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Günther Anders et L’Obsolescence de l’homme

D 13 août 2023     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


« La bombe atomique change l’état du monde. Comme Newton a fait une découverte qui a changé le monde, avec la bombe atomique on ne peut guère aller plus loin dans la destruction. »

Philippe Sollers, Agent secret, 2021.


Continuons notre enquête et notre réflexion initiées dans La puissance cachée de la technique à l’âge atomique [1], poursuivie dans nos articles sur la catastrophe de Fukushima et prolongée, entre autres, dans un entretien avec Sollers : Technique —, cette fois avec la pensée d’un philosophe trop méconnu : Günther Anders (1902-1992) que Aïda N’Diaye vient de nous proposer de (re)découvrir sur France Culture dans une série de cinq émissions très didactiques (avec des archives jusqu’alors inédites) : « Avoir raison avec... Günther Anders » [2].

À propos de la série

"Anders" comme "autrement". Le philosophe allemand Günther Stern — de son vrai nom — cherche par ce faux patronyme à annoncer une pensée critique qui s’inquiète des enjeux techniques, écologiques et politiques du 20e siècle. Retour en cinq volets sur l’œuvre de ce penseur méconnu.

Élève d’Heidegger, premier époux d’Hannah Arendt et cousin de Walter Benjamin, Günther Anders (1902-1992) est un philosophe méconnu au cœur du 20e siècle. Il nous laisse une œuvre importante, traversant les grands enjeux de son temps, qui se trouvent être aussi les nôtres. Quelle morale face à la catastrophe écologique à venir et que devons-nous aux générations futures ? Que faire du nucléaire ? Comment ne pas nous laisser dominer par l’accélération du progrès technique ? Tant de sujets qu’il est aujourd’hui urgent d’affronter et pour lesquels la pensée de Günther Anders nous fournit une aide unique et précieuse.

Épisode 1/5 : Portrait d’un philosophe décalé

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Portrait de Günther Anders
©AFP - Barbara Pflaum / IMAGNO / APA-PictureDesk

L’oeuvre du philosophe allemand Günther Anders, né en 1902 et mort en 1992, continue d’alerter nos contemporains. Comment Anders traversa-t-il un XXe siècle empreint de catastrophes ? Quelle fut sa méthode d’analyse du présent ? Pourquoi le redécouvrir maintenant ?

Avec Karin Parienti-Maire Sociologue

 

Une fois n’est pas coutume, il y a un homme derrière la femme. La femme, c’est Hannah Arendt, l’homme, Günther Anders. Celui dont nous allons parler dans cette série est d’abord une figure d’intellectuel comme on n’en fait plus : né en 1902 et mort en 1992, il traversa le siècle et propose une oeuvre immense, encore en large partie inédite même dans sa langue originale, et qui nous aide à penser notre temps. La catastrophe à venir et la barbarie passée, ou encore l’irruption de la technologie dans notre monde et nos vies, voilà quelques-uns des thèmes qu’il explore inlassablement et sous de multiples formes allant du roman à l’interview imaginaire, de l’essai à la fable en passant par les correspondances.

Pourquoi Günther Anders est-il encore relativement méconnu en France ? Pourquoi son oeuvre mérite-elle a contrario une attention majeure ? Dans ce premier épisode de notre série, notre invitée Karin Parienti-Maire nous aide à saisir la place singulière qu’occupe Günther Anders dans l’espace intellectuel et médiatique.

Et Günther Stern devint Günther Anders

Le nom d’Anders n’est qu’un pseudonyme pour celui qui naît sous le nom de Günther Stern. Fils des psychologues Clara et Wilhelm Stern (l’inventeur du Quotient Intellectuel), il grandit à Breslau et sert, avec ses autres frères et soeurs, de cas d’étude pour ses parents. C’est ensuite à son tour de se saisir de son sens de l’observation au fil d’études brillantes : de 1921 à 1926, il est l’élève de Husserl, qui dirige sa thèse, et de Heidegger à Fribourg. Suivant ce dernier à Marbourg, il rencontre alors Hans Jonas ainsi que sa future épouse Hannah Arendt, et devient assistant de Max Scheler. Alors qu’une carrière universitaire brillante semble s’offrir à lui, il échoue dans son projet d’habilitation à Francfort, et devient journaliste au journal berlinois Börsen Courier. C’est là qu’il emprunte pour la première fois le nom de "Anders" qui signifie "Autrement" en allemand, manière élégante de présenter son regard singulier sur le monde.

