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Philippe Forest, Déconstruire, reconstruire - La querelle du woke

Parution : 09-03-2023

D 19 février 2023     A par Albert Gauvin - C 5 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


« Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture », c’est l’intitulé d’un colloque qui s’est tenu en janvier 2021 à la Sorbonne. On se souvient qu’il avait été inauguré, chose étrange, par un ministre de l’éducation nationale que les électeurs ont depuis renvoyé à ses études. L’objet du colloque : une attaque en règle contre la « French Theory » et ses ersatz venus d’outre-atlantique pour corrompre l’idéal républicain. Pour cela, un mot a été inventé : le wokisme, forgé à partir du terme anglo-américain « woke » qui signifie « éveillé ». J’avoue, pour ma part, avoir eu bien du mal, au début, à comprendre ce que cet anglicisme confus recouvrait [1].
Deux ans plus tard, on pouvait lire sous la plume de professeurs de philosophie et de littérature cette réplique : « Multipliant les contresens, les intervenants de ce colloque se sont attaqués aux recherches féministes et décoloniales, au soi-disant "wokisme" et par-dessus tout à la "déconstruction", dénoncée comme une entreprise "nihiliste". Sous ce nom, ils s’en sont pris aux œuvres les plus créatives de la philosophie française contemporaine, celles de philosophes comme Jacques Derrida, Michel Foucault, ou Gilles Deleuze. Nous ne pouvons pas laisser dire que la déconstruction est destructrice, alors qu’il s’agit d’une démarche affirmative et inventive, qui s’efforce de redonner du jeu et de la vie à la pensée. C’est pourquoi nous organisons en janvier 2023 un colloque intitulé "Qui a peur de la déconstruction ?" afin de donner à entendre les voix de celles et ceux qui se revendiquent, à un titre ou un autre, de cet héritage intellectuel. » Tel était le programme. Je m’en suis fait l’écho à plusieurs reprises.
En intitulant Déconstruire, reconstruire - La querelle du woke, son nouvel essai (Gallimard, 240 p., parution prévue le 9 mars), Philippe Forest entend repenser les termes du débat. « C’est pourquoi, écrit Forest, il importe moins, contre l’opinion unanime, de reconstruire enfin ce qui avait été hier déconstruit que de déconstruire encore ce qui prétend se reconstruire aujourd’hui. Selon une leçon qui appartient, quoi qu’on en dise, à cette pensée critique dont relèvent autant la théorie contemporaine que la tradition philosophique dont, tout en la déconstruisant, elle procède et au sein de laquelle elle s’inscrit. Leçon que la littérature nous prodigue aussi, essentiellement réfractaire au diktat et aux simplifications d’un certain discours militant [2]. » « Il y a une équivoque du woke, écrit-il encore. Et c’est pourquoi le phénomène appelle une appréciation nuancée qui, au lieu d’anathémiser expéditivement l’un ou l’autre des deux camps en présence, prenne en compte pareillement les arguments que les "éveillés" mettent en avant et ceux que leur opposent leurs adversaires. » Forest nous invite donc à une lecture du phénomène que j’appellerais volontiers dialectique si le terme, dans son acception hégelienne ou marxiste, n’avait pas été lui-même déconstruit par Derrida ou écarté par Foucault et Deleuze...

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Illustr. : La Tour de Babel par Pieter Brueghel l’Ancien (détail)

Depuis peu, les militants de la cause woke défrayent la chronique en raison des actions qu’ils mènent dans les universités pour y interdire toute forme de pensée considérée comme attentatoire aux principes qu’ils défendent. Dans les débats en cours, un point essentiel est passé inaperçu. Avocats et adversaires du wokisme partagent un même mot d’ordre. Il faut, affirment-ils tous, "reconstruire" après avoir "déconstruit". Le projet est le même auquel étrangement souscrivent deux camps que, pourtant, tout distingue. En ce sens, le wokisme et l’antiwokisme se caractérisent pareillement par leur opposition à l’idée de déconstruction. Encore faudrait-il savoir ce que le mot signifie et se donner ainsi une chance de comprendre l’étrange "reconstructionnisme" qui prévaut aujourd’hui et dont la logique conduit fatalement à l’affrontement de deux identitarismes adverses. Car il importe moins, contre l’opinion unanime, de re-construire enfin ce qui avait été hier déconstruit que de déconstruire encore ce qui prétend se reconstruire aujourd’hui. Selon une leçon que la littérature nous prodigue aussi, essentiellement réfractaire au diktat et aux simplifications d’un certain discours militant..

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DÉCONSTRUIRE, RECONSTRUIRE
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La querelle du woke

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« Retourner purement et simplement une proposition,
c’est toujours un mauvais procédé. La solution
qu’on voudrait apporter ainsi reste tributaire
de la question qu’elle a retournée. »
Martin Heidegger, « Contribution à la question de l’être »

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En guise d’argumentaire
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Depuis quelque temps, au nom de la vérité pour laquelle ils témoignent, les militants de la cause « woke », inspirés par la lutte menée aux États-Unis contre les discriminations liées à la race ou au sexe, ont quelque peu défrayé la chronique française en raison des actions menées dans les universités pour y interdire toute forme de pensée ou de création considérée par eux comme attentatoire aux principes qu’ils défendent. Le phénomène reste assez limité et, le plus souvent, plutôt anecdotique. Néanmoins, une querelle woke a éclaté dont les enseignements et les implications méritent d’être examinés.

De pareilles manifestations d’intolérance, de censure et de vandalisme n’ont rien de très nouveau ou de bien original. Au nom de la religion, de la morale ou de l’idéologie, on a toujours interdit les œuvres artistiques ou littéraires lorsque l’on considérait qu’elles allaient à l’encontre des valeurs essentielles dont toute société se réclame. À ce titre, les « guerriers de la justice sociale » d’aujourd’hui ont, par exemple, plus qu’un vague air de famille avec les Gardes rouges de la vieille Révolution culturelle maoïste. Cependant, il y a bien une originalité du wokisme. Elle tient aux trois sources dont il s’inspire et qu’il combine. La lutte que mènent les « éveillés » se glisse dans les formes du puritanisme religieux sur lequel repose, depuis les origines, le Mythe américain et elle prend l’apparence d’une guerre sainte destinée à assurer, par la repentance, le rachat de chacun et le salut de tous. Elle reprend à son compte l’indispensable combat autrefois mené sur le seul terrain juridique en vue d’assurer la fin des discriminations et l’égalité des droits. Mais elle lui donne une dimension plus globale, plus conceptuelle et plus radicale sous l’effet de l’influence exercée sur l’Université américaine par ce que l’on a pris l’habitude d’y appeler la « French Theory » et que l’on réduit à l’idée de déconstruction.

