4 5

  Sur et autour de Sollers
vous etes ici : Accueil » SUR DES OEUVRES DE TIERS » Agamben lecteur de Debord
  • > SUR DES OEUVRES DE TIERS
Agamben lecteur de Debord

Extrait de Homo sacer et de Autoportrait dans l’atelier

D 4 décembre 2022     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


JPEG - 17.7 ko
Agamben à Venise en 2002.

« Pour savoir écrire il faut avoir lu,
et pour savoir lire il faut savoir vivre. »

Guy Debord, 1972.

En février 2013, j’ai consacré deux articles à la lecture des écrits et des films de Guy Debord par les principaux écrivains de la revue Tel Quel : Pleynet/Debord : Situation et Sollers/Debord : Situations. Un mois plus tard s’ouvrait à la BnF l’exposition « Guy Debord un art de la guerre » dont j’ai également rendu compte, notamment en indiquant la critique que Cécile Guilbert et Stéphane Zagdanski en ont faite (cf. Controverses). Ici et là, j’avais également signalé certains textes que le philosophe italien Giorgio Agamben avait lui-même consacrés à Debord dans les années 90... sans autrement m’y attarder.
Le premier texte, de 1990, s’intitule Gloses marginales aux "Commentaires sur la société du spectacle". C’est la postface que Giorgio Agamben a écrite pour la traduction italienne des Commentaires sur la société du spectacle, qui parut en même temps que la réédition de la Société du spectacle et qui marque sans doute — leur correspondance en témoigne — la première rencontre, épistolaire puis physique (à Paris), entre Agamben et Debord. Dans ce texte, Agamben parle de « l’oeuvre d’un stratège singulier (le titre Commentaires renvoie précisément à une tradition de ce type), dont le champ d’action n’est pas tant celui d’une bataille où il s’agit de ranger des troupes, que la pure puissance de l’intellect. »
Le second texte, de 1995, Le cinéma de Guy Debord, est une conférence prononcée dans le cadre d’un séminaire consacré à Guy Debord, accompagné d’une rétrospective de ses films, lors de la 6ème Semaine internationale de video à Saint-Gervais, Genève, en novembre 1995. Il s’attache à cerner le « lien étroit qu’il y a entre le cinéma et l’histoire. D’où vient ce lien, et de quelle histoire s’agit-il ? » C’est une « histoire messianique du cinéma que Debord partage avec le Godard des Histoire(s) du cinéma », n’hésite pas à écrire Agamben.
Le troisième texte dont j’ignore la date exacte de rédaction et que je veux ici mettre en avant, d’une certaine manière, prolonge le précédent. Il a été publié en 2014 en Italie dans le volume IV.2 d’Homo sacer, L’uso dei corpi (L’Usage des corps, Seuil, 2015, p. 15-22) dont c’est le prologue. Il figure, en italiques, aux pages 1061-1067 de l’intégrale d’Homo sacer (1997-2015) (Opus Seuil, novembre 2016).
Comme quelques rares écrivains français (Guillaume Basquin, Jacques Henric), ce sont les prises de position critiques qu’Agamben a prises dès le début de la « pandémie » qui ont attiré plus particulièrement mon attention au point que je me suis mis en tête de traduire un certain nombre des articles qu’il a publiés, plus ou moins régulièrement, sur le blog Quodlibet [1] afin de donner aux lecteurs français la possibilité d’avoir une lecture décalée, en contradiction totale avec la doxa (l’idéologie dominante, le consensus démocratique-spectaculaire), sur ce qui arrivait de terrible — au nom de la science, de la médecine et de la santé publique — cela bien entendu pour notre bien.
Si Agamben a vu le premier ce que d’autres n’ont fait qu’entrevoir (avant de passer rapidement à autre chose, c’est-à-dire à la « politique » courante qui n’est que la négation de la politique), c’est que, depuis de nombreuses années, sa réflexion sur, entre autres, l’état d’exception et la guerre (la guerre civile), l’y avait prédisposé. Comme sans doute l’y avait également préparé sa lecture de Guy Debord.
Il y a une citation de Debord que Sollers aime répéter à volonté : « Pour savoir écrire il faut avoir lu, et pour savoir lire il faut savoir vivre [2]. » « Un soir, à Paris, écrit Agamben, Alice [Alice Debord], lorsque je lui ai dit que de nombreux jeunes gens en Italie continuaient à s’intéresser aux écrits de Guy et attendaient de lui une parole, répondit : "On existe, cela devrait leur suffire." Que voulait dire : on existe ? » Il écrit plus loin : « Que signifie donc : on existe ? L’existence – ce concept à tous égards fondamental de la philosophie première de l’Occident – a peut-être quelque chose à faire de façon constitutive avec la vie. » Le texte qui suit permet de mieux comprendre ce qui est en jeu dans ces trois mots : vivre, lire, écrire.
Par ailleurs, les quelques lecteurs d’Agent secret, mais surtout du roman de Sollers Graal, s’il y en a, prêteront attention à ce qu’Agamben nous donne à entendre quand il parle, citant le Debord d’In girum imus nocte et consumimur igni [3], de « la recherche obstinée de ce "Graal néfaste, dont personne n’avait voulu". Bien que le Graal en question, "fugitivement aperçu", mais jamais "rencontré", dût avoir sans nul doute un sens politique puisque ceux qui le cherchaient se sont "trouvés en état de comprendre la vie fausse à la lumière de la vraie". » Et plus loin : « Le Graal néfaste, à la quête duquel sont partis les situationnistes, ne concerne pas seulement la politique, mais aussi, en quelque sorte, la clandestinité de la vie privée. » Le Graal néfaste ? Diable !
« Il est dit que le Graal ne fut plus vu comme auparavant, mais il n’est pas dit que personne ne le vit plus ; assurément, en principe, tout au moins, il est toujours présent pour ceux qui sont "qualifiés" ; mais, en fait, ceux-là sont devenus de plus en plus rares, au point de ne plus constituer qu’une infime exception. »

