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Philip Roth, Pourquoi écrire ?

Paru le 16 mai 2019

D 17 mai 2019     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Pourquoi écrire ? (Why write ?) Ce livre reprend les principaux textes que Philip Roth, né le 19 mars 1933 et mort le 22 mai 2018, a consacrés à la littérature. Indispensable pour comprendre l’art romanesque de l’écrivain américain.

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Couverture : Photo © Philip Montgomery / The New York Times - REDUX – REA (détail).


« Me voilà, sans mes tours de passe-passe, à nu et sans aucun de ces masques qui m’ont donné toute la liberté d’imaginer dont j’avais besoin pour écrire des romans. »

Cette compilation d’essais et d’entretiens a été conçue par Philip Roth comme le chapitre final de son œuvre, celui où le romancier, qui avait publiquement annoncé la fin de sa carrière littéraire, contemple le fruit d’une vie d’écriture et se prépare au jugement dernier. Il y dévoile les coulisses de son travail, revient sur ses controverses et livre de nombreuses anecdotes où le goût de la fiction le dispute à la stricte biographie. Au fil des trois sections du recueil (dont la dernière, Explications, est inédite en France), chaque page démontre l’acuité et la force de persuasion de celui qui fut un des auteurs essentiels du XXe siècle. Et ne vous laissez pas berner par la promesse initiale : la sincérité avouée de Roth n’est pas la moindre de ses ruses…

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Michel et Philippe Jaworski, Josée Kamoun et Lazare Bitoun

DU CÔTÉ DE PORTNOY
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Michel et Philippe Jaworski.
PARLONS TRAVAIL
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Josée Kamoun.
EXPLICATIONS
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Lazare Bitoun.

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Philip Roth est né le 19 mars 1933 à Newark, dans le New Jersey. Second enfant d’Américains de deuxième génération, Bess et Herman Roth, Philip Roth grandit au sein de la communauté juive de Weequahic, quartier qui sera le décor de nombre de ses livres. Diplômé du lycée de Weequahic en 1950, il étudia ensuite à l’Université Bucknell, en Pennsylvanie, et à l’Université de Chicago, où il reçut une bourse pour terminer son master de littérature anglaise.
En 1959, Roth publia Goodbye, Columbus — un recueil de nouvelles et une novella — pour lequel il reçut le National Book Award. Dix ans plus tard, la publication de son quatrième roman, Portnoy et son complexe, valut à Roth un succès aussi bien critique que commercial, qui assit sa réputation de jeune écrivain parmi les plus talentueux d’Amérique. Roth était l’auteur de trente et un livres, notamment ceux suivant les tribulations de Nathan Zuckerman, et d’un narrateur fictif nommé Philip Roth par le prisme duquel il explora et mit en lumière les complexités de l’expérience américaine aux XXe et XXIe siècles.
L’importante contribution de Roth à la littérature a été largement reconnue de son vivant, tant aux États-Unis que dans le reste du monde. Il a reçu, entre autres distinctions, le prix Pulitzer et l’International Man Booker Prize, a gagné deux fois le National Book Critics Circle Award et le National Book Award, et a été décoré de la Médaille nationale des Arts et de la Médaille nationale des Humanités par les présidents Clinton et Obama, res­pectivement.
Philip Roth est mort le 22 mai 2018 à l’âge de quatre-vingt-­cinq ans, six ans après avoir cessé d’écrire.

Préface

Les premiers textes de ce recueil appartiennent à la période difficile du début de ma carrière d’écrivain. Ils sont inclus dans ce recueil à titre d’archives — en mai 2014, cinquante-cinq ans après la publication dans le New Yorker de ma nouvelle « Défenseur de la foi » qui fut très vite qualifiée d’injure envers le peuple juif par un certain nombre de lecteurs juifs de ce magazine, j’ai reçu un diplôme honorifique du Jewish Theological Seminary [1] dont j’espère qu’il marque la fin de l’opposition des institutions juives à mon égard, laquelle remonte à la parution de mes premières nouvelles alors que je n’avais pas encore trente ans. La publication de Portnoy et son complexe (1969) — qui a rencontré un public de loin plus vaste qu’aucun de mes autres livres — a sans aucun doute fait très peu pour désamorcer ce conflit ; cela explique pourquoi sont repris ici plusieurs textes qui analysent les origines de ce brûlot, son étonnante réception par le public, et l’impact qu’il a continué à avoir sur ma réputation dans certains cercles, sinon en tant qu’antisémite, comme cela fut à certains moments le cas, au moins comme misogyne, ce qui n’est guère moins insultant. (Voir l’interview du Svenska Dagbladet [2].)
Sur les trente et un livres que j’ai publiés, vingt-sept étaient des œuvres d’imagination. En dehors de Patrimoine (1991), qui a pour sujet la maladie puis la mort de mon père, et des Faits (1988), qui est une courte autobiographie de ma carrière d’écrivain, les textes de non ­fiction que j’ai pu écrire ont pour la plupart été suscités — réactions aux accusations d’antisémitisme et de haine de soi propres aux Juifs dont j’ai été l’objet, réponses à des demandes d’entretien par des périodiques sérieux, discours d’acceptation de distinctions qui m’ont été remises, ou à l’occasion d’un anniversaire important, ou encore pour accompagner un ami à la tombe.
Le texte sur Kafka a été écrit au terme d’un semestre durant lequel j’ai eu le grand plaisir de donner à l’Université de Pennsylvanie un cours sur les romans et les nouvelles les plus importantes de Kafka, sa « Lettre à son père » pétrie d’angoisse, et la biographie de Max Brod. Cet hybride entre essai et nouvelle était la première tentative d’une approche que je devais utiliser à nouveau de manière plus extensive dans L’écrivain des ombres (1979) et Le complot contre l’Amérique (2004) : imaginer l’histoire telle qu’elle ne s’était pas déroulée, d’abord comme dans « I Always Wanted You to Admire My Fasting » en réinventant Kafka en tant que — mon — professeur d’hébreu à l’école du dimanche, puis, des années plus tard, en donnant d’abord une autre biographie à Anne Frank, puis ensuite à Charles Lindbergh en même temps qu’à ma propre famille immédiate. Dans mon essai « My Uchronia », écrit pour la New York Times Book Review afin d’accompagner leur critique du Complot contre l’Amérique, j’explique les stratégies auxquelles j’ai eu recours pour transformer en réalité crédible une Amérique imaginaire des années 1940 qui avait Lindbergh pour président et s’était alliée à l’Allemagne.
Entre 1977 et 1988, je vivais à Londres la moitié de l’année ; de ces séjours sont nés certains entretiens clés de Parlons travail (2001) qui est repris ici dans son entier. Ivan Klíma à Prague, Milan Kundera à Prague et à Paris (ainsi qu’à Londres et dans le Connecticut), Primo Levi à Turin, Aharon Appelfeld à Jérusalem, Edna O’Brien à Londres — ces écrivains importants étaient tout au plus à quelques heures d’avion de ma résidence londonienne, et j’ai ainsi facilement pu me rendre ici ou là pour cultiver avec beaucoup de plaisir les amitiés qui sont à l’origine de ces conversations. J’ai été présenté à Ivan et Milan à Prague en 1973, cinq ans après l’échec du Printemps de Prague, dans une ville sous domination du communisme totalitaire ; ainsi, dans le discours « Une éducation tchèque », que j’ai prononcé devant le PEN américain en 2013, je donne un aperçu des circonstances difficiles de nos rencontres suivantes.
Quand je me suis rendu en Italie pour voir Primo Levi chez lui à l’automne 1986, nous avions déjà fait connaissance au printemps précédent, alors qu’il était venu à Londres donner plusieurs conférences, et qu’un ami commun nous avait réunis. Il m’avait paru tellement solide durant les quatre jours que nous avions ensuite passés à parler sans fin dans son bureau de Turin. Quelle vivacité chez cet homme ! Tellement bien ancré dans son monde qu’on pourrait l’envier, avais-je dit de lui dans l’introduction à notre conversation, « totalement en phase avec la vie qui l’entoure ». Dans les mois qui suivirent cette rencontre, nous avons communiqué par lettres et je l’ai invité à venir en Amérique pour une visite dès que je serais de retour chez moi l’année suivante — je croyais m’être fait un nouvel et merveilleux ami. Mais cette amitié ne devait pas connaître de lendemain. Au cours du printemps, il se suicida, ce grand écrivain qui m’avait paru quelques mois auparavant, à cause de son attitude enjouée, tellement solide, tellement vif et tellement bien ancré dans son monde. Le volume se termine avec un discours que j’ai prononcé le 19 mars dans la ville de Newark où je suis né, dans l’auditorium Billy Johnson du musée de Newark devant un public d’invités et d’amis. Je n’ai jamais pris autant de plaisir à un anniversaire. Il y avait là quelques amis que je connaissais depuis toujours, des garçons avec lesquels j’avais grandi dans Weequahic, le quartier juif de Newark, ainsi que plusieurs des nombreux amis avec lesquels je me suis lié un peu partout dans le monde au cours de ma vie. La soirée était organisée par la Philip Roth Society et le Newark Preservation and Land­ marks Committee, et mon discours fut précédé de commentaires sur mon travail par Jonathan Lethem, Hermione Lee, Alain Finkielkraut et Claudia Roth Pierpont. J’ai ensuite été introduit par une amie que je connaissais depuis plusieurs décennies, la grande romancière irlandaise Edna O’Brien, qui en a peut-être étonné quelques-uns dans le public mais ne m’a personnellement guère surpris, quand elle a dit : « C’est l’influence de ses parents qui a fait de lui ce qu’il est : celle de son père, Herman, qui travaillait dur pour un géant de l’assurance-vie où on lui faisait clairement sentir qu’un Juif n’y avait pas sa place, et celle de sa mère attentive qui l’a élevé avec beaucoup de sérieux. »
J’ai terminé mon discours de ce soir-là (« L’implacable intimité du roman ») par la lecture de quelques pages du Théâtre de Sabbath, une scène non loin de la fin du livre dans laquelle Mickey Sabbath, aussi seul et aussi déboussolé qu’il l’a jamais été, se rend dans le cimetière proche de la mer où tous les membres de sa famille chérie sont enterrés. Et parmi eux, il y a Morty, le grand frère adoré dont le bombardier a été abattu au-dessus des Philippines occupées par les Japonais quelques mois à peine avant la fin de la Seconde Guerre mondiale alors que Sabbath n’était encore qu’un gamin vulnérable — et c’est bien cet impensable coup du sort survenu dans son enfance qui sera déterminant pour tout ce qui se passe par la suite dans la vie de Sabbath. La scène dans le cimetière se termine avec Sabbath qui place un caillou sur chacune des tombes des siens et qui, après s’être laissé envahir par les souvenirs les plus tendres qu’il a gardés de chacun d’eux, dit tout simplement à ses morts : « Me voilà. »
Et aujourd’hui, je dis la même chose. Me voilà, débarrassé des déguisements et des inventions et des artifices du roman. Me voilà, sans mes tours de passe-passe, à nu et sans aucun de ces masques qui m’ont donné toute la liberté d’imaginer dont j’avais besoin pour écrire des romans.

