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Mozart à Paris

D 26 mai 2016     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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Dans quel monde vivons-nous ? Dans quel temps vivons-nous ? Le temps de l’Autriche où un politicien d’extrême droite a failli, dimanche dernier, être élu président de la République ? Depuis huit jours, une Europe frileuse et tétanisée ne parle que de ça. Faux temps d’un monde où règne le faux avec très peu de répliques. Ce temps autrichien sera-t-il bientôt le temps français ? Avec la même issue... in extremis ? Suspense. Quel temps en France, à Paris ? Maussade. Ressentiments accumulés, révoltes larvées ou désespérées. Horizon bouché. Visibilité nulle. Panne d’essence. Panne d’être. Malgré tout, l’éclaircie est pour bientôt, nous prédit un Président qui ne lit pas de roman, l’oeil protecteur tourné vers l’Euro de foot et le Tour de France (la sécurité policière assurera le spectacle).
S’il vivait aujourd’hui en Autriche ou à Paris, que ferait Mozart ? Il composerait malgré tout.

En 1778 (1778-1789 : onze ans, c’est beaucoup, c’est peu), Mozart est donc à Paris au début du printemps (printemps froid). Il a vingt deux ans. C’est son deuxième voyage dans la capitale où « à pied, tout est trop loin, ou trop sale, car à Paris, il y a une saleté indescriptible ». Il trouve les Français « désormais bien près de la grossièreté et affreusement orgueilleux » (lettre du 1er mai 1778) ; ils « n’ont aucun savoir-vivre » (18 juillet). Le 27 mai : « Je me porte, Dieu soit loué, passablement bien. Toutefois, je ne vois souvent ni rime ni raison à rien, je n’ai ni chaud ni froid, je n’ai de plaisir à rien. » Quand même, Mozart compose, entre autres, sa symphonie « Paris », la n° 31, dite « la parisienne ». Le 12 juin, avant le concert privé donné chez le comte von Sickingen, « un homme charmant, amateur passionné et véritable connaisseur en Musique », il écrit à son père : « J’en suis tout à fait content. Mais savoir si elle plaira, c’est ce que j’ignore. En vérité, je m’en soucie peu. Car à qui ne plairait-elle pas ? Pour le petit nombre de Français intelligents qui seront là, je suis bien sûr qu’elle leur plaira. Quant aux imbéciles, ça ne sera pas un grand malheur si elle leur déplaît. Et j’ai quand même l’espoir que même les ânes y trouveront aussi quelque chose qui puisse les satisfaire ; et j’ai pris soin de ne pas négliger le premier coup d’archet dont les idiots ici à Paris font une telle affaire. Que diable ! Je ne vois aucune différence — ils commencent tous ensemble — comme ils le font ailleurs. C’est une plaisanterie. » (Comment ne pas penser à Rimbaud : « ... je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène. » [1])
Dans sa lettre du 3 juillet à son père Leopold (sa mère Anna Maria vient de mourir), Mozart écrit :

« j’ai dû écrire une symphonie pour l’ouverture du Concert Spirituel. Elle a été interprétée le jour de la Fête-Dieu [18 juin 1778] et applaudie unanimement. D’après ce qu’on m’a dit, il en a été fait mention dans le Courrier de l’Europe. [...] j’ai eu très peur à la répétition, car je n’ai de ma vie, rien entendu de plus mauvais ; vous ne pouvez pas imaginer comment ils ont bousillé et gratté la symphonie, 2 fois de suite. — J’ai vraiment eu très peur [...] Le lendemain, j’étais même décidé à ne pas aller au Concert ; mais le soir, il se mit à faire beau, et je résolus finalement de m’y rendre, avec la ferme intention, si c’était toujours aussi mauvais qu’à la répétition, d’aller à l’orchestre, de prendre le violon des mains du premier violon, M. Lahoussaye, et de diriger moi-même. Je priai Dieu de m’accorder que cela marche, puisque tout se fait pour son plus grand honneur et sa gloire, et ecce, la symphonie commença, [...] au milieu du premier Allegro, il y a tout de suite un Passage qui, je le savais bien, devait plaire ; tous les auditeurs furent enthousiasmés — il y eut un grand applaudissement — mais comme je savais, en l’écrivant, quel effet il produirait, je l’avais réintroduit à la fin — cela recommença da capo. L’Andante plut également, mais surtout le dernier Allegro. Comme j’avais entendu qu’ici, tous les derniers Allegro commencent, comme les premiers, avec tous les instruments ensemble, et généralement unisono, je le fis commencer piano avec les 2 violons seuls, sur 8 mesures uniquement, puis vint tout de suite un forte de sorte que les auditeurs (comme je m’y attendais) firent ch — au moment du piano — puis suivit immédiatement le forte — entendre le forte et applaudir ne fit qu’un. » [2]

Pourquoi parler de cette symphonie parisienne aujourd’hui et vous la faire écouter ? Parce que, Mozart le précise, elle fut interprétée en public le 18 juin 1778 qui était le jour de la Fête-Dieu. La Fête-Dieu est célébrée le premier jeudi après la Sainte-Trinité. C’est donc en principe aujourd’hui, en 2016, ce 26 mai [3]. Qu’est-ce que la Fête-Dieu ? C’est la Fête du Saint-Sacrement, Corpus Domini, Corpus Christi. C’est une fête solennelle instituée par le pape Urbain IV. Elle a sa source dans une « vision » de Julienne de Cornillon. Le 17 novembre 2010, Benoît XVI présentait ainsi sainte Julienne de Liège : « A l’âge de seize ans, elle eut une première vision, qui se répéta ensuite plusieurs fois dans ses adorations eucharistiques. La vision présentait la lune dans toute sa splendeur, dont le diamètre était traversé par une bande noire. Le Seigneur lui fit comprendre la signification de ce qui lui était apparu. La lune symbolisait la vie de l’Eglise sur terre, la ligne opaque représentait en revanche l’absence d’une fête liturgique, pour l’institution de laquelle il était demandé à Julienne de se prodiguer de façon efficace : c’est-à-dire une fête dans laquelle les croyants pouvaient adorer l’Eucharistie pour faire croître leur foi, avancer dans la pratique des vertus et réparer les offenses au Très Saint Sacrement. » (je souligne)


Fra Angelico, Institution du Saint-Sacrement.
Couvent San Marco. Florence. XVe.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.
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Il ajoutait : « Dans la Bulle d’institution, intitulée Transiturus de hoc mundo (11 août 1264), le Pape Urbain réévoque avec discrétion également les expériences mystiques de Julienne, soutenant leur authenticité, et il écrit : "Bien que l’Eucharistie soit chaque jour solennellement célébrée, nous considérons juste que, au moins une fois par an, l’on en honore la mémoire de manière plus solennelle. En effet, les autres choses dont nous faisons mémoire, nous les saisissons avec l’esprit et avec l’intelligence, mais nous n’obtenons pas pour autant leur présence réelle. En revanche, dans cette commémoration sacramentelle du Christ, bien que sous une autre forme, Jésus Christ est présent avec nous dans sa propre substance. En effet, alors qu’il allait monter au ciel, il dit : “Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde” (Mt 28, 20)" » (C’est moi qui souligne [4]).
Inutile de vous rappeler l’importance de ce qui se joue là, corps et âme, dans cette présence réelle.
Encore Rimbaud : « Depuis lors, la Lune entendit les chacals piaulant par les déserts de thym, — et les églogues en sabots grognant dans le verger. Puis, dans la futaie violette, bourgeonnante, Eucharis me dit que c’était le printemps. » (Après le déluge (je souligne). Phrases mystérieuses que Marcelin Pleynet étudie dans Rimbaud en son temps [5]).
Interprétée pour la première fois le jour de la Fête-Dieu, la symphonie parisienne de Mozart le sera ensuite le 15 août 1778, jour de l’Assomption, puis plusieurs fois en 1779, notamment le 23 mai, jour de la Pentecôte. Elle fut plutôt bien appréciée si l’on en croit les échotiers de l’époque. Le 11 mars 1783, elle sera interprétée au Burgtheater de Vienne lors d’un concert-bénéfice pour la soprano Aloisia Weber (dont Wolfang fut épris avant d’épouser sa soeur Constanze). Tout cela fait rêver.
Deux siècles plus tard, le 9 décembre 1984, « la parisienne » est jouée au Musikverein de Vienne par l’orchestre Philharmonique sous la direction du chef-d’orchestre autrichien Nikolaus Harnoncourt (1930-2016).
Retour à Vienne donc via Paris. Écoutez. Et regardez bien Harnoncourt. Il vient d’avoir cinquante cinq ans. Que la musique soit sacrée ou profane, voilà quelqu’un qui est tout entier dans son art et s’y entend en solennité.

Symphonie n°31 "Paris" in D major, K. 297/300a (1778)

1. Allegro assai
2. Andante
3. Allegro

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Première page du manuscrit. Mozart ouvrit ironiquement sa symphonie
« avec le premier coup d’archet dont les idiots ici à Paris font une telle affaire ».