(René Guénon, Aperçus sur l’Ésotérisme chrétien, éd. Éditions Traditionnelles, 1954.
Repris dans Symboles de la science sacrée, Gallimard, 1962.
Cité par Sollers dans Graal, chapitre « Éternité »).

JPEG - 31.6 ko
In girum imus nocte et consumimur igni.

1. Il est curieux de voir que, chez Guy Debord, une conscience lucide de l’insuffisance de la vie privée s’accompagne de la conviction plus ou moins consciente qu’il y a, dans sa propre existence et dans celle de ses amis, quelque chose d’unique et d’exemplaire, qui exige d’être rappelé et communiqué. Déjà, dans Critique de la séparation, il évoque ainsi à un certain moment comme intransmissible « cette clandestinité de la vie privée sur laquelle on ne possède jamais que des documents dérisoires » (Debord, p. 49) ; cependant, dans ses premiers films et encore dans Panégyrique, ne cessent de défiler l’un après l’autre les visages de ses amis, d’Asger Jorn, de Maurice Wyckaert, d’Ivan Chtcheglov, et son propre visage, à côté de celui des femmes qu’il a aimées. Ce n’est pas tout, car dans Panégyrique apparaissent aussi les maisons où il a vécu, le 28 de la via delle Caldaie à Florence, la maison de campagne de Champot, le square des Missions étrangères à Paris (en réalité le 109 de la rue du Bac, sa dernière adresse parisienne, dans le salon duquel une photographie de 1984 le montre assis sur le divan de cuir anglais qui semblait lui plaire).
Il y a ici comme une contradiction centrale dont les situationnistes n’ont pu venir à bout et, en même temps, quelque chose de précieux qui exige d’être repris et développé – peut-être la conscience obscure, inavouée, que l’élément authentiquement politique consiste précisément en cette clandestinité incommunicable, presque ridicule, de la vie privée. En effet, il est certain que la vie clandestine, notre forme-de-vie, est chose si intime et si proche que, si nous tentons de la saisir, elle ne nous laisse entre les mains que l’impénétrable, l’ennuyeuse quotidienneté. Cependant, c’est peut-être justement cette présence homonyme, indistincte, ombreuse qui garde le secret de la politique, l’autre face de l’
arcanum imperii sur lequel viennent s’abîmer toute biographie et toute révolution. Et Guy, qui était si subtil et si inspiré quand il devait analyser et décrire les formes aliénées de l’existence dans la société spectaculaire, se retrouve candide et désarmé quand il tente de communiquer la forme de sa vie, de regarder en face et de démystifier le passager clandestin en compagnie duquel il a voyagé jusqu’à la fin.