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Lazare Bitoun.

DU CÔTÉ DE PORTNOY ET AUTRES ESSAIS

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Michel et Philippe Jaworski

À Saul Bellow, au père de Herzog,
que j’admire depuis toujours.

PREMIÈRE PARTIE

L’écrivain et les puissances établies

Voyons d’abord votre adolescence. Qu’est-ce qui la rattache à la société américaine telle que vous l’avez dépeinte dans Goodbye, Columbus ? Quels ont été vos rapports avec votre famille ? Avez-vous ressenti, et comment, le poids de la puissance paternelle ?

Loin d’être l’âge des révoltes et des tourments, comme le voudrait la tradition, mon adolescence fut plutôt une période d’attente, une période de suspens. Après une enfance pleine d’exubérance, dont l’ardeur triomphante contraste avec le drame que vivait alors l’Amérique, engagée dans la Seconde Guerre mondiale, je devais beaucoup m’assagir jusqu’à ce que j’entre à l’université, en 1950. Là, dans un milieu marqué par un christianisme respectable, qui n’était pas moins contraignant que le milieu juif où j’avais été moi-même élevé mais dont je pouvais ignorer ou braver les interdits sans me sentir étranglé par une longue obédience, je pus ranimer un goût de la recherche et de la spéculation intellectuelles qui était resté en sommeil durant mes études secondaires. De l’âge de douze ans, où j’entrai au lycée, jusqu’à l’âge de seize ans, où j’obtins mon diplôme de fin d’études, je fus, dans l’ensemble, un garçon de bonne tenue, réfléchi, soumis (de son plein gré) aux règles sociales qui étaient celles de la petite bourgeoisie compassée et sourcilleuse au sein de laquelle j’avais été élevé, et encore peu embarrassé par les tabous que l’orthodoxie religieuse de mes grands-parents immigrés m’avaient instillés sous une forme que je dirai bénigne. Je fus donc un « bon » garçon, sans doute parce que je comprenais que dans le milieu juif de Newark on ne pouvait guère être autre chose à moins de vouloir voler les voitures ou sécher les cours, ce qui était au-delà de mes capacités. Plutôt que la morosité hargneuse ou la révolte vociférante — ou triomphante, comme aux temps édéniques de l’école primaire —, je choisis de purger docilement ma peine dans ce qui était, je le reconnais, une prison dorée et de jouir de tous les privilèges accordés aux détenus qui laissent leurs gardiens en paix.
Les amitiés ferventes étaient le meilleur de l’adolescence non seulement à cause du sentiment libérateur qu’elles pouvaient inspirer à des garçons qui avaient vécu jusqu’alors à l’étroit dans le giron familial, mais parce qu’elles leur laissaient tout loisir de parler sans crainte d’être chapitrés. Pourtant, les interminables conversations que nous pouvions tenir, où l’« aventure » tant désirée donnait souvent lieu à d’âpres débats, quand on ne se livrait pas à toutes sortes de plaisanteries sans queue ni tête, ces conversations se déroulaient ordinairement dans l’espace exigu d’une voiture en stationnement — deux, trois, quatre ou cinq d’entre nous enfermés dans cet enclos d’acier qui avait à peu près les dimensions d’une cellule, et à l’instar des détenus, coupés du commun des mortels.
Je crois cependant n’avoir jamais goûté en ces années un sentiment de plus grande liberté que dans les propos que nous échangions des heures durant à l’intérieur d’une automobile. Les plus proches compagnons de mon adolescence — juifs comme moi, et comme moi intelligents et bien polis, tous quatre devenus par la suite des médecins prospères — ne jetteront peut-être pas le même regard rétrospectif sur ces marathons oratoires, mais en ce qui me concerne je ne peux m’empêcher d’associer à mon travail d’aujourd’hui ce qui était alors notre plus riche aliment, où se mêlaient vantardises et racontars, piques et railleries, contestations et affabulations, et je considère que tout ce dont notre esprit se saisissait pour mieux nous divertir était comme la geste d’une tribu qui, d’un stade du développement humain, serait passée à un stade plus évolué. Et puis, cette parole ivre de mots était pour nous le moyen de tirer vengeance ou d’ôter l’aiguillon des forces culturelles qui nous façonnaient. Au lieu de voler les voitures d’étrangers, nous nous tenions dans celles que nous avions empruntées à nos pères, et là nous proférions les choses les plus folles qu’on pût imaginer, du moins dans notre quartier, c’est-à-­dire à l’endroit où nous étions stationnés.
« Le poids de la puissance paternelle », avec tout ce que la tradition y voit d’oppression ou de contrainte, je n’ai guère eu à m’en défendre pendant mon adolescence. Hormis des peccadilles, mon père n’eut jamais sujet de me quereller vraiment, et si je pus éprouver en quoi que ce soit le poids de sa puissance, ce ne fut pas par je ne sais quel dogmatisme ou quelle inflexibilité mais par la fierté sans limites que je lui inspirais. Lorsque je tâchais de ne pas le décevoir, ou de ne pas décevoir ma mère, ce n’était pas par peur qu’ils n’usent de la manière forte ou ne prononcent quelque décret punitif, c’était par crainte de leur briser le cœur ; même après l’adolescence, quand je commençai de trouver des arguments à leur opposer, il ne me vint jamais à l’esprit que je pourrais de ce fait perdre leur amour.
Ce qui m’incita sans doute à m’assagir, c’est le grave revers financier que mon père essuya à peu près à l’époque où j’entrai au lycée. Il eut grand-peine à retrouver son crédit et la volonté opiniâtre qu’il lui fallut pour y parvenir, les trésors d’énergie qu’il dut dépenser autour de ses quarante-cinq ans, me le firent apparaître soudain comme une figure héroïque, une sorte de croisement du capitaine Achab et de Willy Loman [3]. Je me demandais plus ou moins consciemment s’il n’allait pas s’effondrer en nous entraînant avec lui dans sa chute, mais il révéla un courage indomptable, pour ne pas dire la solidité du roc. J’étais au demeurant dans ma prime adolescence alors que l’issue était encore incertaine, et il se peut que de n’avoir été en ces années guère plus ou guère moins qu’un « bon garçon » m’inclina à contribuer autant que je le pouvais à l’ordre et à la stabilité de la famille. Laisser la puissance paternelle peser de tout son poids, c’était renoncer pour un temps à poursuivre ma carrière de conquistador en culottes courtes et étouffer en moi tout penchant à la révolte et à l’hérésie… Je m’aventure, il est vrai, sur le terrain des conjectures psychologiques, et un terrain d’autant moins sûr que bien des années ont passé ; mais il n’en reste pas moins que l’adolescent que je fus mit peu du sien pour bouleverser l’équilibre des forces qui avait permis à notre famille de parvenir là où elle était parvenue et de faire aussi bien qu’elle faisait.

La sexualité comme instrument de pouvoir et de sujétion. Vous développez ce thème dans Portnoy et son complexe, où vous désacralisez la pornographie tout en reconnaissant le caractère obsessionnel des choses du sexe et leur irrésistible force de conditionnement. Je voudrais savoir quelle expérience vécue est à l’origine de cette fable dramatique, ou quelle aventure de l’esprit ou de l’imagination.

Est-­ce que vraiment je « désacralise » la pornographie ? Je n’y avais jamais pensé, d’autant moins que la pornographie est généralement considérée elle-­même comme une désacralisation verbale de l’acte par lequel l’homme et la femme sont censés consacrer le profond attachement qu’ils ont l’un pour l’autre. En fait, je vois plutôt dans la pornographie une projection de l’intérêt bien humain que l’on peut porter aux parties génitales en elles-mêmes et pour elles-mêmes, intérêt qui exclut toute émotion autre que les sensations élémentaires qu’éveille la contemplation d’un accouplement. La pornographie est à l’ensemble des relations sexuelles ce qu’est un manuel du bâtiment à la vie du foyer. Ou du moins c’est ce qu’elle serait si la construction avait ce par­fum de fruit défendu, cette aura de magie et de mystère qui entoure aujourd’hui la fonction sexuelle.
Je ne pense pas avoir « désacralisé » la pornographie mais plutôt excisé l’obsession du corps considéré comme un objet érotique, une machine à orifices, aux rouages compliqués et obscurs, capable de sécrétion, de tumescence, de friction, de décharge, pour la réimplanter dans un cadre familial on ne peut plus terre à terre, où le pouvoir et la sujétion, entre autres, peuvent être vus sous l’aspect général qu’ils présentent tous les jours et non plus à travers la lentille rétrécissante de la pornographie. Mais c’est peut-être en ce sens que l’on pourrait m’accuser d’avoir désacralisé, ou profané, ce que la pornographie, par son exclusivisme obsessionnel, élève en effet au rang du sacré, d’une religion totalitaire dont les rites solennels sont solennellement célébrés, et que j’appellerai le Foutrisme. Dans cette religion, comme dans toute autre, l’exercice du culte demande le plus grand sérieux et laisse aussi peu de place à l’expression ou à l’idiosyncrasie individuelle, à l’accident ou à l’erreur, que n’en laisse au chrétien la célébration de la messe. En fait, le comique de Portnoy doit beaucoup aux accidents, parfaite expression de l’individu, qui surprennent l’officiant, ou celui qui se voudrait tel, tandis qu’il cherche désespérément à gagner l’autel pour se dévêtir. Tous ses efforts pour entrer nu au royaume sacré de la pornographie sont sans cesse contrecarrés par cela même qu’Alexandre Portnoy, tel qu’il se définit, est un personnage d’histoire juive — et l’humour juif, au contraire de la pornographie, dépeint un monde entièrement déconsacré : démythifié, déromancé, dés­illusionné. Ce fervent dévot que Portnoy voudrait être ne peut que profaner par chacun de ses mots et chacun de ses gestes ce que le Foutriste orthodoxe révère le plus au monde.
Je ne peux malheureusement vous retracer aucune expérience, de l’esprit ou du corps, qui serait à l’origine de Portnoy et son complexe. Sans doute voulez-vous savoir si j’ai moi-même vécu « la sexualité comme instrument de pouvoir et de sujétion ». Et comment pourrait-il en être autrement ? Moi aussi j’ai des appétits, de l’imagination, des pulsions, des inhibitions, des faiblesses, une volonté et une conscience. De plus, l’offensive qui fut lancée dans les dernières années soixante contre les mœurs sexuelles survenait près de vingt ans après que j’eus moi-même touché au rivage et commencé à combattre pour prendre pied sur le sol de la patrie d’Éros que l’Ennemi tenait en lisières. Je me représente parfois les hommes de ma génération comme les premiers envahisseurs résolus dont les enfants-­fleurs foulèrent plus tard les corps ensanglantés pour s’avancer triomphalement vers ce Paris luxurieux que nous rêvions de libérer tandis que nous rampions dans les ténèbres au milieu des tirs d’artillerie. « Papa, demande le jeune garçon, qu’as-­tu fait à la guerre ? » Je crois en toute humilité qu’il pourrait trouver la réponse dans Portnoy et son complexe.