Un étrange chassé-croisé a eu lieu selon lequel des idées nées en France à l’époque du poststructuralisme ont fait l’objet aux États-Unis d’une réinterprétation assez significative avant de revenir sur leur terre d’origine sous la forme de ce wokisme qui, pourtant, ressemble a priori assez peu au modèle dont il est censé s’être inspiré. Une fable a pris forme qui raconte comment et pourquoi. Elle présente ce « chassé-croisé » comme un phénomène de contagion réciproque et envisage désormais le wokisme comme une sorte de « virus » contaminant, des deux côtés de l’Atlantique, les individus et les sociétés. Dans le contexte épidémique que l’on sait, cette métaphore s’est imposée et elle s’est même viralement diffusée au point de gouverner toutes les représentations que l’on se fait maintenant du phénomène – et, en conséquence, au point de déterminer les interprétations qu’on en donne et les remèdes que l’on prétend apporter à ce mal.

Que s’est-il passé ? Côté américain, un véritable renversement a eu lieu. La « French Theory » visait notamment à déconstruire l’idée d’identité. Or, sur cette base philosophique, le wokisme en arrive paradoxalement à se réapproprier cette notion même d’identité dont il fait le fer de lance de sa protestation. Côté français, la condamnation du wokisme est quasi unanime : pour de bonnes raisons qui tiennent à la défense légitime de la liberté d’expression et de l’universalisme républicain ; pour de mauvaises qui s’expliquent par la manière dont ce même wokisme réveille chez nous le mauvais souvenir de la légitime protestation qui s’est exprimée au moment de Mai 68.

Dans les pléthoriques débats qui ont lieu en ce moment même, un point est passé inaperçu. Il est pourtant essentiel. Avocats et adversaires du wokisme partagent un même mot d’ordre. Il faut, affirment-ils tous, « reconstruire » après avoir « déconstruit ». Le projet est le même auquel étrangement souscrivent deux camps que, pourtant, tout distingue. En ce sens, le wokisme et l’« antiwokisme » se caractérisent pareillement par leur opposition à l’idée de déconstruction. Encore faudrait-il savoir d’abord ce que le mot signifie. Cela exige de considérer la définition qui en a été donnée par Heidegger ou Derrida et de faire justice de toutes les lectures falsificatrices qui font de la « French Theory » la forme perverse et funeste du nihilisme et de l’antihumanisme auxquels on l’associe. À cette condition, on se donne une chance de comprendre l’étrange « reconstructionnisme » qui prévaut aujourd’hui partout, dans lequel communient paradoxalement partisans et détracteurs du wokisme et dont la logique conduit fatalement à l’affrontement de deux essentialismes nouveaux, de deux identitarismes adverses sous la forme de cette « guerre des cultures », de ce « choc des civilisations » que nous promettent tant de prophètes de mauvais augure.

C’est pourquoi il importe moins, contre l’opinion unanime, de reconstruire enfin ce qui avait été hier déconstruit que de déconstruire encore ce qui prétend se reconstruire aujourd’hui. Selon une leçon qui appartient, quoi qu’on en dise, à cette pensée critique dont relèvent autant la théorie contemporaine que la tradition philosophique dont, tout en la déconstruisant, elle procède et au sein de laquelle elle s’inscrit. Leçon que la littérature nous prodigue aussi, essentiellement réfractaire au diktat et aux simplifications d’un certain discours militant.

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UN MAL QUI RÉPAND LA TERREUR
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À en croire ce qui se dit ou s’écrit, l’Université française serait en train de succomber à un mal pernicieux et fatal. Il affecte principalement certains établissements, certaines disciplines, n’y épargne ni les enseignants ni les étudiants et, aucune prophylaxie n’ayant fait ses preuves, depuis le foyer des facultés, il menace de contaminer des pans entiers de la population, particulièrement du côté des jeunes générations. À un pareil péril, en conséquence, plus ou moins directement, nous serions tous exposés.

Le woke est le nom que l’on donne à ce « mal » qui, selon les mots de la fable, « répand la terreur ». Le terme, venu des États-Unis, appartient désormais au vocabulaire en vogue dans notre pays. En conséquence, il est à peine nécessaire de rappeler qu’il désigne l’attitude de ceux qui se prétendent « éveillés » à une vérité qu’autour d’eux la société préfère ignorer. En vertu de cette vérité qu’ils détiennent, les « éveillés » combattent, parmi toutes les injustices et les violences qu’ils dénoncent, l’insidieuse et brutale discrimination qui s’exerce à l’encontre de certains individus en raison, notamment, de leur « identité », de leur « appartenance » – principalement « sexuelle » ou « raciale », ces deux adjectifs appelant, encore plus que les deux mots qui les précèdent, d’indispensables guillemets car ils relèvent précisément d’un langage dont, aux yeux de ceux qui le critiquent, il convient de contester le lexique, les concepts, les présupposés sur lesquels il repose et les conséquences auxquelles il conduit.

L’objectif, pour ne pas dire : la mission, des « éveillés » consiste à révéler et à combattre cette discrimination sous toutes les formes qu’elle prend et partout où elle se manifeste. À cette fin, et parce qu’on la considère comme coupable ou complice des injustices en cause, on soumet à la critique la culture que l’Université prodigue, le savoir qu’elle transmet, les valeurs dont elle se réclame. C’est une chose. Mais, sans autre forme de procès, on proscrit également – de façon très véhémente et fanatique parfois – tout ce qui paraît suspect en elle. Et c’en est une autre.