2. In girum imus nocte et consumimur igni (1978) s’ouvre sur une déclaration de guerre contre l’époque et se poursuit par une analyse impitoyable des conditions de vie que la société marchande, au stade ultime de son développement, a instaurées sur l’ensemble de la planète. Cependant, à peu près à la moitié du film la description précise et implacable s’arrête subitement pour laisser place à la mélancolie, à une évocation presque douloureuse de souvenirs et d’aventures personnelles anticipant sur l’intention ouvertement autobiographique de Panégyrique. Guy rappelle le Paris de sa jeunesse, qui n’existe plus, et dans les rues et les cafés duquel il était parti avec ses amis à la recherche obstinée de ce « Graal néfaste, dont personne n’avait voulu ». Bien que le Graal en question, « fugitivement aperçu », mais jamais « rencontré », dût avoir sans nul doute un sens politique puisque ceux qui le cherchaient se sont « trouvés en état de comprendre la vie fausse à la lumière de la vraie » (Debord, p. 252), le ton de cette évocation, scandée de citations tirées de l’Ecclésiaste, d’Omar Khayyam, de Shakespeare et de Bossuet, est, sans nul doute aussi, empli de tristesse et de nostalgie : « À la moitié du chemin de la vraie vie, nous étions environnés d’une sombre mélancolie, qu’ont exprimée tant de mots railleurs et tristes, dans le café de la jeunesse perdue » (ibid. p. 240). De cette jeunesse perdue, Guy rappelle le désordre, les amis et les amours (« Comment ne me serais-je pas souvenu des charmants voyous et des filles orgueilleuses avec qui j’ai habité ces bas-fonds… » (p. 237), tandis que sur l’écran apparaissent les visages de Gil J. Wolman, de Ghislain de Marbaix, de Pinot-Gallizio, d’Attila Kotanyi et de Donald Nicholson-Smith. C’est vers la fin du film que la veine autobiographique reprend avec plus de force et l’évocation de Florence « quand elle était libre » se mêle aux images de la vie privée de Guy et des femmes avec lesquelles il a vécu dans cette ville au cours des années 1970. On voit ensuite passer rapidement les maisons où Guy a vécu, l’impasse de Clairvaux, la rue Saint-Jacques, la rue Saint-Martin, un village du Chianti, Champot et, de nouveau, les visages des amis tandis que l’on écoute les paroles de la chanson de Gilles dans Les Visiteurs du soir : « Tristes enfants perdus, nous errons dans la nuit… » Et, quelques séquences avant la fin, les portraits de Guy à dix-neuf, vingt-cinq, vingt-sept, trente et un et quarante-cinq ans. Le Graal néfaste, à la quête duquel sont partis les situationnistes, ne concerne pas seulement la politique, mais aussi, en quelque sorte, la clandestinité de la vie privée, dont le film n’hésite pas à montrer, apparemment sans pudeur, les « documents dérisoires ».

3. L’intention autobiographique était, d’ailleurs, déjà présente dans le palindrome qui donne son titre au film. Juste après avoir évoqué sa jeunesse perdue, Guy ajoute que rien n’en exprime mieux la dissipation que « l’ancienne phrase […] construite lettre par lettre comme un labyrinthe dont on ne peut sortir, de sorte qu’elle accorde si parfaitement la forme et le contenu de la perdition : In girum imus nocte et consumimur igni. Nous tournons en rond dans la nuit et sommes dévorées par le feu. »
Cette phrase, définie parfois comme le « vers du diable », provient en réalité, selon une indication de Heckscher, de la littérature emblématique et se réfère aux phalènes inexorablement attirées par la flamme de la chandelle qui va les consumer. Un emblème se compose d’une devise – c’est-à-dire un mot ou une phrase – et d’une image ; dans les ouvrages que j’ai pu consulter, l’image des phalènes dévorées par le feu apparaît souvent : cependant elle n’est jamais associée au palindrome en question, mais plutôt à des phrases qui se réfèrent à la passion amoureuse (« ainsi vif plaisir conduit-il à la mort », « ainsi de bien aimer je porte le tourment ») ou, dans quelques cas rares, à l’imprudence en matière de politique ou de guerre (
« non temere est cuiquam temptanda potentia regis [4] », « temere ac periculose [5] »). Dans les Amorum emblemata d’Otto van Veen (1608), un amour ailé contemple les phalènes qui se précipitent vers la flamme de la chandelle et l’on peut lire cette devise : brevis et damnosa voluptas.
Il est donc probable que Guy, en choisissant le palindrome comme titre, se soit comparé lui-même et ses compagnons aux phalènes qui, attirées amoureusement et témérairement par la lumière, sont destinées à se perdre et à se consumer dans le feu. Dans L’Idéologie allemande – une œuvre que Guy connaissait parfaitement –, Marx évoque de façon critique la même image : « et c’est ainsi que les papillons nocturnes, quand le soleil de l’universel est couché, cherchent la lumière de la lampe du particulier ». Il est d’autant plus singulier que, malgré cet avertissement, Guy ait continué à suivre cette lumière, à épier obstinément la flamme de l’existence singulière et privée.

