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« Peut-on aimer Dostoïevski ? » par Julia Kristeva

D 2 décembre 2022     A par Viktor Kirtov - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


« Les yeux rivés sur L’Idiot, mon père m’en déconseillait sévèrement la lecture : ’’Destructeur, démoniaque et collant, trop c’est trop, tu n’aimeras pas du tout, laisse tomber !’’ Il rêvait de me voir quitter ’’l’intestin de l’enfer’’, désignant ainsi notre Bulgarie natale. Pour réaliser ce projet désespéré, je n’avais rien de mieux à faire que de développer mon goût inné pour la clarté et la liberté, en français, cela va sans dire, puisqu’il m’avait fait découvrir la langue de La Fontaine et de Voltaire. Évidemment, comme d’habitude, j’ai désobéi aux consignes paternelles et j’ai plongé dans Dostoïevski. Éblouie, débordée, engloutie. »

Julia Kristeva


Julia Kristeva, depuis ses quinze ans, est une familière de Dostoïevski qui est sous-jacent, ( en sous-sol. Cf. ci-après, Les Carnets du sous-sol de Dostoïevski ) dans son œuvre, mais c’est seulement autour du bicentenaire de l’écrivain qu’elle lui a consacré, non pas un, mais deux livres :

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- le premier Dostoïevski, dans la collection « Les auteurs de ma vie » aux Editions Buchet-Chastel, en 2020,
- et le deuxième Dostoïevski face à la mort, ou le Sexe hanté du langage,

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Dostoïevski par Julia Kristeva


Dostoïevski par Julia Kristeva

collection « Les auteurs de ma vie »
éditions Buchet-Chastel, 2020

Le principe de la collection « Les auteurs de ma vie » consiste à proposer un choix de textes de l’auteur précédé d’une introduction consistante (ici, 70p.). Pourquoi le choix de ce « géant russe » dont son père lui déconseillait la lecture ? Au-delà de la curiosité qui ne pouvait qu’être sollicitée, comment la jeune Bulgare puis l’étudiante en philologie française a-t-elle « plongé » dans « Dosto » au point d’en faire « l’auteur de [sa] vie » ?

Sous-sol

Dans ce Dostoïevski, au fil duquel elle creuse six décennies de souvenirs de lectures sédimentés. Un travail minutieux de fouille pour trouver ce qui l’émeut tant chez « saint Dosto », en commençant par les fondations, ou plutôt le « sous-sol ». « Le sous-sol, précise Julia Kristeva au « Monde des livres », c’est un mot que j’utilise beaucoup parce qu’il vient du texte de Dostoïevski Les Carnets du sous-sol. En russe, on dit “podpol’e”, et cela renvoie, dans certaines constructions modernes, à tout ce qui est clandestin et hors la loi. » Mais chez cet écrivain, explique-t-elle, cela se réfère surtout au bagne dans lequel il fut emprisonné entre 1848 et 1853. Ce n’est qu’une fois revenu et au prix d’une longue « évolution », précise la psychanalyste, que Dostoïevski comprit:la noirceur infernale des criminels qui l’avait tant horrifié était inhérente à la condition humaine et non le fait de marginaux. Ainsi naquirent les « démons » et les « possédés » de son œuvre.

Plus tard, quand elle en vint à commencer sa psychanalyse, il apparut à Julia Kristeva que le « sous-sol » dostoïevskien était un autre nom pour le « ça » de Freud. Reste, pour la théoricienne de la littérature qu’elle est également, une question qui ne trouve toujours pas de réponse :« Pourquoi, mais pourquoi la critique psychanalytique des œuvres littéraires est-elle si décriée en France ? L’œuvre d’un géant comme Dostoïevski y appelle avec tant de force ! »

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Le corps, souffrant ou jouissant, estropié ou plein :c ’est ce que cherche Julia Kristeva, inlassablement, dans la langue littéraire et la langue intime.

Tout au long du récit de son compagnonnage de soixante années avec Dostoïevski, Julia Kristeva magnifie les mécanismes d’écriture qu’elle a théorisés sa vie durant, c’est-à-dire la polyphonie et la référence intertextuelle. Soit l’insatiable réflexion sur ce qui se tapit sous les mots. Ainsi, le règne impérial des italiques astreint le lecteur à une gymnastique intellectuelle complexe. Il lui faut lire les mots dans la phrase et puis les relire encore seuls, pour, enivré, en saisir entièrement le sens.