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À ce propos, dans notre pays, l’affaire la plus emblématique – en dépit de son caractère plutôt anecdotique – a concerné la manière dont, au prétexte que l’usage des masques inspiré du théâtre antique y aurait servi à justifier la pratique considérée comme éminemment raciste du blackface, la Sorbonne a été empêchée par la mobilisation de quelques militants de présenter l’adaptation d’une tragédie d’Eschyle, Les Suppliantes, qu’avait proposée Philippe Brunet [3] – en défense duquel je parle d’autant plus volontiers qu’il m’est arrivé de donner avec lui, dans un passé plus lointain et dans un contexte moins hostile, une lecture de L’Odyssée d’Homère et de l’Ulysse de Joyce.

On pourrait sans mal procurer bien d’autres exemples de la manière dont, ces derniers temps, dans telle ou telle université, en raison des protestations soulevées, ont pareillement été rendues proprement impossibles l’étude, la lecture ou la représentation de certaines œuvres, la tenue de cours, de colloques ou de conférences au prétexte que leur contenu était considéré comme attentatoire aux principes défendus par les tenants du wokisme. Car, depuis, la cancel culture – la « culture de l’annulation » –, censure exercée non par les institutions mais par ceux qui s’y opposent, ne cesse de multiplier les hauts faits qui, chaque fois, défrayent la chronique – fournissant surtout des arguments faciles à ses détracteurs : on renverse les statues, on décroche les tableaux, on perturbe les spectacles, on met les textes à l’index, arguant de la manière dont de semblables œuvres offensent la sensibilité de certains. Le phénomène prend parfois des allures tout à fait délirantes qui seraient inquiétantes si elles n’étaient surtout insignifiantes et plutôt dérisoires : un petit carnaval de pacotille où une poignée d’illuminés prétend parler pour la vérité révélée et exercer la justice en son nom [4].

Si je condamne, cela va sans dire, cette forme nouvelle de censure, l’honnêteté intellectuelle m’oblige toutefois à reconnaître que, jusqu’à présent, je n’en ai à titre personnel jamais fait les frais ni même été directement le témoin. Ce qui relativise un peu ce que l’on affirme concernant l’ampleur supposée du phénomène en France. Peut-être est-ce dû au caractère périphérique de l’université où j’enseigne (à Nantes plutôt qu’à Paris) et au peu de conscience militante de la discipline que je pratique (les lettres plutôt que la sociologie, par exemple). Ou bien (je préfère naturellement le penser) à la manière dont je m’y prends et qui, devant les étudiants, me disculpe au regard des critiques qu’ils pourraient éventuellement m’adresser, eu égard aux sujets considérés comme sensibles et relatifs à la religion, à la race ou au sexe qu’il m’arrive d’aborder.

Expliquer, par exemple, ce que fut la modernité littéraire depuis le romantisme ne se conçoit pas sans évoquer ce « deuil du divin » sur lequel ont insisté Hölderlin, Nietzsche ou Heidegger et, bien qu’une telle proposition ne soit guère compatible avec la croyance religieuse (et avec le respect que, paraît-il, on lui doit), elle ne m’a encore valu aucune protestation de la part des étudiants catholiques, plus nombreux qu’on ne le pense dans l’ouest de la France, des quelques rares étudiantes voilées que j’aperçois sur les bancs de la faculté et, plus généralement, de jeunes gens et de jeunes filles auxquels, vieille pourtant d’un ou deux siècles au moins, la nouvelle de la « mort de Dieu » semble ne pas être encore parvenue. Je n’ai pas manqué de m’intéresser parfois à des écrivains appartenant à d’autres civilisations que la nôtre et qui n’étaient pas nécessairement de sexe masculin. Il est vrai qu’il s’agissait souvent de Japonais ou de Japonaises – car, de Murasaki Shikibu et Sei Shōnagon jusqu’à aujourd’hui, une telle tradition apporte superlativement la preuve qu’il est des littératures qui furent le fait des femmes et qui doivent à celles-ci leurs plus éclatants chefs-d’œuvre. Mais il me faut reconnaître qu’en général et, à cette exception près que je viens de signaler, sans que personne m’en ait pourtant jamais fait le reproche, le corpus auquel je me consacre compte une déplorable majorité d’auteurs blancs, mâles et morts (les infâmes dead white male du « canon » académique). J’ai longtemps enseigné Sanctuaire de William Faulkner, roman resté scandaleusement célèbre pour l’usage qu’un gangster pervers et impuissant y fait d’un épi de maïs – sans pour autant passer pour faire l’apologie de la « culture du viol » (la rape culture). Je continue à faire cours sur la peinture telle que la pensent romanciers et poètes, projetant devant plusieurs centaines d’étudiants de première année des « nus » féminins aussi fameux et aussi explicites que L’Origine du Monde de Gustave Courbet – et sans que quiconque me dénonce au titre du male gaze (le « regard masculin ») que je poserais sur ces œuvres. Personne, jusqu’à aujourd’hui, ne m’a suggéré de retirer Georges Bataille, l’auteur d’ Histoire de l’œil et de Madame Edwarda , du programme que je propose en master au prétexte que j’y prônerais outrageusement une pornographie de surcroît sacrilège.

J’ai peut-être de la chance. Il est possible que cela ne dure pas. Au train où vont les choses, au tour qu’elles prennent, ce qui arrive à d’autres finira probablement par m’arriver à moi aussi. Sans doute, dira-t-on, l’aurai-je un peu cherché. Jacques Henric me rapporte le cas d’un professeur qui, sur la pression de certains de ses étudiants, a été récemment suspendu des cours dont il était chargé dans une école des beaux-arts parce qu’il y avait donné à voir le début du Mépris – scène qu’il m’est arrivé, moi-même, de montrer des dizaines de fois lorsque je faisais cours sur le cinéma de Jean-Luc Godard. Et sans jamais penser une seule seconde qu’aucune femme puisse sérieusement se trouver offusquée de l’image d’elle que donnait Brigitte Bardot ou du discours que lui tenait Michel Piccoli.

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Il y a une équivoque du woke.

Et c’est pourquoi le phénomène appelle une appréciation nuancée qui, au lieu d’anathémiser expéditivement l’un ou l’autre des deux camps en présence, prenne en compte pareillement les arguments que les « éveillés » mettent en avant et ceux que leur opposent leurs adversaires.