4. Vers la fin des années 1990, sur les tables d’une librairie parisienne, le second volume de Panégyrique, qui contient l’iconographie, se trouvait placé – par hasard ou par l’effet d’une intention ironique du libraire – à côté de l’autobiographie de Paul Ricœur. Rien n’est plus instructif que de comparer l’usage des images dans ces deux cas. Alors que les photographies du livre de Ricœur montraient le philosophe uniquement dans le cadre de réunions académiques, comme s’il n’avait pas eu d’autre vie en dehors de celle-ci, les images de Panégyrique prétendaient à un statut de vérité biographique concernant l’existence de l’auteur sous tous ses aspects. Comme le souligne la brève notice d’introduction : « L’illustration authentique éclaire le discours vrai… On saura donc enfin quelle était mon apparence à différents âges ; et quel genre de visages m’a toujours entouré ; et quels lieux j’ai habités… » Encore une fois, malgré l’évidente insuffisance et la banalité de ces documents, la vie – la clandestinité – est mise au premier plan.

5. Un soir, à Paris, Alice, lorsque je lui ai dit que de nombreux jeunes gens en Italie continuaient à s’intéresser aux écrits de Guy et attendaient de lui une parole, répondit : « On existe, cela devrait leur suffire. » Que voulait dire : on existe ? Certes, ces années-là, ils vivaient en retrait et sans téléphone entre Paris et Champot, avec, en un sens, les yeux tournés vers le passé, et leur existence était, pour ainsi dire, entièrement repliée sur la « clandestinité de la vie privée ».
Cependant, peu de temps encore avant le suicide de novembre 1994, le titre du dernier film préparé pour Canal + :
Guy Debord, son art et son temps, malgré ce « son art » tout à fait inattendu, ne semble pas du tout ironique dans son intention biographique et, avant de se concentrer avec une extraordinaire véhémence sur l’horreur de « son temps », cette sorte de testament spirituel réitère avec la même candeur et les mêmes photographies anciennes l’évocation nostalgique de la vie passée.
Que signifie donc :
on existe ? L’existence – ce concept à tous égards fondamental de la philosophie première de l’Occident – a peut-être quelque chose à faire de façon constitutive avec la vie. « Être, pour les vivants, signifie vivre », écrit Aristote. Et des siècles plus tard Nietzsche précise : « Être : nous n’en avons pas d’autre représentation que vivre. » Mettre en lumière – au-delà de tout vitalisme – l’interaction profonde entre être et vivre, telle est certainement aujourd’hui la tâche de la pensée (et de la politique).

