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Ultima Necat : les deux derniers tomes du Journal de Muray

D 3 mars 2024     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


La publication du Journal de Philippe Muray, commencée en 2015, s’achève avec ces deux derniers volumes qui couvrent les années 1994 à 1997. Comme dans les précédents, notées presque quotidiennement, on y trouvera ses réflexions sur la littérature, sur le long chantier de son roman, constamment interrompu par des travaux alimentaires et traversé par des phases de profond découragement. Mais ce qui ne fluctue jamais, c’est son observation aiguë du monde qui l’entoure, son diagnostic implacable sur les transformations sociales opérées sous la bannière du Bien, ce nouveau totalitarisme qui ne laisse plus place désormais à la singularité ni à la liberté. On y verra aussi de saisissants portraits — Hallier, Sollers, Kundera, Houellebecq —, de subtiles analyses des événements politiques — la fin de Mitterrand, le procès Papon —, ou de faits divers marquants. Lutter contre le consensus général exige une énergie considérable et une certaine brutalité dans la pensée comme dans les termes : on aura compris que ce Journal n’est pas un catalogue de bons sentiments mais un combat solitaire et violent pour la vérité. Muray ne cherche nullement à convaincre ni à se faire aimer, mais à comprendre, et ses constats éclairent avec une extraordinaire prescience notre monde d’aujourd’hui. L’année finale, 1997, marque un tournant pour Muray, puisque paraissent enfin aux Belles Lettres son roman On ferme, ainsi que les deux premiers volumes de ses Exorcismes spirituels. Par la suite, de son propre aveu — « le coeur n’y est plus », écrit-il en 1998 —, le Journal cessera d’occuper une place centrale et se réduira à des notes «  pour mémoire  », désormais sans projet littéraire.

Ultima Necat V Journal intime 1994-1995

Édition établie par Anne Sefrioui.

« La société c’est quoi ? C’est tout sauf moi, ça tombe sous le sens, et je ne parviendrai jamais à trouver de meilleure définition. » Philippe Muray, 7 avril 1995.

Extrait

Ultima Necat V Journal intime 1994-1995. Extraits

Ultima Necat VI Journal intime 1996-1997

« J’ai mis la clé sous le siècle et j’ai claqué la porte. » Philippe Muray

Extrait

Ultima Necat VI Journal intime 1996-1997. Extraits

Colères, doutes et "poignard dans le dos" :
les failles et les éclairs de Philippe Muray dans son journal


Philippe Muray en 2002.
Hannah ASSOULINE. ZOOM : cliquer sur l’image.

Par Cécile Guilbert

Marianne. Publié le 02/03/2024 à 15:00

Philippe Muray persiste et signe dans les deux derniers tomes posthumes d’Ultima necat, son journal intime des années 1994-1997. Une charge féroce contre « la folie normatée du XXIe siècle » au nom d’une défense passionnée de la littérature.

Il m’arrive souvent de penser à Philippe Muray en songeant que, disparu en 2006, il n’aura pas eu l’occasion de rugir contre la parentalité positive et les nouvelles mobilités, les réseaux sociaux et les influenceurs, les sensitivity readers et les coordinateurs d’intimité, l’écriture inclusive et l’art immersif, le wokisme et la cancel culture. Que le temps lui aura manqué pour ridiculiser toutes sortes de best-sellers ou l’installation, aux terrasses des cafés, d’ours en peluche flanqués de commensaux en doudoune dessinant des cœurs avec leurs doigts en vous disant « Bisous » avant de brandir des perches à selfie. Cela dit, il suffit de lire les deux derniers volumes de ses journaux, qui couvrent les années 1994-1997, ultimes tomes terminant l’imposante entreprise éditoriale menée par sa femme, Anne Sefrioui, pour comprendre que, même vivant, il n’en aurait rien fait. N’y lâche-t-il pas déjà l’affaire en analysant son propre don, qui lui semble moins de prophétie que de déduction ? « Toute ma vie, j’ai moi aussi calculé, à partir de perturbations observables, l’existence de cataclysmes non encore visibles et répertoriés » écrit-il en 1994. Et aussi, en 1997 : « Je ne sais rien sur les conditions de vie en 2015, mais le plus raisonnable, me semble-t-il, est de les conjecturer comme le résultat de l’aggravation exponentielle des traits les plus miséreux et les plus approuvés de nos dernières décennies. »

Trente ans plus tard, force est de constater que tous les paramètres enregistrés de son vivant pètent le feu au centuple. Résultat ? « La vie se promène avec un poignard dans le dos. Le monde n’est pas en réparation. Il a été rénové. Entièrement. Et il est mort. Vous avez l’impression qu’il bouge ? Regardez mieux ceux qui s’agitent, regardez bien leurs faces : ce sont les ongles et les cheveux du cadavre qui continuent à pousser. » Un encéphalogramme plat, qui n’en fait que mieux ressortir la vivacité de Muray en 2024 : aussi pétillant de vie que les grands défunts du passé. Et bien davantage que pas mal de « cybercons  » (disait-il) d’aujourd’hui. «  C’est drôle de tenir son journal quand il ne se passe plus rien, quand il ne peut plus rien se passer, sinon un énorme déploiement d’énergie vide pour empêcher à tout prix que ça se sache. Ce vide universellement dénié ne peut être dit que ­quotidiennement, et en détail. D’où justement, l’intérêt, maintenant, d’un Journal. »