Vers une philosophie du décalage

Après un premier exil en France en 1933, Günther Anders part pour les Etats-Unis en 1936. Ce sera sans Hannah Arendt avec qui il divorce en 1937. Son exil américain est fait de petits boulots, parmi lesquels accessoiriste à Hollywood. Ouvrier du temple de l’industrie culturelle, Anders amorce alors un travail de critique de la culture et de la technique. Quand vient le temps du retour en Europe (à Vienne où il s’installe en 1950), Anders publie son chef d’oeuvre, le premier tome de L’Obsolescence de l’homme (1956) dans lequel il développe sa philosophie du décalage (Diskrepanzphilosophie).

Un philosophe de circonstances

Ébranlé par les catastrophes d’Hiroshima et de Nagasaki, Anders devient militant anti-nucléaire et entreprend une correspondance restée célèbre avec Claude Eatherly, pilote d’avion ayant assisté le largage de la bombe sur Hiroshima le 6 août 1945 . En 1964, sa poignante lettre ouverte adressée à Klaus Eichmann, fils du criminel nazi, reste cette fois sans réponse (Nous, fils d’Eichmann). Rien n’y fait, Anders continue d’interpeller ses contemporains, que ce soit en tant que juré lors du Tribunal Russel contre les crimes de guerre perpétrés par les Américains au Vietnam (1967) ou en tant qu’écrivain, aussi prolifique que politique. Le deuxième tome de L’Obsolescence de l’homme paraît en 1980. C’est en pleine préparation d’un troisième tome que Günther Anders tire sa révérence un jour de décembre 1992 dans sa maison de santé à Vienne, laissant derrière lui une oeuvre vivante, inclassable et foisonnante.

Références sonores :

Archives de Günther Anders, introduisant la lecture de son texte "L’Avenir pleuré d’avance"
Lecture par Jules Barbier de Günther Anders, Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ?, Entretien avec Mathias Greffrath réalisé en 1977 et paru dans Die Zerstörung einer Zukunft. Trad. Christophe David, p. 35-37
Lecture par Jules Barbier de Günther Anders, "“Hors limite” pour la conscience : Correspondance avec Claude Eatherly, le pilote d’Hiroshima (1959-1961)" in Hiroshima est partout, Seuil, 1995 (2008 pour la version française)

Épisode 2/5 : Comment l’homme est-il devenu obsolète ?

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Fabrique de réacteurs nucléaires, Le Creusot, 1973.
©AFP - ERIC FEFERBERG / AFP

L’homme est-il à la hauteur des techniques qu’il produit ? Et l’obsolescence pouvait s’étendre à l’homme, que resterait-il de notre monde ?

Avec Édouard Jolly Chercheur en théorie des conflits armés et philosophie de la guerre à l’IRSEM, auteur de Günther Anders, une politique de la technique
Rareș Badescu Philosophe

 

C’est une philosophie de la technique qui constitue le fil rouge de la pensée de Günther Anders. Ses réflexions sur la bombe atomique, centrales dans sa vie et dans son oeuvre, en sont la conséquence. Au coeur de cette pensée, un grand oeuvre, L’Obsolescence de l’homme, dont le premier tome a paru en 1956 et le second en 1980, et deux grands concepts, le décalage et la honte prométhéens.

Qu’est-ce que le "décalage prométhéen" ?