6. La Société du spectacle s’ouvre sur le mot « vie » (« Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles ») et jusqu’à la fin du livre l’analyse ne cesse d’en appeler à la vie. Le spectacle, où « ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation », est défi comme une « inversion concrète de la vie ». « D’autant plus [la] vie [de l’homme] est maintenant son produit, d’autant plus il est séparé de sa vie » (thèse 33). La vie dans les conditions spectaculaires est une « fausse vie » (thèse 48) ou une « survie » (thèse 154) ou un « pseudo-usage de la vie » (thèse 49). Contre cette vie aliénée et séparée, Guy fait valoir quelque chose qu’il appelle la « vie historique » (thèse 139), apparue déjà à la Renaissance comme une « rupture joyeuse avec l’éternité » : « dans la vie exubérante des cités italiennes… la vie se connaît comme une jouissance du passage du temps ». Quelques années auparavant, dans Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps et dans Critique de la séparation, Guy dit de lui-même et de ses amis qu’« ils voulaient tout réinventer chaque jour ; se rendre maîtres et possesseurs de leur propre vie » (op. cit., p. 22), que leurs rencontres étaient comme « des signaux venus d’une vie plus intense, qui n’a pas été vraiment trouvée » (p. 47).
Ce qu’était cette vie « plus intense », ce qui était renversé ou falsifie dans le spectacle ou même seulement ce qu’on doit entendre par « vie de la société », voilà qui n’est mis en lumière à aucun moment ; cependant, il serait trop facile de reprocher à l’auteur quelque incohérence ou imprécision terminologique. Guy ne fait ici que reprendre une attitude constante dans notre culture, où la vie n’est jamais définie comme telle, mais est à chaque fois articulée et divisée en
bios et zoè, en vie politiquement qualifiée et en vie nue, en vie publique et vie privée, en vie végétative et vie de relation, de façon que chacune de ces divisions n’est déterminable que dans sa relation aux autres. C’est peut-être, en dernière analyse, l’indécidabilité de la vie qui fait qu’elle doit être à chaque fois politiquement et singulièrement défi . Et l’indécision de Guy entre la clandestinité de sa vie privée – qui, avec le passage du temps, devait lui apparaître toujours plus insaisissable et difficile à documenter – et la vie historique, entre sa biographie individuelle et l’époque obscure, dont il ne saurait faire le deuil, où elle s’inscrit, trahit une difficulté que, du moins dans les conditions présentes, nul ne peut se targuer d’avoir résolue une fois pour toutes. En tout cas, le Graal obstinément recherché, la vie consumée en vain dans la flamme n’étaient réductibles à aucun des termes opposés, ni à l’idiotie de la vie privée ni au prestige incertain de la vie publique, remettant plutôt en question la possibilité même de les distinguer.

7. Ivan Illich a observé que la notion courante de vie (non pas « une vie », mais « la vie » en général) est perçue comme un « fait scientifique », qui n’a plus aucun rapport avec l’expérience de chacun. Elle est quelque chose d’anonyme et de général, qui peut désigner un spermatozoïde, une personne, une abeille, une cellule, un ours, un embryon. De ce « fait scientifique » si général que la science a renoncé à le définir, l’Église a fait le dernier réceptacle du sacré et la bioéthique le terme clé de son impuissant sottisier. Dans tous les cas, aujourd’hui, la « vie » a plus à faire avec la survie qu’avec la vitalité ou la forme de vie de l’individu.
Puisque ainsi s’est insinué en elle un résidu sacré, la clandestinité que Guy recherchait est devenue encore plus insaisissable. La tentative situationniste pour rendre la vie à la politique se heurte à une nouvelle difficulté, mais n ’en est pas pour autant moins urgente.

8. Que signifie le fait que la vie privée nous accompagne comme un passager clandestin ? D’abord, qu’elle est séparée de nous comme l’est un clandestin et, en même temps, qu’elle est inséparable de nous puisque, comme un clandestin, elle partage secrètement notre existence. Cette scission et cette inséparabilité définissent depuis longtemps le statut de la vie dans notre culture. Elle est quelque chose qui peut être divisé — et cependant à chaque fois articulé et maintenu ensemble dans une machine médicale, philosophico-théologique ou biopolitique Ainsi ce n’est pas seulement la vie privée qui nous accompagne comme un passager clandestin dans notre long ou bref voyage, mais la vie corporelle même et tout ce qui traditionnellement s’inscrit dans la sphère de ce qu’on appelle « intimité » : la nutrition, la digestion, la miction, la défécation, le sommeil, la sexualité... Le poids de cette compagne sans visage est si fort que chacun cherche à le partager avec quelqu’un d’autre — et cependant, extranéité et clandestinité ne disparaissent jamais tout à fait et demeurent sans solution même dans le partage le plus amoureux. La vie est ici vraiment comme le renard volé que l’enfant cache sous ses vêtements et dont il ne peut avouer le vol bien qu’il lui lacère atrocement la chair.
C’est comme si chacun sentait obscurément que l’opacité de la vie clandestine renferme en soi un élément authentiquement politique, en tant que tel éminemment partageable — et que cependant, si l’on essaie de le partager, il échappe obstinément à toute prise et ne laisse derrière lui qu’un reste dérisoire et incommunicable. Le château de Silling, où le pouvoir politique n’a d’autre objet que la vie végétative des corps, est, en ce sens, le chiffre de la vérité et, aussi bien, de l’échec de la politique moderne — qui est, en réalité, une biopolitique. Il convient de changer la vie, de porter la politique dans le quotidien — et pourtant, dans le quotidien, le politique ne peut que faire naufrage.
Et quand, comme aujourd’hui, l’éclipse de la politique et de la sphère publique ne laisse subsister que le privé et la vie nue, la vie clandestine, restée seul maître du terrain, doit, en tant que vie privée, se manifester auprès du public et tenter de divulguer des documents qui n’apparaissent plus comme dérisoires (même s’ils le sont encore) et qui coïncident désormais avec elle, avec ses journées toujours pareilles, reprises par le vivant et transmises sur les écrans aux spectateurs l’une après l’autre.
Cependant, c’est seulement si la pensée est capable de trouver un élément politique qui se cache dans la clandestinité de l’existence régulière, et si, au-delà de la scission entre public et privé, politique et biographie,
zoè et bios, il est possible de dessiner les contours d’une forme-de-vie et d’un usage commun des corps, que la politique pourra sortir de son mutisme et la biographie individuelle de son « idiotie ».