D’un côté, le wokisme procède d’une suspicion – dont le principe est légitime – à l’égard des œuvres artistiques ou littéraires qui, bien entendu, ne sont jamais dépourvues d’une dimension philosophique et idéologique, sociale et morale à laquelle il convient de prêter attention et sur laquelle il est loisible à chacun d’exercer son esprit critique. Mais de l’autre, le wokisme relève d’une méconnaissance délibérée – et particulièrement grossière – de la manière dont ces mêmes œuvres littéraires ou artistiques ne se réduisent jamais au message dont, afin de les interdire, on prétend qu’elles constitueraient exclusivement l’expression.

Si elle le fait à sa manière, la littérature parle du monde, de la vie, et elle doit donc répondre, bien entendu, de ce qu’elle en dit. Mais on ne peut lui demander des comptes qu’à la condition de considérer aussi ce qu’a de spécifique la parole qu’elle propose et qui ne se réduit aucunement aux prises de position militantes dans la langue desquelles on voudrait, pour mieux les condamner, traduire les convictions qu’elle paraît défendre. C’est précisément pourquoi la pratique, l’étude de la littérature devrait constituer une réponse particulièrement adaptée au wokisme : mettant au jour l’idéologie que, au même titre que n’importe quel autre discours, le texte littéraire traduit (ce que le wokisme réclame à juste titre) mais tout en montrant comment, simultanément, ce même texte littéraire conteste, questionne jusqu’à l’idéologie dont il paraît relever et comment, plus largement, il amène à penser la réalité d’une manière plurielle et différente – plus perplexe, plus complexe, plus inquiète (ce que le wokisme ignore, en raison du fanatisme avec lequel il ramène tout au credo simplificateur qu’il défend, réduisant n’importe quelle forme d’expression artistique ou philosophique à ne plus constituer qu’une pure prise de position au sein des débats qui, seuls, l’intéressent).

À ce titre, la littérature donne à la fois tort et raison au wokisme. Disons plutôt qu’elle lui donne tort mais tout en montrant aussi en quoi, en partie, il a néanmoins raison. Je dis : « littérature ». Mais je ne lui accorde pas pour autant un quelconque privilège. Ce qui vaut pour elle ne vaut pas moins, mais pas davantage non plus, pour d’autres formes de la pensée du côté de l’art, de la philosophie, des sciences humaines et sociales dès lors que ces disciplines s’appliquent à elles-mêmes le questionnement critique dont elles procèdent, auquel elles n’échappent pas et sans lequel elles ne valent rien. Je parle « littérature » parce que ce domaine m’est le moins étranger. Et si je dis : « littérature », c’est aussi parce que ce mot désigne malgré tout, pour qui lui accorde encore une signification et une valeur, un certain exercice de la pensée, un certain usage de la parole qui soient essentiellement réfractaires à la réduction au plus petit dénominateur commun de l’opinion dominante et au diktat d’une certaine bien-pensance militante.

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UN PERPÉTUEL PROCÈS
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Tout cela, d’ailleurs, à quoi l’on assiste depuis quelque temps, n’a absolument rien de nouveau – en dépit de ce que proclament les avocats comme les adversaires du wokisme qui, pour s’en réjouir ou pour s’en désoler, voudraient semblablement voir en lui un phénomène propre à notre présent. Car le procès intenté à l’art et à la culture, au nom de la philosophie et de la religion, de la morale ou de l’idéologie, est aussi ancien que les œuvres sur lesquelles il porte. Il faudrait être d’une totale ignorance ou d’une parfaite hypocrisie pour ne pas en convenir. Et c’est ce procès – en cours depuis des siècles sous des formes qui, au fond, n’ont pas tellement changé – que le wokisme instruit à son tour et perpétue aujourd’hui – même si, on le verra, il lui confère un tour particulier.

La littérature – ce que nous nommons aujourd’hui : littérature – a toujours été mise en accusation au titre des conceptions coupables sur lesquelles elle reposait et des conséquences nocives qu’elle entraînait. Platon, comme on le sait, et toute la tradition qui procède de lui, condamne la poésie qui nous éloigne de l’Idée vers laquelle la philosophie, seule, est censée nous guider. Parce qu’elle propose de la réalité une représentation, copiant ce qui ne constitue déjà qu’une copie, l’œuvre artistique ou littéraire est accusée d’en produire une image nécessairement mensongère – image qui se substitue à la vérité dont seul le discours de la philosophie détiendrait le sésame. Et parce que cette représentation, surenchérit la religion, exalte les apparences sensibles du monde, nous attachant à ses séductions illusoires, excitant les passions purement terrestres auxquelles le ciel nous appelle à renoncer, elle menace l’ordre spirituel qui donne seul son sens à la Création.

Pour cette raison, accusés de nous tenir éloignés d’une vérité pour laquelle ne pouvaient parler que les prêtres ou les philosophes, peinture et poésie, théâtre et roman n’ont toujours été tolérés qu’à la condition de se soumettre aux valeurs dont la société proclamait l’indiscutable prééminence. Bien sûr, même aux époques où s’imposait à tous une croyance unanime, il a toujours existé un art profane – ou, en tout cas, un art auquel nous pouvons rétrospectivement prêter une dimension profane. Il pouvait exalter du monde une autre vision que celle qu’en donnait l’art sacré, se soustrayant à sa logique voire s’opposant en apparence à elle. Mais l’exception ne passait pour justifiée que dans la mesure où elle ne remettait pas en cause la règle. La transgression n’avait de vertu qu’à la condition d’illustrer encore la grandeur inquestionnée de la loi. L’art ne possédait de raison d’être que s’il se soumettait à la vérité révélée, s’il l’illustrait et l’exaltait sous des formes elles-mêmes en accord avec les règles que lui imposaient les canons en vigueur. Il n’était justifié qu’en vertu de la dimension édifiante que l’on pouvait lui prêter et à la condition de jouer le rôle subalterne qui lui était réservé, aidant l’humanité à se purger de ses passions, à se corriger de ses vices, élevant les esprits et contribuant ainsi modestement à sauver les âmes.