Staatsbibliotheque Preussischer Kulturbesizt, section Musique, Berlin. Zoom : cliquez l’image.
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« Mozart compose une symphonie plus à même de séduire le public parisien. Il y glisse tous les ingrédients appréciés en France à l’époque : grands contrastes de nuances, crescendos spectaculaires, passages brillants et inattendus, débuts avec la solennité des ouvertures à la française.
Le premier mouvement, Allegro assai, concentre l’ensemble de ces caractéristiques.
Le deuxième mouvement, Andante, laisse place à la grâce et au calme, parfois interrompus par un unisson solennel.
Le troisième mouvement, Allegro, est le lieu de tous les contrastes. Mozart fait courir les violons dans une nuance piano, puis surprend l’auditeur par un tutti orchestral forte, mis en valeur par les timbales. Il varie aussi les tonalités, passant brusquement du majeur au mineur. »

*

Mystérieux Mozart

« L’âme »

Le 23 mars 1778, à 4 heures de l’après-midi, Mozart et sa mère arrivent à Paris. Ils sont mal logés dans une petite chambre sans piano donnant sur une cour obscure. Anna Maria ne voit pas son fils de la journée et écrit qu’elle a peur de perdre l’usage de la parole. Wolfgang se démène, pense toujours à Aloisia [Weber], mais devant les réactions de son père, il a feint de reculer : non, ce n’est pas une si grande chanteuse, elle est cependant excellente dans le cantabile. Enfin, voyons ce qu’on peut tirer des Français à travers Grimm (dont le nom évoque malheureusement la colère grimaçante : « il a voulu m’étouffer »).
« Paris a beaucoup changé. Les Français sont loin d’avoir autant de politesse qu’il y a quinze ans. Ils sont désormais bien près de la grossièreté et affreusement orgueilleux. »
Exemple : Wolfgang est convoqué chez une duchesse, Elisabeth-Louise de La Rochefoucauld, mariée à Louis­ Antoine-Auguste de Rohan, duc de Chabot. On le fait d’abord attendre une demi-heure dans une grande pièce glaciale, non chauffée et sans cheminée. La duchesse finit par arriver, se montre très aimable, et propose à Mozart de jouer sur le seul piano disponible, qui est pourri.
« Je dis : j’aimerais de tout cœur jouer quelque chose mais c’est impossible dans l’immédiat car je ne sens plus mes doigts tant j’ai froid : et je la priai de bien vouloir me faire conduire au moins dans une pièce où il y aurait une cheminée avec du feu. "Oh oui, monsieur, vous avez rai­son." Ce fut toute sa réponse. Puis elle s’assit et commença à dessiner, pendant toute une heure, en compagnie d’autres messieurs, tous assis en cercle autour d’une table. Ainsi j’ai eu l’honneur d’attendre une heure entière. Fenêtres et portes étaient ouvertes, j’avais froid non seule­ ment aux mains mais également à tout le corps et aux pieds, et je commençai tout de suite à avoir mal à la tête. C’était donc grand silence. Et je ne savais que faire, si long­ temps ; de froid, de mal de tête et d’ennui. »
Il y a là un film à faire, que personne ne fera car il n’y aura personne pour le financer. Une heure et demie de silence, des personnages autour d’une table en train de dessiner, et Mozart, dans un coin, en train d’attendre et d’avoir froid. Comment comprendrait-on qu’il s’agit de Mozart ? Parce que à un moment, vers la fin du film, il se lève : « Finalement, pour être bref, je jouai sur ce misé­rable affreux piano. Mais le pire est que la duchesse et tous ces messieurs n’abandonnèrent pas un instant leur dessin, le continuèrent au contraire tout le temps, et je dus donc jouer pour les fauteuils, les tables et les murs. Dans des conditions aussi abominables, je perdis patience, je commençai des variations, enjouai la moitié et me levai. Il y eut une foule d’ éloges. Mais je dis ce qu’il y avait à dire, qu’il m’était impossible de me faire honneur sur ce piano et qu’il me serait très agréable de revenir un autre jour, lorsqu’il y aurait un meilleur instrument. »
Mais la duchesse est inflexible : il faut que Mozart attende son mari. Encore une demi-heure de froid (le film devient vraiment très long) et enfin le duc, mieux élevé que sa femme, s’assoit près de Wolfgang et l’écoute avec attention : « J’en oubliai le froid, le mal de tête, et me mis à jouer, malgré le détestable piano, comme je joue lorsque je suis de bonne humeur. Donnez-moi le meilleur piano d’Europe, mais, comme auditeurs, des gens qui n’y comprennent rien, ou qui ne veulent rien y comprendre, et qui ne sentent pas avec moi ce que je joue, j’y perds tout plaisir. »
Des gens qui n’y comprennent rien : bon, affaire courante.
Mais des gens qui ne veulent rien y comprendre ? Là est l’indication, là est l’enjeu. Une certaine musique déclen­cherait chez certains une mauvaise volonté, une sorte de violence contraire ? Il n’y aurait pas de pires sourds que ceux qui ne veulent pas entendre ? C’est possible.
« Si on était dans un lieu où les gens ont des oreilles, un cœur pour sentir, où l’on comprend un tout petit quelque chose à la musique et où l’on a un peu de gusto, je rirais de bon cœur de tout cela. Mais je suis entouré de bêtes et d’animaux (pour ce qui est de la musique). Comment pourrait-il en être autrement, d’ailleurs, ils ne se comportent pas autrement dans toutes leurs actions, amours et passions. »
Eh bien, nous sommes ici à onze ans de la Révolution française. Va-t-elle régénérer les choses et sauver la musi­que ? Ou bien aggraver la situation ? La question mérite d’être posée, et c’est Mozart qui la pose. Mais non, pas seulement Mozart, chacun d’entre nous.

On peut s’étonner que Baudelaire et Mallarmé aient été sous l’emprise de Wagner ; que Proust hésite entre César Franck, Saint-Saëns, Fauré ou Debussy (sans parler de Reynaldo Hahn) ; que l’admirable jazz soit sans cesse recouvert par le rock, bref, qu’une guerre des sons, vio­lente ou sirupeuse, soit toujours à l’œuvre. Rien ne serait plus éclairant qu’une histoire réglée sur les possibilités de l’oreille, ses ouvertures, ses limites, les agressions qu’elle subit. D’où vient cette « monotonie bruyante, surexcitante, ce vacarme infernal ... là où on ne peut communiquer qu’à l’oreille en criant de toutes ses forces » ? Des ateliers de Ford, à Detroit, décrits par Céline dans Voyage au bout de la nuit. Et voici la suite : « On cède au bruit comme on cède à la guerre. On se laisse aller aux machines avec les trois idées qui restent à vaciller tout en haut, derrière le front ou la tête. C’est fini. Partout ce qu’on regarde, tout ce que la main touche, c’est dur à présent. Et tout ce dont on arrive à se souvenir encore un peu est raidi aussi comme du fer et n’a plus de goût dans la pensée. On est devenu salement vieux d’un seul coup [...] Quand tout s’arrête, on emporte le bruit dans sa tête, j’en avais encore pour la nuit entière de bruit et d’odeur à l’huile aussi comme si on m’avait mis un nez nouveau, un cerveau nouveau pour toujours. »
Mozart joue, personne n’écoute. Ensuite viennent le bruit, la fureur, la chanson populaire, l’explosion électro­nique, la techno-mixage, la dislocation atonale, le forçage rythmique, le rap, la musique de film. Et la musique dans tout ça ? Elle attend, assise dans son coin, de pouvoir jouer quelques notes. C’est au silence qu’elle s’adresse, aux murs, aux ateliers désertés, aux machines et aux ordina­teurs débranchés, à l’air, à l’eau, au sommeil.
La duchesse de Chabot, en 1778, était déjà aussi sourde que Robespierre, Napoléon, Staline, Hitler, ou encore que n’importe quel militaire ou policier P-DG d’aujourd’hui obsédé par ses calculs en croisière, ou que n’importe quel présentateur ou directeur de chaîne de télévision. Aussi sourde qu’un contestataire. Changez-les tous de place, ils restent à leur place. Les fenêtres sont fermées, les projec­teurs chauffent, on étouffe, on n’offre à Mozart que quelques minutes pour s’exprimer en regardant l’horloge numérique, entre deux publicités. Il est entouré, sur le même plan égalitaire, par X, Y ou Z, très médiocres musiciens, bien sûr. C’est la démocratie de marché, autre façon de noyer le poisson qui pense.
Même les musiciens risquent, à chaque instant, par rou­tine, de ne pas s’entendre. Il faut écouter la façon dont Sir Thomas Beecham fait répéter L’Enlèvement au sérail. Il chantonne, il interrompt, il reprend, il plaisante avec les interprètes, il casse le rythme, et puis reprend et reprend encore, toujours plus énergique et volant, il enlève son orchestre, c’est l’enlèvement hors des rails. Ce n’est plus une turquerie, mais un scandale au Proche-Orient, une insurrection, une prodigieuse leçon de liberté physique. Tout simplement en entrant dans ce qui est écrit. La parti­tion est un corps écrit, une âme écrite, un cœur battant graphique. Une voix multiple. Celle de Mozart.
Beecham a dit un jour que, s’il était dictateur, il impose­rait à la population d’écouter cette musique un quart d’heure par jour. De quoi la faire détester à jamais, passons vite.