Les rapports entre le réel et l’imaginaire dans votre œuvre. Est-ce que les formes du pouvoir que nous avons mentionnées (la famille, la religion, la politique) ont influé sur votre style, sur votre mode d’expression ? Ou bien l’écriture a-t-elle été de plus en plus un moyen de vous en libérer ?

Pour autant que le sujet puisse être considéré comme un aspect du « style », je répondrai par l’affirmative à la première question : oui, la famille et la religion sont un sujet récurrent dans mon œuvre romanesque, surtout jusques et y compris Portnoy et son complexe ; et la soif de pouvoir de Nixon et ses satellites est précisément illustrée par Tricard Dixon et ses copains. Certes, les sujets eux-­mêmes « influent » sur ma manière de les traiter et sur mon « mode d’expression », mais bien d’autres facteurs entrent en ligne de compte. Hormis la satire que j’ai faite de Nixon, je n’ai jamais rien écrit avec le propos délibéré de détruire. L’attaque pamphlétaire ou blasphématoire contre les puissances établies a été pour moi beaucoup plus un thème que l’objet même de mon œuvre.
Je citerai comme exemple « La conversion des Juifs », une nouvelle que j’ai écrite à l’âge de vingt-­trois ans. On y voit poindre sous sa forme la plus innocente la conscience de tout ce que le sentiment de la famille peut avoir d’oppressif et le sectarisme religieux de contraignant, situation que j’avais vécue moi-même dans un milieu juif américain qui n’avait rien que de très ordinaire. Un bon garçon nommé Freedman oblige un mauvais rabbin nommé Binder [4] (ainsi que d’autres de ses supérieurs) à se mettre à genoux et, du toit de la synagogue, prend son vol dans l’espace. Si « primaire » que cette histoire puisse me paraître aujourd’hui — j’y verrais comme un rêve éveillé — elle n’en fut pas moins engendrée par les mêmes préoccupations que celles qui devaient m’amener, bien des années plus tard, à créer le personnage d’Alexandre Portnoy, dans lequel se réincarne, en plus âgé, l’enfant claustrophobe qu’était le petit Freedman mais qui ne peut rompre ses entraves aussi magiquement que celui que j’avais imaginé mortifiant sa mère et son rabbin. Paradoxalement, tandis que le jeune garçon que j’avais conçu à mes débuts est jugulé par des personnages qui ont, dans son existence, une réelle envergure et qu’il parvient, pour le moment du moins, à soumettre, Portnoy, quant à lui, est moins opprimé par ceux de son monde — qui, à la vérité, ont peu de poids réel dans sa vie — qu’il n’est asservi par la rage qu’il continue de nourrir à leur égard. Qu’il soit lui­même son plus puissant oppresseur, voilà ce qui fait la bouffonnerie tragique du livre — et aussi ce qui le rattache à mon roman précédent, Quand elle était gentille, où l’on voit aussi un être mal sorti de l’enfance se révolter contre les figures traditionnelles de l’autorité, qui lui paraissent avoir mésusé de leur pouvoir.
Quant à savoir si moi-même pourrai jamais me libérer du pouvoir de la famille et de la religion, la question laisse supposer que je ressens la famille et la religion uniquement comme expressions du pouvoir. Les choses sont plus complexes. Je n’ai jamais vraiment cherché à rompre, que ce soit à travers mon œuvre ou dans ma vie même, tout ce qui me lie au monde d’où je suis issu. Aujourd’hui, je suis probablement aussi attaché à mes origines que je l’étais à l’époque où je me trouvais aussi impuissant que le petit Freedman et n’avais à peu près aucun autre choix sensé qu’il me fût permis de faire. Mais il aura fallu pour cela que je plonge au plus profond de mes racines. À la vérité, les affinités que je continue d’éprouver à l’égard des forces qui m’ont façonné, on peut penser qu’elles doivent maintenant perdurer après avoir résisté comme elles l’ont fait aux assauts de l’imagination et aux épreuves d’une psychanalyse persévérante (avec toute la sécheresse de cœur que pareille expérience vous apporte). Naturellement, j’ai remodelé en grande partie mes liens en voulant les éprouver, et j’ai fini par me prendre si bien au jeu que c’est pour lui que je ressens maintenant le plus fort attachement.

Tricard Dixon et ses copains , qui emprunte son thème à une déclaration sur l’avortement, est une désacralisation du président Nixon. À quelle époque de votre vie avez-vous ressenti le plus le poids du pouvoir politique en tant que force de coercition morale et comment y avez-vous réagi ? Pensez-vous que le grotesque, procédé que vous utilisez souvent, soit le seul moyen par lequel on puisse se révolter et lutter contre ce pouvoir ?

Je crois que c’est au cours de la Seconde Guerre mondiale, à l’époque où je grandissais dans le New Jersey, que j’ai le plus profondément ressenti le pouvoir politique comme force de coercition morale. On exigeait peu d’un écolier américain, si ce n’est qu’il crût à l’« effort de guerre », et j’y croyais de toute mon âme. Je m’inquiétais du sort de cousins plus âgés qui étaient au front et je leur écrivais des lettres de plusieurs pages pour soutenir leur moral. Tous les dimanches soir, assis près de la radio, j’écoutais avec mes parents Gabriel Heatter avec l’espoir qu’il annoncerait de « bonnes nouvelles [5] » ; je suivais sur la carte la physionomie des combats et lisais dans le journal les comptes rendus des correspondants de guerre ; pendant le week-­end, je prenais part à la collecte de vieux papiers et de boîtes de conserve parmi les habitants du voisinage. J’avais douze ans lorsque la guerre se termina et c’est au cours des quelques années qui suivirent que mes convictions politiques commencèrent à prendre forme. Tout le clan familial — parents, oncles, tantes, cousins — soutenait avec ardeur les Démocrates et le New Deal. Parce qu’ils voyaient en lui un autre Roosevelt et aussi parce que issus essentiellement de la petite bourgeoisie ils étaient de cœur avec la classe ouvrière et le prolétariat, beaucoup des miens votèrent en 1948 pour Henry Wallace, le candidat du Parti progressiste à la présidence. Je suis fier de pouvoir dire que Richard Nixon était déjà considéré sous notre toit comme une crapule une vingtaine d’années avant que la majorité du peuple américain ne soupçonne qu’il pouvait l’être en effet. J’étais à l’université durant les beaux jours de Joseph McCarthy — époque où, pour la première fois, le pouvoir politique m’apparut comme une coercition immorale. Par réaction, je me rangeai du côté d’Adlai Stevenson et j’écrivis un long poème en vers libres contre le maccarthysme pour notre revue littéraire.
Les années marquées par la guerre du Vietnam furent les plus « politisées » de ma vie. Il est vrai que j’écrivais alors des œuvres de fiction qui, à première vue, ne semblent avoir aucun rapport avec la politique (bien qu’il fût un temps où moi-même, du moins, j’associais la rhétorique dont use l’héroïne de Quand elle était gentille pour dissimuler à ses propres yeux sa volonté de destruction au langage que notre gouvernement employait lorsqu’il prétendait « sauver » les Vietnamiens par l’anéantissement). Mais être « politisé » ne signifie pas simplement écrire sur la politique ou même « faire » de la politique. Je pense à ce que des citoyens ordinaires de pays tels que la Tchécoslovaquie ou le Chili peuvent éprouver dans leur vie quotidienne : le sentiment d’être gouvernés par une force de coercition toujours présente, dans laquelle l’esprit voit bien plus qu’un ensemble imparfait d’institutions qui doivent imposer une discipline nécessaire. Au contraire des Chiliens ou des Tchèques, nous n’avions pas personnellement à craindre pour notre sûreté et nous pouvions dire les choses comme nous les pensions ; mais l’on n’en était pas moins conscient de vivre dans un pays dont le gouvernement était entièrement occupé de lui-même et affranchi de toute contrainte morale. Chaque jour, je lisais le New York Times le matin et le New York Post le soir, et j’écoutais à la télévision les nouvelles de sept heures puis de onze heures ; je pratiquais ce rite scrupuleusement comme j’eusse fait de Dostoïevski ma nourriture quotidienne. Loin de craindre pour ma famille et ma patrie, j’éprouvais pour l’Amérique en guerre ce que je ressentais à l’égard des puissances de l’Axe dans le deuxième conflit mondial. On commençait même à prononcer le mot « Amérique » comme s’il eût désigné, non pas le lieu où l’on avait été élevé, la terre à laquelle on se sentait étroitement attaché, mais un envahisseur qui aurait conquis le pays et avec lequel on se refuserait de toutes ses forces à collaborer. Soudain, l’Amérique était devenue « eux », et ce sentiment de dépossession et d’impuissance allait susciter les accents véhéments et la virulence de propos qu’eut souvent le mouvement de lutte contre la guerre.
Je ne pense pas — pour en venir à votre dernière question — que Tricard Dixon soit une œuvre qui use du « grotesque » comme procédé littéraire. J’ai plutôt cherché à objectiver dans un certain style ce qu’il y a de grotesque dans le caractère même de Richard Nixon. C’est lui, et non la satire, qui est grotesque. Je ne nie pas qu’on a vu dans la politique américaine d’autres criminels aussi corrompus, mais même chez un McCarthy on reconnaissait mieux cette argile dont l’homme est fait. Le prodige est qu’un individu aussi transparent dans sa scélératesse, pour ne pas dire un esprit quasiment aliéné, ait pu gagner l’adhésion et la confiance d’un peuple qui demande en général à ses dirigeants au moins un peu de ce par quoi l’on distingue un homme. Il me paraît étrange qu’un personnage si différent des figures que l’électeur moyen admire le plus — dans un dessin de Norman Rockwell il serait représenté comme un chef de rayon gourmé ou un maître d’école vétilleux auquel les gamins se plaisent à jouer des niches, jamais comme le juge de province, le médecin de famille ou le père tranquille — ait pu passer aux yeux de l’Amérique du Saturday Evening Post [6], qui pour un Américain. Enfin, je dirai que la révolte ou la lutte contre des forces extérieures ne sont pas ce que je considère comme le cœur de mes écrits. Tricard Dixon n’est que l’un des huit ouvrages d’imagination que j’ai composés en trois lustres et même dans ce livre j’ai été préoccupé par l’expression, par des problèmes de présentation, plutôt que je n’ai eu le souci de proposer une réforme ou de faire à mon tour une « déclaration ». Si, au cours des années, je me suis vraiment révolté en tant que romancier c’est bien davantage contre mes habitudes de langage et les contraintes de ma propre imagination que contre les forces qui se disputent le pouvoir dans le monde.