Homo sacer (1997-2015), Opus Seuil, novembre 2016, p. 1061-1067.

Giorgio Agamben parle également de Guy Debord dans Autoportrait dans l’atelier, L’arachnéen, 2020, p. 27-29.


Agamben : bureau du vicolo del Giglio.
ZOOM : cliquer sur l’image.
GIF

On peut lire le titre du livre posé à gauche, sur le bureau du vicolo del Giglio : La Société du spectacle de Guy Debord. Je ne me souviens pas pour quelle raison j’étais en train de le relire — ma première lecture remonte à 1967, l’année de sa publication. Avec Guy, nous sommes devenus amis beaucoup plus tard, à la fin des années quatre-vingt. Je me souviens de ma première rencontre avec Guy et Alice au bar du Lutetia, la conversation qui s’enflamme tout de suite, l’entente tant attendue sur chaque aspect de la situation politique. Nous étions parvenus à la même clarté, Guy à partir de la tradition des avant-gardes artistiques, moi à partir de la poésie et de la philosophie. Pour la première fois, je me retrouvais à parler de politique sans devoir me heurter à tout un encombrement d’idées et d’auteurs inutiles et fallacieux (dans une lettre que Guy m’écrivit plus tard, l’un de ces auteurs exaltés de manière inconsidérée était sobrement liquidé comme ce sombre dément d’Althusser* ...), ni à l’exclusion systématique de ceux qui auraient pu orienter les soi-disant mouvements dans une direction moins désastreuse. Dans tous les cas, il était clair pour nous deux que le principal obstacle bloquant l’accès à une nouvelle politique était précisément ce qui restait de la tradition marxiste (non de Marx !) et du mouvement ouvrier, complice sans le savoir de l’ennemi qu’il croyait combattre.
Au cours de nos rencontres ultérieures dans sa maison de la rue du Bac, l’implacable subtilité — digne d’un magister de la rue du Fouarre ou d’un théologien du XVIIe siècle — avec laquelle il analysait aussi bien le capital que ses deux ombres, stalinienne (le « spectacle concentré ») et démocratique (le « spectacle diffus »), ne cessait de m’émerveiller.

Le vrai problème, cependant, était ailleurs — plus proche et, en même temps, plus impénétrable. Dans l’un de ses premiers films, Guy avait déjà évoqué « cette clandestinité de la vie privée sur laquelle on ne possède jamais que des documents dérisoires [6] ». De cette clandestinité si intime, Guy, comme toute la tradition politique occidentale, ne réussissait pas à venir à bout. Pourtant l’expression « situation construite », dont le groupe avait tiré son nom, impliquait qu’il fût possible de trouver quelque chose comme « le passage au nord-ouest de la géographie de la vraie vie de la vraie vie ». Et si, dans ses livres et dans ses films Guy revenait avec autant d’obstination sur sa biographie, sur les visages des amis et sur les lieux qu’il avait habités, c’est parce qu’il pressentait obscurément que se cachait là, précisément, l’arcane de la politique, sur laquelle toute biographie et toute révolution ne pouvaient que faire naufrage. L’élément authentiquement politique réside dans la clandestinité de la vie privée, mais si l’on tente de s’en saisir, celle-ci ne nous laisse entre les mains que l’incommunicable, ennuyeuse quotidienneté. C’est la signification politique de cette vie clandestine — qu’Aristote avait, sous le nom de zoé, à la fois exclue de la cité et incluse en elle — que je commençais à interroger au cours des mêmes années. Je cherchais, moi aussi, d’une autre manière, le passage au nord-ouest de la géographie de la vraie vie.