A Paris, donc, « il y a une saleté indescriptible », la vie est chère, les gens vous font des compliments « et puis c’est tout ».
« Ils m’invitent pour un jour donné ; je joue ; on s’écrie : "Oh, c’est un prodige, c’est inconcevable, c’est étonnant !" et ensuite adieu. »
« Ce qui m’ennuie le plus, c’est que ces idiots de Fran­çais croient toujours que j’ai encore sept ans parce qu’ils m’ont connu à cet âge. »
Et ainsi de suite.
Le duc de Guisnes a une fille qui joue très bien de la harpe. Mais son père voudrait qu’elle sache composer. Allez, Mozart, au travail. « Si elle n’a pas d’idées et ne par­ vient pas à avoir de l’inspiration (car pour l’instant elle n’en a vraiment aucune), c’est inutile, car je ne peux, Dieu sait, lui en donner [...] Elle n’a aucune idée, il n’en sort rien. J’ai tout essayé avec elle... »
Et ainsi de suite.
« Je ne me plais guère ici, et cela tient surtout à la musique, je ne trouve aucun soulagement, aucune conversation, aucun rapport agréable et honnête avec les gens, en particulier avec les femmes, la plupart sont des catins, et les quelques autres n’ont aucun savoir-vivre. » (Les mots soulignés sont en français dans la lettre.)
« Je vous assure que si on me demande d’écrire un opéra, je n’ai pas peur. Cette langue a été créée par le diable, c’est vrai [...] mais chaque fois qu’il me vient à l’esprit qu’il serait bon d’écrire un opéra, je ressens un feu dans tout mon corps, mes mains et mes pieds tremblent d’impatience de faire connaître les Allemands aux Fran­çais de leur apprendre à les apprécier et à les craindre. Pourquoi ne commande-t-on pas un grand opéra à un Français ? Pourquoi faut-il que ce soit à des étrangers ? »
Oui, pourquoi ? Pourquoi cette controverse passionnée sur la préférence à accorder à Piccini ou à Gluck, alors que Mozart est là ? Le français comme « langue du diable » ne manque pas de sel. Mais c’est bien la question : que se passe-t-il d’encombré ou de maniéré entre la langue et la musique en français ? Et pourquoi est-ce le français qui a produit les deux plus grands écrivains « diaboliques », Sade et Céline ? Fallait-il forcer une surdité ?
« Je ne vois souvent ni rime ni raison à rien, je n’ai ni chaud ni froid, je n’ai de plaisir à rien... »
« Je ne sais pas si ma symphonie plaira [il s’agit de la Parisienne, en ré majeur, K. 297], à vrai dire, je m’en soucie fort peu. Car à qui ne siérait-elle pas ? Je suis sûr qu’elle plaira aux quelques Français intelligents qui seront là ; quant aux sots, ce n’est pas un grand malheur à mes yeux si elle ne leur convient pas, mais j’ai encore l’espoir que les ânes y trouvent aussi quelque chose qui puisse les satisfaire. »
Et ceci, sublime : « J’ai ici et là des ennemis. Mais où ne les ai-je pas eus ? C’est plutôt bon signe. »
Le protecteur Grimm se dérobe, le proviseur Grimm note sévèrement l’élève Mozart : « Il est trop candide, peu actif, trop aisé à attraper, trop peu occupé des moyens qui peuvent conduire à la fortune. Ici, pour percer, il faut être retors, entreprenant, audacieux. Je lui voudrais, pour sa fortune, la moitié moins de talent et le double de plus d’entregent, et je n’en serais pas embarrassé. »
Bref, ce Mozart est impossible, il refuse un poste d’orga­niste à Versailles, il critique les figurants sociaux, il veut à tout prix composer, et encore composer, et toujours compo­ser. Ici on compose avec tout, mais on ne compose rien. Tout cela va virer au drame.

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Vous avez hâte de quitter Paris, moi aussi.
C’est pourtant là qu’une épreuve de feu attend Wolfgang Amadeus Mozart. L’horizon fermé, la mort de sa mère.
Pauvre Anna Maria, tirée du provincial Salzbourg pour venir mourir misérablement à Paris.
Nous connaissons sur cet événement tragique les lettres étranges de Wolfgang à son père. C’est un mélange de souffrance contenue, d’affirmations mystiques et de désinvolture.
Il commence, le 3 juillet 1778, par faire comme si Anna Maria était « très malade » (alors qu’elle vient de mourir).
« On me donne de l’espoir, dit-il, mais je n’en ai guère. » Suivent des détails médicaux, mais surtout une référence à Dieu insistante : « Je crois (et personne ne me convain­cra du contraire) qu’aucun docteur, aucun homme, aucun malheur, aucun hasard, ne peut ni donner ni prendre la vie d’un homme, Dieu seul le peut. Ils ne sont que les instruments dont Il se sert généralement, mais pas toujours. »
Enchaînement immédiat sur l’exécution, avec succès, de sa symphonie en ré majeur, la Parisienne au Concert spirituel, qui a failli être gâchée par ces maudits Français qui, lors des répétitions, la bousillaient et la grattaient. Mais enfin, ça marche.
« Après la symphonie, je me suis rendu tout joyeux au Palais-Royal, ai pris une bonne glace, ai dit mon chapelet comme je l’avais promis, et suis rentré à la maison. »
A quel parfum, cette glace ? Nous l’ignorons.
Plus bizarre encore, cette réflexion sur la mort simulta­née de Voltaire : « Voltaire, ce mécréant et fieffé coquin, est crevé pour ainsi dire comme un chien, comme une bête. Voilà sa récompense ! »
Voltaire aurait été, s’il l’avait connue plus tard, un ennemi de la musique de Mozart ? C’est loin d’être sûr (et Mahomet et L’Enlèvement au sérail vont au fond dans le même sens), mais on peut supposer que la violente mauvaise humeur de Wolfgang, aggravée par la tension ner­veuse qu’il est en train de vivre, lui fait reporter sur Voltaire son animosité contre tous les Français.
Toujours dans la même lettre, sur fond de mort, donc, ceci : « Pour ce qui est de l’opéra, les choses en sont là : il est très difficile de trouver un bon poème. Les anciens, qui sont les meilleurs, ne sont pas faits pour le style moderne, et les nouveaux ne valent rien. La poésie, qui est la seule chose dont les Français peuvent être fiers, devient chaque jour plus mauvaise, et la poésie est vraiment la seule chose, ici, qui doit être bonne, puisqu’ils ne comprennent rien à la musique. »
A quelle bonne poésie française Mozart pense-t-il ? La Fontaine ? Racine ? Peut-être. En tout cas, le moins qu’on puisse dire est que la situation de la poésie, à la fin du XVIIIe siècle, n’est guère brillante à Paris (et ce ne sont pas les tragédies de Voltaire qui peuvent prouver le contraire). Que penserait Mozart aujourd’hui ? Si la poésie a disparu et que la musique est mauvaise, dans quel monde, ou non­ monde, sommes-nous menacés de vivre et mourir ?
Le même jour (3 juillet) il écrit à un ami de Salzbourg pour le prier de préparer son père et sa sœur à la mort d’Anna Maria. Il est 2 heures du matin : « Par une grâce particulière de Dieu, j’ai pu tout supporter avec fermeté et calme. »

VOIR AUSSI

Le 9 juillet, à son père, de nouveau appel à Dieu et à sa volonté qui doit être faite. « Il a fallu me consoler, faites­ en autant. » Conclusion pratique : « Disons un fervent Notre Père, et tournons-nous vers d’autres pensées, chaque chose en son temps. »
D’ailleurs voilà une bonne nouvelle : « Chez Grimm et Mme d’Epinay, j’ai une belle petite chambre avec une vue très agréable » (il s’agit de l’hôtel d’Epinay, rue de la Chaussée-d’Antin).
Le 4 juillet 1778, Anna Maria Mozart est donc enterrée à l’église Saint-Eustache, puis au cimetière Saint-Jean-Porte­ Latine. Sa tombe a disparu. Une plaque commémorative a été apposée dans l’église en 1953, soit cent soixante­ quinze ans après sa mort. Après trois guerres franco-alle­mandes devenues mondiales, et des millions de morts, les Français ont fini par s’apercevoir que leur terre recouvrait les restes de la mère de Mozart.
Pour connaître les vrais sentiments de Mozart, au-delà de sa façon de couper court à la fausseté des épanchements verbaux psychologiques ou moraux ; pour savoir ce qu’il ressent profondément dans son effrayante solitude de Paris, à vingt-deux ans, au chevet de sa mère mourante, il faut écouter les sonates qu’il a composées à l’époque, sans aucune commande, pour se parler à lui-même.
Telle est l’âme de sa musique. Le reste est parade ou silence.

D’abord la sonate n° 21 en mi mineur K. 304 pour piano et violon, en deux mouvements, Allegro et Tempo diminuetto. Aucune interprétation ne fait mieux la preuve de ce que peut être une alliance technique d’âme entre deux musiciens, que celle enregistrée à Bâle en 1958 par Clara Haskil et Arthur Grumiaux.

La voici enregistrée en public le 18 septembre 1957.
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Et la version de 1958.

Allegro

Tempo diminuetto

Je te joue, tu me joues, je t’écoute, tu m’écoutes, nous nous écoutons, viens, donne-moi la main, ne restons pas là, allons plus loin.
Mozart est ce nous. Celui du souci, de l’angoisse, de la joie maintenue, de la gravité d’inquiétude, de la sérénité en pleine tempête, de la méditation soutenue. Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille, tu réclamais le soir, il descend, le voici. Entends, veux-tu, la douce Nuit qui marche. Donne-moi l’autre main, viens par ici.
Mais le grand chef-d’œuvre (un des plus grands de Mozart, à mon avis) est la sonate pour piano n° 8 en la mineur K. 310, Allegro maestoso, Andante cantabile con espres­sione, Presto [6].

