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Yann Moix : "Modiano sert les mêmes croûtes depuis plus de cinquante ans"

Autour de son Journal "Hors de moi" - Entretien avec L’Express

D 2 septembre 2023     A par Viktor Kirtov - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


L’écrivain publie le premier tome de son journal intime, "Hors de moi", lequel compte… 1 200 pages ! Où l’on retrouve ses excès, son intelligence et son humour, comme dans cet entretien-fleuve.

Sur Philippe Sollers

Philippe Sollers n’était pas un "ami", mais c’était un écrivain que j’admirais plus que tout. Le savoir, là, sur la Terre, parmi nous, traversant les mêmes dates que nous, était rassurant et joyeux. Sollers tenait en quelque sorte une permanence : [...] celle de l’esprit de finesse.

se souvient Yann Moix.


Yann Moix ©Arnaud MEYER /Leextra/éditions Grasset

Propos recueillis par Louis-Henri de La Rochefoucauld

L’Express 02/09/2023

Bien qu’il s’en défende, Yann Moix est un des plus grands graphomanes actuels – quelqu’un qui, dans ses bons jours et en termes de productivité, ferait passer Honoré de Balzac pour Annie Ernaux. Il était inévitable qu’un jour ou l’autre il commence à tenir son journal. Il s’y est mis très précisément le 15 juin 2016. Le premier tome de Hors de moi (Bouquins/Grasset) s’arrête le 14 juin 2017. Une seule année racontée en 1 200 pages. Les amateurs de l’écriture serrée de Pierre Michon se pinceront pour y croire…

Que trouve-t-on dans ce pavé ? Du Moix tout craché, soit un mélange d’égotisme et de masochisme, des digressions sur Charles Péguy, le judaïsme, quelques marottes (l’album Toto IV, de Toto) et des morceaux de bravoure burlesques. Ajoutez à ça des portraits amicaux ou moqueurs de Nicolas Sarkozy, Philippe Labro ou Régis Jauffret – un personnage récurrent. Les lecteurs de Yann Moix se sentiront comme chez eux dans Hors de moi. L’auteur étant encore en vacances, nous n’avons pas pu en parler de vive voix avec lui. Nous l’avons donc joint par e-mail, et il nous a envoyé ses réponses. Où il se révèle en aussi grande forme que dans son livre : intarissable et inspiré.

L’Express : Trois de vos écrivains préférés (Kafka, Gide et Gombrowicz) ont laissé des journaux célèbres. Qui est à vos yeux le meilleur diariste ? Et, à l’inverse, aviez-vous des contre-modèles en vous lançant en 2016 dans l’écriture de Hors de moi ?

Yann Moix : J’aime beaucoup cette première question. Parce qu’en effet ces trois chefs-d’œuvre sont de natures très différentes. Ils obéissent chacun à une logique bien particulière. Kafka écrit sans aucun souci de publier, comme on le sait : son Journal s’inscrit donc en dehors de l’idée de postérité. Kafka écrit pour vivre. Pas au sens alimentaire, bien entendu, mais au sens quasiment biologique. Tandis que Gide, lui, vit pour écrire. Kafka est le moins "homme de lettres" qui soit, tandis que Gide se comporte, à ses débuts, en homme de lettres : il veut faire carrière. Kafka écrit pour se chercher, Gide se cherche pour écrire. Chez Kafka, le moindre fait, même confondant de banalité, prend, par une sorte de magie métaphysique qui est propre à son génie, un relief universel, ce qu’il écrit immédiatement paraît venir d’une autre planète : il voit les choses comme personne ne les avait vues avant lui. Gide fait l’inverse : il prend des sujets universels et les étrique, choisissant en pleine guerre de 14 de parler des moineaux dans son jardin. Ce qui est aussi une manière de dire le quotidien.

