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Sur ce qui approche, par Giorgio Agamben

Les trois dernières chroniques de Quodlibet

D 13 octobre 2023     A par Albert Gauvin - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Sur ce qui approche

Giorgio Agamben

Les sages perçoivent...
Les hommes connaissent le présent.
Le futur est l’affaire des dieux qui seuls
sont les maîtres des lumières.
De l’avenir, les sages perçoivent le bruit
de ce qui approche. Leur ouïe,
au cours de leurs graves occupations,
se distrait parfois. La clameur sourde
des événements qui s’annoncent vient jusqu’à eux.
Et ils l’écoutent dans le recueillement.
Alors qu’au dehors,
aucun bruit n’est perçu par les peuples.
1915 - 47
Traduction : François Sommaripas

En exergue d’un de ses premiers poèmes, Kavafis a transcrit une phrase de Philostrate : "Les dieux pressentent l’avenir, les hommes ce qui se passe, les sages ce qui approche". Les sages laissent aux dieux — ou aux experts — la prédiction de l’avenir, toujours lointain et manipulable, et aux journalistes la connaissance — généralement très confuse — du présent : seul ce qui s’approche, seul ce qui est imminent les concerne et les touche.
L’instant décisif, celui qui nous intéresse et nous touche vraiment, n’est pas celui où l’on prévoit un événement futur, situé à un certain moment du temps chronologique, aussi grave soit-il (même la fin du monde, que les hommes n’ont fait et ne font qu’annoncer et même dater) — c’est, au contraire, celui où l’on perçoit que quelque chose approche.
"Le royaume s’est approché (eggiken)" annonce le Baptiste à propos de la venue du messie. Le verbe grec eggizo vient de l’ancien nom de la main (eggye) et indique donc quelque chose qui est à portée de main, que l’on peut presque toucher. Il appartient à l’essence du royaume (et de la fin qui coïncide avec lui) d’être proche. Tout ce qui émeut et nous émeut a la forme d’une approche, d’une proximité.
La proximité dont il est question ici n’est cependant pas objectivement mesurable, elle n’est tout simplement pas moins éloignée dans le temps chronologique. Si c’était le cas, il s’agirait toujours d’une forme d’avenir, de ce que les sages ne veulent pas ou ne peuvent pas ressentir. Il s’agit plutôt de quelque chose que nous avons détaché, qui est devenu proche de nous. La pensée est cette faculté de détachement, penser quelque chose — peu importe que ce soit peu ou très loin dans le temps — c’est le rendre proche, l’approcher. La proximité n’est pas une mesure du temps, mais une transformation de celui-ci, elle n’a pas à voir avec des siècles ou des jours, mais avec une altérité et un changement dans l’expérience de la durée.


Le temps comme occasion (Kairos), 1543-1545,
par Francesco de’ Rossi.
Fresque du musée du Palazzo Vecchio à Florence.
Zoom : cliquez sur l’image.

Ce temps incommensurable et pourtant toujours proche, les Grecs, pour le distinguer du chronos, le temps que l’on peut calculer et numéroter, l’ont appelé kairos, et l’ont représenté comme un enfant qui court vers nous avec des ailes aux pieds et que l’on ne peut saisir que par la touffe qui pend sur son front. C’est pourquoi les Latins l’appelaient occasio, "la brève occasion des choses : si tu la saisis, tu la gardes, mais une fois qu’elle s’est enfuie, même Jupiter ne pourrait la reprendre". Et aux pharisiens qui demandent à Jésus un "signe du ciel", "vous êtes capables", rétorque-t-il avec colère, "de juger les signes de la pluie ou de la sérénité, mais les signes des kairoi, des temps proches, vous ne les voyez pas". Et lorsque Paul veut définir la transformation de la vie messianique, il écrit : "Le temps, le kairos s’est raccourci, s’est contracté" (le verbe qu’il utilise désigne à la fois l’ajustement des voiles et la contraction des membres d’un animal avant le saut).
Car c’est bien de cela qu’il s’agit en définitive, dans la vie comme dans la pensée et la politique : être capable de percevoir les signes de ce qui approche, de ce qui n’est plus du temps, mais seulement de l’occasion, la perception d’une urgence et d’une imminence qui exigent un geste ou une action décisive. La véritable politique est la sphère de cette sollicitude et de cette proximité particulière, et c’est ainsi que nous devons regarder la guerre en Ukraine ou au Nagorno Karabakh : il ne s’agit pas d’une distance plus ou moins grande, mais de quelque chose qui s’approche, qui ne cesse de se faire proche. D’un kairos, c’est-à-dire, selon une formule d’Hippocrate, de quelque chose "où il y a peu de chronos, peu de temps mesurable" : mais c’est précisément cette petite parcelle de temps qu’il faut savoir saisir.