"Pour Günther Anders, le décalage prométhéen désigne un écart, une discrépance ou encore une chute entre notre capacité de produire et notre capacité de représenter, qui reste malheureusement limitée. Nous ne pouvons donc pas nous représenter ce que nous sommes capables de faire dans la pratique. Il s’agit pour ainsi dire d’un décalage entre la théorie et la pratique. La bombe nucléaire en est le paradigme : nous sommes capables de causer des destructions qu’il nous est impossible de nous représenter." Edouard Jolly

Rompre avec Heidegger pour penser la technique

"Anders, qui était l’élève de Heidegger, publie en 1948 un texte acide qui s’appelle « Sur la pseudo-concrétude de la philosophie de Heidegger ». Dans ce texte, il reproche à Heidegger de pas prendre en compte le caractère productif de la technique et de n’utiliser que des exemples obsolètes. En somme, Heidegger ne parle que du cordonnier de province alors que l’on produit déjà des chars. Anders retient toutefois de sa lecture d’Être et temps le fait de traiter la technique comme un système d’outils." Rareș Badescu

Qu’est-ce que l’obsolescence ?

"L’obsolescence peut être définie à partir de la conception marxiste entre valeur d’usage et valeur d’échange. Quand on est obsolète, on n’a plus de valeur d’usage, on ne parvient plus à démontrer notre utilité sociale, on ne sert plus à rien. On a encore éventuellement une valeur d’échange, une valeur esthétique. On peut donc entendre l’obsolescence comme une antiquité qui serait vendue dans un magasin et qu’on achèterait par nostalgie. C’est là qu’Anders utilise les exemples les plus durs comme les chômeurs ou les rebuts. Derrière cette pensée de la technique, il y a une critique sociale : notre politique est conditionnée par notre rapport technique au monde." Edouard Jolly

Quand c’est l’homme lui-même qui devient obsolète

"Aux yeux d’Anders, chaque révolution industrielle agit comme une accentuation de l’obsolescence, elle-même accentuation du décalage. La première révolution industrielle est marquée par la production de produits. L’homme devient obsolète parce qu’il produit moins que les machines qu’il a lui-même créées : c’est une obsolescence par rapport à la production. La seconde révolution industrielle est marquée par la production de besoins. L’homme ne peut plus consommer tous les produits qu’il a lui-même produit et doit donc créer des besoins : c’est une obsolescence par rapport à la consommation. Dans la troisième révolution industrielle, on produit des cadavres, de la destruction. L’homme peut alors être amené à complètement disparaître." Rareș Badescu

Pour en parler :

Rares Badescu est doctorant en philosophie à l’Ecole Doctorale Sociétés, Espaces, Pratiques, Temps et son travail porte notamment sur la philosophie du décalage chez Günther Anders.

Edouard Jolly est chercheur en théorie des conflits armés et philosophie de la guerre à l’Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole Militaire et docteur en philosophie. Il est notamment l’auteur de Günther Anders, une politique de la technique paru en 2017 chez Michalon et de Étranger au monde. Essai sur la première philosophie de Günther Anders, paru en 2019 chez Classiques Garnier.

Références sonores :

Archive d’une interview de Günther Anders pour la radio autrichienne datant du 07 août 1985
Lecture par Jules Barbier de Günther Anders, extraits du journal de Californie dans “Sur la honte prométhéenne” in L’obsolescence de l’homme (1), Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, 1956, trad. Christophe David, éd. Ivrea, 2002

ÉCOUTER AUSSI : Laure Adler : Petite chronique de philosophie : Günther Anders

A propos de L’Obsolescence de l’homme

 

Épisode 3/5 : "Hiroshima est partout"

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La bombe d’Hiroshima, en 1945.
©AFP - Pictures from History Universal Images Group

Günther Anders a développé une pensée inquiète de la bombe atomique, allant jusqu’à dire qu’"Hiroshima est partout". Peut-on vivre indéfiniment avec la menace nucléaire ? L’humanité est-elle en sursis ?

Avec Bruno Villalba Sociologue, maître de conférences en science politique à AgroParisTech, spécialiste des politiques publiques environnementales

 

Hiroshima est partout. C’est la vérité du 20e siècle, à en croire Günther Anders, et, probablement, une vérité du 21e siècle également, comme Fukushima et la guerre en Ukraine l’ont malheureusement montré. Mais c’est surtout le thème central de l’œuvre d’Anders qui, de 1945 à sa mort, n’eut de cesse de revenir à ce sujet dans sa pensée mais aussi dans ses engagements militants : “Ce combat est notre destin”, écrivait-il ainsi dans Hiroshima est partout.