La question a d’abord été religieuse – et en un sens elle l’est restée. Le wokisme hérite ainsi d’une longue tradition aux sources exaltées de laquelle, sans la connaître et sans vouloir le reconnaître, il puise pourtant. Ses exploits rééditent ceux qui furent accomplis aux temps de l’Iconoclasme, de l’Inquisition ou de la Réforme, quand on détruisait les images impies au prétexte qu’elles constituaient des idoles nouvelles détournant les croyants du seul Dieu vrai qu’il leur fallait servir. Ses discours sont de même nature et usent de la même rhétorique que ceux que les prêtres d’hier prêchaient depuis leurs chaires lorsque, dans leurs sermons, ils mettaient en garde le peuple des fidèles contre les charmes fallacieux et corrupteurs du théâtre, du roman, de la peinture ou de la musique, susceptibles de dévoyer l’esprit des plus faibles – et particulièrement celui des femmes.

Comme le proclamait déjà, parmi beaucoup d’autres, Savonarole, le prédicateur florentin auquel il sera fait plusieurs fois référence dans ce livre, l’art et la poésie sont inutiles ou nocifs s’ils ne servent pas la foi. Il faut donc détruire les œuvres des écrivains quand ceux-ci se complaisent à des sujets impies ou profanes. « Pourquoi, demande Savonarole dans son Apologie de la poésie, nos princes ne promulguent-ils pas une loi ordonnant que non seulement de tels poètes soient expulsés des cités mais que leurs livres ainsi que ceux des anciens qui traitent de l’art d’aimer, des courtisanes, des idoles et de l’infecte et abjecte superstition des démons soient brûlés par le feu jusqu’à n’être plus que cendre [5] ? »

Pourquoi en effet ne pas détruire toute œuvre qui contrevient à la vérité à laquelle on a soudain la certitude d’avoir été « éveillé » ? C’est la question que posent – et à laquelle ils donnent une même réponse – les fanatiques qui firent provisoirement la loi à Florence et ceux qui prétendent aujourd’hui régenter les universités.

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La sécularisation du monde moderne n’a pas substantiellement changé la donne. Certes, l’art s’est soustrait à la tutelle de la religion. Affirmant son autonomie à l’égard de toute autorité qui lui soit étrangère, il s’est voulu également affranchi de la morale, au nom notamment des thèses défendues par les partisans de « l’art pour l’art ». Mais une telle revendication – aussi essentielle qu’elle ait été dans le champ esthétique – n’a produit que peu d’effets sur le terrain qui nous intéresse ici. On voulut bien, dans certaines limites, accorder aux artistes, aux écrivains une relative liberté et tolérer qu’ils se mettent en marge d’un monde qu’ils condamnaient ou avec lequel ils dédaignaient de se commettre – on le voulut bien parce que la posture inoffensive qu’ils adoptaient ainsi, souverainement retranchés dans leur hautaine « tour d’ivoire », ne prêtait nullement à des conséquences sérieuses, ne menaçait donc personne et, particulièrement, ne portait nul préjudice au pouvoir en place. Mais cela ne signifiait pas pour autant que l’art pût se dérober jusqu’au bout aux exigences que la société s’estimait en droit de lui imposer.

L’œuvre artistique ou littéraire devait encore être utile au bien commun. En tout cas : ne pas menacer ce que l’on nomme maintenant le « vivre-ensemble ». D’où la surveillance dont elle n’a jamais cessé d’être l’objet et qui a toujours justifié les formes de censure qui, au nom de l’ordre moral et de l’ordre public, pouvaient la frapper. Il est inutile de rappeler ici comment Baudelaire et Flaubert furent traînés devant les tribunaux du Second Empire, ceux-ci incriminant Les Fleurs du Mal ou Madame Bovary en raison de la manière dont ces deux livres étaient censés porter atteinte aux « bonnes mœurs ». On se souvient aussi – pour donner un exemple d’une nature différente – que Louis Aragon fut menacé de la prison au titre du poème, « Front rouge », dans lequel il appelait les prolétaires à faire feu sur les « flics » – et, accessoirement, sur « les ours savants de la social-démocratie ». Plus près de nous, sous Pompidou, Éden, Éden, Éden de Pierre Guyotat eut également à souffrir de la censure – pour des motifs mêlés qui, dans son cas, relevaient à la fois de l’indécence morale et de l’incorrection politique que l’on imputait à son roman.

Tout cela pourrait passer pour appartenir à un passé aussi lointain que révolu. Nous préférons le penser. Mais il n’en est rien. Aujourd’hui encore des lois existent que nul ne conteste vraiment car elles paraissent conformes aux valeurs dont nous nous réclamons. Elles sont susceptibles de conduire à l’interdiction d’une œuvre en raison des convictions considérées comme criminelles qu’elle exprime – si ces convictions appellent, par exemple, à la haine ou au meurtre – ou des effets qu’elle risque de produire sur les intelligences les moins solides ou sur les sensibilités les plus vulnérables. Hier, il s’agissait de protéger contre elles-mêmes les femmes ou les classes populaires. Aujourd’hui, il s’agit de défendre les enfants ou les individus considérés comme insuffisamment instruits pour pouvoir supporter sans dommage les propos corrupteurs, les images choquantes auxquels ils se trouveraient autrement exposés. Ce qui revient à peu près au même et relève du privilège au nom duquel, de façon aussi condescendante qu’exorbitante, quelques-uns se reconnaissent le droit de décider de ce qu’il convient, pour leur bien, d’interdire à tous les autres.

Philippe Forest, Déconstruire, reconstruire, p. 7-25.

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Dernier roman paru : « Pi Ying Xi. Théâtre d’ombres »

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Paris 1er, la rénovation de la Samaritaine.
Photo A.G., 21 janvier 2016. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Paris 1er, la rénovation de la Samaritaine.
Photo A.G., 21 janvier 2016. ZOOM : cliquer sur l’image.
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[2C’est moi qui souligne. A.G.

[4Parmi les très nombreux articles et dossiers consacrés par la presse hebdomadaire ou mensuelle aux méfaits du woke dans les universités françaises, on signalera notamment « Notre cauchemar américain », Causeur, n° 77, mars 2020.

[5Cité in Marina Marietti, Savonarole, PUF, « Que sais-je ? », 1997, p. 49.

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5 Messages

  • Albert Gauvin | 17 août 2023 - 13:47 1

    La querelle du woke

    Dans un essai passionnant, l’écrivain Phlippe Forest renvoie dos à dos partisans et détracteurs du "wokisme" pour prôner les vertus d’une déconstruction qui rimerait avec dé-sédimentation des savoirs.