Se compose ainsi un ouvrage foisonnant, érudit et sensible, qui brosse avec efficacité la mutation et la migration des idées dans l’Europe dostoïevskienne de la fin du XIXe siècle, comme dans l’Europe pré et post- « rideau de fer » de Kristeva. Un récit pour partie autobiographique, pour partie théorique et pour partie poétique, qui endosse au fil des pages des airs de bilan, sans toutefois esquisser, à la réflexion, un point final.

Zoé Courtois
Le Monde, 07 mars 2020

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Peut-on aimer Dostoïevski ?

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Par Elena GALTSOVA

… Dans la période particulière que nous vivons, comment Dostoïevski ne redeviendrait-il pas « actuel » ? Après un confinement qui nous a fait ressentir et repenser son univers « souterrain » et profondément carcéral, ou revisiter ses valeurs spirituelles, il n’est pas impossible que l’électrochoc historique de 2022 réduise à néant la fascination longtemps exercée par le mythe de l’éternelle âme russe… En France, qui n’est sans doute pas la terre d’élection des études dostoïevskiennes (mais qui a joué quand même un rôle fondateur dans la réception de l’œuvre de Dostoïevski en Europe et en Amérique à la fin du XIXe siècle et au début du XXe ),

cette période commémorative a surtout été marquée par la publication de deux livres de Julia Kristeva pages choisies » précédées d’une longue et dense préface, et un essai intitulé Dostoïevski face à la mort, ou le Sexe hanté du langage [Le premier, intitulé Dostoïevski, sera désormais abrégé en D, le second, en DFM…]

Il apparaît vite, à leur lecture, que Julia Kristeva n’a pas eu pour premier objectif de grossir la bibliothèque « scientifique » dostoïevskienne : elle a voulu revenir à un écrivain qui a toujours été présent dans son œuvre, mais jamais vraiment de manière explicite]] C’est un geste très personnel qu’elle accomplit : une sorte de confession publique de sa vie avec l’écrivain Dostoïevski, qui fut d’emblée – depuis le début des années 1970 – et qui reste encore pour elle une intarissable source théorique et politique. La fidélité est profonde dont témoigne cette double publication.

Dès 1970, dans « Une poétique ruinée », texte donné en préface à La Poétique de Dostoïevski et qu’on peut juger fondateur pour le post-structuralisme français, Julia Kristeva parlait de l’originalité de Mikhail Bakhtine, « suscitée et comme programmée par le texte de Dostoïevski même, explorateur de la division du sujet et de sa fuite dans son désir du (des) signifiant(s) [1] ». Cette lecture du « dialogisme » associant Bakhtine et Dostoïevski ouvre la voie à une pensée de la pluralité – l’une des bases de ce qui allait devenir la « théorie française ». Elle suscite aussi toutes sortes de résistances : de la part des dostoïevskiens de l’époque et de la part des théoriciens russes qui depuis lors n’ont jamais cessé, avec une infatigable passion, de critiquer cet article et, à travers lui, les interprétations « occidentales » du dialogisme et du carnavalesque. Acharnement qui suffirait à prouver le durable intérêt suscité par l’interprétation kristévienne de ces deux géants de la culture russe... Notons encore que dans ce texte relativement court qu’est « Une poétique ruinée » apparaissent déjà des références à Freud, comme autant de présages des futures directions – psychanalytiques – prises par les recherches et l’œuvre de l’écrivaine. En un certain sens, du point de vue de la théorie littéraire, « tout » est déjà là, tout est dit dès 1970 sur Dostoïevski réinventeur du roman : « Le texte de Dostoïevski se présentera donc comme une confrontation d’instances discursives : opposition du discours, ensemble contrapunctique, polyphonique. Il ne forme pas une structure totalisable : sans unité du sujet et du sens, pluriel, anti-totalitaire et antithéologique, le “modèle” dostoïevskien pratique la contradiction permanente et ne saurait rien avoir en commun avec la dialectique hégélienne [2]. » Mais déjà aussi, cette recherche théorique, appelée à bientôt nourrir tout un courant philosophique, avance un point de vue explicitement philosophique, politique et moral. Le spectre de Dostoïevski ne cessera plus, désormais, de hanter l’œuvre de Kristeva, avec une insistance que renforce l’intérêt, théorique et pratique, porté par elle à la psychanalyse. Pendant longtemps, pourtant, ni la personnalité ni l’œuvre de Dostoïevski ne feront l’objet d’une analyse détaillée – même dans Pouvoirs de l’horreur (1982 ) : cet essai sur l’« abjection » fait place aux Démons, mais il a pour point focal Céline, et non Dostoïevski.