L’interprétation de Claudio Arrau (mort en Autriche en 1991)
Toronto, 5 mars 1964.
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L’interprétation de Maria João Pires en janvier-février 1974 à Tokyo (elle a vingt neuf ans) [7]
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Là, tout de suite, c’est l’attaque et la contre-attaque, la prise au corps du destin, la réponse à la foudre. Fermeté, courage, lutte avec l’ange, tremblement de Dieu. La tristesse est là, mais la musique dit :« Quand même ! » Eclipse et largeur. Et puis la précipitation en tous sens, l’affole­ment, soucis à gauche, décisions à droite. Ici, là, ici, là. Non, là-bas, peut-être. Parfaite mimique des états inté­rieurs. Courses. Et ça recommence.
Sonate tragique et grandiose. Elle a résonné pour la pre­mière fois dans une chambre de Paris.
On peut la décrire formellement : « thème obstiné avec appoggiatures et rythme pointé évoluant sur un ambitus étroit, entre dominante et tonique, aussi serré que l’accompagnement de main gauche, en accords denses et dissonants. »
Et puis : « Arpèges et octaves scandés et trait final de doubles croches à la main gauche, pendant que la main droite martèle le rythme pointé du thème principal. »
Et encore :« Un abîme brutal et presque sauvage se pro­file dès la première partie (fortes variations dynamiques) pour s’affirmer dans la seconde : vagues instables en triolets et trilles rugueux avec terminaisons incisives à la main gauche, notes répétées et dissonances à la droite, appoggia­tures en chaîne, rythmes pointés, forte piano haletants. Un même dramatisme habite le rondo final, l’un des rares chez Mozart en tonalité mineure, où l’on retrouve le même ambi­tus serré sur une mesure à deux temps semblant précipiter sans cesse l’écoulement de la musique. Un épisode en la majeur plus lyrique suspend un instant l’implacable véhé­mence, pour n’en finir que plus triomphalement et la bride comme resserrée en un la mineur souverain. »
C’est parfait. Dans un film, on verrait une femme agoni­sante sur un lit, un docteur passant en coup de vent, un jeune type au pianoforte en train de jouer cette sonate, ou plutôt en train de l’écrire pendant qu’on l’entend. Ces gens n’ont pas l’air bien riches. En plus, ils sont étrangers. Le plan suivant pourrait être une scène mondaine de bavardage. Un épisode dans la vie d’un certain Mozart, musicien allemand.
« Trop de notes ! » va bientôt dire l’empereur Joseph II à propos de L’Enlèvement au sérail. Mais Adorno, très justement, dans Philosophie de la nouvelle musique : « C’est préci­sément chez Mozart que l’on peut trouver l’irrésistible tendance vers la dissonance et cela non seulement au début du quatuor en ut majeur, mais encore dans cer­taines de ses dernières pièces pour piano : son style déconcertait ses contemporains justement à cause de la richesse en dissonance. »
Pas seulement les dernières pièces, donc.
Il y a eu beaucoup de dissonances gratuites depuis Mozart. La sienne est métaphysique. Elle est d’autant plus inquiétante qu’elle est plus maîtrisée et splendidement harmonique. C’est une tangente de l’être, une apologie de la sphère comme boule intérieure de feu.
Et parfois, la joie triomphe au grand jour. Ainsi dans la sonate pour piano et violon en si bémol majeur n° 26 K. 378.

Clara Haskil et Arthur Grumiaux, 1958.

Allegro

Andante

Rondo

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Là, quel que soit pour Wolfgang l’ennui de rentrer à Salzbourg, c’est-à-dire en captivité, c’est l’allégresse du voyageur qui retrouve sa maison, les couleurs, les saveurs et les odeurs de son enfance. Ulysse a fait un malheureux voyage, mais voici ses amis : l’éternel printemps, la ronde du temps. Clara, au clavier, emporte vivement Arthur et son violon. Ce dernier tourne autour d’elle et la suit. Ils sont très concentrés, détendus, ils sont fous de joie mais précis, ils s’amusent. Mozart-le-Double les double, les dédouble. C’est la danse des éléments.

En bleu adorable fleurit
Le toit de métal du clocher. Alentour
Plane un cri d’hirondelles, autour
S’étend le bleu le plus touchant. Le soleil
Au-dessus va très haut et colore la tôle [...]

Tant que dans son cœur
Dure la bienveillance, toujours pure,
L’homme peut avec le Divin se mesurer
Non sans bonheur. Dieu est-il inconnu ?
Est-il, comme le ciel, évident ?Je le croirais
Plutôt [...]

Voudrais-je être une comète ? je le crois. Parce qu’elles ont
La rapidité de l’oiseau ; elles fleurissent de feu,
Et sont dans leur pureté pareilles à l’enfant [...]

Le roi Œdipe a un
Œil en trop, peut-être. Ces douleurs, et
D’un homme tel, ont l’air indescriptibles, Inexprimables, indicibles [...]

Être de ce qui ne meurt pas, et que la vie jalouse,
Est aussi une douleur [...]

Vivre est une mort, et la mort elle aussi est une vie.

Toute musique va vers la poésie, toute poésie vers la musique. Ce poème de Hôlderlin, En Bleu adorable... est attribué à un poète fou par Waiblinger, dans son roman Phaéton. « Voici quelques feuillets de sa main, écrit-il, qui donnent une idée de l’effroyable égarement de son esprit. Dans l’original, ils sont rédigés en vers à la façon de Pindare. »
Heidegger, lui, parle d’« un grand poème inouï ».

C’est après 1791, donc après la mort de Mozart, que Hölderlin, à vingt et un ans, rencontre au séminaire de Tübingen ses amis Hegel et Schelling. S’ensuit une longue aventure, jusqu’en 1843. A cette date, Mozart est quasi­ment oublié, Hölderlin enfermé, et Rimbaud, dans onze ans, va naître. Quelque chose n’en finit pas de se venger, mais autre chose n’en finit pas non plus d’éclairer.
Il suffit d’ouvrir les Illuminations : « Et les frissons s’élè­vent et grondent, et la saveur forcenée de ces effets se chargeant avec les sifflements mortels et les rauques musiques que le monde, loin derrière nous, lance sur notre mère de beauté, — elle recule, elle se dresse. Oh ! nos os sont revêtus d’un nouveau corps amoureux. »

C’est une Vision, dit Rimbaud.
Une dissonance.

Philippe Sollers, Mystérieux Mozart, « L’âme », Plon, 2001, p. 93-106. Folio 3845, p. 122-140.


Mystérieux Sollers
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Dans Rimbaud en son temps, après avoir rappelé que le jeune Mozart avait composé son singspiel « Bastien Bastienne » (1768) sur un livret de Favart, Marcelin Pleynet écrit (p. 46) :

Dans Mystérieux Mozart, qu’il publie en 2001, Philippe Sollers souligne la modernité de Mozart, en citant « la célèbre formule de Rimbaud dans Une Saison en enfer  : "Il faut être absolument moderne"... Renoncer à la vengeance, ce serait "être absolument moderne". Rien à voir, bien sûr, avec la "modernité". Mozart est absolument moderne ».

Où l’on entend que, pour Sollers : « Mozart est absolu­ment moderne », et que c’est, en conclusion à Une Saison en enfer, en Adieu à l’enfer, Rimbaud qui le dit.

*

Voici quelques lettres qui témoignent de ce qui fut peut-être pour Mozart, et pour de multiples raisons, la traversée d’une longue « saison » (printemps-été 1778) dans l’enfer musical parisien.

Lettres de Mozart

Extraits de quelques lettres de Mozart alors qu’il est à Paris.

Paris, le 1er may 1778

Mon Très cher Père !