Pour Gombrowicz, les choses sont différentes. C’est un grand lecteur du Journal de Gide. Et "Witold" adore le pastiche – il a pastiché presque tous les genres littéraires, du roman policier à l’épopée polonaise du XVIIᵉ siècle, en passant par le livret d’opérette et le feuilleton. Donc le Journal de Gombrowicz, commencé assez tardivement d’ailleurs, comme le mien et celui de Cocteau, est d’abord une sorte d’imitation de Gide, une sorte de blague pour se désennuyer et à laquelle, très vite, il s’accroche à la fois pour s’amuser, pour s’occuper et pour "faire une œuvre". Car s’il est quelqu’un qui est obsédé par sa postérité, c’est bien Gombrowicz ! Mais il s’en préoccupe en sale gosse qui a joué un bon tour à la littérature et non avec l’esprit de sérieux et, d’une certaine façon, la morgue – on peut le dire – d’un Gide.

“Je ne ressens que du dégoût pour les journaux intimes qui volent au ras des pâquerettes, circonscrits au petit monde germanopratin, et qui répandent le fiel propre aux ratés. Des journaux de seconds couteaux aigris, de délateurs envieux comme ceux de Nabe ou de Jacques Brenner”

C’est pourquoi le "meilleur diariste" des trois, c’est à mon avis les trois ensemble. Mais j’ajoute que, parmi les journaux intimes que j’adore, se trouvent ceux de Copeau, de Cocteau, de Stendhal, de Martin du Gard, de Bloy, d’Anaïs Nin, de Claude Roy, de Giono, de Henry Bauchau, de Louis Guilloux, d’Ernst Jünger, de Jean Guéhenno, de Drieu la Rochelle, de Jouhandeau, de Sartre – Carnets de la drôle de guerre –, de Kertész, de Hugo – Choses vues – et de Green, surtout depuis que, grâce à Jean-Luc Barré [NDLR : le directeur de la collection Bouquins], nous en connaissons l’intégrale. Quant aux contre-modèles, c’est assez simple : je ne ressens que du dégoût pour les journaux intimes qui volent au ras des pâquerettes, circonscrits au petit monde germanopratin, et qui répandent le fiel propre aux ratés. Des journaux de seconds couteaux aigris, de délateurs envieux comme ceux de Nabe ou de Jacques Brenner, que je mets dans le même panier. Je n’aime pas non plus celui de Claude Mauriac, avec sa fausse bonne idée de mélanger les dates de sa vie.

Page 581, vous qualifiez votre journal de "laboratoire". C’est avant tout un journal intellectuel dans lequel on suit vos projets en cours (en l’occurrence, l’écriture de votre essai Terreur, paru en janvier 2017). Est-ce par pudeur ou par désintérêt que vous parlez finalement peu de votre vie privée ?

Vous dites que c’est un "journal intellectuel" mais, à la vérité, c’est parce que je considère que le journal doit être avant tout un espace de liberté totale, une terre vierge, une grande page bien blanche sur laquelle l’écrivain fait ce qu’il veut, absolument ce qu’il lui plaît de faire. Il peut – et je le fais plus souvent que vous ne le dites – raconter sa journée, décrire les personnes qu’il rencontre – et qui, de facto, deviennent des personnages, ses personnages –, mais il peut aussi écrire ce qui lui passe par la tête : ses pensées, ses théories, ses angoisses, ses rêves, ses ambitions, ses souvenirs, etc. Le journal pour moi est un lieu de libre expression. On y rédige des choses qui ne peuvent être accueillies dans aucun autre réceptacle. J’ajouterai, sans forcer la cuistrerie, que je considère avoir une vie intellectuelle intense. Je passe plus de temps à lire, à apprendre, à réfléchir, qu’à draguer en boîte – et il en a de fait toujours été ainsi, même si, je vous rassure, j’ai jadis beaucoup dragué en boîte.

Page 581, toujours, vous vous dites "trop paresseux de nature pour être graphomane". Mais, page 916, vous écrivez : "Un journal permet d’éponger un peu de graphomanie. Ce n’est déjà pas si mal." Alors, peut-on oui ou non vous qualifier de grand graphomane ?

