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Le soleil noir de Philippe Sollers par Bruno Pinchard

et l’hommage de Christine Angot sur France Inter

D 4 avril 2024     A par Albert Gauvin - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Bruno Pinchard, président de la Société dantesque de France, nous livre, sur le site de La Règle du Jeu, une analyse éblouissante et enflammée du dernier roman de Philippe Sollers. De son côté, Christine Angot lui rend un hommage émouvant dans l’édito cutlure de France Inter de ce jour.

Le soleil noir de Philippe Sollers

par Bruno Pinchard

4 avril 2024

Variations sur la dernière parole d’un écrivain.
Bruno Pinchard a lu le livre posthume de Philippe Sollers :
La Deuxième Vie (Gallimard, 2024).

Philippe Sollers dans son bureau chez Gallimard, à Paris.
Série « comment écrivez-vous ? »

Photo : Yann Revol. ZOOM : cliquer sur l’image.

J’ai envie d’écrire quelques lignes sur La Deuxième Vie de Sollers. Il ne sera plus là pour contester nos assignations. Il nous laisse des énigmes. À nous l’exercice de sagacité sur le « sagace ». Je n’ai pu assister à son enterrement à l’île de Ré, étant requis où ? À Ravenne… Cela ne s’invente pas. Un déluge a rendu le départ impossible, noyant toute la plaine d’Émilie-Romagne jusqu’à la mer Adriatique. Trop tard pour rejoindre la mer des Atlantes ! J’ai une dette envers Sollers.

Lui a payé sa dette. Je n’apprendrai à personne qu’il est parti en laissant une trace écrite dont Julia Kristeva, en Postface, indique qu’elle a été rédigée le 10 mars 2023, en un moment de retour « à la maison ». Je reprends pieusement ces mots pleins de sens :

« Si le néant est là, il est là, en train de voir le monde éclairé par un soleil noir ».

La formule est pythique, elle n’aura jamais de prolongement, c’est la nouveauté invincible d’un dernier livre. L’immense phrase de Sollers s’arrête, après cinquante ans de boucles, de naufrages et de sursauts, sur ce développement sonore de son nom d’emprunt : Sollers, Soleil noir de Sollers, soleil sur son erre…

Devant cette affirmation de l’être du néant, réduite à une tautologie (s’il est là, le néant, il est là), on ne devrait pas négliger qu’elle ne vient pas seule. Elle procède d’un fond et d’une mémoire. Ce fond est l’aveu d’une ultime fidélité, absolue, solennelle, presque rageuse à Martin Heidegger : « C’est le plus grand penseur de notre temps, qui écrit à propos de… » De quoi ? De la « puissance ». Suivent des lignes bien connues de Heidegger, mais redoutablement efficaces : quand elle a fini de « fabriquer » le monde, la puissance n’a d’autre fin que de s’effondrer en elle-même : pronostic ultime sur l’ère de la technique. Pour nous lecteurs, le flux d’écriture de Sollers s’achèvera donc ainsi : un pacte avec le néant pour échapper à la puissance. Et notre moribond de conclure, avant de faire résonner le soleil noir : « L’acteur final a appris à jouer de ces contradictions. » Nous sommes en plein théâtre, les sentences tombent et le livre s’achève.

Sollers sur son lit d’hôpital, entre deux rémissions, a donc livré ce Discours parfait qui se meut entre les extrémités du néant et de la puissance. Ce discours en noir et blanc a depuis longtemps ses adeptes et ses critiques, peut-être faut-il craindre qu’il perde maintenant quelques joueurs. Mais à l’instant du dernier coup, Sollers a fait paraître, a faire naître, a fait dégorger le dernier mot et la dernière lumière : Soleil noir. Que ce soleil du soir soit emprunté à la Melencholia § I de Dürer ou au « Desdichado » de Gérard de Nerval, ou à des symboles plus obscurs, ce mot d’auteur n’est pas seulement un ultime défi de l’être révélé par le néant, il est introduit par un véritable sursaut, et ce sursaut est un voir : le néant qui a trouvé son être est « en train de voir le monde éclairé par… » Moi, Philippe Sollers, acteur final, je suis ce néant qui ne cessera d’être dans la posture de voir un monde. Philippe Sollers a dit le monde, il restait à le regarder. Au dernier moment où menace le mutisme des morts, Sollers continue à voir dans la lumière d’un soleil noir. Ce soleil s’éternise : telle est la Deuxième Vie.

Voir et lumière sont, je le soutiens, les véritables derniers mots de Sollers. Pas même des mots, mais un éclairage. Sollers laisse un héritage de peintre. La puissance a beau se dévorer elle-même dans sa rage. Il y aura eu l’éclairage de Sollers. Le néant n’y peut rien, Sollers aura eu ce privilège d’un monde promis au noir, mais jamais tout à fait obscur. Un regard s’y lève et s’y maintient.