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Anéanti par l’échec de Postérité premier roman publié en 1988, il s’est remis de son « extraordinaire fatigue » par l’écriture de La Gloire de Rubens et de L’Empire du Bien (1991). Par ailleurs, de plus en plus conscient que son journal constituera son grand œuvre, il s’y est jeté à corps perdu, découvrant «  la possibilité de faire apparaître, via l’outrage, quelque chose comme un relief signalant une singularité ». Conçu à la fois comme un laboratoire de ses articles, essais, romans, et un déversoir de toutes ses mauvaises pensées impubliables, cet ouvrage constitue également un espace de confession (au sens religieux, car il croit au péché originel), quand son auteur affirme que « le journal est l’art de l’inavouable » et que « la valeur d’une œuvre publique devrait pouvoir se mesurer à tout ce qu’elle suppose d’enfoui sous elle, de planqué, de clandestin  ».

Haine étendue

Or, en ce début de l’année 1995, englué depuis des années dans la gestation du Sourire de la chimère nouvelle fiction sur «  la folie normatée du XXIe siècle » qui deviendra On ferme l’heure est plus que jamais aux règlements de comptes avec tout ce qui le fait littéralement « vomir  » : Catherine et Jacques, ses faux amis d’Art Press, à propos desquels il multiplie les traits vachards ; Sollers et BHL, ses anciens protecteurs dézingués à tout-va ; son pensum alimentaire bisannuel (il signera en 1997 son 98e Brigade mondaine !). Une haine étendue aux «  atroces enfants » des voisins, aux nuisances sonores incessantes et, par-dessus tout, au monde, à l’époque, à ses mœurs décryptées à travers la presse écrite et la télé consommées de manière forcenée. « Pourrai-je un jour, avant de crever, lire au moins une fois un journal sans avoir instantanément les yeux hors de la tête, le buste en nage, les mains tremblantes de taillader la tronche de quelqu’un, et chacun de mes cheveux dressés d’horreur sur le crâne ? Non. »

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Par bonheur, farouche ennemi de la procréation et misanthrope atrabilaire, Muray, qui s’avoue l’âme « peinturlurée en noir complet ! Absolu ! En humour noir ! » possède l’insigne talent de savoir transformer ses fureurs en fusées. « Je ne peux pas écrire sans en venir aux mains » avoue ce polémiste né ; « tout m’amuse et m’horrifie ». Et c’est vrai, nous nous amusons beaucoup avec lui de ses journées névrotiques passées à travailler, déjeuner dehors, travailler encore, puis dîner avant de s’affaler devant les talk-shows pour mieux les ­vitupérer. De ses échanges médisants avec Kundera et Lakis Proguidis, l’animateur de L’Atelier du roman devenu un ami. Ou encore du surgissement d’écrivains débutants nommés Yann Moix, Frédéric Beigbeder, et de ce drôle de type, Michel Houellebecq, aussitôt portraituré en « sorte de Bourvil adolescent. Cheveux blonds et raides qui partent dans tous les sens, tonsure, pull incroyable tricoté avec des grâces de serpillière. Tête d’idiot du village ».

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Mais nous rions surtout de tout ce contemporain sociologico-­politico-médiatique retourné comme un gant avant d’être broyé par sa moulinette sarcastique. Car il s’agit, encore et toujours, d’enfoncer les clous du cercueil de Cordicopolis (la « cité du cœur »), mélange de ­nursery et de sacristie obsédé de pathos et d’émotion dont les symptômes sont légion : « Dictature du moralisme. Sentimentalisme planétaire. Culte des victimes. Criminalisation galopante de tout événement non programmé. Exhortation à l’ivresse affective comme compensation du désenchantement croissant de la vie sous l’expansion de la technique. Remplacement du monde par la fable. Obsession de la prévention et de l’effacement des risques. Bouffonnerie organisée et contrôle technocratique. Dépréciation de l’ici-et-maintenant au profit d’un sur monde d’images…  » Etc.

Or si sa manie du décryptage et de l’interprétation lui fait trouver partout du grain à moudre (dans un itinéraire bis qui le déporte de l’autoroute, la contemplation d’un front de mer sur la Côte d’Azur, une malle de voyage détournée en table basse ou dans les nouveaux noms des départements), ce penseur frénétique ne saurait être réduit à l’imprécation ni à la veine pamphlétaire dans la droite ligne de ses chers Bloy et Céline, lus et relus jusqu’à plus soif. Nourri de théologie et de philosophie, il s’affirme autant en généalogiste de symptômes, au sens nietzschéen, qu’en dialecticien hégélien, notamment lorsqu’il fustige « ce mensonge sur une fiction définitivement accréditée en tant que réalité pour interdire qu’une fiction soulève le lièvre de la réalité devenue négation de la réalité ».