Peut-on aimer Dostoïevski ?

Tout change en 2020 avec l’anthologie dostoïevskienne parue dans la collection, à la fois prestigieuse et grand public, « Les auteurs de ma vie », qui a pris la suite, aux Éditions Buchet-Chastel, de la collection « Les pages immortelles » née dans les années 1950. Voici la théoricienne contrainte de chercher, dans l’œuvre de l’écrivain russe, les quelque deux cent cinquante pages qui lui permettront de partager « son » Dostoïevski avec un vaste public ; et obligée d’inventer la forme d’un discours qui puisse être adressé à « tout le monde » – comme cette question provocatrice qui lance le recueil : « Peut-on aimer Dostoïevski ? »

L’anthologie composée par Kristeva est « thématique », mais elle ne requiert aucun savoir préalable d’ordre universitaire : elle nous invite à partager une aventure passionnelle, corporelle même, dans laquelle nous serons entraînés par le langage de Dostoïevski. Tout lecteur « naïf » connaissant bien la langue russe est capable de le sentir à la simple lecture du texte original : chez Dostoïevski, la respiration de la phrase et le son des mots sont porteurs d’une énergie qui peut, littéralement, priver de sommeil, déclencher des perturbations sensorielles. Sur ce plan, Dostoïevski en version française a toujours été, pour ainsi dire, inadéquat. Il « passe » bien sûr quelque chose de Dostoïevski dans les traductions françaises : mais grâce aux personnages, aux anecdotes, ou à travers le « mythe » Dostoïevski entretenu par une critique qui présente volontiers son œuvre comme inséparablement liée à sa vie. (C’est sa personnalité, rappelons-le, celle du malade, du bagnard, du joueur rendu à l’humilité, qui est mise en avant dès les premières années de son introduction en France, par Eugène Melchior de Vogüé notamment – et combien d’autres après lui !)

Julia Kristeva cherche une voie nouvelle, que je dirais volontiers « toute en finesse », même si elle-même, dans un de ses sous-titres, se place sous le signe plus brutal de « la crue » – j’y reviendrai. Depuis son enfance, en plus du bulgare, sa langue maternelle, elle possède le russe, par apprentissage obligé (et peut-être refoulé, justement pour avoir été imposé par le Grand Frère soviétique). S’étant remarquablement approprié le français, elle aurait très bien pu devenir une traductrice de Dostoïevski, ou une experte ès traductions de Dostoïevski. Parmi les traducteurs français, elle a une préférence marquée pour André Markowicz : « la traduction d’André Markowicz […] restitue à la langue française son génie de laisser dire, sans avoir peur du sacré » (D, p. 83). La notation est révélatrice : dans sa propre démarche se lit clairement le désir de saisir et faire partager la sensation procurée par la lecture de Dostoïevski, telle qu’elle chemine non seulement vers l’inconscient, mais aussi et surtout vers le corps et la pensée du lecteur. Ses analyses de l’écrivain comme son recours à la psychanalyse sont d’une constante virtuosité et elle ne recule pas, au besoin, devant une terminologie « savante » ; mais préférence est toujours donnée à des formulations ouvertes au « grand public » plutôt qu’à un ésotérisme à prétentions scientifiques.