Tout d’abord, je veux vous remercier de souligner cette contradiction : un journal intime qui ne se contredit pas n’est que de la fausse monnaie. Pensez-vous tous les jours la même chose sur un sujet donné ? Et même sur votre propre personne ? Moi non. Un jour je me trouve beau, le lendemain beau, puis séduisant, puis repoussant, puis génial, puis médiocre, puis riche, puis pauvre, puis heureux, puis malheureux, un jour je suis persuadé que le meilleur disque des Stones est Tattoo You et le lendemain j’élis Black and Blue haut la main !

Le judaïsme est un thème central. Vous faites aussi l’éloge de Larry David (Larry et son nombril est votre série préférée). Au fond, ce qu’il y a de plus juif en vous, n’est-ce pas votre humour ?

C’est très juste, et ce, pour une raison simple : l’humour est juif, l’ironie est chrétienne. L’humour consiste à se moquer de soi, l’ironie, à se moquer d’autrui. Quand les Romains posent une couronne d’épines sur la tête de Jésus et qu’ils le consacrent "Roi des Juifs", c’est par ironie, pour le ridiculiser, pour rire à ses dépens. D’ailleurs "INRI" est pratiquement l’anagramme d’"IRONIE". Troublant, non ? L’humour est juif parce qu’à travers l’humour on transmet : une histoire, un état d’esprit, une vision du monde, des coutumes, une culture. L’humour permet, de façon universelle, le rapprochement avec l’autre : en me moquant de ma personne – définition pour moi de l’humour, donc –, je mets en relief mes tares, mais, sachant que les autres possèdent les mêmes, je m’inclus dans leurs imperfections et leurs ridicules, comme j’associe, subtilement, les leurs aux miens. L’humour dit : nous sommes tous les mêmes, nous sommes tous faits pareil. L’ironie dit : nous sommes tous les mêmes, sauf son auteur.

“Je ne connais aucune histoire drôle apostolique romaine. Lorsqu’on y songe, cela est inquiétant”

Le chrétien, partant du principe qu’il se place dans la religion du Fils, s’octroie le droit de penser qu’il est "premier dans son genre", qu’il est "nouveauté" : ce qui compte, c’est qui est devant. Or l’humour est une façon de réactiver le passé, de l’actualiser – notamment par le biais de la "blague" : et ce que les juifs ont parfaitement compris. Enfin, je ne connais aucune histoire drôle apostolique romaine. Lorsqu’on y songe, cela est inquiétant. Il faut dire que la condition de l’être juif sur la Terre avait besoin de relativiser sa douleur : quel meilleur viatique, pour dédramatiser le destin, qu’une bonne vieille histoire avec Moshé et Isaac qui se rencontrent à la synagogue et qui… etc., etc. ?

Votre humour, on le retrouve dans les portraits (de Nicolas Sarkozy à Raphaël Glucksmann). Le personnage le plus drôle est sans doute Régis Jauffret, qui revient régulièrement, expliquant qu’il est un génie, qu’il mérite le Goncourt et la Pléiade – voire le Nobel. Il est hilarant mais tellement burlesque qu’on dirait un héros de votre roman Podium. Faut-il y voir le vrai Jauffret ou un Jauffret fictionnalisé, "moixisé" ?

Je suis un peu surpris par votre question. Tout est "moixisé" dans mes livres, puisque j’en suis l’auteur. Cela dit, ce que vous voulez savoir est : ai-je exagéré ? La réponse est non, et je suis formel. Les dialogues sont ce qu’il y a de plus difficile au monde à écrire, quand on les invente – dans un roman, par exemple – et de plus difficile au monde à retranscrire, quand on ne les invente pas – dans un journal intime, en l’occurrence. Vous dites que je "moixise" les dialogues, mais, en réalité, j’essaie de rendre lisible quelque chose qui, sans tamis, ne l’est tout simplement pas. Tout verbatim est illisible. Ce que je peux affirmer, c’est que tout ce que je rapporte dans ces pages est vrai. Les propos de Jauffret – pour prendre cet exemple – sont bel et bien de Jauffret. J’en ai conservé les morceaux qui m’intéressaient, mais je n’ai strictement rien "inventé". Il y a eu des coupes.