    Olivier Rachet

    Woke, anti-woke : même combat ? Tel est le point de départ du livre que publie l’écrivain Philippe Forest, Déconstruire, reconstruire : la querelle du woke qui pointe une rivalité mimétique entre partisans du wokisme et ses détracteurs. Rivalité qui prend la forme, comme a pu le montrer jadis René Girard à propos de la guerre, d’une montée aux extrêmes que rien ne semble pouvoir arrêter. D’un côté, les « éveillés » traquent les discriminations en tout genre jusque dans les textes littéraires qu’il serait de bon ton de réécrire, comme le revendiquent haut et fort les partisans de l’écriture dite inclusive. Les anti-woke ont beau jeu, de leur côté, de fustiger un totalitarisme rampant qui prend la forme de censures voire d’autocensures.

    Deux camps s’affrontent. Les détracteurs du wokisme dénoncent en lui un nouveau totalitarisme. Au nom de l’idéologie ‘diversitaire’ qu’il promeut, celui-ci censure et persécute tous ceux qui s’opposent à sa loi, prétendent-ils, et il soumet aux foudres d’une impitoyable terreur intellectuelle quiconque émet quelque doute relativement au bien-fondé d’un modèle multiculturaliste exaltant pourtant les formes les plus fanatiques de l’identitarisme racial, sexuel ou religieux. Leurs adversaires contestent un semblable constat, le déclarent grossièrement exagéré, outrancièrement mensonger, et ils incriminent les arrière-pensées qui président à une pareille représentation de l’état du pays. Ils veulent ne voir en lui que l’expression des vieux préjugés racistes, sexistes et pour tout dire : fascistes, auxquels le tour réactionnaire propre à notre présent aurait redonné une seconde vie et une nouvelle vigueur.

    Les deux camps s’abreuvent pourtant pour Forest à la même source et auraient une visée commune, celle de reconstruire ce qui aurait été déconstruit. Ils instrumentalisent chacun ou pervertissent une pensée de la déconstruction – ce que l’on a appelé Outre-Atlantique la French Theory –, dont ils semblent méconnaître la dimension critique ou la part de négativité qu’elle contient. Les cultural et les gender studies se sont arcboutées sur une approche identitariste qui pensait affranchir le sujet de toute forme de domination, mais ont fini par l’enfermer dans un repli identitaire dont il est devenu difficile de se départir, comme en témoigne l’acronyme LGBTQIA+ qui donne l’impression de pouvoir s’étendre à l’infini, tant la diversité de nos pratiques sexuelles n’aura peu de chance d’être circonscrite dans le caractère normatif d’un simple alphabet. De leur côté, les anti-woke peuvent s’enorgueillir de fustiger une « pensée 68 » qu’ils confondent d’une part avec la French Theory et la pensée de la déconstruction à laquelle ils reprochent son individualisme exacerbé qui, pour le dire vite, ne servirait que les intérêts du capitalisme et de l’ultra-libéralisme qui le sous-tend. Entre parenthèses, en ces temps où le moindre adversaire est qualifié d’ultra, on peut se demander s’il ne serait pas temps de réhabiliter cette notion qui paraissait périmée d’ultra-libéralisme, mais c’est une autre histoire !

    Les deux camps, poursuit Forest, ont en commun un même souci de reconstruire ce qui aurait été déconstruit, anéanti et auraient en partage un horizon du Bien à atteindre qui permettrait de corriger cette erreur absolue que l’on n’ose à peine appeler homme, tant le mâle blanc hétérosexuel est devenu l’ennemi public et privé à abattre. Les « éveillés » rejouent une chasse aux sorcières qui ne dit pas son nom, traquant les professeurs d’université coupables de pervertir leurs étudiants par des choix d’œuvres artistiques jugées discriminatoires. Les anti-woke rêvent d’une restauration de valeurs morales qui ne dit pas non plus son nom. Totalitarisme progressiste versus conservatisme rance. Comme le souligne ironiquement Forest, ce ne sont ni Derrida ni Foucault ni Barthes ni Deleuze qui auraient emporté la partie, mais le procureur Ernest Pinard ayant fait condamner en leur temps Baudelaire et Flaubert.

    Pour Forest qui renvoie dos-à-dos ces deux jusqu’au-boutismes, il serait urgent au contraire de réhabiliter une pensée de la déconstruction :

    C’est pourquoi il importe moins, contre l’opinion unanime de reconstruire enfin ce qui avait été hier déconstruit que de déconstruire encore ce qui prétend se reconstruire aujourd’hui.

    Contrairement à ce que laisseraient croire quelques romanciers de pacotille ou autres philosophes empathiques, il n’y a rien à réparer, nulle résilience possible. Il serait impératif au contraire de retrouver le « sens du négatif » qui animait la pensée humaniste et le scepticisme d’un Montaigne ou la dimension critique de l’esprit des Lumières. Se plaçant sous l’égide de Heidegger et de Derrida, Forest rappelle que la déconstruction n’est pas synonyme de démolition. Déconstruire signifie plutôt « se remémorer », « s’approprier », « désobstruer » ; disons : « reconsidérer ». Ou pour le dire avec les mots de Derrida dans De la grammatologie : « L’écriture inaugure la destruction, non pas la démolition mais la dé-sédimentation, la dé-construction de toutes les significations qui ont leur source dans celle de logos. En particulier la signification de vérité ». Et Forest de surenchérir :

    Lire un texte, – c’est-à-dire le déconstruire – revient à faire apparaître la manière dont il ne signifie pas. Seule cette approche critique qui consiste comme le disait Montaigne à suspendre son jugement serait à même de nous éviter les pièges de l’identitarisme, c’est-à-dire de cet enfermement dans des identités culturelles, raciales ou sexuelles qui emprisonnent plus qu’elles ne libèrent. " Le propre d’une culture, écrivait Derrida, c’est de n’être pas identique à elle-même. […] Il n’y a pas de culture ou d’identité culturelle sans cette différence avec soi ".

    « Il existe une identité, la mienne, la nôtre, écrit de son côté Julia Kristeva, mais elle est fondamentalement interrogative et infiniment évolutive ».