Le choix des « thèmes » retenus pour cette anthologie est une autre illustration du même souci d’implication du lecteur. « Les thèmes ici sélectionnés », écrit Kristeva, « ne sont que des carrefours qui vous appellent à poursuivre votre voyage dans les flux narratifs qui s’y croisent, pour respirer et brûler avec cet âpre chœur vivace, en amont et en aval des textes indiqués. Ainsi seulement, vous adhérerez à la violence du Verbe incarné que vous êtes, qui vous blesse, vous ennuie ou vous emporte » (D, p. 83). La première section s’intitule « Documents » – clin d’œil, bien sûr, à Georges Bataille et à la revue Documents (1929-1930), dans laquelle le mot prenait une couleur anthropologique.. On y trouve quelques extraits de lettres et de carnets de l’écrivain, qui font entendre sa voix propre, après le bagne, après la mort de sa première épouse et aussi après qu’eut pris fin sa manie du jeu. Si ces « moments » sont en eux-mêmes importants, les thèmes qui leur sont associés le sont plus encore : l’autre, les autres, le nihilisme, le Christ, l’amour… Et puis : Mythiques, Rêve, Nation, Idée, Double, Carnaval, Jeu, Crime, Châtiment, Temps, Épilepsie, Enfants, Jouissance. Ce dernier thème, « Jouissance », très présent également dans la partie critique du livre, est peut-être celui qui retient le plus l’attention. Comme point d’arrivée, bien sûr ; mais aussi par la manière dont il est déroulé. Se succèdent en effet les réflexions d’Hippolyte sur le Christ mort de Holbein (dans L’Idiot) ; celles de l’homme souterrain sur la souris offensée (extraites de Notes du sous-sol) ; celles surtout (dans Les Frères Karamazov) de Mitia sur L’Hymne à la joie (le poème), suivies de son exclamation : « La sensualité aux insectes ! » [littéralement, dans l’original : « la volupté aux insectes »] par laquelle le personnage s’identifie résolument aux dits insectes, avant de se lancer dans des considérations sur l’idéal de la Madone et l’idéal de Sodome. Cette jouissance, à l’évidence très bataillienne, et qui est aussi jouissance de produire du sens et des images, pointe vers une transcendance dont la définition est loin d’être orthodoxe.

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Dostoïevski face à la mort, ou le Sexe hanté du langage est divisé en deux livres : « La crue du verbe » et « Un théologien carnavalier ». On peut le lire comme une explication, un développement des idées portées dans l’anthologie par le commentaire ou par les morceaux choisis eux-mêmes. Julia Kristeva y amorce sa réflexion en écrivaine plutôt qu’en critique. En dépit de ce que pourrait suggérer son titre – « face à la mort » évoquant nécessairement le simulacre d’exécution de 1849 –, elle ne retrace pas la biographie de l’écrivain russe depuis la période cruciale de la condamnation et du bagne : elle entre en dialogue avec lui, mêlant sa propre voix (et sa propre biographie) aux phrases de Dostoïevski tirées des romans ou des lettres. Elle entremêle ainsi leurs deux vies au sein d’un grand « oratorio » polyphonique. Cette entrée en matière reflète le renforcement de son rapport personnel avec l’écrivain ainsi qu’une (r)évolution dans sa pensée.

Point de départ décisif : ce nouveau dialogue (re)noué avec Dostoïevski commence donc par la scène de l’exécution inaccomplie de décembre 1849, suivie d’une évocation de la « vie après la mort ». Dans l’anthologie de la collection « Les auteurs de ma vie », en 2020, le commentaire de Kristeva s’ouvrait sur les transformations opérées par l’expérience du bagne sur les partis pris d’écriture de Dostoïevski : ici, elle part vraiment de l’événement, entendu en un sens quasi camusien : « Fédor a toujours fixé la mort comme le soleil » (DFM, p. 16). Le « dialogue » est un accompagnement empathique : « Quant à moi, j’accompagne sur l’échafaud celui qui fut condamné à mort pour ses “idées révolutionnaires” » (DFM, p. 10). Il y a dans cette démarche quelque chose qui rappelle « l’expérience intérieure » de Bataille. « Vivre dans le texte » est un choix que Kristeva ne cesse de réaffirmer dans les deux ouvrages. Et nous oserons supposer qu’elle aussi, dans le premier livre de Dostoïevski face à la mort en tout cas, vit « avec » ou « comme » le héros de son ouvrage.