“Régis Jauffret est juste un avatar édernien”

Jauffret est pour vous burlesque, et j’en suis ravi. Mais, pour moi, il est surtout grotesque. Si grotesque que je me suis infligé moult dîners avec lui parce que je savais, en effet, qu’il possédait, une fois "diarisé", un haut potentiel comique. D’une certaine façon, en dînant avec lui, je me suis offert des dîners de con. On pourra trouver cela cruel, mais Jauffret est si méchant, radin, aigri, envieux, malveillant, obséquieux, lâche, rabougri, mauvais, bavant, jaloux et éructant, qu’il m’a fait penser à Jean-Edern Hallier. Or je ne pouvais passer à côté de ce Jean-Edern Hallier du XXIᵉ siècle. Lui se prend pour Céline, mais pour moi c’est juste un avatar édernien. Je ne nie pas, cela dit, que Jauffret a écrit quelques excellents livres. Même si je trouve – mais cela n’engage que moi – qu’il est incapable de se renouveler et qu’il tourne en rond depuis quelques années.

Page 519, vous notez cette citation de Péguy : "Quand deux hommes de génie contemporains ne s’aiment pas, une bonne raison, une bonne cause en est presque toujours qu’ils sont contemporains ; le génie n’aime pas le génie contemporain." Vous pensez vous aussi que deux génies ne peuvent être que rivaux ?

Je ne crois pas. Quand Joyce est arrivé à Paris, il avait La Symphonie pastorale dans la poche et le lisait en boucle sur les bancs. Il a écrit à Gide pour lui dire son admiration. Gide, qui n’hésitait pas – mais était-ce sincère ? – à répéter partout que Joyce était un géant. Lequel Gide, d’ailleurs, a fait amende honorable après s’être trompé à propos de Proust. Et puis si on regarde les autres disciplines, on s’aperçoit, par exemple, qu’Einstein et Bohr se respectaient et s’admiraient. Cocteau, qui était un génie, était en admiration devant Picasso, alors que Cocteau dessinait "aussi". Eric Clapton, génie de la guitare, a considéré que Jimi Hendrix était un génie, et Hendrix en pensait autant au sujet de Clapton. Sollers, que j’aimais tant, qui me manque tellement, n’a jamais raté une occasion d’écrire, de dire que Philip Roth était un géant.

“J’ai beau chercher, je ne vois pas un seul génie vivant dans la littérature française actuelle”

Tous les gens que je viens de vous citer, d’une certaine façon, sont tous des génies. Je crois surtout que cela tient à la personnalité : il y a des gens, géniaux ou non, qui aiment reconnaître le talent – ou le génie – des autres, et ceux qui préfèrent se faire couper le poing que de l’admettre. Mais je concède qu’il est souvent plus facile de faire l’éloge d’un mort ou d’un "ancien" plutôt que d’un "collègue" du même âge. Et puis, à quoi bon, puisque vous seriez bien en peine de me citer un seul génie vivant dans la littérature française actuelle. J’ai beau chercher, je n’en vois pas. Je vois des gens de talent, et il y en a beaucoup plus qu’on ne le croit. Mais de génie, point.

Outre les portraits, un bon journal, c’est aussi des piques. Page 465, vous écrivez : "Modiano à l’œuvre si fabriquée, si insincère, si cynique, si truquée, si attendue, si marketing – si fausse." Derrière l’écrivain dans la lune et bégayant, faut-il voir en vérité un grand stratège, façon Houellebecq ?