Paru dans l’American Poetry Review, juillet-août 1974.

Du côté de Portnoy

Parlons, voulez-vous, de la genèse de Portnoy et son complexe. Depuis combien de temps aviez-vous l’idée de ce livre ?

Certaines des idées qui ont pris corps dans le livre, je les avais à l’esprit depuis que j’ai commencé à écrire. Je pense en particulier au style et au mode de narration. Par exemple, le roman procède par ce que je me représentais tout en écrivant comme des « blocs de conscience », une superposition de matériaux de formes et de dimensions variables, cimentés par l’association plutôt que par la chronologie. Je m’y étais déjà vaguement essayé dans Laisser courir et j’ai toujours cherché par la suite à construire — ou à fragmenter — un récit de cette manière.
Et puis il y a le langage. Depuis Goodbye, Columbus, je suis porté vers une prose qui a les tours, les accents, les cadences, la spontanéité et la souplesse de la langue parlée, et qui est en même temps bien campée sur la page, tempérée par l’ironie, la précision et l’ambiguïté que l’on trouve dans la littérature de facture traditionnelle. Autant dire que je ne suis pas le seul à vouloir écrire ainsi, et qu’on y a songé depuis bien longtemps ; mais c’est l’idée, ou l’idéal, qui m’a inspiré dans Portnoy.

Je pensais plutôt au personnage et à ses tribulations lorsque je vous ai demandé depuis combien de temps vous aviez l’« idée de ce livre ».

C’est bien ce que j’avais compris. Et c’est pourquoi je vous ai répondu comme je l’ai fait.

Mais vous ne voulez sûrement pas nous faire croire que ce récit capricieux d’une obsession sexuelle, entre autres choses, a été conçu uniquement par l’homme de lettres ?

Non, certes pas. Mais la conception n’est rien, je vous le certifie, en comparaison de l’accouchement. Ce que je veux dire, c’est que jusqu’au moment où mes « idées » — sur la sexualité, la culpabilité, l’enfance, sur les hommes juifs et leurs femmes non juives — se sont fondues dans un grand dessein romanesque, elles n’étaient pas tellement différentes de celles d’un autre. Tout un chacun a des « idées » de roman ; voyez dans le métro tous ces voyageurs accrochés aux poignées, l’esprit bourdonnant d’idées, qui échafaudent mille romans dont ils n’écriront pas même la première ligne. Je suis souvent l’un de ceux-là.

Pourtant, devant cette franchise avec laquelle vous traitez des choses les plus intimes, une franchise qui ne recule pas devant l’obscénité, on peut se demander si vous vous seriez lancé en d’autres temps dans une pareille entreprise. Pensez-vous que le livre corresponde à notre époque ?

En 1958, j’avais déjà publié une nouvelle intitulée « Epstein » qui avait beaucoup choqué certaines personnes par les « choses intimes » qu’elle révélait ; ma propre conversation, à ce qu’on m’a dit, n’a pas le vernis qu’il faudrait. Je pense que beaucoup d’hommes de lettres vivent depuis un certain temps dans un climat pareil à celui de notre époque ; les moyens de grande information les ont seulement rattrapés, et le grand public dans leur sillage. L’obscénité, Joyce, Miller et Lawrence nous l’avaient déjà donnée à voir en montrant qu’on pouvait en user avec fruit, comme on pouvait traiter de la sexualité, et je ne pense pas qu’aucun écrivain américain d’une trentaine d’années, j’entends un écrivain sérieux, se soit jamais senti corseté dans l’époque où il vit ou qu’il se sente tout à coup libéré parce qu’il se sait vivre dans une société sans contraintes. Depuis que j’écris, l’usage que je fais de l’obscénité m’est dicté par mon tempérament d’écrivain et non par les mœurs du public.

Cependant, n’écrivez-vous pas pour un public ? N’écrivez-vous pas pour être lu ?

Écrire pour être lu et écrire pour un public sont deux choses différentes. Si le « public » est pour vous une catégorie de lecteurs qu’on peut définir par son éducation, sa religion, ses tendances politiques ou même ses goûts littéraires, je répondrai : non. Quand je travaille, je n’ai à l’esprit aucun groupe de gens avec lequel je voudrais communiquer ; ce que je veux, c’est que le livre que j’écris soit par lui seul communicable autant qu’il est possible, selon les intentions d’où il procède. Je veux certes qu’il puisse être lu, mais en lui-même. Si l’écrivain peut avoir un public à l’esprit, ce n’est pas un groupe particulier dont il partage ou rejette les croyances et les exigences ; c’est une famille de lecteurs idéale qui lui apporte toute sa sensibilité en échange de son sérieux.
Je vous donnerai un exemple qui nous ramènera au chapitre de l’obscénité. Mon nouveau livre, Portnoy et son complexe, abonde en scènes crues, en mots sales ; mon roman précédent, Quand elle était gentille, en est absolument dépourvu. Pourquoi cela ? Parce que tout à coup je me suis débridé ? Mais « débridé », je l’étais déjà dans « Epstein » qui remonte pourtant aux années cinquante. Et que dire des mots sales de Laisser courir ? Non, si l’obscénité ne trouve pas place dans mon livre précédent, si la sexualité ne s’y étale pas non plus, c’est que l’une et l’autre auraient été fâcheusement hors de propos.
Quand elle était gentille met en scène des habitants d’une petite ville du Middle West qui, à leur corps défendant, se voient eux-­mêmes comme des êtres conventionnels, respectueux des bienséances ; c’est leur propre langage, lui aussi conventionnel et respectueux des bienséances, que j’ai emprunté pour raconter mon histoire — ou plutôt une manière un peu plus relevée, un peu plus souple, mais qui puise librement dans leurs locutions habituelles, leurs clichés et leurs lieux communs. Ce n’était pourtant pas pour les satiriser (à la manière de Ring Lardner, par exemple) que j’ai adopté ce style sans prétention ; c’était pour communiquer, par leur façon de dire, leur façon de voir et de juger. Pour ce qui est de l’obscénité, j’ai pris soin de montrer, quand je présentais l’ancien G.I., le jeune Roy Bassart, se parlant à lui­-même, c’est-à-dire bien abrité du monde extérieur, que le plus qu’il pouvait transgresser un tabou était de penser une « c… ». Roy incapable de prononcer plus que la première lettre du mot interdit, tel était mon propos.

Traitant de son esthétique, Tchékhov établit une distinction entre « la résolution du problème et une présentation correcte du problème », et il ajoute : « seule la seconde est obligatoire pour l’artiste ». Quand j’ai employé « c… » au lieu du mot lui­-même, je visais à une présentation correcte du problème.

Voulez-vous dire par là que dans Portnoy et son complexe une « présentation correcte du problème » exigeait que vous parliez franchement des choses sexuelles dans ce qu’elles ont de plus intime et que vous usiez largement de l’obscénité ?

En effet. L’obscénité n’est pas seulement, dans Portnoy et son complexe, une manière de langage ; c’est, à très peu près, le problème lui­même. Le livre n’est pas rempli de grossièretés parce que c’est ainsi que les gens parlent ; ce serait l’une des plus mauvaises raisons de faire servir l’obscénité à une œuvre d’imagination. Au reste, rares sont ceux qui parlent dans la réalité comme le fait Portnoy dans le livre, dominé qu’il est par une obsession irrépressible : il se montre obscène parce qu’il veut être sauvé. C’est peut-être une façon curieuse, voire irrationnelle, de chercher le salut ; il n’en est pas moins vrai que c’est le combat entre cette hantise et la conscience du héros qui est au cœur du roman. Portnoy souffre parce qu’il ne veut plus être enchaîné par des tabous qu’il ressent, à tort ou à raison, comme des coups qui le diminuent et l’empêchent d’être un homme. Le comique de la chose est qu’au bout du compte il ne devient pas plus un homme en les transgressant qu’en les respectant. Comique jusqu’à un certain point.
Je n’ai donc pas seulement recherché la vraisemblance ; j’ai voulu élever l’obscénité au rang d’un sujet littéraire. Vous vous rappelez peut-­être qu’à la fin du roman la jeune Israélienne que Portnoy, dans sa vaine tentative pour la posséder, envoie rouler à terre dans sa chambre d’hôtel, lui dit avec dégoût : « Pouvez-vous me dire, je vous prie, pourquoi vous vous croyez obligé d’employer ce mot-là sans arrêt ? » Ce n’est pas un hasard si cette question lui est posée, et justement à la fin du roman, car tout le livre est là : pourquoi ?

Pensez-vous qu’il y aura des Juifs pour prendre offense de ce livre ?

Je pense qu’il y aura même des Gentils.

Je songeais aux accusations que certains rabbins vous avaient lancées après la parution de Goodbye, Columbus. Ne vous avaient-ils pas taxé d’antisémitisme et de masochisme ?