Tout l’ouvrage — ces quelques notes arrachées sur un lit de malade, ultimement relues et voulues par l’auteur —, porte sur cette vigilance au bord du trou noir dans laquelle elle finit par sombrer au terme de la Grande Année que concède une vie. On appellera « Deuxième vie » cet état de fièvre lucide de quiconque renaît après une première vie aux épreuves multiples. L’auteur vante complaisamment l’aide des médicaments et de fait, il y a un demi-jour de distanciation médicamenteuse dans le ton détaché de l’ensemble. Mais le cynisme de Sollers a toujours ses envols invincibles. Deuxième Vie, Vie nouvelle, Vie neuve : évidemment on se souviendra de la Vita nuova testamentaire de Dante, mais aussi, plus cachée, mais avouée pour le lecteur attentif, la vie selon Hegel. Je veux y insister, au risque d’être lourd. Le livre semble s’achever sur Heidegger, mais il ne le peut que par une affiliation invincible à Hegel. On ne négligera pas ces lignes du dernier Sollers qui vont aussi loin que le soleil noir, ou plutôt lui accordent sa véritable portée à l’horizon :

« Le Savoir Absolu est un merveilleux souvenir d’autrefois, et rien que pour son ivresse calme, la première vie, malgré tous les obstacles, mériterait d’être vécue. L’être humain n’est pas sans recours, et peut être sauvé quand tout est perdu. Le Savoir Absolu en réalité opère un tri inlassable, il ne juge pas, il choisit. »

Il faut avoir partagé les années philosophiques de Sollers pour savoir à qui il parle ici : Hegel avec Deleuze. Nous sommes plongés au cœur du fameux troisième Syllogisme de l’Encyclopédie, qui procède de la rétrospection de l’Esprit dans son histoire pour retrouver, par-delà l’anneau de la Grande Logique placé en son centre, une Nature, non plus la nature des commencements laborieux de la vie et de la pensée, mais une nature réengendrée par le système de la Logique déployé selon toutes ses figures, une nature transfigurée par son intégrale intelligibilité. Tel est le petit matin de Hegel, et le ton ultime de Sollers.

Mais Sollers va plus loin : saluant au passage l’Éternel Retour de Nietzsche, il prend le parti de Deleuze : l’Éternel retour n’est pas seulement le poids le plus lourd, l’infernale répétition de tout ce qui a été vécu une fois. Il est sélectif, il a l’innocence de l’enfant après le labeur du Chameau et la sauvagerie du Lion. Il est l’acquiescement au devenir. C’est exactement le point auquel parvient ici Sollers, sous le soleil noir de sa mélancolie, face à un monde qui croit pouvoir se contenter de répéter ses progrès et de célébrer ses métamorphoses. Mais rien n’échappe au Savoir absolu de la Deuxième Vie. Il n’est pas inutile d’être philosophe au chevet d’un grand ironique à l’article de la mort.

Ce Gilles Deleuze, qui avait défendu avec le talent qu’on sait, un Éternel Retour sélectif, n’a pas laissé à sa propre vie le loisir de cette contemplation fugace de l’Éternel retour « quand tout est perdu », insiste bien Sollers jouant avec l’agonie. Mais lui, Sollers, le très habile, a saisi cette chance et il l’a nommée Seconde vie, c’est-à-dire la vie rendue intelligible. Il sait au passage saluer Spinoza, que Deleuze avait porté lui-même à incandescence. Mais ce spinozisme de citation prend un tour national prévisible chez le chantre de Casanova et de Sade :

« Un Français, malgré tout, s’il a obtenu sa Deuxième Vie, se sent et s’expérimente comme étant éternel ».

On n’en finirait pas de reprendre un à un les morceaux de la mosaïque. Mais nous ne pouvons tout de même pas faire comme si nous ne voyons rien dans le jeu du maître… Par exemple, ce second moment d’alliance avec Nerval, cette fois non plus l’auteur suprêmement concerté des Chimères, mais celui presque égaré d’Aurélia : « Dans la Deuxième Vie, tout est double ». Et il ajoute pour que nous comprenions bien qu’il parle à Nietzsche : « et se répète indéfiniment ».

La couture sollersienne va nous manquer, j’en prends le pari sans risque. Qui aura marié comme lui, après Breton, Sade à Guénon, ou Guénon à Sade ? Il a fait entrer Guénon dans l’Enfer de la littérature et a trouvé une place pour Sade dans la Tradition primordiale. Ce talent froid a été jugé superficiel. On ne peut lui reprocher d’avoir manqué d’une force semblable à une forme de vocation par-delà toute finalité abolie. On y conjoindra en effet sa « ponctuation très intime » :

« Un coup de talon pour remonter à la surface. Le mot “surface” est parfait. Et je n’ai jamais été aussi content d’être parfois traité de superficiel. »

À la surface, il y a l’écume de l’ancienne vie que seule la Deuxième Vie rend déchiffrable. Et soudain, dans un détour du texte, elle prend brutalement une forme inattendue, l’archive : « L’archive, tout est là ». Nulle archive, continue l’auteur, ne doit se perdre. Jadis l’archive servait à faire l’histoire. Au temps des « documentaires », la subversion de l’archive devra être mobilisée pour faire taire les sermons officiels.