La mort, l’anéantissement, le néant, le rien – points de départ des analyses de Kristeva – prennent corps dans les mots de Dostoïevski ou les noms qu’il donne à ses personnages : elle en donne plusieurs exemples qu’elle glose en repartant de l’original russe.

Ainsi de Goliadkine, héros d’un récit écrit avant l’emprisonnement de l’écrivain, Le Double (1846). Son nom signifie déshabillé, dénudé, et son passage à la folie est inscrit dans ce nom renvoyant au « néant, nihil » (D, p. 23). Ce « nihilisme » du personnage, qui est bien plutôt « annihilation », est confirmé par le néologisme « stouchievat’sia » (« disparaître », « s’anéantir ») formé sur le mot touch’ qui désigne en russe l’encre de Chine. L’action de se rendre invisible dans la société, commente Kristeva, est aussi un geste d’écriture : celui qui consiste à « s’anéantir avec fluidité ». Le mot est « polyphonique » : on y sent la présence de la « chair » et de la « viande » (en russe toucha), on y entend le verbe « éteindre » (touchit’), etc. (D, p. 43-44). La fusion entre vie et écriture qu’illustre cet exemple est un leitmotiv des deux ouvrages.

Relevons un autre exemple, qui renvoie à la préoccupation sacrificielle, mise en rapport avec « le féminin ». Dans le récit inachevé de 1847 Netotchka Nezvanova, le nom de l’héroïne est porteur d’une double et même triple négation, son prénom se composant de Net (« non ») et totchka (« point », « point final ») et son nom de famille signifiant littéralement « sans nom »… Telle s’incarne, souligne Kristeva, la conteuse qui profère à la première personne grammaticale le tout premier discours de confession tenu dans l’œuvre de l’écrivain russe : comme « l’innommable », « surgie du néant ». Ce n’est pas seulement l’anéantissement du personnage qui est ici suggéré, c’est l’anéantissement du récit lui-même tandis que, par ailleurs, ce personnage ouvre toute une série de questionnements sur « le féminin » (et sa composante masochiste) chez Dostoïevski. Cet anéantissement, il faut le souligner, n’est pas le néant, mais son contraire. Comme l’écrit Kristeva : « Au cœur du désastre, pas de néant : l’investissement de l’interlocution veille, le dire se donne et reçoit, l’inter-dit exulte. Le roman n’abandonne pas, ne nous quitte pas ; il contamine, embrouille, emporte, vous en êtes : investis. Investis, du sanskrit, *kred, en latin credo : don et restitution, appel et réponse, insoutenable mutualité du sens et du senti » (DFM, p. 30).

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Pour qui cette « crue du verbe » annoncée par le sous-titre déjà mentionné ; [Crue qui évoque un autre titre, celui du beau livre que Lucette Finas a consacré à Bataille : La Crue.

Une lecture de Bataille : Madame Edwarda (Gallimard, 1972) ;] Julia Kristeva l’adresse explicitement aux « internautes globalisés », « tweeters », « bloggers », aux accros de Facebook, à un public relativement neuf même s’il n’est pas toujours très jeune, parce qu’elle décèle chez Dostoïevski des points communs avec cet ultra-contemporain où « tout est permis ». Commentant Les Carnets du sous-sol de 1864, œuvre fondatrice à ses yeux, qui ne relève d’aucun genre et qu’elle compare à un blog, elle écrit : « Le non-dit du blog explose en aveux enragés contre soi d’abord et toutes sortes de “maisons”, idées, communautés ou évidences, identités et louvoiements compris […] ; l’auteur tient une certitude absolue : sa fureur salvatrice, sans “genre” littéraire fixe mais les mêlant tous (lettres, mémoires, confessions, reportage, roman), est la source interne de la polyphonie, de l’écriture » (DFM, p. 34).