Dans « Écrire sur les Juifs [7] », un essai publié en revue en décembre 1963, j’ai répondu longuement à ces accusations. Certains critiques ont dit aussi que mon œuvre « attisait » l’antisémitisme. On m’en accusera encore, je n’en doute pas, mais en réalité (et je pense que mes écrits romanesques eux-­mêmes peuvent le laisser pressentir) j’ai toujours beaucoup plus apprécié ma chance d’être né juif que mes critiques ne sauraient l’imaginer. C’est une condition très singulière, moralement éprouvante, et qui vous place dans une situation complexe, mais l’expérience vaut d’être vécue, et j’aurais tort de me plaindre. Connaître le destin du Juif, avec tout ce qu’il suppose de tourments, qui pourrait souhaiter mieux ?

Quant aux accusations que vous mentionnez, il est probable, en effet, qu’elles me seront adressées. Ne serait-ce que parce que les Nations unies ont condamné l’« agression » israélienne et que le virus de l’antisémitisme s’est emparé de la communauté noire, beaucoup de Juifs américains doivent assurément se sentir plus seuls qu’ils ne se sont sentis depuis longtemps ; c’est pourquoi je ne crois pas qu’en un pareil moment il me soit permis d’espérer qu’un livre aussi peu soucieux de la juste mesure soit accueilli favorablement, ou même accepté, en particulier dans les milieux où je ne fus pas précisément salué comme le Messie à mes débuts. Je crains que la tentation de citer tel ou tel passage isolé de son contexte ne devienne irrépressible le samedi matin. Les rabbins ont à nourrir leur indignation, tout comme moi. Et le livre contient des phrases qui pourraient fort bien donner matière à un prêche indigné.

D’après certains, vous auriez été influencé par les monologues de Lenny Bruce [8]. Estimez-vous que Bruce ou d’autres chansonniers tels que Shelley Berman ou Mort Sahl ont eu une influence sur les procédés comiques que vous employez dans Portnoy et son complexe ?

Pas vraiment. Je dirai que j’ai été davantage influencé par un fantaisiste d’une autre espèce nommé Franz Kafka et par un numéro très amusant qui s’intitule « La Métamorphose ». Fait intéressant, la seule fois que j’ai rencontré Lenny Bruce et que nous nous sommes parlé, c’est dans le cabinet de son avocat, où je m’avisai qu’il était mûr pour le rôle de Joseph K. Il avait l’air sombre et tendu, on le sentait toujours résolu mais aussi près de lâcher pied, et il se souciait fort peu d’être drôle : la seule chose dont il pouvait parler, la seule qui occupait sa pensée était son « procès ». Je n’ai jamais vu Bruce sur scène ; j’ai entendu des bandes et des disques et depuis qu’il est mort j’ai vu un film qui le montre dans un de ses spectacles et j’ai lu un recueil de ses sketches. Je reconnais et j’admire en lui ce que j’ai toujours aimé chez les meilleurs de nos chansonniers, ce sens aigu de l’observation allié à une imagination débordante.

Quelle a été cette influence de Kafka que vous avez mentionnée ?

Là-dessus, qu’il soit bien entendu que je n’ai pas modelé mon livre sur aucune de ses œuvres ni que j’ai cherché à écrire un roman kafkaïen. À l’époque où je commençais à concevoir le projet de ce qui allait devenir Portnoy et son complexe, je parlais beaucoup de Kafka dans un cours que je donnais une fois par semaine à l’Université de Pennsylvanie. À voir les œuvres que j’avais inscrites au programme cette année-là, j’aurais pu intituler mon cours : « Culpabilité et persécution ». Jugez­-en : La métamorphose, Le château, La colonie pénitentiaire, Crime et châtiment, Le sous-sol, La mort à Venise, Anna Karénine. Mes deux romans précédents, Laisser courir et Quand elle était gentille, ne leur cédaient en rien par la noirceur, et fasciné comme je l’étais encore par leur sombre éclat, je n’en cherchais pas moins à éclairer une autre facette de mon talent. Après plusieurs années passées, en particulier, à écrire péniblement Quand elle était gentille, avec sa prose éteinte, son héroïne farouchement puritaine, sa banalité inlassablement poursuivie, j’avais soif de me libérer dans un livre franchement comique. Il ne m’était pas arrivé de rire depuis longtemps. Mes étudiants ont peut-être pensé que j’étais blasphématoire par tactique ou que je voulais simplement les amuser lorsque je leur racontais le film qu’on pourrait faire d’après Le château, avec Groucho Marx dans le rôle de K. et Chico et Harpo dans ceux des deux aides. Mais je le pensais vraiment. Je songeais à écrire une histoire sur Kafka écrivant une histoire. J’avais lu quelque part qu’il riait en son for intérieur quand il travaillait. Quoi d’étonnant ? Cette attirance morbide pour la culpabilité et le châtiment, c’était tout bonnement comique. Atroce, mais comique. N’avais-­je pas moi-même, peu auparavant, souri narquoisement tout au long d’une représentation d’Othello ? Et ce n’était pas seulement parce que le spectacle était mauvais mais parce qu’il révélait en lui­-même la sottise du héros. N’y a t-­il pas aussi quelque chose de comique dans le geste d’Anna Karénine ? Pourquoi donc se jeter sous un train ? Qu’a­-t-­elle donc fait, je vous le demande un peu ? J’ai posé la question à mes étudiants ; je me la suis posée à moi­-même. Et puis je pensais à Groucho : je l’imaginais marchant dans le village que domine le Château, je l’entendais annoncer qu’il était l’Arpenteur. Évidemment que personne ne le croirait ; évidemment qu’on le pousserait à bout. Comment faire autrement en le voyant, lui et son cigare ?
La route allait être longue de ces pensées capricieuses, peut-être un peu bêtes, à Portnoy et son complexe, plus sinueuse et plus accidentée que je ne saurais le dire ; j’ai certainement mis de moi-même dans le livre, mais ce n’est que lorsque le sentiment de culpabilité m’est apparu comme un ressort comique que j’ai pu véritablement me libérer de mon dernier roman et de mes vieux soucis.

Paru dans la New York Times Book Review, 23 février 1969.

Document en date du 27 juillet 1969

Le document de quelque deux mille mots qu’on lira ci-après illustre un genre littéraire à peu près inconnu du grand public, genre mineur certes, mais néanmoins florissant, et dont l’émouvante histoire remonte loin dans le temps. C’est une lettre qui fut écrite par un romancier à un critique, mais qui ne prit jamais le chemin de la poste. Le romancier, c’était moi-­même, le critique avait nom Diana Trilling, et si la lettre resta au fond d’un tiroir c’est que ses pareilles, pour autant qu’elles ne soient pas seulement écrites dans la tête du romancier, sont rarement envoyées à leur destinataire pour les raisons que voici :

1. Écrire la lettre (ou imaginer qu’on l’écrit) est une purgation bien suffisante : vers quatre ou cinq heures du matin, la querelle est vidée à la satisfaction du romancier, qui peut dès lors tourner la page et prendre quelque repos.
2. En tout état de cause, il est improbable que l’auteur amène le critique à corriger sa manière de voir.
3. Nul ne voudrait paraître en aucune façon éprouver du dépit — et moins encore de la colère — ni aux yeux du critique ni aux yeux du public qui ne manquera rien des péripéties du duel s’il se livre au grand jour.
4. Dans quelle pierre est-­il gravé que le romancier doit se sentir mieux « compris » que ne l’est le commun des mortels ?
5. Ce serait compter enfin sans les amis et les êtres chers qui vous exhortent, pour l’amour du ciel, à ne plus y penser.

C’est ainsi que le romancier — tout enclin qu’il soit par nature à ruminer et regimber — parvient en effet à n’y plus penser ou ne cesse de penser qu’il ne le devrait pas chaque fois qu’il y repense. Au demeurant, si l’on doit convenir que c’est être bien sot que de « s’abaisser » à répondre aux critiques, son intérêt propre lui commandera sans doute d’oublier pour passer à la suite. Reste à savoir s’il est dans l’intérêt de la littérature de se laisser paralyser de la sorte, avec cette conséquence que le critique, chroniqueur ou commentateur se voit dans la position avantageuse d’un témoin de l’accusation qui n’aurait pas à subir un contre-interrogatoire de la défense.