J’ignore si Modiano est un "stratège". Mais je le soupçonne d’être un gros malin. Je ne suis personnellement jamais tombé dans le panneau – un peu trop gros pour moi, vous m’excuserez – mais il y a chez Modiano un côté "étude de marché", façon cours de marketing d’école de commerce de province, que je n’aime pas. Je ne crois pas une seule seconde, par exemple, à sa façon de s’exprimer, qu’il a façonnée uniquement pour paraître lunaire à la télé ou à la radio. Je me méfie des lunaires professionnels. Ce sont généralement les plus redoutables comptables.

“Laissons ce nobélisé continuer à écrire ses bluettes sur fond de Gestapo”

Modiano, maison fondée en 1968, me fait penser aux peintres de la place du Tertre, à Montmartre : il fait partie du folklore parisien en servant aux touristes – ses lecteurs ravis – les mêmes croûtes depuis plus de cinquante ans. Je t’en foutrais, moi, du fameux "flou" modianesque : une escroquerie. C’est tellement plus simple, après tout, de "suggérer" que de décrire. Mais ce genre de Poulbot littéraire fait partie de la mythologie franchouillarde, un peu comme le béret basque ou la baguette : alors laissons ce nobélisé continuer à écrire ses bluettes sur fond de Gestapo. Après tout, à part les fois où j’ai tenté de lire ses romans, il ne m’a jamais rien fait de mal. Vous me trouvez sévère ? Heureusement que vous ne m’avez pas interrogé sur le Laurel de ce Hardy, j’ai nommé Le Clézio. Je le regrette un peu. On aurait bien rigolé.

Autre pique, envers Duras, page 833 : "Pas une ligne à sauver dans cette fausse œuvre." Comment expliquez-vous que cette fausse valeur conserve encore aujourd’hui un statut si vénérable ?

Je voudrais vous dire une chose qui me semble importante. Un journal, c’est un droit absolu à la subjectivité. La subjectivité, dans le monde actuel, cela a un prix. On peut se faire mettre au ban de la société pour l’expression de sa subjectivité. Il faut savoir à quoi l’on s’expose, notamment, quand on critique des figures incritiquables. Il faut réfléchir à deux fois avant d’émettre des réserves sur des personnages intouchables. Cela dit, le risque, avec Duras, est dépassé, puisqu’elle est devenue une institution. Un homme que j’ai aimé et respecté, lui aussi disparu hélas, Dominique Noguez, m’a longuement vanté le talent de Duras, me donnant véritablement envie de m’y atteler. Je l’ai fait avec d’autant plus de vigueur que Noguez, en sus d’être un ami, était aussi gidien que moi – voire davantage, si cela, toutefois a un sens.

“Duras... Tout est faux là-dedans, tout sent le toc, le "littéraire pour le littéraire", le maniérisme, le souci d’épater le bourgeois”

Ma subjectivité m’a alors soufflé ceci, et je n’en suis pas plus responsable que de ne pas aimer les épinards ou le foie : c’est de la merde. Tout est faux là-dedans, tout sent le toc, le "littéraire pour le littéraire", le maniérisme, le souci d’épater le bourgeois. Surtout, le style est lourd. Une musique ? Mais quand je chantais La Madelon à l’armée, en ordre serré, c’en était aussi, de la musique. Musique, ça ne veut rien dire. Il faut qu’on arrête avec cette histoire de musique. Tenez, écoutez cette phrase, tirée de L’Amant : "Je sais que ce ne sont pas les vêtements qui font les femmes plus ou moins belles ni les soins de beauté, ni le prix des onguents, ni la rareté, le prix des atours. Je sais que le problème est ailleurs. Je ne sais pas où il est. Je sais seulement qu’il n’est pas là où les femmes croient." Je crois inutile de s’appesantir. Mais j’ajoute que ceux, celles qui admirent Duras ont bien raison de faire valoir leur droit à la subjectivité. Je terminerai enfin en précisant que l’on nous rebat sans cesse les oreilles avec le débat "faut-il distinguer l’homme de l’œuvre" au sujet de Céline, mais que jamais on ne le fait à propos de Duras, qui a pourtant fait acte de collaboration pendant la guerre. Amie de Pierre Pucheu, ministre sous Pétain, de Brasillach et de Ramon Fernandez, elle a été entre 1942 et 1944 secrétaire de la commission de contrôle du papier d’édition à la Propagandastaffel. Et qui a prétendu à la Libération avoir toujours été communiste. (C’était juste une parenthèse. Destinée à ceux de vos lecteurs qui ne le savaient pas.)