La pandémie Covid a bien sûr marqué de son empreinte le livre paru en 2021. Kristeva constate que ses clients devenus internautes de la psychothérapie ont changé de symptômes à cause de la distanciation physique, de la désocialisation liée au télétravail et de l’angoisse phobique de la mort. Mais la métaphore de la « contamination » s’était déjà glissée dans l’anthologie de 2020 : elle y désignait l’énergie de la violence et du sacré (chrétien ou archaïque). Elle revient, frappante, au début du second Livre de Dostoïevski face à la mort, dont le premier chapitre s’intitule « Le Virus russe ». Cette rime interne invite à l’ironie, mais aussi à la poésie, présente dans l’épigraphe, avec Joseph Brodsky, le grand poète nobélisé en 1987, dont est citée une prose, Loin de Byzance. Choix significatif, là encore, et signal : le roman comme poésie (ou plus exactement, comme poème) fera le thème du tout dernier chapitre.

Dostoïevski face à la mort est un livre impressionnant – mais quelles impressions, au juste, laisse-t-il ? La présente lectrice doit ici parler pour elle-même. Le Livre I (« La crue du verbe ») m’a fait l’effet d’un grand festin intellectuel ponctué d’histoires racontées, avec ou d’après Dostoïevski, qui ne relèvent en rien d’un divertissement purement formel. Et si le Livre II (« Le théologien carnavalier ») me fait une impression aussi aiguë, c’est dans doute parce qu’il met au jour la distance qui sépare la recherche intellectuelle la plus combative des tragédies du réel. On pourrait dire que Julia Kristeva y a non seulement analysé en détail le rapport complexe et ambigu qu’entretient Dostoïevski avec l’église orthodoxe et le christianisme, mais qu’elle y pose des questions plus générales, celles des idéologies nationalistes montantes, en particulier, et des appartenances. Qu’est-ce qu’« être russe », « être français », « être bulgare » ? Ces questions n’ont jamais été simples ni innocentes, et sont ici posées avec, pour toile de fond, l’antisémitisme démonstratif de Dostoïevski. Kristeva les aborde avec une grande finesse méthodologique [3]. Les dates importent : c’est la même année que paraissent Le Roman russe d’Eugène Melchior de Vogüé, point de départ de l’engouement intellectuel pour une mystérieuse « âme russe », la Psychopathia sexualis de Krafft-Ebing et les écrits de Charcot sur la conversion hystérique...

L’attention de Kristeva se concentre sur ce qu’elle désigne comme « une anthropologie de la psychologie nationale » et sur cette confession chrétienne particulière qu’est l’orthodoxie, dont certaines notions fondamentales n’ont pas été sans conséquences dans le monde russe. Ainsi de la Philocalie [4] dont parle Zossima, par exemple, et qui peut « se transférer dans l’élan “mystique” du nihilisme » (D, p. 254), mais aussi bien dans son « contraire » (qui ne l’est pas vraiment) : l’instrumentalisation politique, par la fusion de l’Église et de l’État. Ainsi de la querelle du Filioque, qui a séparé les chrétiens d’Orient et d’Occident – les premiers soutenant que le Saint-Esprit procédait du seul Père, contre les seconds qui le voyaient procéder du Père ET du Fils : elle se prête aisément à une approche psychanalytique, puisque son enjeu est l’hégémonie du père sur le fils ; le refus orthodoxe du « Per Filium » est à l’origine d’une construction en « dyade », distincte de la triangulation œdipienne, qui pourrait rendre compte d’une pulsion de mort et d’un masochisme exacerbés. Quant au fameux « hésychasme » – ce « silence en Dieu » central dans le mysticisme orthodoxe –, il est inséparable de la doctrine ou vision d’une Russie « troisième Rome » à la chute inéluctable. On pourrait encore évoquer la question, abordée par Kristeva lorsqu’elle rappelle que l’icône n’est pas une « image », du visuel et du visible.

Reste que si toutes ces notions peuvent éclairer tels thèmes, expressions ou mots dans son œuvre, une particularité essentielle, chez Dostoïevski, consiste dans le renversement permanent de toutes ces valeurs. Son « rire » est loin d’être éclatant, c’est souvent une ironie sournoise. C’est en quoi Dostoïevski diffère de Soljenitsyne ou de Chalamov, pour ne citer que deux autres écrivains qui connurent, comme lui, le monde du bagne. Ce qui frappe Julia Kristeva (et lui apparaît comme grave à la lumière de son expérience récente de psychothérapeute en temps de pandémie), c’est la montée en puissance dans les esprits d’un excès de sérieux difficile à surmonter : « Le virus Mychkine, Stavroguine, Ivan et Mitia Karamazov s’insinue (souvenez-vous du néologisme stuchevant’sia), fait monter la fièvre… » (DFM, p. 274). Actualité de Dostoïevski, disions-nous...