Le 27 juillet 1969
Madame,
Je viens juste de lire l’article paru sous votre signature dans le numéro d’août de Harper’s, article où vous comparez le roman intitulé Portnoy et son complexe au livre dont il est question, l’autobiographie de
J.R. Ackerley. Je me permettrai à cet égard d’établir une distinction entre moi­même et ce « M. Roth » que vous présentez comme l’« auteur de Portnoy et son complexe ».
Vous soutenez, lecture faite de ce roman, que « M. Roth » « fortifie sa position » ; qu’il parle de déterminisme social « par extrapolation » ; qu’il apparaît comme « le produit d’une société de confusion » ainsi que comme « le représentant d’une culture postfreudienne » ; que sa « conception de la vie » — que vous opposez à celle d’Ackerley — exclut « ces vertus que sont le courage, la bienveillance, le sens des responsabilités » et qu’elle est « farouchement déterministe ».
Didactique, provocant, agressif, votre « M. Roth » est d’une espèce qui n’est pas rare parmi les écrivains contemporains ; esprit ficelle [9] de surcroît (si je suis bien votre exposé), qui nous aiderait à voir plus clairement le cas que vous faites ressortir.
Cependant, quelque utile qu’il puisse être dans son ingénieuse rhétorique, et si aisément reconnaissable par le type auquel il appartient, le personnage est à n’en point douter sorti tout droit de votre imagination comme les Portnoy sont issus de la mienne. Il est vrai que « M. Roth » est juif tout comme je le suis, mais cette particularité, dont je ne nierai pas l’importance, ne saurait suffire, vous me le concéderez, à nous faire paraître sous l’identité d’un seul et même écrivain, d’autant moins qu’une notable différence nous sépare : la somme de nos ouvrages, les mondes que nous avons créés, d’où l’on pourrait, avec prudence, dégager nos « positions » et nos « conceptions » respectives.
Votre « M. Roth » est un « jeune homme dont on peut attendre d’autres livres ». Il n’en aurait donc écrit aucun avant celui dont vous parlez, cet ouvrage dont l’écriture « appuyée » — d’où il « tire ses effets à grands traits de plume » — s’explique, à moins qu’elle ne lui soit dictée, par le fait qu’il est lui­-même le « produit d’une société de confusion ». Vous le qualifiez de « maître artisan » mais dans les strictes limites, semble-t-­il, de son style « appuyé ».
À la différence de « M. Roth », j’ai publié, au cours de ces treize dernières années, une douzaine de nouvelles, une novella [10] et trois romans. L’un de ces romans, qui a paru deux ans avant le livre de « M. Roth », est aussi éloigné qu’une œuvre littéraire puisse l’être de l’esprit de Portnoy et son complexe. S’il est une preuve que je ne suis pas le « M. Roth » de votre article, c’est bien ce roman-­là, Quand elle était gentille, car si l’ouvrage de « M. Roth » se signale par son style « appuyé », le mien évite délibérément la recherche et l’éclat trop voyant ; alors que l’un est « comique » — d’un « comique corrosif », dites-vous —, l’autre est d’un grand sérieux ; et tandis que vous voyez en « M. Roth », à la lecture de son livre, le représentant d’une « culture post­freudienne », un autre critique de renom, ayant lu Quand elle était gentille, me jugeait quant à lui irrémédiablement « rétrograde ».
Je veux bien admettre qu’un lecteur attentif, auquel l’un et l’autre livre seraient familiers, pourrait y trouver la même préoccupation pour les affrontements entre parents et enfants. J’ai du reste été frappé, en vous lisant, par une phrase où vous semblez vouloir comparer Portnoy et son complexe non pas aux mémoires de J.R. Ackerley mais à mon propre roman Quand elle était gentille : « Il apparaît — écrivez-vous — que des entreprises singulièrement différentes peuvent procéder des mêmes prémisses. Portnoy, que sa vie sexuelle emplit d’amertume, incline à rechercher la source de ses maux… » En est-­il autrement de mon héroïne, Lucy Nelson (si l’on entend « vie sexuelle » au sens plein du terme) ? Aux antipodes de Portnoy par son éducation et sa morale, elle lui est très proche intérieurement par sa fureur paralysante et par le rôle de rejeton enragé qui lui est dévolu. Je me suis même avisé qu’à un certain degré de réflexion le livre de « M. Roth » aurait fort bien pu faire un ouvrage complémentaire du mien. Pour n’être pas nécessairement « représentatifs », Alexandre Portnoy et Lucy Nelson ne me semblent pas moins, dans leur profonde désillusion et leur ressentiment extrême, comme les malheureux enfants de deux familles bien présentes de la mythologie américaine. Dans un cas, le fils, d’ascendance juive, vitupère la mère abusive ; dans l’autre, la fille, de parents chrétiens, invective un père alcoolique (tout à la fois aimé, craint et haï, l’être « le plus inoubliable » qu’elle­ même ait jamais connu). Il est évident que Lucy Nelson se détruit dans un tout autre moule romanesque, mais c’est parce que son milieu est très différent de celui de Portnoy, s’il suscite la même révolte et la même nostalgie d’un paradis perdu.
Je voudrais dire aussi que « le courage, la bienveillance, le sens des responsabilités », ces « vertus » que « M. Roth » ne vous semble pas « proposer » dans son livre sont au contraire mises en avant dans le mien comme un art de vivre, et cela dès les premières pages. Je citerai la phrase qui ouvre le roman, où je présente Willard Carroll, le grand­père chez qui l’héroïne en colère est élevée : « Ne pas être riche, ne pas être célèbre, ne pas être puissant, ne pas même être heureux, mais être civilisé ; c’était le rêve de sa vie. » Le chapitre développe l’idée que Willard se fait de la civilisation, montrant dans un bref historique de la famille comment il est parvenu à pratiquer, selon son point de vue, les vertus que j’ai nommées plus haut. Ce n’est qu’après avoir suffisamment mis en lumière le personnage de Willard que peu à peu le récit vient à se centrer sur Lucy, sa soif d’une vie jugée par elle « civilisée », ce qu’elle croit être le courage, ce qu’elle entend par le sens des responsabilités, la place qu’elle confère à la bienveillance dans le combat qu’elle mène.
Je ne saurais pourtant soutenir que ces vertus, c’est moi qui les propose, puisque aussi bien grand-père Will — comme on l’appelle dans sa famille — n’est pas plus mon porte­-parole que ne l’est sa petite­fille Lucy. Sur ce point, à bien y réfléchir, il se pourrait que je sois assez proche de « M. Roth » et que dans mon roman (comme dans le sien peut-être) vertus et valeurs soient « proposées » comme elles le sont généralement dans toute œuvre d’imagination, c’est­-à­-dire ni en dehors de ce qui en fait la matière essentielle ni en parfaite harmonie avec cette matière, mais par la manière dont les choses y sont présentées, par ce que l’on pourrait appeler les caractères sensibles de l’œuvre — la voix, la couleur, le climat, et en particulier l’enchaînement même des épisodes.
« Farouchement déterministe », je ne le suis en rien. Là encore je me sépare de « M. Roth ». Il serait même permis de dire que l’exercice du libre arbitre est l’activité primordiale de beaucoup de mes personnages. Je pense à des âmes aussi peu tourmentées que Neil Klugman et Brenda Patimkin, les protagonistes de Goodbye, Columbus, cette novella que j’écrivis une dizaine d’années avant que « M. Roth » ne surgisse du néant avec sa conception farouchement déterministe de la vie. Je songe aussi à tous les êtres torturés qui hantent mon premier roman, Laisser courir, composé sept ans avant celui de « M. Roth », dans lequel tel personnage ou tel autre doit pour ainsi dire à chaque page — et il y en a sept cents — choisir le chemin de sa vie. Il faudrait mentionner aussi les figures centrales des nouvelles qui accompagnent Goodbye, Columbus — « La conversion des Juifs », « Défenseur de la foi », « Epstein », « L’habit ne fait pas le moine »,
« Eli le fanatique » — autant de personnages qui font chacun, consciemment, volontairement, un choix qui les transcende, et cela justement pour donner expression à ce qui, dans leur pensée, ne saurait être déterminé par les autres ni même par ce qu’ils considèrent comme leur propre nature.
Ce n’est pas par accident que je m’arrêtai sur le nom de Will [11] pour désigner le grand-père de Lucy, homme modeste et scrupuleux, qui allie la douceur à la ténacité ; et ce n’est pas non plus par hasard (je ne demande point qu’on admire la chose, là n’est pas mon propos) que j’ai donné le nom de Liberty Center à la ville où Lucy Nelson rejette toute possibilité d’émancipation pour un choix qui ne fait que mieux l’asservir à sa rage et à son désespoir. L’empire que l’on peut avoir sur sa propre vie, tel est ici le thème essentiel, et c’est celui de toute mon œuvre romanesque. Il va de soi que les noms donnés par un romancier à des personnages et à des lieux sont en général purs ornements et ne jouent à peu près aucun rôle dans l’élaboration du livre ; du moins m’ont-ils permis, tandis que j’écrivais, de voir le dilemme de Lucy Nelson dans une plus ample perspective. Que la soif de liberté qui la pousse à briser les chaînes d’un passé suppliciant la précipite dans une servitude plus effrayante encore, et finalement intolérable, cette ironie d’un sort cruel et pathétique est au cœur même du roman. Mais ne serait-ce pas également le sort qui échoit au héros de Portnoy et son complexe ? De dire cela me fera sans doute paraître à vos yeux un écrivain aussi « farouchement déterministe » que « M. Roth » ; je crois pourtant qu’imaginer une histoire où se dévoile toute l’ironie d’un combat pour libérer sa personne, si farouche qu’il soit — si dérisoire aussi —, c’est accomplir une tâche plus intéressante que « fortifier sa position », comme vous l’écrivez : c’est faire œuvre de romancier.
Quant à mon « écriture », je le répète, mon itinéraire remonte plus loin que celui de votre « M. Roth ». Les textes les plus longs, en particulier, montrent une profonde dissemblance dans les « traits » d’où l’auteur « tire ses effets » — ce qui m’oblige à dire qu’un jugement catégorique me concernant moi- même ne rendrait peut-être pas pleinement compte de la diversité de mes ouvrages.
Je ne prétends pas par-là que mon œuvre romanesque soit supérieure à celle de « M. Roth » mais qu’elle est toute différente de celle d’un écrivain aussi imbu d’idéologie (dont vous présentez le livre comme « la dernière offensive dans l’escalade de la guerre politico­-littéraire contre la société »). Naturellement, je ne demande pas, en tant qu’individu, à être lavé de l’accusation d’avoir une certaine vision des choses, non plus que je ne puis affirmer que mes écrits n’ont pas d’autre ambition que d’être des tranches de vie. Ce que je veux simplement dire c’est que, comme il en va pour tout romancier, la « position » est inséparable de la présentation, et je ne pense pas qu’un lecteur me rendrait justice (ou se rendrait justice à lui­même) si, poursuivant des fins tendancieuses ou polémiques, il devait diviser en deux ce qui ne fait qu’un, comme vous-­même procédez avec « M. Roth ».
Il me semble que « M. Roth » pourrait avoir quelque raison d’être, comme vous dites, « appuyé ». Qu’il use de « grands traits de plume » donnerait même à penser qu’il vaut mieux que le portrait pour le moins hâtif que vous en faites en le définissant comme le « produit d’une société de confusion ». Quel produit ? Et qu’est-ce donc que cette « société de confusion » qui dédaigne toutes les richesses de l’expérience ? Vous paraissez tomber, en jugeant de la chose littéraire, dans le même déterminisme que vous prêtez à « M. Roth » pour les choses humaines. Vous qualifiez le livre de « farce à thèse » ; cependant, quand vous en résumez succinctement les idées philosophiques et sociales (« M. Roth incrimine la société pour le sort auquel nous sommes individuellement condamnés et, à tort ou à raison, invoque Freud à l’appui d’une conception farouchement déterministe de la vie… »), non seulement vous faites bon marché d’une grande partie de sa substance mais vous feignez d’ignorer que ce que vous tenez pour une farce pourrait bien contredire, aux yeux du lecteur, la signification pessimiste que vous lui attribuez, et qu’en fait la farce elle-même pourrait être la thèse, sinon ce que vous appelez « l’orientation pédagogique » du roman.
En ce qui concerne l’audience que le livre de « M. Roth » a rencontrée, vous dites que « le succès d’une œuvre auprès du grand public dépend souvent de son contenu latent autant que de son contenu déclaré ». D’un point de vue général, nous sommes bien d’accord là-­dessus, même si je ne suis pas aussi expert que vous semblez l’être en analyse freudienne. Mais le pouvoir authentique d’une œuvre littéraire peut encore mieux s’expliquer, à mon sens, si par le « contenu latent » on désigne quelque chose de plus qu’il ne faut de mots pour le dire. Je pense là encore à la présentation de la matière, aux grands traits, au style appuyé, au comique corrosif, à tout ce que de tels moyens pourraient, en toute hypothèse, révéler sur la désespérance, la lucidité, le scepticisme, la vigueur et l’élan qui ont présidé à la naissance de l’œuvre.
Dans votre conclusion, vous écrivez : « Peut-être l’inconscient nous est-­il mieux caché que ne le croit l’auteur de Portnoy et son complexe. » Oserai-je ajouter que la conception de la vie qui est celle de « M. Roth » est peut-être mieux cachée que ne l’imaginent certains des lecteurs qui constituent sa vaste audience, qu’elle est peut-être mieux enfouie que ne leur laisse penser leur propre conception dans la parodie, le burlesque, la bouffonnerie, l’insulte, l’invective, la satire, la facétie, la pirouette, en un mot, dans le jeu, c’est-­à-­dire dans tous les artifices de la Comédie.
Sincèrement vôtre,