L’événement majeur de l’histoire moderne

"Günther Anders a été frappé de stupeur face à l’explosion atomique. Il considère que la double explosion d’Hiroshima et Nagasaki constitue l’événement majeur de l’histoire moderne. Cet événement marque une nouvelle ère. C’est le jour à partir duquel l’humanité a la possibilité de s’exterminer elle-même de manière irréversible. C’est une rupture totale du cours de l’histoire de l’humanité." Bruno Villalba

Le camp et la bombe

"Anders a fait un parallèle entre la construction d’un rapport de destruction organisé massif, le camp d’extermination, et la bombe. C’est le même système de production d’une technique d’élimination systématique. Seulement, la monstruosité de la bombe fait qu’il n’y aura plus de distinction entre "eux" et "nous" dès lors que l’on va utiliser l’utiliser. Ce n’est plus une partie de la population, mais l’ensemble de l’humanité que l’on va détruire." Bruno Villalba

Pour une politique de la contre-violence

"Anders souhaite mener une politique de la contre-violence. Il le dit explicitement : « Détruisez ceux qui sont prêts à vous détruire ». Autrement dit, il renverse la charge de la preuve. Ceux qui sont les promoteurs du nucléaire civil et militaire sont des terroristes. C’est ce qu’il explique dans « Dix thèses sur Tchernobyl ». A ses yeux, ces gens sont des nihilistes qui voient dans le monde un anéantissement possible. Nous devons, dit-il refuser, la possibilité de l’anéantissement." Bruno Villalba

Références sonores

Archive de Raymond Aron, "Paradoxes", France Culture, le 4 mai 1971
Lecture par Jules Barbier d’un extrait de Günther Anders, "L’avenir pleuré d’avance" (1961) in La menace nucléaire : considérations sur l’âge atomique, Le Serpent à Plumes, 2006
Extrait du film Hiroshima mon amour, réalisé par Alain Resnais, 1959

Épisode 4/5 : Günther Anders, moraliste

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Tribunal Russell, à Stockholm.
Auteur inconnu

En participant au Tribunal Russel, fondé en 1966 par les philosophes Bertrand Russell et Jean-Paul Sartre pour dénoncer les crimes de guerre américains au Vietnam, Günther Anders confirmait sa position d’intellectuel engagé. Quels sont les fondements de sa philosophie morale ?

Avec Ninon Grangé Agrégée et docteure en philosophie, maîtresse de conférence à l’université Paris 8.
Valéry Pratt Professeur de philosophie en classe préparatoire au lycée Thuiller d’Amiens

 

Comment juger les crimes de guerre ? Comment s’articulent, crime d’agression, crimes contre l’humanité et crimes de génocide ? Nous aurions pu penser, il y a encore quelques années, que cette question appartenait à l’histoire, mais elle est malheureusement redevenue d’une actualité folle depuis le 24 février 2022, date de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Günther Anders participa au Tribunal Russell, mais les interrogations morales qui sont les siennes dépassent largement la guerre du Vietnam tant les barbaries et les catastrophes du 20e siècle n’eurent de cesse de le rattraper.

Face à l’urgence, une morale sans fondement

"Günther Anders est un philosophe de circonstances qui se revendique d’emblée comme philosophe moraliste, et même moraliste tout court, à côté d’écrivain engagé qui est sans doute son identité première. Il fait une philosophie de l’urgence des temps qui ne s’embarrasse pas d’un système philosophique proprement dit. Anders ne veut pas faire de philosophie classique mais ouvrir une voie au coeur des problèmes moraux qui entravent la route de l’humanité aujourd’hui. Il veut produire une morale sans fondement qui soit adaptée à son époque de l’âge atomique. Quand il y a le feu, dit-il, on n’a pas le droit de s’interroger sur la légitimité des pompiers. De même, quand quelqu’un se noie, on ne s’interroge pas sur les fondements de notre action. Si elle est sans fondement, sa morale n’est pas pour autant sans commandement." Ninon Grangé