Dans la présentation de ses analyses et hypothèses, Julia Kristeva fait abondamment référence aux philosophes russes de la fin du XIXe siècle et de la première partie du XXe : V. Soloviev, N. Fedorov, N. Berdiaev, S. Boulgakov, S. Troubetskoï, P. Florenski et d’autres, qui avaient eux-mêmes fortement subi l’influence de Dostoïevski. Au reste, dans la Russie d’aujourd’hui, nombreux sont les dostoïevskiens qui s’intéressent à ces philosophes [5], mais dans une perspective très différente de celle de Kristeva, plus traditionnelle : leurs analyses de ces courants philosophico-religieux visent surtout à identifier les éléments chrétiens présents dans la pensée de Dostoïevski. Car en dépit de la grande variété des recherches menées en Russie sur Dostoïevski depuis la fin de la période soviétique, où la religion était bannie, c’est encore et toujours son rapport à l’orthodoxie, ou plus largement au christianisme, qui constitue le principal centre d’intérêt et le point focal des polémiques universitaires et intellectuelles. Nul doute que ces querelles n’élargissent le champ de l’érudition, mais il leur manque ce que j’appellerais volontiers un « élan théorique ». La publication des œuvres de Dostoïevski dans la graphie et l’orthographe de l’époque (antérieures donc à la réforme soviétique de 1918), où le nom de Dieu est toujours écrit avec une majuscule [6], apparaît comme la principale avancée récente ; mais cette « quête de Dieu », si elle pouvait être, à l’époque soviétique, le signe d’une révolte contre l’interdit et la marque d’une intelligence du texte, paraît triviale dans les temps présents. Autant de raisons pour lesquelles serait précieuse une traduction en russe de Dostoïevski face à la mort, qui ne propose pas une voie différente de recherche, mais fait proliférer les propositions méthodologiques.

Une remarque, pour finir. Kristeva ne dissimule rien des discours et épisodes de la vie de Dostoïevski qui peuvent le faire apparaître comme conservateur, nationaliste, « terrien », chrétien orthodoxe – à la limite de l’obscurantisme ; mais en reliant ces figures à la prolifération de son écriture, elle manifeste que des notions comme « les Russes » en tant que « peuple théophore », ou « Le Dieu russe », n’ont jamais chez l’écrivain le caractère figé des clichés idéologiques. L’approche bakhtinienne [7] – le carnaval libérateur – « sauve » la situation : ne pas imposer des valeurs, mais poser des questions sur les valeurs et donc questionner les valeurs. La fidélité de Julia Kristeva à Bakhtine peut paraître surprenante, voire un peu démodée. Mais il importe de voir que ce sont l’ambivalence, le « renversement », le binarisme empruntés à Bakhtine qui permettent d’éclairer les partis pris parfois repoussants de Dostoïevski, fondamentaliste orthodoxe, antisémite et bon serviteur de l’État tzariste. Car tout cela est mis en mouvement et emporté dans une polyphonie « hérétique » par définition (DFM, p. 344).

Les principaux points d’appui que se donne Kristeva – Bakhtine et Freud – peuvent eux aussi passer pour « datés ». Ils ont pourtant un double mérite : celui de suspendre toute obligation envers la doxa contemporaine et son penchant aux leçons de morale, et celui d’appeler à une réflexion en profondeur sur notre « actualité ».

La mise en relief, dans Dostoïevski face à la mort, d’une « jouissance » verbale-existentielle m’est d’emblée apparue comme profondément originale. Un an plus tard, la lecture que Julia Kristeva nous propose de Dostoïevski s’est enrichie de sens supplémentaires. Aussi n’est-ce pas sans dessein que j’ai donné à cet article un titre, « Les présages », qui fut celui d’un ballet de Tchaïkovski, Léonide Massine (pour la chorégraphie) et André Masson (pour les décors et costumes) : Les Présages, créé en 1933 au Théâtre de Monte-Carlo. Georges Bataille, qui écrit alors Le Bleu du ciel, l’évoque fréquemment. Soleil d’hiver de Dostoïevski, bleu du ciel de Bataille : filiation, « coïncidence » ? Les livres de Julia Kristeva, fondamentaux, ne dressent aucun « bilan » de l’œuvre de Dostoïevski : ils sont ouverts à un avenir qu’ils nous laissent présager.