Philip Roth

Pour répondre à ceux qui me demandent : « Mais comment donc en êtes-vous venu à écrire un tel livre ? »

Portnoy et son complexe fut élevé sur les ruines de quatre projets abandonnés auxquels j’avais consacré beaucoup de travail — en pure perte, semblait-­il — au cours des années 1962 à 1967. C’est seulement maintenant que je m’aperçois que chacun était comme une partie de l’édifice à venir et que, si je l’abandonnai, c’est qu’il ne constituait pas un tout en lui­-même. À l’époque, je ne savais pas pourquoi j’étais si peu satisfait de ce que j’écrivais.
Le premier de ces projets, que j’entrepris quelques mois après la publication de Laisser courir, était un récit de quelque deux cents pages intitulé Le petit Juif, qui relatait avec un humour rêveur une enfance à Newark. Ce morceau de folklore prétendait revêtir d’un vernis d’invention « charmante » ce qui me causait un réel souci et, comme dans certains songes ou certains contes populaires, il suggérait beaucoup plus que le parti que je pouvais lucidement en tirer dans une œuvre d’imagination. Il y avait pourtant des choses que j’aimais et dont la perte me coûta plus que je ne saurais le dire : la présentation des personnages, comme faite à la pointe sèche, qui s’accordait avec le sentiment que j’avais de ma propre enfance ; le comique bouffon et les dialogues de vaudeville ; quelques scènes dont j’étais particulièrement content, comme le grand final où mon héros orphelin (que Dickens me pardonne !), trouvé dans une boîte à chaussures par un vieux mohel [12] et circoncis férocement sur-le-­champ, s’enfuit de chez ses bons parents adoptifs à l’âge de douze ans et traverse sur des patins à glace un lac de Newark, poursuivant une petite shiksa [13] blonde qu’il croit s’appeler The­ real McCoy. « Attention ! crie son chauffeur de père (car les pères que j’ai connus, lorsqu’ils étaient exaspérés, s’exclamaient invariablement de derrière le volant : “Voilà tout ce que je suis pour cette famille : un chauffeur !”). Attention ! mon fils, crie le père, le terrain est glissant. » Sur quoi le fils aventureux, lancé en aveugle à la poursuite de l’objet exotique, rétorque : « Façon de parler » (comme vous le voyez, il connaissait déjà les finesses de la langue), tandis que la glace, dans un craquement, commence à céder sous le poids de ses quarante kilos.
Le deuxième projet abandonné était une pièce qui avait pour titre Le gentil petit garçon juif. Encore une famille juive, le fils et sa shiksa, avatars d’Abie et sa rose [14] en moins rassurant, en plus violent. Une lecture en fut donnée en 1964 lors d’une séance d’atelier à l’American Place Theatre, avec Dustin Hoffman, qui se produisait alors sur des petites scènes, interprétant le rôle du personnage principal. Malheureusement, le parti de réalisme dramatique que j’avais cru bon de prendre avec la plus grande rigueur (et sans bien réfléchir) ne me permettait pas de pénétrer comme il l’aurait fallu dans la vie intime de mon personnage. Déjà peu familier du théâtre, genre qui m’intimidait, je me sentis paralysé devant la perspective du travail d’équipe qui devrait être accompli et, plutôt que de poursuivre l’entreprise, je décidai, une fois la lecture achevée, d’en rester là. Non sans tristesse. En surface (ce que le père disait à la mère, la mère au fils, le fils à sa shiksa), le comique de la pièce me semblait sonner juste ; mais l’ensemble manquait de cette qualité d’invention et d’émotion qui faisait, si peu que ce fût, le prix du Petit Juif.
Ainsi, le conflit qui devait engendrer les difficultés d’Alexandre Portnoy et forger son complexe m’apparaissait encore si flou dans ces premières années que je ne pouvais faire plus qu’envisager le problème techniquement en racontant d’abord l’histoire dans ce qu’elle avait d’irréel et de fantastique, puis en la représentant d’une manière assez conventionnelle et par des moyens relativement mesurés. Je dus attendre de trouver, en la personne d’un jeune homme qui subissait une psychanalyse, la voix qui pourrait parler au nom du « petit Juif » (avec tout ce que le terme comporte, pour les Juifs aussi bien que pour les goyim, de violence, d’ostracisme et d’appétit de vivre) en même temps que du « gentil petit garçon juif » (avec tout ce que le mot de « gentil » suggère : l’étouffement, la respectabilité et la soumission à l’ordre établi) pour être capable de concevoir et de mener à bien une œuvre qui ne se borne pas à illustrer le dilemme du personnage mais qui l’exprime véritablement.
Tout en faisant de vaines tentatives pour donner forme à ce qui allait devenir, des années plus tard, Portnoy et son complexe, j’écrivais par à-­coups un roman aux contours incertains que j’intitulai successivement, changeant de thème et d’éclairage, Au temps jadis, Le milieu de l’Amérique, Sainte Lucie, et qui parut finalement en 1967 sous le titre : Quand elle était gentille. Ce va-et-vient constant d’un projet inachevé à un autre est caractéristique de la manière dont je travaille, toujours harcelé de doutes, et me sert tantôt à brider, tantôt à aiguillonner mon « inspiration ». Il s’agit pour moi de maintenir en vie des œuvres qui puisent leur énergie à différentes sources de telle sorte que lorsque les circonstances concourent à éveiller l’une ou l’autre bête endormie elle trouve autour d’elle de quoi se nourrir.
Après que le manuscrit de Quand elle était gentille eut été achevé (c’était au milieu de 1966), je commençai presque immédiatement d’écrire un assez long monologue, auprès duquel les confidences nauséabondes de Portnoy sembleraient jaillies de la plume de Louisa May Alcott1. Je ne savais pas du tout où j’allais et dire que je jouais (dans la boue, si vous voulez) serait plus exact que de parler d’écrire ou d’« expérimenter », ce mot fourre-­tout par lequel on se flatte intérieurement d’ouvrir des voies nouvelles et de s’abandonner avec un parfait désintéressement. Le monologue en question fut dit dans une de ces séances de lecture qui font le tour des écoles, des églises et des associations culturelles, accompagnées de projections de diapositives sur les merveilles de la nature. Le spectacle, présenté dans le noir au bout d’une baguette de maître d’école, avec un commentaire truffé d’anecdotes humoristiques, proposait à l’assistance des agrandissements en couleurs des parties intimes, antérieures et postérieures, de certaines célébrités. Il y avait naturellement des acteurs et des actrices, mais surtout — puisque aussi bien le propos était d’instruire — d’éminentes personnalités du monde des lettres, de la politique, des sciences, etc. Blasphématoire, scatologique, monstrueuse, la chose, par timidité je pense, était restée inachevée, excepté que, enfouis dans les soixante ou soixante-­dix pages du texte, plusieurs milliers de mots traitaient de la masturbation chez les adolescents, intermède très personnel, qui, à la relecture, me parut d’une franche drôlerie et digne d’être sauvé, ne fût­ce que parce que c’était le seul morceau écrit sur la question que je me souvinsse d’avoir lu dans une œuvre d’imagination. Ce n’est pas que j’aurais pu, à l’époque, entreprendre sciemment d’écrire sur le thème de la masturbation et produire quoi que ce fût d’aussi manifestement intime. Il m’aurait fallu, me semble-­t-­il, une verve rabelaisienne pour pouvoir seulement saisir le sujet. Mais de savoir que ce que j’écrivais sur les testicules du président Johnson, l’anus de Jean Genet, le pénis de Mickey Mantle, les seins de Margaret Mead et la toison pubienne d’Elizabeth Taylor était rigoureusement impubliable — joyeu­setés d’écrivain qu’il valait mieux ne pas exposer à la lumière du jour —, c’était précisément ce qui m’auto­risait à baisser la garde, à me découvrir, à m’étendre sur un sujet dont il est si difficile de parler alors qu’il est à portée de la main. Car, pour moi, écrire sur l’acte solitaire était, au début du moins, une chose qui devait rester aussi secrète que l’acte lui-­même.
En même temps que je me livrais à cet exercice de voyeurisme, qui voulait donner à examiner, agrandies sur un écran éclairé, les parties sexuelles des autres, je commençai d’écrire une œuvre romanesque inspirée de ma propre enfance dans le New Jersey. Dans son premier état, une ébauche de quelques centaines de pages et, en attendant mieux, je lui donnai simplement le titre d’un tableau de genre : Portrait de l’artiste. En collant aux faits, en réduisant l’écart entre le réel et l’imaginaire, je pensais arriver à construire une histoire qui pénètre au cœur du milieu spécifiquement juif d’où j’étais issu. Mais plus j’adhérais à la réalité, à ce que j’avais moi-même vécu, plus le récit perdait en relief, en résonance. Une fois encore (je m’en rends compte à présent), j’oscillais entre deux extrêmes, entre le conte ou la fable, qui échappait à mon emprise, et le témoignage superficiel au réalisme familier ; ce faisant je tenais en lisière ce qui tentait encore de devenir mon sujet, pour peu que je le laisse aller. Je l’avais déjà présenté, sans le savoir, dans les titres antithétiques des deux projets abandonnés : le conflit entre l’Abel et le Caïn de mon respectable milieu bourgeois, le petit Juif et le gentil petit garçon juif.
Travaillant à Portrait de l’artiste, j’imaginai, pour élargir le cadre de l’action et éviter ainsi l’écueil de la monotonie, que la famille du héros, conçue, plus ou moins fidèlement, sur le modèle de la mienne, comprenait des membres qui occupaient une meilleure situation. Ces parents de condition supérieure, je les appelai les Portnoy. Au début, les Portnoy étaient modelés, plus ou moins fidèlement aussi, sur deux ou trois familles chez qui, enfant, j’avais coutume de jouer, où je prenais un bref repas et parfois passais la nuit. Un vieil ami d’enfance, interviewé par un journal local au moment de la publication de mon livre, déclara que ma famille ne lui paraissait pas à lui ressembler aux Portnoy ; « mais — ajoutait-­il — je suppose que Phil ne voyait pas les choses ainsi ». Qu’il y eût une famille qu’à certains égards Phil voyait ainsi et, je suis tenté de le croire, que ce vieil ami voyait parfois lui-­même de la sorte, il se garda, par discrétion et aussi par modestie, de le dire au journaliste.
En fait, tandis que je subissais de plus en plus leur emprise à mesure qu’ils envahissaient le roman de leur présence, il m’apparut que les Portnoy ressemblaient surtout à une famille que j’avais décrite incidemment dans une étude publiée par la revue American Judaism quelque cinq ans auparavant. Cette étude était née d’un exposé que j’avais fait en 1961 lors d’un symposium de la Ligue de défense juive, pour dénoncer l’image mensongère du Juif qui était popularisée à cette époque dans les livres de Harry Golden et Leon Uris. La famille en question ne s’appelait pas Portnoy, et n’était pas non plus le fruit de mon imagination. Mon exposé la présentait sous divers avatars ; j’en citerai ici quelques extraits :