Le tribunal Russell

"Le tribunal Russell est un tribunal d’opinion, et plus positivement un tribunal moral. Ce n’est pas une institution juridique internationale fondée et reconnue comme telle, mais une initiative portée par quelques individus, à commencer par Bertrand Russell et Jean-Paul Sartre (interview de 1967). Y siégeaient également Simone de Beauvoir, James Baldwin et Günther Anders. Anders a été très marqué par les crimes commis au Vietnam, à tel point qu’il a écrit peu après cette période un ouvrage, Visit Beautiful Vietnam (1968), dans lequel il dénonce la manière dont l’armement et le développement militaro-industriel pousse les États-Unis dans la guerre, à commettre des crimes avec des armes atomiques, bactériologiques, chimiques. C’est pour cette raison que le sous-titre du livre est "ABC des agressions aujourd’hui". C’est un abécédaire moral." Valéry Pratt

Le style moral de Günther Anders

"Le style de Günther Anders est celui de l’adresse. C’est a dire qu’il s’adresse toujours à quelqu’un, qu’il soit imaginaire, fictif, ou tout à fait réel. Par exemple, il met en scène son épouse lorsqu’il raconte son retour à Breslau, il s’adresse à Klaus Eichmann, le fils d’Adolf Eichmann, ou encore à Claude Eatherly, qui a donné l’aval météorologique pour le largage de la bombe à Hiroshima. On reproche souvent à Anders d’être un prophète de malheur, un cassandre qui annonce l’apocalypse. Or, Anders dit : je n’annonce rien parce que l’apocalypse est déjà là. Il se voit plutôt comme un héros d’une forme de tragédie moderne, en racontant ce qui se passe à des interlocuteurs." Ninon Grangé

Références sonores :

Archive d’une conférence de presse de Bertrand Russell à l’occasion du “Tribunal Russell” (novembre 1966)
Lecture par Jules Barbier de Günther Anders, Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ?, Entretien avec Mathias Greffrath réalisé en 1977 et paru dans Die Zerstörung einer Zukunft. Trad. Christophe David, p. 62-64
Archive d’une interview de Günther Anders du 7 août 1985 pour la radio Autrichienne

ÉCOUTER AUSSI : Librairie Mollat : Ninon Grangé - Gunther Anders et la fin des mondes

 

Épisode 5/5 : Dans quel monde vivons-nous ?

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Cinéma en 3D, novembre 1952
©Getty - M.Garrett

Avant de devenir le penseur de l’âge atomique que l’on connait, Günther Anders était un brillant philosophe de la culture. La culture nous permet-elle de posséder le monde ? Quand elle devient massive, la culture ne conduit-elle pas au relativisme des valeurs, voire au nihilisme ?

Avec Perrine Wilhelm Professeur certifiée de philosophie et traductrice

C’est un lieu commun de dire des philosophes de la technique que leurs propos sont particulièrement actuels, voire visionnaires. Mais comment qualifier autrement les analyses d’Anders sur la culture et le monde dans lequel elle nous fait vivre ?

Dans le chapitre "Le monde livré en parallèle", extrait de L’Obsolescence de l’homme, Günther Anders évoque le cinéma en 3D, notre connivence avec les héros de fiction et de séries devenus plus proches que nos proches ou encore l’information délivrée en permanence sur nos écrans et qui nous coupe du monde extérieur. L’occasion de se poser des questions sur le rôle que joue la culture dans nos vies : comment façonne-t-elle le monde dans lequel nous vivons et jusqu’à quel point devons-nous nous montrer critique de la culture de masse et des médias qui la véhiculent ? Jusqu’où faut-il craindre que ces valeurs et productions culturelles nous déterminent ? Et tout simplement, qu’est-ce que la culture ? Qu’est-ce qui est culturel ? Réponse avec Günther Anders...

L’homme étranger au monde

"Dans ses premiers travaux, la catégorie anthropologique fondamentale d’Anders est celle de l’étrangeté, de l’extranéité. Par là, il faut comprendre le fait de ne pas avoir de monde propre. L’être humain est toujours a posteriori. Il n’a pas de définition propre, de monde qui lui appartient toujours a priori. Il doit construire un monde et se construire lui-même à travers ce monde. Cet acte de construction d’un monde propre est la culture." Perrine Wilhelm

Coca-Cola, paradigme du renversement du monde ?