    On ne s’étonnera pas que ce grand romancier qu’est Philippe Forest conclue ce brillant essai par un plaidoyer pour les vertus, et les vices qui leur sont afférents, de la littérature qui par essence n’apprend rien, ne véhicule aucun message, mais ouvre l’esprit à la nuance, à la contradiction et au doute. Condition sine qua non pour retrouver le sens et le goût de la démocratie tellement malmenée ces derniers temps.

    Olivier Rachet, 17 août. 


  • Albert Gauvin | 20 mai 2023 - 18:17 2

    Les « woke » veulent-ils tout déconstruire ?

    Le wokisme serait pour certains un essentialisme dangereux, pour d’autres un nouvel horizon émancipateur… L’écrivain Philippe Forest et l’historien François Cusset ont accepté d’en débattre, loin des outrances réactionnaires mais sans complaisance. LIRE ICI.


  • Albert Gauvin | 14 mai 2023 - 18:25 3

    WOKE

    par Olivier Rachet

    Woke, anti-woke : même combat ? Tel est le point de départ du livre passionnant que publie l’écrivain Philippe Forest, Déconstruire, reconstruire : la querelle du woke qui pointe une rivalité mimétique entre partisans du wokisme et ses détracteurs. Rivalité qui prend la forme, comme a pu le montrer jadis René Girard à propos de la guerre, d’une montée aux extrêmes que rien ne semble pouvoir arrêter. D’un côté, les « éveillés » traquent les discriminations en tout genre jusque dans les textes littéraires qu’il serait de bon ton de réécrire, comme le revendiquent haut et fort les partisans de l’écriture dite inclusive. Les anti-woke ont beau jeu, de leur côté, de fustiger un totalitarisme rampant qui prend la forme de censures voire d’autocensures. « Deux camps s’affrontent, observe justement Forest. Les détracteurs du wokisme dénoncent en lui un nouveau totalitarisme. Au nom de l’idéologie ‘diversitaire’ qu’il promeut, celui-ci censure et persécute tous ceux qui s’opposent à sa loi, prétendent-ils, et il soumet aux foudres d’une impitoyable terreur intellectuelle quiconque émet quelque doute relativement au bien-fondé d’un modèle multiculturaliste exaltant pourtant les formes les plus fanatiques de l’identitarisme racial, sexuel ou religieux. Leurs adversaires contestent un semblable constat, le déclarent grossièrement exagéré, outrancièrement mensonger, et ils incriminent les arrière-pensées qui président à une pareille représentation de l’état du pays. Ils veulent ne voir en lui que l’expression des vieux préjugés racistes, sexistes et pour tout dire : fascistes, auxquels le tour réactionnaire propre à notre présent aurait redonné une seconde vie et une nouvelle vigueur. »

    Les deux camps s’abreuvent pourtant pour Forest à la même source et auraient une visée commune, celle de reconstruire ce qui aurait été déconstruit. Ils instrumentalisent chacun ou pervertissent une pensée de la déconstruction – ce que l’on a appelé Outre-Atlantique la French Theory –, dont ils semblent méconnaître la dimension critique ou la part de négativité qu’elle contient. Les cultural et les gender studies se sont arcboutées sur une approche identitariste qui pensait affranchir le sujet de toute forme de domination, mais ont fini par l’enfermer dans un repli identitaire dont il est devenu difficile de se départir, comme en témoigne l’acronyme LGBTQIA+ qui donne l’impression de pouvoir s’étendre à l’infini, tant la diversité de nos pratiques sexuelles n’aura peu de chance d’être circonscrite dans le caractère normatif d’un simple alphabet. De leur côté, les anti-woke peuvent s’enorgueillir de fustiger une « pensée 68 » qu’ils confondent d’une part avec la French Theory et la pensée de la déconstruction, d’autre part, à laquelle ils reprochent son individualisme exacerbé qui, pour le dire vite, ne servirait que les intérêts du capitalisme et de l’ultra-libéralisme qui le sous-tend. Entre parenthèses, en ces temps où le moindre adversaire est qualifié d’ultra, je pense qu’il est temps de réhabiliter cette notion qui paraissait périmée d’ultra-libéralisme, mais c’est une autre histoire !

    Les deux camps, poursuit Forest, ont en commun un même souci de reconstruire ce qui aurait été déconstruit, anéanti et auraient en partage un horizon du Bien à atteindre qui permettrait de corriger cette erreur absolue que l’on n’ose à peine appeler homme, tant le mâle blanc hétérosexuel est devenu l’ennemi public et privé à abattre. Les « éveillés » rejouent une chasse aux sorcières qui ne dit pas son nom, traquant les professeurs d’université coupables de pervertir leurs étudiants par des choix d’œuvres artistiques jugées discriminatoires. Les anti-woke rêvent d’une restauration de valeurs morales qui ne dit pas non plus son nom. Totalitarisme progressiste versus conservatisme rance. Comme le souligne ironiquement Forest, ce ne sont ni Derrida ni Foucault ni Barthes ni Deleuze qui auraient emporté la partie, mais le procureur Ernest Pinard ayant fait condamner en leur temps Baudelaire et Flaubert.

    Pour Forest qui renvoie dos-à-dos ces deux jusqu’au-boutismes, il serait urgent au contraire de réhabiliter une pensée de la déconstruction : « C’est pourquoi il importe moins, contre l’opinion unanime de reconstruire enfin ce qui avait été hier déconstruit que de déconstruire encore ce qui prétend se reconstruire aujourd’hui ». Contrairement à ce que laisseraient croire quelques romanciers de pacotille ou autres philosophes empathiques, il n’y a rien à réparer, nulle résilience possible. Il serait impératif au contraire de retrouver le « sens du négatif » qui animait la pensée humaniste et le scepticisme d’un Montaigne ou la dimension critique de l’esprit des Lumières. Se plaçant sous l’égide de Heidegger et de Derrida, Forest rappelle que la déconstruction n’est pas synonyme de démolition. Déconstruire signifie plutôt « se remémorer », « s’approprier », « désobstruer » ; disons : « reconsidérer ». Ou pour le dire avec les mots de Derrida dans De la grammatologie, « l’écriture inaugure la destruction, non pas la démolition mais la dé-sédimentation, la dé-construction de toutes les significations qui ont leur source dans celle de logos. En particulier la signification de vérité ». « Lire un texte, renchérit Forest, – c’est-à-dire le déconstruire – revient à faire apparaître la manière dont il ne signifie pas. » Seule cette approche critique qui consiste comme le disait Montaigne à suspendre son jugement serait à même de nous éviter les pièges de l’identitarisme, c’est-à-dire de cet enfermement dans des identités culturelles, raciales ou sexuelles qui emprisonnent plus qu’elles ne libèrent. « Le propre d’une culture, écrivait Derrida, c’est de n’être pas identique à elle-même. [...] Il n’y a pas de culture ou d’identité culturelle sans cette différence avec soi. » « Il existe une identité, la mienne, la nôtre, écrit de son côté Julia Kristeva, mais elle est fondamentalement interrogative et infiniment évolutive. »