… J’ai plusieurs étudiants juifs à l’Atelier de rédaction de l’Université d’État de l’Iowa et, au cours de ce dernier semestre, trois d’entre eux ont écrit une histoire sur un enfant juif… Est­ce une simple coïncidence si, dans chaque histoire, le jeune héros, âgé de dix à quinze ans, obtient d’excellentes notes à l’école, est toujours bien poli et bien peigné ?… Ce garçon est sans cesse regardé — à l’heure du coucher, aux heures d’étude, et surtout aux heures des repas. C’est par sa mère qu’il est regardé. Le père, on ne le voit que rarement ; son fils et lui ne semblent avoir que des rapports lointains. Quand le vieil homme ne travaille pas, il est au lit ou à table, dévorant sans dire un mot. Il y a pourtant un climat chaleureux, surtout en comparaison de la famille goy telle qu’elle est représentée dans l’histoire, et cette chaleur est due essentiellement à la mère… Mais le feu qui réchauffe peut aussi brûler et asphyxier : ce que le héros envie chez le garçon goy, c’est l’indifférence de ses parents, et surtout, semble-t-­il, parce qu’il a ainsi le champ libre pour courir après des aventures… Je me hâte de dire que dans ces brèves histoires les filles que l’ami goy fait connaître au narrateur ne sont jamais juives.

Les Juives, ce sont les mères et les sœurs. L’attirance physique est pour l’Autre…

Tel était donc le conte populaire — véritable morceau de mythologie judéo­américaine transmis par mes étudiants — qui me fit mieux voir ce que ces Portnoy pourraient être, ou devenir. Il m’apparaissait que j’avais fait preuve d’une jolie perspicacité en les imaginant, dans le premier jet de Portrait de l’artiste, comme des parents qui vivraient à l’échelon « au-dessus » : là étaient les dieux faillibles, humains, trop humains qui avaient régné sur les foyers du voisinage ; là était la famille juive légendaire qui, du haut de son Olympe, déchaînait des éclats forcément homériques sur les pommes de terre frites, les shikse et l’observance du culte, et qui illuminait de ses foudres domestiques les valeurs, les peurs et les rêves qui composaient ici-bas la trame de nos vies tristement quotidiennes à nous autres Juifs mortels. Cette fois, plutôt que de traiter, comme je l’avais fait dans Le petit Juif, le folklore en tant que tel, exaltant les charmes du fantastique, la magie du bizarre, la poésie de l’irréel, je pris délibérément le parti opposé. Emporté par l’élan autobiographique d’où avait jailli Portrait de l’artiste, j’entrepris de percer dans la mythologie ce qui était reconnaissable, vérifiable, en un mot historique. Tout descendants qu’ils fussent des dieux de l’Olympe (des dieux qui auraient séjourné sur le mont Sinaï), ces Portnoy-­là vivraient à Newark, et dans des conditions dont je pourrais garantir l’authenticité par l’observation et l’expérience.
(Dans ce théâtre de l’illusion, je n’ai, semble-t-­il, que trop bien réussi. Parmi les quelques centaines de lettres que je reçus après la publication du livre, il en est une dont l’auteur, une dame qui habitait le New Jersey, prétendait avoir connu ma sœur lorsque celle-­ci fréquentait avec sa propre fille l’école de Newark où les enfants Portnoy allaient en classe. Elle se rappelait quelle gentille petite fille était ma sœur, et jolie, et polie, et elle me reprochait d’avoir été assez inconscient pour parler de sa vie intime, et en particulier pour dauber sur sa fâcheuse tendance â prendre du poids. Comme il se trouve qu’à la différence d’Alexandre Portnoy je n’ai jamais eu de sœur, je suppose que ma correspondante parlait d’une autre Minerve juive qui avait aussi tendance à grossir.)
Il s’écoula toutefois quelque temps avant que, jugulé par les conventions que je m’étais imposées dans Portrait de l’artiste, j’abandonne à son tour ce manuscrit en libérant du même coup les Portnoy de leur rôle subsidiaire dans un autre drame de famille. Ils ne devaient accéder que plus tard au rôle de vedette quand, extrayant de Portrait de l’artiste les fragments que je préférais, je me mis à écrire quelque chose que j’intitulai : « Un patient juif en analyse ». Ce quelque chose prit la forme d’une courte histoire racontée par le fils Portnoy, Alexandre, dans ce qui devait être une suite de réflexions introductives qu’il ferait à son psychanalyste. Mais qui était cet Alexandre ? Nul autre que ce garçon juif qui revenait dans chacun des travaux d’étudiants à l’Atelier de l’Université de l’Iowa : le fils « regardé » dont la chair rêve de l’Autre. À strictement parler, je commençai d’écrire Portnoy et son complexe lorsque je découvris sa voix, ou plus exactement sa bouche, en même temps que l’oreille qui écoutait : le silencieux Dr Spielvogel. Le monologue psychanalytique — technique narrative dont j’avais exploité des années durant les possibilités rhétoriques, mais autrement que sur le papier — devait m’apporter les moyens par lesquels je pensais pouvoir allier avec fruit le fantastique du Petit Juif et le réalisme documentaire du Portrait de l’artiste et du Gentil petit garçon juif. Le moyen aussi de légitimer les intentions obscènes du spectacle sans titre dont l’objet était de montrer des parties sexuelles sur diapositives. Au lieu de l’écran de projection (et du regard fasciné), le divan (et la parole qui dénude) ; au lieu du voyeur qui savoure une joie sadique, l’exhibitionnisme masochiste, la conscience taraudée, la honte, l’esprit vengeur, l’allégresse insolente. Maintenant je pouvais sans doute me mettre au travail.

Paru dans l’American Poetry Review, juillet-août 1974.

Sur Tricard Dixon*

Y a-t-il en Amérique une tradition de la satire politique à laquelle on puisse rattacher Tricard Dixon ?

Oui, encore que cette tradition soit probablement ignorée même des Américains les plus cultivés. La satire politique n’est pas une chose qui reste. Bien qu’elle traite généralement de problèmes durables, elle doit sa force comique à la situation du moment. Je ne pense pas que la lecture d’une œuvre satirique de jadis, si remarquable qu’elle soit, suscite en nous la jubilation ou l’indignation que le public de l’époque avait pu ressentir. Tout ce qui en faisait la finesse et le piquant s’est dissipé avec les années et nous n’en goûtons plus que ce qu’elle a de général

* Ce commentaire a pour origine une longue conversation que j’eus en 1971 avec un responsable des éditions Random House, qui hésitait à publier le livre. Il craignait surtout que l’ouvrage ne choquât le bon goût et se demandait s’il ne risquait pas, au point de vue politique, d’aller à l’encontre du but cherché, à supposer que, de ce point de vue, il pût avoir quelque effet. Comme je ne doutais pas que d’autres lecteurs partageraient l’opinion de l’éditeur, je demandai à Alan Lelchuk (qui est ici l’interviewer) de bien vouloir m’aider à organiser et développer mes idées sur le genre satirique, sur Nixon et sur Tricard Dixon de façon qu’elles puissent être présentées par écrit au public (1971). (N.d.A.)

LIRE AUSSI : Philip Roth s’explique
Trois inédits de Philip Roth

Portnoy et son complexe , de Philip Roth

France Culture, La littérature, 30 juillet 1970.

Avec Alain Clerval.

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Philippe Sollers parle de Philip Roth

Apostrophes 16/06/1989

Philippe Sollers vient présenter deux romans de l’écrivain Philip Roth : Portnoy et son complexe racontant les aventures troublantes de Nathan Zuckerman, émigrant juif dont la seule liberté est le sexe. La contrevie en est la suite, l’histoire d’une impuissance. Philippe Sollers considère Philip Roth comme le plus grand écrivain américain actuel.

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Extrait de Portnoy et son complexe

Philip Roth on love

Juin 2011.


[1Le JTS, séminaire théologique juif de New York, est un centre d’études juives et de formation rabbinique voisin de l’université Columbia et de Barnard College auxquels il est partiellement affilié. (Toutes les notes sont du traducteur.)

[2Voir infra, p. 539.

[3Héros de Moby Dick d’Herman Melville et de Mort d’un commis voyageur d’Arthur Miller. (Sauf mention contraire, toutes les notes sont des traducteurs.)

[4Freedman : l’homme affranchi ; Binder  : l’asservisseur.

[5C’est sur ces paroles que le chroniqueur optimiste avait coutume de commencer son émission.

[6Cet hebdomadaire de tendance plutôt conservatrice touchait essentiellement l’Américain moyen, était devenu une véritable institution aux États-Unis.

[7Voir infra, p. 164.

[8On se souviendra du film de Bob Fosse, Lenny, dont le héros est interprété par Dustin Hoffman.

[9En français dans le texte.

[10La novella est un genre intermédiaire, par la longueur, entre la nouvelle et le roman.

[11Will : la volonté.

[12Mohel  : en yiddish, le circonciseur.

[13Shiksa : en yiddish, fille ou femme juive.

[14Allusion à une célèbre comédie américaine des années vingt — Abie’s Irish Rose — qui raconte les amours d’un jeune Juif et d’une Irlandaise.

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