Dans les années 2016-2017, vous étiez chroniqueur à On n’est pas couché. Vous semblez ne pas avoir aimé cette expérience (une certaine frilosité sur le plateau, le mauvais caractère de Vanessa Burggraf…). Qu’en retenez-vous ? Et que cherchez-vous désormais dans les émissions de télé ou de radio auxquelles vous participez ?

Je ne suis pas d’accord avec vous. J’ai beaucoup aimé ça. Mais un journal intime est là pour accueillir les états d’âme à chaud, le compte rendu des fatigues, des ras-le-bol et autres agacements. J’ai été très heureux de faire cette émission. Laurent Ruquier est un homme exceptionnel et un ami cher. Et quelle expérience ! Est-ce que vous vous rendez compte de ce que cela représente de pouvoir interpeller tous les hommes politiques d’une époque ? C’est extraordinaire. Quant à ce que je recherche en faisant de la radio ou de la télé : me divertir. Changer d’air. Car je passe mes journées à lire, écrire, lire, écrire, lire, écrire. Et nager. J’ajouterai enfin que la radio et la télévision me permettent une liberté financière que mes seuls livres ne me garantissent pas. Mais cela passe en seconde position, très largement.

Le livre est dédié à Philippe Sollers. Vous évoquez Bernard-Henri Lévy, Philippe Labro et Jean-Edern Hallier. Qui reste votre mentor ?

Je ne vais pas répondre en termes de "mentor". Philippe Sollers n’était pas un "ami", mais c’était un écrivain que j’admirais plus que tout. Le savoir, là, sur la Terre, parmi nous, traversant les mêmes dates que nous, était à la fois rassurant et joyeux. Sollers tenait en quelque sorte une permanence : celle de la dérision, de la culture, de l’intelligence, de la subtilité – de l’esprit de finesse, si vous voulez. Bernard-Henri Lévy, c’est encore autre chose : outre l’admiration que j’avais pour ses livres lorsque j’étais adolescent, il est l’homme qui m’a mis le pied à l’étrier. Je ne l’oublierai jamais. Je persiste et je signe : Bernard est un homme généreux, fidèle, travailleur, courageux physiquement, doublé d’un ami cher. Je me considère comme son "petit frère", un petit frère turbulent qui ne lui a pas toujours rendu la vie facile : il sait que je suis caractériel. Mais il sait aussi ma loyauté à son endroit. Et cette admiration intacte pour ses livres. Ne me demandez pas si je partirai à la guerre avec lui : il passe sa vie à y aller sans moi !

“Jean-Edern Hallier : laissons donc cette merveilleuse fripouille ricaner là où elle est”