Nous avons bien reçu votre lettre du 12 et la raison pour laquelle je suis resté si longtemps sans écrire est que je voulais attendre une lettre, le courrier coûte trop cher et lorsqu’on n’a rien de très important à écrire, cela ne vaut même pas la peine de dépenser 24 sous ou même plus. Je suis toutefois contraint de vous donner peu de nouvelles, et encore douteuses.
M. Grimm m’a donné une lettre pour la duchesse de Chabot, et j’y suis allé. Le contenu de la lettre visait essentiellement à me recommander auprès de la Duchesse de Bourbon (qui était jadis au couvent) et me faire à nouveau connaitre d’elle pour me rappeler à son bon souvenir. Mais 8 jours ont passé sans la moindre nouvelle. Elle m’avait déjà demandé de revenir 8 jours après, je tins donc parole et m’y rendis.
Je dus attendre une demi-heure dans une grande pièce glaciale, non chauffée et sans cheminée. Finalement, la Duchesse arriva et me pria avec la plus grande amabilité de me satisfaire du piano qui était là, elle me pria d’essayer. Je dis : J’aimerais de tout coeur jouer quelque chose mais c’est impossible dans l’immédiat car je ne sens plus mes doigts tant j’ai froid, et je la priai de bien vouloir me faire conduire au moins dans une pièce où il y aurait une cheminée avec du feu. O oui Monsieur, vous avés raison. Ce fut toute sa réponse. Puis elle s’assit et commença à dessiner, pendant toute une heure, en Compagnie d’autres messieurs, tous assis en cercle autour d’une table. Fenêtres et portes étaient ouvertes, j’avais froid non seulement aux mains, mais également à tout le corps, et aux pieds, et je commençais tout de suite à avoir mal à la tête. Et je ne savais que faire, si longtemps, de froid, de mal de tête et d’ennui. Je pensais sans arrêt : si ce n’était pour M. Grimm, je partirais dans l’instant même.
Finalement, pour être bref, je jouai sur ce misérable Pianoforte... Mais le pire est que Madame et tous ces messieurs n’abandonnèrent pas un instant leur dessin, et je dus donc jouer pour les fauteuils, les tables, et les murs. Dans des conditions aussi abominables, je perdis patience. Je commençai les Variations de Fisher, en jouai la moitié et me levai. Il y eut une foule d’Eloges. Mais je dis ce qu’il y avait à dire, qu’il m’était impossible de me faire honneur au piano et qu’il me serait agréable de revenir un autre jour, lorsqu’il y aurait un meilleur instrument. Je dus toutefois attendre encore une demi-heure que son mari arrive. Lui s’assit près de moi et m’écouta avec toute son attention, et moi, j’en oubliai le froid, le mal de tête, et me mis à jouer, malgré le détestable piano — comme je joue lorsque je suis de bonne humeur.
Donnez moi le meilleur piano d’Europe et comme auditeurs, des gens qui ne comprennent rien, ou qui ne veulent rien comprendre, et qui ne sentent pas avec moi ce que je joue, j’y perds tout plaisir. J’ai ensuite tout raconté à M. Grimm.
Vous m’écrivez que je dois bravement faire des visites pour faire des connaissances et rafraichir les anciennes, mais ce n’est pas possible. A pied, tout est trop loin, ou trop sale, car à Paris, il y a une saleté indescriptible. En voiture, on a tout de suite l’honneur de dépenser 4 à 5 livres par jour, et pour rien, car les gens font certes des compliments, mais qui s’arrêtent là. Ils me demandent de revenir tel ou tel jour, je joue et ils disent : O c’est un Prodige, c’est inconcevable, c’est étonnant. Et là dessus, addieu.
J’ai suffisamment dépensé ici pour mes déplacements et souvent en vain car je n’ai pas rencontré les gens. Si on n’est pas sur place, on ne se rend pas compte combien c’est fatal.
D’ailleurs, Paris a beaucoup changé. Les Français sont loin d’avoir autant de Politesse qu’il y a 15 ans. Ils sont désormais bien près de la grossiéreté et affreusement orgueilleux...

[A propos de sa symphonie concertante (dont on ignore tout)] Quant à la Sinfonie Concertante, il y a encore un hic, mais je crois qu’il y a un autre obstacle. J’ai ici et là des ennemis. Mais où ne les ai-je pas eus ? — C’est toutefois bon signe. J’ai dû écrire la Sinfonie en toute hâte, en y mettant tout mon zèle, et les 4 concertants en ont été et en sont toujours très épris. Legros l’avait depuis 4 jours pour copie, mais je la retrouve toujours à la même place. Et en fin de compte, avant-hier, ne la voyant plus, je cherche bien sous les partitions — et la découvre cachée. Je fais mine de rien et demande à Legros : à propos, avez-vous déjà donné la Sinfonie Concertante à copier ? — Non. Je l’ai oubliée. Comme je ne peux naturellement pas lui donner l’ordre de la faire copier ni jouer, je ne dis rien. Les 2 jours où elle aurait due être jouée, je suis allé au Concert. Ramm et Punto vinrent vers moi, tout enflammés, et me demandèrent pourquoi on ne donnait pas ma Sinfonie Concertante. — Je ne sais pas. Première nouvelle. Je ne suis au courant de rien. Ramm est alors devenu enragé et s’est emporté, en français, contre Legros dans le salon de la Musique, disant que ce n’était pas beau de sa part, etc. Ce qui me contrarie le plus dans toute cette histoire, c’est que Legros ne m’en a pas soufflé mot, je ne devais rien apprendre. Si du moins il m’avait donné une excuse, disant que le temps lui avait manqué ou autre chose comme cela, mais absolument rien [....] Si on était dans un lieu où les gens ont des oreilles, un cœur pour sentir, où l’on comprend un tout petit quelque chose à la Musique et où l’on a un peu de gusto, je rirais de bon cœur de tout cela. Mais je suis entouré de bêtes et d’animaux (pour ce qui est de la musique). Comment pourrait-il en être autrement, d’ailleurs, ils ne se comportent pas autrement dans toutes leurs actions, amours et passions.

*

Paris, le 27 mai 1778

A son père

Je me porte, Dieu soit loué, passablement bien. Toutefois, je ne vois souvent ni rime ni raison à rien, je n’ai ni chaud ni froid, je n’ai de plaisir à rien.
Ce qui me console le plus et me maintient de bonne humeur, c’est l’idée que vous , mon papa chéri, et ma chère soeur, vous allez bien, que je suis un honnête Allemand, et que si je n’ai pas toujours le droit d’en parler, j’ai du moins la liberté de penser ce que je veux. Mais c’est bien tout.
Hier, je suis allé pour la deuxième fois chez le comte V. Sickingen. C’est, je ne sais si je vous l’ai déjà écrit, un homme charmant, amateur passionné et véritable connaisseur en Musique.
J’y ai passé 8 heures, seul avec lui. Le matin et l’après-midi jusqu’à 10 heures du soir, nous sommes restés au piano, avons parcouru toute sorte de Musique, loué, admiré, raisonné et critiqué. Il a environ 30 partitions d’opéra.
Je dois maintenant vous dire que j’ai eu l’honneur de voir votre Ecole de violon traduite en français. Je crois qu’elle est traduite depuis au moins huit ans. J’étais justement dans un magasin de musique pour acheter un volume des sonates de Schobert pour une élève. J’y retournerai bientôt et l’étudierai mieux pour vous en parler plus en détail. Je manquais de temps la dernière fois. Je vous baise 1000 fois les mains et embrasse ma soeur de tout mon coeur. Mes compliments à tous mes amis, et particulièrement à Mr. Bullinger.

WoAMozart

*

Paris, le 12 juin 1778

Anna Maria Mozart à Léopold

Mon cher époux,

Nous avons bien reçu ta lettre du 28 mai et constaté avec plaisir que vous allez bien. Wolfgang et moi sommes, Dieu soit loué, en bonne santé. Hier, je me suis fait saigner, et ne pourrai donc pas beaucoup écrire aujourd’hui.
Wolfgang n’est pas à la maison, il déjeune avec Monsieur Raaf chez le comte Sickingen où ils se rendent au moins une fois par semaine car il aime Wolfgang par dessus tout....
Tu veux savoir où nous logeons, cherche d’abord la rue Montmarter, puis la Rue Cléry, dans cette rue Cléry, c’est la première à gauche lorsqu’on vient de la Rue Montmarter. C’est une belle artère très propre où logent particulièrement les gentilshommes, pas loin du pulvar avec du bon air.
Avant hier, j’ai déjeuné chez Monsieur Haina et suis allée après le repas me promener au jardin du Luxembourg, voir la belle galerie de tableaux au palais, puis suis rentrée étonnamment fatiguée à la maison. J’étais seule car Wolfgang a déjeuné avec Raaf chez Monsieur Grimm...
Nous avons ici le plus bel été qui soit, très agréable. Dieu merci, et nous n’avons encore eu aucun orage. Wolfgang (quand il mange là) et moi déjeunons pour 15 sols. Mais le soir, nous dégustons 4 plaisirs pour 4 sols. Pour que tu saches ce que cela signifie en allemand : ce sont des biscuits creux nommés Plaisirs en français. Je te prie de faire nos compliments à tous nos bons amis, nombre d’entre eux ouvriraient de grands yeux et la bouche en découvrant ce qu’il y a à voir ici. Adio, portez vous bien, je vous embrasse des milliers de fois et demeure ton épouse fidèle Mozartin. Je dois m’arrêter car le bras et les yeux me font mal...

*

Anna Maria meurt le 3 juillet...

Paris, le 3 juillet 1778

Monsieur, mon très cher Père,

J’ai à vous donner une très fâcheuse et très triste nouvelle, c’est elle qui est responsable du fait que je n’ai pas encore répondu à votre lettre du 11 [juin]. Ma chère maman est très malade [...]. Elle est très faible, a encore de la fièvre, délire, on me donne de l’espoir mais je n’en ai guère. Je passe depuis des jours de la crainte à l’espoir, mais je m’en suis entièrement remis à la volonté de Dieu. J’espère que vous en ferez de même, ainsi que ma chère sœur ; existe-t-il un autre moyen pour être calme ? Je veux dire plus calme, car on ne peut l’être totalement ; je suis confiant, quoi qu’il arrive, car je sais que c’est ! Dieu qui ordonne tout pour notre plus grand bien (même si nous croyons que tout va de travers) et qui le veut ainsi [...]. Je ne dis pas pour autant que ma mère va mourir ou qu’elle doit mourir, que tout espoir est perdu — elle peut recouvrer la fraîcheur et la santé, mais uniquement si Dieu le veut [...]. _ Passons maintenant à autre chose et quittons ces tristes pensées.[...]