Et, s’il fait rire par toutes sortes d’expressions moquant la «  nouvelle vague au sirop » incarnée par Christian Bobin, Daniel Pennac et autres Paulo Coelho, «  les robots ménagers sortis de l’ENA  » qui ont « autant d’épaisseur que les rectangles plastifiés de nos cartes à puce  » les apories du «  rebello-consensus » ou les palinodies du « ­schtrumpfisme-léninisme » à tous crins qui lui fait drôlement écrire que «  le Bien empire » il donne aussi à penser, en distinguant le monde (de droite) de l’humanité (de gauche), la raison (aristocratique) du lyrisme (démocrate), mais aussi, sur le front de la culture – qu’il oppose à l’art –, le peintre, qu’il différencie de l’artiste, l’écrivain de l’auteur, la littérature de « l’écriture  » etc.

Romancier malheureux

Foncièrement dualiste, Muray défend ce qui sépare et coupe, face à tout ce qui s’unifie et s’indifférencie. « Je ne vois pas ce qu’on peut écrire d’autre que sa propre opposition résolue, désespérée, radicale, au grand mouvement contemporain de la réconciliation de tout, de la fusion du concret et de la fiction, ou du “réel” et de l’art, du mélange des sexes comme des espèces, de la réunion criminelle de tout ce qui n’avait de goût que parce que c’était séparé, que parce que ce n’était pas repérable et désirable qu’en tant que séparé, que parce que c’était irrepérable en tant que caché. »

D’où son érotisation forcenée du monde et sa profonde angoisse concernant la disparition de la réalité comme incarnation, qui est aussi celle de la négativité, et donc du tragique, clés de la beauté et du sens de la condition humaine. D’où aussi son interrogation incessante sur le destin de la littérature – ses conditions d’existence, ses moyens de production, de diffusion –, mais avant tout sur sa définition, « question à laquelle se ramène tout ce que j’écris ».

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Qu’est-ce que la littérature ? « Le seul luciférisme bienfaisant. » Mais encore ? « Une explication avec le monde à partir de la création d’êtres imaginaires et de situations particulières. Explication avec le siècle : prise de position par rapport à lui. Appréciation du siècle. Et de la vie en ce siècle. » Soit le roman, selon l’acception balzacienne consistant à «  indiquer les désastres produits par les changements de mœurs  », dans laquelle Muray voit sa seule mission, plus urgente que jamais. Or « la littérature était en cours de disparition accélérée, les écrivains tombaient comme des mouches, remplacés par les “auteurs”, ces espèces de techniciens de surface du supplément d’âme préfabriqué. Bouffonner plus fort que le carnavalesque institutionnel en train de planter ses dégoûtants tréteaux médiatiques allait réclamer un travail insensé, un courage dément, un héroïsme ridicule qui ne serait jamais payé de retour  ».

En effet : quel roman écrire d’un monde entièrement fabulé, inconscient de son propre burlesque ? Et comment le dégager de sa protection contre l’impertinence tout en le prenant de vitesse, alors qu’il se métamorphose tous les jours ? N’est-ce pas «  tout un bordel, aujourd’hui, de s’exprimer autrement qu’en syntaxe de voie piétonne, lexique de pain aux noix, esthétique de résidence à haut standing  » ? Ce sera le grand drame de Muray, essayiste virtuose dans tellement d’articles réjouissants sur – notamment – Aragon, Rabelais ou Giono (qu’on peut lire dans ces volumes), mais romancier malheureux qui finira par s’exclamer : « Quelle connerie de baratiner sur le romanesque au lieu d’en faire !  »

Accusant cette impasse, l’insuccès d’On ferme, en 1997, est sobrement (et logiquement) commenté : « Mon livre est, dit-on, en librairie. Qu’est-ce que ça ferait comme différence s’il n’y était pas ? » Est-ce à dire que tout est foutu ? Si Muray ne cesse de le marteler, des ­interstices existent, pourtant, à l’image de certaines phrases faufilées entre ses outrages. Comme celle-ci, affirmant que «  le Mal est increvable, parce qu’il est la vie. Ou la liberté, tous ces mots sont synonymes.  » Ou celle-là : « L’avenir de l’Irréconciliable est illimité. » Autre manière de dire que si « on » ferme le monde et claque sa porte derrière lui, seul « je » le maintiendra ouvert à la joie.

Ultima necat. Journal intime, de Philippe Muray, Les Belles Lettres, Tome V (1994-1995) 608 p., 35 € ; Tome VI (1996-1997) 400 p., 35 €.

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