qui rend possible le crime et sa propagation. Toute l’abomination humaine prend sa source ici : la violence a besoin d’impunité pour se déchaîner, et je viens d’y assister dans sa version la plus ordinaire.

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Voici que je repense à cette phrase glacée de Hegel, lue il y a trente ans : « Chaque conscience cherche la mort de l’autre  », phrase qui n’a cessé d’agir toutes ces années dans ma tête comme un poison, un coup de couteau.

Je pense à une émission de radio, où le philosophe et psychanalyste Stéphane Habib a défini avec netteté l’antisémitisme : non comme un préjugé régressif, non comme une pulsion débile, mais comme le désir de mettre à mort des Juifs.

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Je pense aux enfants kidnappés par le Hamas qui témoignent, depuis leur libération, des horreurs qu’ils ont subies (je ne veux pas les nommer).

Je pense que quelqu’un qui lacère le visage d’un enfant (même l’image de ce visage) ne fait pas de politique. Il n’exprime pas un combat, il commet une infamie. Je pense au mot «  iniquité ». Au crime d’iniquité, à la torture, au supplice des enfants. Qui, enfin, sera capable d’avoir honte  ?

Yoko Ono, toujours seule

Mis en ligne le 14 décembre 2023
Paru dans l’édition 1638 du 13 décembre 2023

J’avoue : Yoko Ono me fait peur. Cette nuit, j’ai rêvé qu’elle me passait un coup de fil. Au début je ne comprenais pas bien son nom : je parle mal anglais, mais peut-être Yoko Ono me parlait-elle en japonais. En tout cas, j’ai commis un impair, j’ai dit : «  Ah, la femme de John Lennon  !  » «  I’m not ONLY the wife of John  », a-t-elle dit. Elle voulait me punir d’avoir écrit sur elle un article, et si j’ai bien ­compris, elle hésitait entre me couper un pied et m’étouffer avec ses cheveux (et c’est vrai qu’à sa place j’aurais hésité aussi).

En me réveillant, je me suis souvenu que je venais de lire un petit livre merveilleux de Julia Kerninon intitulé Yoko Ono, publié aux éditions L’Iconoclaste, dans la très libre collection «  L’Iconopop  », où j’avais déjà aimé les poèmes de Dominique Ané (le chanteur Dominique A) et des textes ardents de Lisette Lombé.

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Le livre de Julia Kerninon se présente en vers libres qui transportent avec souplesse des éclats de la vie de Yoko Ono (née en 1933) tramés avec certaines de ses déclarations. Tout le livre est traversé par la question : pourquoi cette plasticienne, musicienne, cinéaste, qui a inventé ce qu’on nomme aujourd’hui la «  performance  » ou l’«  art performatif  », est-elle si mal-aimée  ? (Il y a des gens qui la tiennent pour responsable de la séparation des Beatles, et même de la mort de John Lennon.)

Une pomme croquée

Le livre brosse au contraire le portrait d’une guerrière géniale et radicale dont la solitude est comme une pierre sacrée, et la vie un poème hermétique. Yoko, écrit l’auteure, est «  une petite femme qui n’a fait que de l’art toute sa vie  ». Elle était «  du sang des Yasuda, banquiers dynastiques  »  ; «  enfant, elle devait prendre rendez-vous avec son père via sa secrétaire  »  ; elle allait à l’école avec Yukio Mishima et le fils de l’empereur  ; à 12 ans, elle survit aux bombardements de Tokyo.

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Un jour de 1966, à Londres, la veille du vernissage de sa première expo solo, alors qu’elle finit de mettre en place ses œuvres, un type entre dans la galerie. «  Une des pièces était une simple pomme verte/dont le prix était affiché sur une petite pancarte : deux cents livres.  » Le type s’empare de la pomme, en croque une bouchée et la repose sur le support. C’est Lennon. Entre eux, la suite est énigmatique comme un haïku postdadaïste et limpide comme un coup de foudre.

«  À l’époque, dit-elle, je n’étais pas encore cette femme détestée/J’étais une artiste avec des idées neuves.  » Et Julia Kerninon a cette intuition : «  Pour elle c’est d’emblée un massacre/Personne n’a envie que le musicien pop/laisse tout tomber pour une femme de couleur/qui fait de l’avant-garde.  »

Être mal-aimée est un enfer sans issue. Yoko Ono : une femme «  condamnée à se mordre les lèvres dans son insomnie   ». Maintenant que j’ai écrit cet article, je n’ai plus peur d’elle, je l’aime, j’attends son coup de fil.

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