Guy n’avait aucune considération pour ses contemporains et n’attendait plus rien d’eux. Le problème du sujet politique se réduisait désormais pour lui, comme il me le dit un jour, à l’alternative homme ou cave* (afin de m’expliquer le sens de ce terme d’argot que je ne connaissais pas, il me renvoya au roman de Simonin qu’il semblait préférer, Le cave se rebiffe). Je ne sais ce qu’il aurait pensé de la « singularité quelconque » dont le groupe de Tiqqun allait faire des années plus tard, sous le nom de « Bloom », le possible sujet de la politique à venir. Dans tous les cas, quand je fis quelques années après la connaissance des deux Julien — Coupat et Boudart —, de Fulvia et de Joël, je n’aurais pu imaginer une telle proximité et, en même temps, une distance plus grande que celle qui les séparait de lui [7].
Dans les lectures de Julien Coupat et de ses jeunes camarades, l’auteur du Zohar et Pierre Clastres, Marx et Jacob Frank, De Martino et René Guénon, Walter Benjamin et Heidegger, se tenaient bonne compagnie, à la différence de Guy qui était un homme aux lectures rares et acharnées (dans la lettre qu’il m’écrivit après avoir lu mes « Gloses marginales aux Commentaires sur la société du spectacle » », il renvoyait aux auteurs que j’y avais cités comme à « quelques exotiques que j’ignore très regrettablement et [ ...] quatre ou cinq Français que je ne veux pas du tout lire* »). Et tandis que Debord n’espérait plus rien de ses semblables — mais s’il désespérait des autres, il désespérait aussi de lui-même —, Tiqqun avait parié — quoique avec toute la méfiance possible — sur l’homme commun du XXe siècle, le Bloom comme ils l’appelaient, qui, en tant justement qu’il avait perdu toute identité et toute appartenance, pouvait être capable de n’importe quoi, en bien comme en mal.
Les longues discussions dans le local* du 18, rue Saint-Ambroise — un café qui avait été laissé en l’état, avec son enseigne « Au Vouvray » qui attirait encore par mégarde quelques passants — et au Verre-à­ Pied, rue Mouffetard, sont restées vives dans ma mémoire comme celles qui, dix ans plus tôt, avaient animé les soirées dans la maison de Montechiarone en Toscane.

« C’était déjà l’aube de cette fatigante journée que nous voyons finir, quand le jeune Marx écrivait à Ruge : "Vous ne me direz pas que j’estime trop le temps présent : et si pourtant je n’en désespère pas, ce n’est qu’en raison de sa propre situation désespérée, qui me remplit d’espoir." L’appareillage d’une époque pour la froide histoire n’a rien apaisé, je dois le dire, de ces passions dont j’ai donné de si beaux et si tristes exemples.
Comme le montrent encore ces dernières réflexions sur la violence, il n’y aura pour moi ni retour ni réconciliation.
La sagesse ne viendra jamais. »

Sous-titre : A reprendre depuis le début.

Guy Debord, In girum imus nocte et consumimur igni, fin du film
et/ou page 282 des Oeuvres cinématographiques complètes.

LIRE : "Homo sacer", l’intégrale : pourquoi il faut lire Agamben.


[1Cf. Agamben.

[2Guy Debord, Thèses sur l’Internationale situationniste et son temps, n° 29, dans La Véritable Scission dans l’Internationale, Paris, Champ Libre, 1972.

[3Agamben se réfère aux Oeuvres cinématographiques complètes, Gallimard, 1994.

[4« ce n’est pas à la légère que quelqu’un devrait juger le pouvoir d’un roi » (A.G.)

[5« De manière imprudente et dangereuse ».

[6Critique de la séparation.

[7François Meyronnis a décrit avec humour une rencontre avec Julien Coupat dans Tout autre. Cf. Julien Coupat, Agamben et son plat de nouilles. A.G.

Un message, un commentaire ?

Ce forum est modéré. Votre contribution apparaîtra après validation par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
  • NOM (obligatoire)
  • EMAIL (souhaitable)
Titre

RACCOURCIS SPIP : {{{Titre}}} {{gras}}, {iitalique}, {{ {gras et italique} }}, [LIEN->URL]

Ajouter un document