    On ne s’étonnera pas que ce grand romancier qu’est Philippe Forest conclue ce brillant essai par un plaidoyer pour les vertus, et les vices qui leur sont afférents, de la littérature qui par essence n’apprend rien, ne véhicule aucun message, mais ouvre l’esprit à la nuance, à la contradiction et au doute. Condition sine qua non pour retrouver le sens et le goût de la démocratie tellement malmenée ces derniers temps.

    16 Avril 2023


  • Albert Gauvin | 19 mars 2023 - 15:15 4

    Contre le wokisme et ses excès indéfendables !

    Challenges, Michel Winock le 17.03.2023

    EDITORIAL - Notre éditorialiste Michel Winock revient sur les sources intellectuelles du mouvement woke, né au Etats-Unis, pour lutter contre les discriminations et la suprématie supposée des mâles blancs hétéros dans la sphère culturelle. Et explore le ressort de l’antiwokisme, qui, en France, trouve ses racines dans le rejet de la pensée de mai 68.

    Le mot woke venu des Etats-Unis est devenu, sans traduction, courant en France. Du verbe to woke, il désigne les "éveillés", ceux qui luttent contre les discriminations dont sont victimes les femmes, les minorités ethniques, les LGTB, les handicapés — discriminations qui se manifestent notamment dans le champ culturel sous la forme de la suprématie des mâles blancs hétéros.

    Les militants du wokisme entendent nettoyer la littérature, le théâtre, les arts, la culture en général, de cette domination séculaire. Ils prêchent la "convergence des luttes" sur le terrain sociétal sous le nom d’"intersectionnalité". Ces "guerriers de la justice sociale", comme ils s’intitulent, deviennent insupportables par leur intolérance, leur ostracisme, et, lâchons le mot, leur fanatisme qui s’est imposé dans nombre d’universités américaines.

    Comme tout vient désormais des États Unis, le courant woke a gagné la France, sans y prendre une égale ampleur, mais décidant néanmoins un ministre de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer, d’en dénoncer les menaces dans nos universités. Contre le wokisme s’est développé en France un antiwokisme qui, au-delà des instances universitaires, multiplie ses condamnations dans les médias.

    Expulser le démon

    Sur la question, je ne saurai trop conseiller l’ouvrage de Philippe Forest, qui vient de paraître, Déconstruire, Reconstruire/La querelle du woke (Gallimard). L’auteur est romancier (il a obtenu naguère le prix Fémina du premier roman pour son Enfant éternel), il a publié une excellente biographie d’Aragon, et il enseigne la littérature française à l’Université de Nantes.

    Son ouvrage présente d’abord une explication du phénomène "woke", dont il éclaire la genèse et les antécédents. Pour lui, le wokisme a trois "sources", religieuses et intellectuelles. D’abord le puritanisme, la volonté d’éradiquer le Mal : "une sorte de croisade, menée par une élite vertueuse", une "véritable guerre sainte destinée à purifier et à regénérer le monde, usant non du fer rouge, du fouet ou du bûcher, mais de ces avatars modernes du pilori que constituent le bashing, le boycott ou le gosthing."

    Le wokisme hérite aussi d’une retombée du puritanisme, les épisodes successifs de la "chasse aux sorcières" qui ponctuent l’histoire des Etats-Unis : Salem, la prohibition, le maccarthysme… Il faut toujours expulser le démon. Enfin, la culture woke s’est nourrie d’une influence philosophique réinterprétée, la "déconstruction", lancée par la French Theorie (Derrida, Foucault, Deleuze et autres), qui remet en cause les représentations de la culture dominante. L’auteur montre le réductionnisme du wokisme, ses apories, ses contradictions, ses excès indéfendables, non sans juger légitime le combat culturel, juridique et politique contre les discriminations.

    Condamnation de la pensée de mai 68

    Face au wokisme, Forest analyse aussi le contenu de l’antiwokisme, tel qu’il s’exprime largement en France dans la presse, dans les revues et dans les livres. Il y discerne un fond commun, le rejet de Mai 68 et, particulièrement, la condamnation de la "pensée 68", comme l’ont dénoncée dans un livre fameux les philosophes Luc Ferry et Alain Renaut. "S’il n’y a pas lieu d’idéaliser 68, en revanche il convient de s’interroger sur l’hostilité quasi unanime que suscite désormais le souvenir de l’événement", écrit Forest. Il y voit un contre-courant réactionnaire : "une certaine idée de la tradition — avec laquelle il conviendrait de renouer", une conception figée de l’identité nationale, religieuse et culturelle, "la vieille idée selon laquelle le salut en passerait par le ‘’retour aux racines’’, "le désir un peu infantile et tout à fait vain d’en revenir au ‘’bon vieux temps’’."

    Dans cet essai captivant, Forest met en cause la notion même d’identité, sertie au cœur des deux mouvements, wokiste et antiwokiste. L’obsession de l’identité ! Ce miroir aux alouettes, qui fut même sous Nicolas Sarkozy la raison d’être d’un douteux ministère. LIRE LA SUITE ICI.


  • Albert Gauvin | 28 février 2023 - 13:46 5

    Dans ma présentation du livre de Forest, j’ai oublié de signaler l’article récent de Fabrice Hadjadj publié dans le numéro de février d’art press (p. 92) consacré au livre de Jean-François Braunstein La religion woke (Grasset). J-F Braunstein était par ailleurs l’invité, avec le sociologue Albert Ogien, auteur de Emancipations, Luttes minoritaires, luttes universelles ? (éd. Textuel) de l’émission Répliques le 25 février. VOIR ICI : Faut-il avoir peur du wokisme ?.