Philippe Labro est également un ami, fidèle, avec lequel j’ai, cette fois, des liens filiaux. Si Bernard est un frère, Philippe est un père. J’aime l’honnêteté de cet homme, sa curiosité, sa force de travail, sa bienveillance et, avant même ses livres, ses films. Je considère Labro comme un grand cinéaste. Revoyez ses films, vous verrez. J’ajoute que, contrairement à ce que je laisse peut-être entendre dans Hors de moi, Philippe a du courage physique : il l’a prouvé en Algérie, en faisant à 20 ans une guerre que certains de sa génération ont réussi à éviter. Cela se respecte et nul n’est en droit de lui contester ses faits d’armes, à commencer par moi, qui, à l’armée, n’ai jamais fait la guerre que "pour de faux". Enfin, son courage face à la dépression, dont il m’est arrivé d’être le témoin direct, force le respect. J’aime Labro. Jean-Edern Hallier, enfin, j’en parle beaucoup dans mon journal, et ne tiens pas à m’étendre trop longuement ici sur lui. Une crapule. Parfois drôle, souvent sinistre. Parfois solaire, souvent mortifère. Parfois génial, souvent médiocre. Parfois adorable, souvent ignoble. Parfois sincère, souvent faux. Parfois fiable, souvent traître. Parfois touchant, souvent répugnant. Mais généreux. Et il est mort, laissons donc cette merveilleuse fripouille ricaner là où elle est, peut-être au côté de Sollers, à refaire Tel Quel !

On retrouve certaines de vos marottes, dont l’album Toto IV, de Toto, sorti en 1982. Qu’est-ce que ce disque et cette année 1982 ont de plus que les autres, pour vous qui êtes très mélomane ?

Toto IV est un monument du rock West Coast”

1982 est la plus belle année du monde, mais je ne pourrais vous expliquer pourquoi dans le cadre de cet entretien. Vous me donnez une idée, tiens ! J’écrirai un 1982 quelque jour, que je vous dédierai ! Toto IV est un monument du rock West Coast et, musicalement, cela correspond à la sortie d’un tas d’albums que je vénère… We Want Miles, mon Miles préféré, It’s Hard, des Who, All the Best Cowboys Have Chines Eyes, mon Pete Townshend préféré, Best Bits, de Roger Daltrey, Moving Target, de Gil Scott-Heron, Offramp, du Pat Metheny Group, Ship Arriving Too Late to Save a Drowning Witch, de Frank Zappa, Avalon, de Roxy Music, …Famous Last Words…, mon Supertramp préféré, Thriller, de Michael Jackson, Night and Day, de Joe Jackson, Hello, I Must Be Going !, de Phil Collins, Hot Space, mon Queen préféré, Eye in the Sky, de l’Alan Parsons Project, Objects of Desire, de Michael Franks, Love over Gold, mon Dire Straits préféré, Nebraska, de Bruce Springsteen, Blackout, de Scorpions, The Concert in Central Park, mon Simon & Garfunkel préféré, The Blue Mask, mon Lou Reed préféré, The Nightfly, mon Donald Fagen préféré, Tug of War, de Paul McCartney, et les Variations Goldberg par Glenn Gould… Sans oublier le concert de Friedrich Gulda et Chick Corea, la tournée de Zappa et le concert de Foreigner porte de Pantin ! Vous êtes convaincu ?

Oui ! Si l’on en croit votre journal, vous nagez quasiment quotidiennement. En quoi le crawl vous permet-il de garder la tête froide ?

"Si l’on en croit votre journal…" Pourquoi cette précaution ? Mon journal ne ment pas. Je suis très sportif. Je nage 3,5 kilomètres de crawl tous les jours. Depuis vingt ans. Je dois cette habitude à mon ami François Reynaert. Cela n’a rien à voir avec la température de ma tête : j’aime ce sport, c’est tout. Et j’écris en nageant ! Je veux dire : c’est dans l’eau que les idées naissent.

Avez-vous continué à tenir votre journal depuis 2017 ? D’autres tomes sont-ils prévus ? Et qu’y trouverons-nous ?

Je tiens mon journal depuis près de huit ans, mon ami ! Ce qui fait huit tomes à présent. Le prochain tome sera beaucoup plus riche en événements intimes : vous pourrez vous rincer l’œil et, surtout, rire à mes déboires. On y trouvera des chagrins d’amour, des voyages en Corée du Nord, des angoisses métaphysiques et des envies de pisser. La vie, quoi.

Hors de moi. Journal, par Yann Moix. Bouquins/Grasset, 1 216 p., 32 €.


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