"A un moment donné, ce ne sont plus les besoins de l’être humain qui dépassent l’offre du monde, mais l’offre du monde, l’offre capitaliste de la production de masse, qui dépasse notre besoin. La production capitaliste demande de créer un certain nombre de besoins afin de produire en masse. Dans L’Obsolescence de l’homme, Anders prend un exemple parlant, celui du Coca-Cola. Non seulement le Coca-Cola crée un nouveau besoin, le besoin en boisson sucrée, mais en plus quand on en boit cette boisson n’épanche pas la soif. C’est un produit qui est là pour créer le besoin de manière cyclique et infinie*." Perrine Wilhelm

Être athée en écoutant la Passion selon saint Matthieu

"Le problème que voit Anders dans le capitalisme d’aujourd’hui est ce qu’il appelle le « pluralisme intériorisé ». Ce concept consiste à dire qu’on arrive à consommer en même temps des idéologies complètement opposées et contradictoires. On arrive à se penser complètement athée en écoutant La Passion selon saint Matthieu de Bach, ou encore à militer en buvant du Coca-Cola. C’est le système même du capitalisme qui nous force à consommer et ingérer des idéologies contradictoires, ce qui signifie une liquidation des idéologies en tant que tel." Perrine Wilhelm

Références sonores :

Lecture par Jules Barbier d’un extrait de Günther Anders, Obsolescence de l’homme - “Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle”, 1956, éd. de l’encyclopédie des nuisances, éd. Ivrea, 2002, trad. Chrisophe David, p.202
Lecture par Jules Barbier d’un extrait de Günther Anders, L’homme sans monde, Ecrits sur l’art et la littérature (1993), Introduction, éd. Fario, 2015, trad. Christophe David.

Bibliographie

L’Obsolescence de l’homme, t. 1 : Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, trad. Christophe David, Paris, éditions Ivrea et éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2002 (épisodes 2 et 5). LE LIVRE pdf

L’Obsolescence de l’homme, t. 2 : Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, trad. Christophe David, Paris, Éditions Fario, 2011 (épisode 2)

Hiroshima est partout, préface Dupuy, trad. Trierweiler, Morabia, Veyret et Cazenave, Paris, Seuil, 2008. (épisodes 1, 3, 4)

Cahiers Philosophiques : Günther Anders (coord. Perrine Wilhelm), éd. Vrin, n° 170 / 3e trimestre 2022

La Menace nucléaire : Considérations radicales sur l’âge atomique, trad. Christophe David, Paris, Le Serpent à plumes, 2006 (épisode 3)

Nous, fils d’Eichmann, trad. Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Paris, Payot et Rivages, 1999 (épisode 1, 4)

Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ? : Entretien avec Mathias Greffrath, trad. Christophe David, Paris, Allia, 2001 (épisode 1, 4)

Visite dans l’Hadès. D’Auschwitz à Breslau, 1966 – Après Holocauste, 1979, trad. Christophe David, Lormont, Le Bord de l’eau, 2014. (épisode 4)

L’homme sans monde : écrits sur l’art et la littérature, trad. Christophe David, Paris, Éditions Fario, 2015 (épisode 5)

Dix Thèses sur Tchernobyl, PUF, 2022 (épisode 3)

La Violence : oui ou non. Une discussion nécessaire, trad. Christophe David avec Elsa Petit et Guillaume Plas, Paris, Éditions Fario, 2014 (épisode 3)

La violence : oui ou non - Günther Anders et le pacifisme

Entretien avec le directeur des éditions Fario

Chronique mediapart du 15 novembre 2014.


[1La première mise en ligne de cet article, actualisé depuis, remonte à mars 2011.

[2Pour prolonger la réflexion, on pourra se reporter à Y. Haenel, F. Meyronnis et V. Retz, Tout est accompli / R. Calasso, L’innommable actuel (si dieu le veut. En attendant, reporter vous au PDF ), à Giorgio Agamben, La guerre atomique et la fin de l’humanité, au séminaire de Zagdanski sur La Gestion Génocidaire du Globe publié dans Heidegger et l’extermination, et enfin, dans un autre ordre d’idées, à mon article sur Mabuse dans le dispositif cinématographique de Fritz Lang.

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