[...] j’ai dû écrire une symphonie pour l’ouverture du Concert Spirituel. Elle a été interprétée le jour de la Fête-Dieu et applaudie unanimement. D’après ce qu’on m’a dit, il en a été fait mention dans le Courrier de l’Europe. [...] j’ai eu très peur à la répétition,car je n’ai de ma vie, rien entendu de plus mauvais ; vous ne pouvez pas imaginer comment ils ont bousillé et gratté la symphonie, 2 fois de suite. — J’ai vraiment eu très peur [...] Le lendemain, j’étais même décidé à ne pas aller au Concert ; mais le soir, il se mit à faire beau, et je résolus finalement de m’y rendre, avec la ferme intention, si c’était toujours aussi mauvais qu’à la répétition, d’aller à l’orchestre, de prendre le violon des mains du premier violon, M. Lahoussaye, et de diriger moi-même. Je priai Dieu de m’accorder que cela marche, puisque tout se fait pour son plus grand honneur et sa gloire, et ecce, la symphonie commença, [...] au milieu du premier Allegro, il y a tout de suite un Passage qui, je le savais bien, devait plaire ; tous les auditeurs furent enthousiasmés — il y eut un grand applaudissement — mais comme je savais, en l’écrivant, quel effet il produirait, je l’avais réintroduit à la fin — cela recommença da capo. L’Andante plut également, mais surtout le dernier Allegro. Comme j’avais entendu qu’ici, tous les derniers Allegro commencent, comme les premiers, avec tous les instruments ensemble, et généralement unisono, je le fis commencer piano avec les 2 violons seuls, sur 8 mesures uniquement, puis vint tout de suite un forte de sorte que les auditeurs (comme je m’y attendais) firent ch — au moment du piano — puis suivit immédiatement le forte — entendre le forte et applaudir ne fit qu’un.

Wolfgang Amadée Mozart

*

Paris, le 3 juillet 1778

A l’Abbé Franz Joseph Bullinger à Salzbourg

Très cher ami !

Pour vous tout seul,
Pleurez avec moi, mon ami ! Ce jour là fut le plus triste de ma vie — je vous écris cela à deux heures du matin — Il faut encore que je vous le dise : ma mère, ma chère maman n’est plus ! — Dieu l’a rappelée à Lui — Il voulait l’avoir, je le voyais clairement — et c’est pourquoi je me suis remis à la volonté de Dieu — Il me l’avait donnée, il pouvait aussi me la prendre. Imaginez l’inquiétude, l’angoisse et les soucis que j’ai endurés pendant ces 15 jours. Elle est morte sans s’en rendre compte, elle s’est éteinte comme une lumière... Les 3 derniers jours, elle délirait constamment, et aujourd’hui, à 5 heures 21 minutes, elle entra en agonie, je lui serrais la main, lui parlais, elle ne me voyait pas, ne m’entendait pas et ne sentait rien. Elle resta ainsi pendant 5 heures jusqu’au moment où elle expira, à 10h 21 minutes...

Je vous demande maintenant d’avoir l’amitié de préparer tout doucement mon père à recevoir cette triste nouvelle. Je lui ai écrit par le même courrier, mais seulement qu’elle est gravement malade...

*

Paris, le 9 juillet 1778

Monsieur
mon très cher Père !

J’espère que vous serez en état d’apprendre avec constance une nouvelle bien triste et douloureuse. Ma lettre du 5 vous aura préparé à ne rien attendre de bon. Ce même jour, le 3, ma mère s’est endormie, saintement en Dieu, à 10 heures 2 ; lorsque je vous ai écrit, elle jouissait déjà des joies célestes — tout était terminé — je vous ai écrit cette nuit là.
J’espère que vous et ma soeur me pardonnerez cette petite tromperie très nécessaire, car comprenant d’après ma propre douleur et ma tristesse quelle serait la vôtre, je n’ai pu avoir le coeur de vous surprendre brutalement par cette affreuse nouvelle... J’espère maintenant que vous êtes prêts à apprendre le pire et qu’après avoir laissé libre cours à cette douleur bien naturelle ainsi qu’aux larmes, vous vous remettrez finalement à la volonté de Dieu et adorerez sa Providence inexplorable, insondable et sage.
Vous imaginerez facilement ce que j’ai enduré, à quel courage et quelle fermeté j’ai dû avoir recours pour tout supporter avec calme, alors que petit à petit son état empirait, et pourtant, Dieu, dans sa bonté, m’a fait cette grâce, — j’ai suffisamment souffert, suffisamment pleuré, mais à quoi cela servait-il ? Il m’a fallu me consoler. Faites en autant mon cher papa et ma chère soeur ! Pensez que le Dieu tout puissant l’a voulu ainsi, et que pouvons nous faire contre sa volonté ?...
Dans ces tristes circonstances, trois choses m’ont consolé : ma soumission complète et confiante en la volonté de Dieu, la constatation que sa mort, si belle et si simple, me permettait d’imaginer combien elle serait heureuse un instant après, combien elle est maintenant plus heureuse que nous — de sorte que j’aurais souhaité, à ce moment, partir avec elle... De ce souhait et ce désir naquit finalement ma troisième consolation, à savoir que nous ne l’avons pas perdue pour toujours, que nous la reverrons, que nous serons un jour réunis, plus joyeux et plus heureux que dans ce monde. Le moment seul nous est inconnu mais cela ne m’inquiète pas, quand Dieu voudra, je le voudrai aussi [...]

Les Français sont et restent vraiment des ânes, ils sont incapables — et doivent toujours avoir recours à des étrangers [...] si seulement cette maudite langue française n’était pas si misérable pour la Musique ! — C’est abominable — la langue allemande semble divine en comparaison ! Et puis les chanteurs et les chanteuses — on ne devrait même pas les nommer ainsi car ils ne chantent pas, ils crient, braillent, et à plein gosier, du nez et de la gorge.

*

Paris, ce 18 juillet 1778

[...] Je me mis à discuter avec Ritter ; je dis entre autres que je ne me plais guère ici, et que cela tient surtout à la musique, que je ne trouve aucun soulagement, aucune conversation, aucun rapport agréable et honnête avec les gens, en particulier avec les femmes — la plupart sont des catins — et les quelques autres n’ont aucun savoir-vivre.
Ritter ne put que me donner raison. Finalement, Raaf dit en riant : oui, je veux bien le croire, Monsieur Mozart n’est pas TOUT ENTIER ici, pour admirer les beautés qu’on y trouve, la moitié de lui-même est encore là bas, d’où je viens.
_ Là dessus, on rit naturellement, on plaisanta, puis Raaf prit un ton sérieux et dit : Vous avez raison, je ne peux vous blâmer, elle le mérite, c’est une jeune fille bien, jolie et honnête, elle a une bonne conduite, elle est habile et douée et beaucoup de talent. J’eus alors la meilleure occasion de lui recommander de tout coeur ma chère Weberin [Aloisia Weber], mais je n’eus pas besoin d’en dire beaucoup, il était déjà prévenu en sa faveur [...]

Comme je sais que le prince électeur tient le Padre maestro en très haute estime, je crois avantageux que vous ayez la bonté de lui écrire pour lui demander de m’adresser une nouvelle lettre pour Raaf à ce sujet. Cela me servira toujours, et le bon Padre Martini ne fera aucune objection à me rendre ce service amical, sachant bien que de cette manière, il peut faire mon bonheur... Assez là dessus, j’espère que tout ira bien, afin que j’aie bientôt le plaisir d’embrasser mon père et ma chère soeur. Oh comme nous vivrons joyeux et satisfaits, tous ensemble. Je prie Dieu de toutes mes forces pour qu’Il m’accorde cette grâce ! Il faudra bien que les choses prennent un autre tour ! Dieu le veuille ! Entre temps, je poursuivrai ma vie, qui est ICI, tellement contraire à mon génie, mon plaisir, mon savoir et mon bonheur. C’est la Vérité pure, soyez en sûr — je ne vous écris que la vérité. Si je devais vous en dire toutes les raisons, je m’y userais les doigts, et cela ne me serait d’aucune aide. Car maintenant, je suis ici, et je dois faire tout ce qui est en mon pouvoir... Dieu veut seulement que je n’y gâche pas mon talent.....

*

Aloisia Weber.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

A Aloisia Weber, le 30 juillet 1778...

Carissima amica ! J’espère que vous êtes en parfaite santé, je vous prie d’en prendre toujours soin, car c’est la chose la plus précieuse qui soit au monde. Pour ma part, grâce à Dieu, je vais bien, pour ce qui est de ma santé, j’en prends soin, mais je n’ai pas l’esprit tranquille, et je ne saurais l’avoir tant que je n’aurai pas la consolation d’être assuré qu’on a enfin rendu justice à votre mérite. Mais l’état et la situation la plus heureuse pour moi viendra le jour où j’aurai l’intense plaisir de vous revoir, et de vous embrasser de tout mon coeur, c’est aussi tout ce que je peux désirer, et ce désir et ce voeu sont d’ailleurs mon unique consolation, et mon repos...