Sollers commençait-il à se métamorphoser en un chiffon de papier ? Après nous avoir imposé le Paradis de son vivant, le Sollers d’outre-tombe pourrait-il faire vaciller sa propre œuvre dans un grand charroi d’archives ? Mais quel papier écorné a-t-il gardé en réserve ? À cette seule évocation, qui ne tremblerait secrètement ? Chaque dépôt d’encre concerté devient une protestation, le sang d’une vie qui n’a pas encore été recouverte. Peut-être en Enfer, Sollers en évoque-t-il le pouvoir avec Lucifer aux trois têtes en train de dévorer les traitres. Il est temps de conclure dans la voie ouverte par le soleil : « Le caractère le plus inattendu de l’éternité est donc la vivacité. C’est d’un vif mouvement que la mer se mêle au soleil ». Rassurez-vous, Sollers, moins vivant, est toujours aussi vif.

La Règle du jeu, 4 avril 2024.

Christine Angot rend hommage à Philippe Sollers

France Inter, L’édito culture, 4 avril 2024.

Je sais bien qu’Arnaud Viviant a déjà fait une chronique ici, sur le livre de Philippe Sollers, La Deuxième Vie. Mais je ne peux pas ne pas en parler.

C’est un livre qui ne ressemble à aucun autre et qui m’a bouleversée. Sollers l’écrit quelques mois avant de mourir.

Il est sur son lit de mort, il l’écrit ou il le dicte. C’est la fin de sa vie, il le sait. Il est allongé sur un lit, dans une unité de soins palliatifs du 15e arrondissement. Sa vie est finie, question de mois, de semaines, mais il écrit.

Il se dit, je suis encore là, j’écris.

La deuxième vie, je la vois, elle est là, je l’aperçois déjà.

L’au-delà, je suis aux avant-postes.

J’ai écrit de mon vivant, je continue.

La première vie, la deuxième.

On verra si on a une troisième.

La deuxième vie, c’est aussi la vie écrite, bien sûr.

Le fait d’avoir toujours écrit, donc d’avoir toujours eu deux vies.

Une vie réelle et une autre sur la page.

La vie méritant toujours d’être écrite et d’être publiée, même celle d’un pédophile comme Matzneff, comme ça on sait ce qu’il a dans la tête, c’est concret.

La passion de Sollers pour la littérature était une passion de la vérité qui allait jusque-là.

La littérature comme révélateur du réel.

La deuxième vie comme révélant la première, montrant noir sur blanc qui sont les gens, de quoi le monde est fait.

Ce texte, « La deuxième vie », je l’ai découvert bien avant sa publication, dans des conditions très particulières.

Je n’avais pas vu Philippe Sollers depuis un an et demi.

Je savais qu’il était malade et ne voyait plus que très peu de personnes.

Même ses auteurs n’avaient plus de contact avec lui.

Il n’avait jamais été mon éditeur, mais m’avait défendu et avait compté pour moi.

Je pensais souvent « Un jour, je vais apprendre sa mort et je ne lui aurai pas dit au revoir ».

Les journaux l’ont annoncé un vendredi.

Le mardi suivant, quelques personnes dont je faisais partie ont été autorisées par la famille à se rendre dans l’unité de soins palliatifs où il a fini sa vie pour lui dire au revoir.

Antoine Gallimard, des gens de la maison, Teresa Cremisi, des auteurs, Yannick Haenel, Meyronnis, Jean-Jacques Schul.

On était une petite vingtaine dans un couloir au sous-sol, près d’une pièce dont la porte était entrouverte.

Sollers était allongé sur un catafalque, costume sombre, chemise blanche, cravate, visage sec, amaigri. Plus le sourire, ni les gestes, ni rien.

À ses pieds, une photo de lui, telle qu’on le connaissait, l’œil rieur, le fume-cigarette.

Il y avait des chaises le long du mur, on pouvait s’asseoir ou se lever et s’approcher.

Je lui ai dit en silence « merci » pour m’avoir lu, pour m’avoir défendu.

On faisait des allers-retours entre cette pièce et le couloir.

Puis Julia Kristeva, sa femme, a proposé qu’on se recueille autour de lui.

Yannick Haenel, debout à la tête du catafalque, a dit quelques mots personnels.

Puis, il a lu le début de La Deuxième Vie.

Le narrateur est au cimetière.

Il vient de sortir de la tombe.

On le prend pour un jardinier.

Il marche dans les allées.

Et il y avait une telle vie.

Une telle puissance de vie qui sortait du texte, une sorte d’éclair incroyable, un élan du cœur absolu qui s’animait juste à côté du corps inerte.

Un tel contraste dans cet endroit plombé, à côté du corps sec, que oui, il y avait une deuxième vie.

Et elle était là.

Il aurait fallu être aveugle pour ne pas la voir.

Et il y a cette phrase, dans la deuxième vie, chaque jour est octroyé comme un jour de plus, ce qui change la couleur de chaque minute.

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