30 août 2023

La conscience politique aujourd’hui

Qu’est-ce qui définit la conscience politique aujourd’hui ? Une conjugaison astucieuse de renoncement et d’espérance. Lorsque son Dieu lui ordonne de sacrifier Isaac sur la montagne de Moriah, Abraham renonce sans réserve à son fils et pourtant — comme le suggère au moins Kierkegaard dans Crainte et tremblement — quelque part dans son cœur, il continue à croire (la foi, on le sait, n’est qu’une forme d’espérance) que Dieu ne lui enlèvera pas Isaac, auquel il a également renoncé une fois pour toutes. Ainsi, dans la situation extrême où nous nous trouvons, un esprit lucide ne peut que laisser de côté les projets, les plans et même l’idée d’une éventuelle communauté politique heureuse entre les hommes et pourtant, à l’instant même où il y a renoncé, il doit infailliblement espérer en ce dont il a dû se passer.
Renoncement et espoir, idée et désenchantement, Don Quichotte et Sancho Panza s’accordent, se contredisent et se vérifient. Seule une espérance qui, débarrassée des certitudes spécieuses des dogmes et des idéologies, des églises et des partis, se tourne de toutes ses forces vers ce qu’elle vient de déclarer impossible, pourra se frayer un chemin hors du siège des faits et, en frappant le domaine dans ses points les plus faibles, finir par reconquérir l’inattendu. Et comme dans la ville et la sphère publique, dans la pénombre de l’existence privée, il n’est possible de croire et d’espérer qu’en ce bonheur auquel on a su renoncer.

10 octobre 2023

Sur les avantages de ne pas être entendu

Inaudible est d’abord un mot qui s’adresse à un public qui ne le recevra jamais. Mais c’est précisément ce qui définit son rang. Si un livre qui ne s’adresse qu’à ses lecteurs attitrés est inintéressant et ne survit pas au public auquel il était destiné, le prix d’une œuvre se mesure précisément à la témérité avec laquelle elle s’adresse à ceux qui ne pourront pas l’accepter. La prophétie est le nom de cette témérité particulière, destinée à rester inouïe et illisible. Ce qui ne veut pas dire qu’elle compte être un jour — encore lointain — reconnue : une œuvre ne reste vivante que tant qu’il y a des lecteurs qui ne peuvent pas l’accepter. La canonisation, qui rend son acceptation obligatoire, est en fait la forme par excellence de sa déchéance. Ce n’est que dans la mesure où elle conserve une part d’inactualité dans le temps que l’œuvre peut trouver ses lecteurs authentiques, c’est-à-dire ceux qui auront à subir l’indifférence ou l’aversion des autres.
L’art d’écrire ne consiste donc pas seulement, comme on l’a suggéré, à dissimuler ou à taire les vérités auxquelles on tient le plus, mais d’abord à savoir sélectionner le public qui ne voudra pas les recevoir. Il va de soi que cette sélection n’est pas le fruit d’un calcul ou d’un dessein, mais seulement d’un langage qui ne concède rien à l’actualité, c’est-à-dire aux règles qui définissent ce que l’on peut dire et comment le dire. Qu’il soit clair et ferme — ou, comme c’est souvent le cas, obscur et balbutiant — le prophétique est en tout cas ce mot dont l’efficacité est précisément fonction de son inaudibilité.

13 octobre 2023

Quodlibet

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2 Messages

  • Albert Gauvin | 28 octobre 2023 - 00:32 1

    Quand le faux devient vrai

    par Giorgio Agamben

    On m’a dit que Facebook possédait un ou plusieurs profils à mon nom et avec ma photo, sur lesquels des textes et des photos sont postés et des amitiés échangées - bien que je ne sois pas sûr de ce que cela signifie. Ces profils sont faux et je n’en suis nullement responsable.
    Ils participent eux aussi, à leur manière, à la tentative déjà ancienne, mais qui s’est accélérée sans retenue ces trois dernières années, de modifier le statut du vrai et du faux dans les relations entre les hommes. Mais là encore, la contradiction entre le projet conscient et ses résultats montre que ceux qui croient gouverner le monde aujourd’hui ne savent plus ce qu’ils font. Comme nous avons déjà eu l’occasion de le suggérer dans cette rubrique, si la substitution du faux au vrai devient intégrale, celui qui ment ne sait plus qu’il ment, et la vérité et le mensonge, la bonne foi et la mauvaise foi se confondent dans son esprit au point de devenir indiscernables. Cela signifie que le mensonge échappe à son contrôle et peut se retourner contre lui en premier lieu, le forçant à agir contre ses propres intérêts jusqu’à l’autodestruction. Il n’est certes pas facile de comprendre comment il est possible de communiquer entre des hommes qui ne sont plus capables de discerner le vrai du faux. Il faut pourtant, sans se faire d’illusions, s’y efforcer obstinément.

    (13 octobre 2023)


  • Pierre Vermeersch | 14 octobre 2023 - 16:21 2

    « Comment - me disait-on - pouvez-vous croire qu’il y a le moindre intérêt à énoncer ce que vous énoncez devant des gens aussi peu faits pour l’entendre ? Est-ce que vous croyez que ceci existe dans une sorte de tiers ou de quart espace ? »
    Assurément pas mais … C’est ici que la notion d’« intersubjectivité » [ il s’agit de la dialectique de la reconnaissance ] devient tout à fait secondaire : le dessin de la structure peut attendre, une fois qu’il est là, il se soutient par lui-même et à la façon, si je puis dire, la métaphore m’en vient là extemporanée, à la façon d’un piège, d’un trou, d’une fosse. Il attend que quelque sujet futur vienne s’y prendre.
    Lacan J., Leçon du 1° juin 1966, Le séminaire XIII.

    Voir en ligne : http://theoriedelapratique.hautetfo...