*

A propos de la mort de sa mère

Août 1778

Lettre à Leopold

Vous savez que je n’avais, de ma vie, jamais vu mourir quelqu’un (bien que je l’aie souhaité), et ma mère devait justement être la première... Vous voulez une description de la maladie, vous l’aurez, mais autorisez moi à être bref et à n’écrire que le principal...
Je dois tout d’abord dire que ma bienheureuse mère devait mourir, aucun docteur au monde n’aurait pu la sauver cette fois, car c’était de toute évidence la volonté de Dieu, son temps s’était écoulé... Vous pensez qu’elle s’est fait saigner trop tard, c’est possible, mais je suis de l’avis des gens d’ici qui lui avaient déconseillé une saignée et cherchaient à la convaincre d’un lavement, mais elle ne voulait pas, je n’osais rien dire car je n’y comprends rien et en aurais porté ensuite la responsabilité en cas d’échec...
Je ne peux vous dire combien de sang on lui a tiré parce qu’ici on ne compte pas en once mais en palettes, on lui en a tiré 2 pleines... Elle alla bien pendant plusieurs jours puis elle fut prise de diarrhée, mais il est courant que des étrangers ici attrapent la colique à cause de l’eau, je l’ai eue moi même les premiers jours, mais depuis que je ne bois plus jamais d’eau pure et y mêle un peu de vin, je n’ai plus rien. Toutefois, comme je ne peux rester sans boire d’eau pure, je la purge par de la glace, j’en bois toujours 2 verres avant de dormir.
Continuons, le 19, elle se plaignit de maux de tête, et la veille est le dernier jour où elle se leva. Le 20, elle fut saisie de frissons, puis de chaleurs. A plusieurs reprises, je voulus envoyer chercher un docteur mais elle refusa, et comme j’insistais, elle me dit qu’elle n’avait pas confiance en un medicum français. Je m’enquis donc d’un allemand....
Le docteur (un allemand de 70 et quelques années) lui donna de la rhubarbe en poudre mêlée à du vin. Cela me surprit, on dit généralement que le vin échauffe. Lorsque j’émis cette objection, tout le monde s’écria : comment ! c’est l’eau qui échauffe ! et pourtant la malade réclamait ardemment de l’eau fraiche, j’aurais tant aimé la satisfaire.

Père chéri, vous ne pouvez savoir ce que j’ai enduré, il n’y avait pas d’autre moyen, je devais la laisser aux mains du médecin, nom de Dieu. Tout ce que je pouvais faire, en conscience, était de prier Dieu sans cesse, pour qu’il ordonne tout au mieux. J’errais comme si je n’avais pas de tête, j’aurais sans doute eu du temps pour composer, mais je n’étais pas en mesure d’écrire une seule note... Le 25, le docteur ne vint pas, le 26, il dit “Elle ne passera pas la nuit, et il se peut qu’elle meure d’un moment à l’autre, sur le siège d’aisance, veillez donc à ce qu’elle puisse se confesser...” J’ai couru jusqu’à l’autre bout de la Chaussée d’Antin trouver M. Haina, il me dit qu’il amènerait le lendemain un prêtre allemand. En rentrant, je passais chez Grimm et Mme d’Epinay, ils furent fâchés que je n’ai rien dit plus tôt, ils m’auraient immédiatement envoyé leur docteur...

Je vois bien qu’il m’est impossible d’être bref, j’aimerais écrire tout en détail et je crois que c’est ce que vous préférez. Donc, (comme j’ai encore d’autres choses plus urgentes à écrire) je continuerai mon histoire dans ma prochaine lettre...

*

7 août 1778 à l’Abbé Bullinger

Vous savez, cher ami, combien je déteste Salzbourg ! et pas seulement à cause des injustices que nous y avons subies, mon père et moi, ce qui suffirait à effacer complètement un tel lieu de notre mémoire ! Mais oublions tout cela, advienne que nous puissions bien vivre. Bien vivre et vivre heureux sont deux choses différentes, et ce dernier état est impossible, (sans sorcellerie), il faudrait vraiment quelque chose de surnaturel ! ....
Salzbourg n’est pas un lieu pour mon talent ! Premièrement, les gens de la musique ne jouissent d’aucune considération, pas de théâtre, pas d’opéra ! Et qui chanterait ? Depuis 5 ou 6 ans, la musique de Salzbourg est riche en éléments nuls, inutiles, superflus, et les affreux français sont la cause de ce que la musique est maintenant sans maitre de chapelle... Oui, c’est ainsi, quand on ne prend pas de précautions ! Il faut toujours avoir une demi-douzaine de maitres de chapelles en réserve, afin de pouvoir remplacer l’un par l’autre si l’un vient à manquer... N’y a t-il donc pas une perruque à oreilles d’âne — pas une tête à poux qui puisse remettre les choses dans leur train boiteux d’antan ?... Dès demain, je prends une remise pour la journée et visite tous les hôpitaux et les asiles pour en trouver. Pourquoi a t-on commis l’imprudence de laisser filer Misliweczec ? Il était si près, il aurait pu constituer un morceau de choix, on en trouvera pas de sitôt un semblable. Un homme qui aurait, par sa seule présence, fait peur à tout l’orchestre.
Mais je ne dois pas m’inquiéter, là où il y a l’argent, on trouve assez de gens ! Je le sais bien, tous ces messieurs attendent avec impatience, comme les Juifs attendent le Messie. Mais cette situation est insupportable, et il serait préférable et plus utile de chercher un maitre de chapelle puisqu’il n’y en a vraiment pas, plutôt que d’écrire partout pour tenter de trouver une bonne chanteuse. Une chanteuse ! Je ne peux y croire ! Alors que nous en avons tant ! C’est vrai, la Haydin est maladive [8], elle a poussé trop loin l’austérité, il y en a peu de ce genre ! Je m’étonne seulement qu’elle n’ait pas perdu la voix depuis longtemps à force de disciplines continuelles, de flagellations, de port du cilice, de jeûnes contre nature et de nuits en prières !! Mais nous en avons encore 5, dont chacune peut le disputer à l’autre. Mais mettons les choses au pis, mettons que nous n’en ayons pas, hormis la Madeleine éplorée (la Haydn), ce qui n’est pas le cas. Admettons qu’une d’elles soit en mal d’enfants du jour au lendemain, qu’une autre soit jetée en prison, que la 3ème soit fouettée, la 4ème décapitée, et la cinquième — que le D.. l’emporte ? — qu’adviendrait-il ? Rien ! Nous avons en effet un castrat, vous savez bien quel genre d’animal c’est ! Il chante très haut, et peut donc remarquablement jouer un rôle de femme, bien sûr le chapitre s’interposerait, mais s’interposer vaut mieux que se superposer, laissons donc ce M. Ceccarelli être tantôt homme, tantôt femme. Et finalement, sachant que chez nous, on aime le changement, les modifications et les nouveautés, je vois s’ouvrir à moi un vaste champ, dont l’exploitation peut faire date. Ma soeur et moi y avons déjà contribué, étant enfants.
Oh, lorsqu’on est généreux, on peut tout avoir, on peut faire venir de Vienne Metastasio, ou du moins lui proposer d’écrire quelques douzaines d’opéras où le primo uomo et la prima donna ne se rencontrent jamais. Ainsi, le castrat pourra tenir à la fois le rôle de l’amant et de la maitresse, la pièce n’en serait que plus intéressante, puisqu’on pourrait admirer la vertu des deux amants qui évitent au plus haut point de se parler in publico ; voici donc l’avis d’un vrai patriote ! Faites votre possible pour la musique ait bientôt un cul — c’est le principal ; elle a déjà une tête — et c’est bien là son malheur !

Wolfgang ROMATZ

*

Le 27 août 1778

Leopold à Mozart

[...] Si ta mère était revenue de Mannheim à Salzbourg, elle ne serait pas morte. Mais comme la providence divine avait fixé l’heure de sa mort au 3 juillet, il fallait qu’elle quitte Salzb avec toi et que son retour a Salzb soit empêché par tes nouvelles connaissances [les Weber].
Cette mort, le cours des événements et tout leur contexte te prouvent que la chaine du destin et la providence divine ne peuvent être rompues sinon tu m’aurais parlé plus tôt de ta décision de ne pas voyager avec Wendling et de tes doutes. Pour ma part, faisant confiance à ta sagesse et à ta vertu, je te les aurais ôtés, tu serais parti et arrivé en même temps et en une heure à Paris. Tu aurais fait plus ample connaissance et aurais eu plus de chance, et ma pauvre femme serait à Salzbourg. Lorsque la providence le veut, les sens des hommes sont troublés, tout comme le plus habile des médecins peut devenir aveugle et ses soins échouer lorsqu’il ne reconnait pas la maladie.
Dieu veuille toutefois que ce qui vient de nous arriver n’ait pas encore de suite plus néfaste pour nous. Mais si tu continues à bâtir des châteaux en Espagne, et à te bourrer la tête de perspectives futures éloignées, si tu as la tête pleine de choses qui t’empêchent d’agir concrètement dans le présent, tu n’avances pas d’un pas...

En ce qui concerne Mlle Weber, tu ne dois pas croire que j’ai quelque chose contre cette relation. Tu peux continuer à correspondre avec elle, je ne te poserai pas de question et te demanderai encore moins de me laisser lire tes lettres... Mais il me semble que si quelqu’un ne vous vient en aide, tu ne pourras rien faire de positif pour M. Weber, et lui non plus. Je me demande si M. Weber a une tête ? [...]
A Paris, tu ne leur es d’aucune aide. Ici, tu entendras bientôt parler de Mlle Weber, j’ai bien souvent chanté ses louanges et réfléchirai à ce qu’elle se fasse entendre. Maintenant, je vais revenir sur ce que te doit le duc de Guines. J’espère que tu l’as réclamé, ou que tu le feras ? Le concerto n’est pas payé non plus ? C’est vraiment honteux.

*

Paris, ce 11 septembre 1778

Mon très cher Père !

[...] Je suis maintenant assez connu ici, moi, je ne connais pas les gens, mais eux savent qui je suis. Je me suis fait beaucoup d’honneur avec mes 2 symphonies [Symphonies « Paris » et la symphonie concertante (perdue), K 311.]
Il m’aurait été impossible de faire maintenant un opéra mais je ne pouvais refuser d’emblée, on aurait pu penser que j’avais peur. Comme vous le savez peut être, les choses se passent ainsi : lorsque l’opéra est terminé, on le répète, et si ces idiots de Français ne le trouvent pas bon, on ne le représente pas, et le compositeur l’a écrit pour rien...
Pour Mr Grimm, je vous dirai de vive voix qu’il n’est plus du tout comme jadis. Il est en mesure d’aider des enfants, mais pas des grandes personnes... S’il n’y avait pas Mme d’Epinay, je ne serais pas resté chez lui, et il ne faut pas qu’il en soit fier, car j’ai le choix entre 4 maisons où je pourrais loger, et avec le couvert. Et je me serais installé dans une maison où l’on n’est pas aussi niais que chez lui, et où on ne mène pas les gens par le bout du nez lorsqu’on leur rend service, des services de ce genre, j’aime mieux y renoncer. Mais je veux être plus généreux que lui, je regrette seulement de ne pas rester ici pour lui prouver que je n’ai pas besoin de lui, et que je suis aussi capable que son Piccinni, bien que je ne sois qu’un allemand. Le seul bienfait qu’il m’ait accordé a été de me prêter sou par sou 15 louis d’or, pendant la maladie et la mort de ma bienheureuse mère. Peut être craint il de ne pas les récupérer ? S’il a un doute, il mérite vraiment un coup de pied, car il met en doute ma probité (et c’est la seule chose capable de me mettre en rage) et mon talent... Ce dernier point, car il m’a dit un jour qu’il ne me croyait pas capable d’écrire un opéra français. Les 15 louis d’or, je les lui rembourserai au moment de prendre congé, accompagnés de quelques mots bien sentis...
N’allez pas croire qu’il paye quelque chose à Mme d’Epinay, car je ne lui coûte pas lourd. Ils ont la même table, que je sois là ou non. Le soir, je mange des fruits et bois un verre de vin. Depuis plus de deux mois que je suis dans cette maison, je n’y ai mangé au plus que 14 fois. Donc, en dehors des 15 louis d’or que je lui rembourserai, je ne lui ai pas occasionné de dépenses en dehors des chandelles, et là, j’aurais honte à sa place si je devais lui faire la proposition de me les procurer moi-même. Je n’oserais vraiment pas le lui dire, par mon honneur. Je suis fait ainsi. Récemment, alors qu’il me parlait assez durement, niaisement et sottement, je n’ai pas osé lui dire qu’il n’avait pas besoin d’avoir peur pour ses 15 louis d’or, j’ai patienté, et demandé s’il avait fini ? puis : dévoué serviteur. Il a prétendu que je devais partir sous 8 jours, il est tellement pressé. Je lui ai dit : cela est impossible [...]

Réponse de Léopold Mozart :

Ce que tu m’écris de la personne que tu sais ne m’étonne guère, car ses lettres m’ont toujours parues suspectes, et tu aurais mieux fait de m’écrire cela plus tôt...

*

Sur le retour...

Nancy, ce 3 octobre 1778

Mon Très cher Père !

Je vous prie de m’excuser de ne pas vous avoir annoncé mon départ depuis Paris, mais la chose a été si précipitée, au-delà de mes suppositions, de mes intentions et de ma volonté, qu’il m’est impossible de vous le décrire....
Un mot seulement : figurez vous que Mr Grimm m’a raconté que je partirais par la diligence et arriverais à Strasbourg en 5 jours. Ce n’est que le dernier jour que j’appris que c’était une autre voiture, qui va au pas, ne change pas de chevaux et met 10 jours. Vous pouvez facilement imaginer ma colère. Mais je n’y laissai libre cours que chez mes bons amis, et chez lui, je me suis montré tout joyeux et satisfait. En arrivant à la voiture, j’ai appris l’agréable nouvelle que nous voyagerions pendant 12 jours. Voyez la grande sagesse de M. le baron v. de Grimm ! Pour faire des économies, il m’envoie par la voiture lente sans penser que les frais reviennent au même puisqu’il faut plus souvent consommer dans les auberges. Maintenant, c’est fini. Ce qui m’a le plus affligé dans cette histoire, c’est qu’il ne me l’a pas dit tout de suite. Il a fait des économies pour sa bourse, pas pour la mienne, car il payé le voyage (sans nourriture) et si j’étais resté encore 8 ou 10 jours à Paris, je me serais mis en état de payer moi-même mon voyage, et plus agréablement...
Je n’apporte pas grand chose de neuf pour ce qui est de ma musique, car je n’en ai pas beaucoup composé. Je n’ai pas les 3 quatuors et le concerto pour flûte de Mr Dejean, car lorsqu’il s’est rendu à Paris, il les a mis dans le mauvais coffre et ils sont donc restés à Mannheim, il m’a promis de me les envoyer dès qu’il sera de retour à Mannheim, je chargerai Wendling de cette commission. Je n’apporte donc rien de terminé, sinon mes sonates [sonates pour piano-violon K 301 à K 306]. Car les 2 ouvertures et la Synfonie Concertante [orthographe en français], Legros me les a achetées. Il croit être le seul à les avoir, mais ce n’est pas vrai ; je les ai encore toutes fraiches en tête et les coucherai sur le papier dès mon retour à la maison...

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Lettres de Mozart (gallica).
L’intégrale des lettres de Mozart (Flammarion).
Extraits des lettres de Mozart.
A propos des lettres de Mozart, lire Philippe Sollers, Mozart vous écrit.

*

[1Lettre du Voyant : « Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène. »

[2Lettre de W.A. Mozart à Leopold Mozart, 3 juillet 1778, dans Wolfgang Amadeus Mozart, Correspondance, vol. Il, p.336-337. Cf. Brigitte Van Wymeersch, Mozart aujourd’hui, p. 28.

[3En France, elle est célébrée cette année le dimanche 29 mai.

[5Gallimard, coll. L’inifini, 2005. Lire notamment les pages 339 à 343.

« Mais, comme toujours dans l’œuvre et la pensée de Rim­baud, il faut lire tout ce que ça dit littéralement et dans tous les sens. La Lune, avec une majuscule à « Lune » est dans la tradition juive le symbole du peuple hébreux ... et symbole de nomadisme.
Dans la religion catholique, la Lune, la première étoile, est, iconographiquement, symbole du premier ciel de la rose des bienheureux, associée à la Vierge Marie.
Depuis lors, depuis qu’il y a du « aussitôt », la Lune n’en­tend (c’est ici d’écoute qu’il s’agit, c’est-à-dire pour Rim­baud de musique) aussi, à chaque fois, comme seule musique, que des grognements. » (p. 340, je souligne. A.G.)
« [...] l’étymologie d’Eucharis "suggère une idée de grâce". Il serait étonnant qu’il en soit autrement, le nom de la nymphe Eucharis ayant été formé, sur le grec, par Fénelon, archevêque de Cambrai, alors pré­cepteur du petit-fils de Louis XIV.
Ce qui s’impose dans la création de ce nom grec (Eucha­ris), et dans l’utilisation qu’en fait Rimbaud, c’est (comme me le fait remarquer Philippe Sollers) qu’il n’est pas sans immédiatement évoquer l’"eucharistie" — eucharis­tia ("les communions qui se célèbrent aux cent mille autels de la cathédrale"). Eucharis — Eucharistie — communion — nouvelle alliance "faites ceci en mémoire de moi... Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang" (Luc, I, 19-20).
"Grâce" sans aucun doute et qui porte aussi la trans­substantiation eucharistique (transformation réelle et sub­stantielle du corps et du sang du Christ, en pain et en vin
— actualisant le mystère de sa mort et de sa résurrection).
La transsubstantiation n’est-elle pas, par excellence, une opération propre à la poésie de Rimbaud ? » (p. 342)

La transsubstantiation n’est-elle pas, par excellence, une opération propre à la musique de Mozart ?
« Je priai Dieu de m’accorder que cela marche, puisque tout se fait pour son plus grand honneur et sa gloire, et ecce, la symphonie commença. » (Mozart, lettre citée)

[6Sollers dit avoir écouté les sonates pour piano interprétées par Clara Haskil, Daniel Barenboïm, Maria João Pires et Friedrich Gulda.

[7Maria João Pires a publié à nouveau l’intégrale des Sonates de Mozart en 2006 chez Deutsche Grammophon.
Plusieurs interprétations de Maria João Pires ici.

[8Mozart parle de l’épouse de Michael Haydn, chanteuse à la cour, qui jouissait de la vie et était portée sur la boisson.

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