Elena GALTSOVA

CRITIQUE n° 905, octobre 2022

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Dostoïesvski : Portes dans le multivers de Julia Kristeva

Dostoïevski face à la mort, ou le Sexe hanté du langage

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ENTRETIEN AVEC JULIA KRISTEVA


Rfp : Julia Kristeva, vous publiez dans la collection « Les auteurs de ma vie », chez Buchet Chastel, un Dostoïevski [8] . Le principe de cette collection consiste à proposer un choix de textes de l’auteur précédé d’une introduction consistante (70p.). Pourquoi le choix de ce « géant russe » dont votre père vous déconseillait la lecture ? Au-delà de la curiosité qui ne pouvait qu’être sollicitée, comment la jeune Bulgare puis l’étudiante en philologie française a-t-elle « plongé » dans « Dosto » au point d’en faire « l’auteur de [sa] vie » ?

Julia Kristeva : En cherchant dans la bibliothèque familiale, après la mort de mon père, j’ai découvert au dernier rayon tout en haut, au fond contre le mur, les romans de Dostoïevski à côté… d’une traduction bulgare en 1947 de l’Introductionà la psychanalysede Freud. Des livres que mon père compulsait en secret, et interdits à ses filles. Il rêvait de nous faire quitter notre Bulgarie natale. Selon lui, je devais développer mon « goût inné » pour la clarté et la liberté, en français puisqu’il m’avait fait découvrir la langue de La Fontaine et de Voltaire, en plus de celle de notre « grand frère russe », qui nous était imposée naturellement. Dostoïevski était alors officiellement taxé d’« obscurantiste religieux », ou d’« ennemi du peuple », mais dans les coulisses staliniennes, on le lisait encore. Pendant le « dégel », la seconde édition du livre de Mikhaïl Bakhtine,Problèmes de la poétique de Dostoïevski (1929-1963). Un phénomène social, un symptôme politique.

Les formalistes russes, qui inspirèrent le structuralisme français, avaient mis à plat les labyrinthes durécit, réduit à une morphologie binaire selon laquelle le sujet rencontre un objet dans l’action du verbe. Bakhtine, à l’écoute de Hegel et tout en rejetant Freud, tentait de saisir l’envoûtement et la toxicité de la poétique narrative, en y repérant une logique profonde : celle dudialogue. Je ne parle jamais qu’à deux, altérité-proximité fondatrice. Nous nous entre-tenons ; le « dialogue permet de substituer sa propre voix à celle d’un autre », avec tous les aléas de confusion, d’identification, de projection, d’introjection, voire de mutualité possibles. Chez Dostoïevski, le dialogue révèle une structure profonde de la manière d’être au monde : « toute chose est à la frontière de son contrair e ». Le sens s’effrite, mais renaît, masqué-démasqué, mésalliances carnavalesques et sombre rire pensif .

En régénérant un courant qui traverse la littérature européenne, Dostoïevski invente sous une « forme originale et inimitable, totalement nouvelle, leroman polyphonique ». Il permet de « carnavaliser » le solipsisme éthique : puisque l’homme ne peut se passer de la conscience d’autrui, les contraires qui désunissent (vie-mort, amour-haine, naissance-mort, affirmation-négation) se contractent et con-versent dans le « pôle supérieur de l’image géminée [9].

Mais le roman polyphonique ouvre aussi la scène intime et son époque délimitée à l’espace d’uninfini universelque visaient déjà les mystères du Moyen Âge, et qui évoque l’explication capitale de Chatov et Stavroguine dans les romans : « Nous sommes deux êtres qui nous rencontrons face à face dans l’infini… pour la dernière fois sans doute. Laissez votre ton et devenez humain ! Parlez humainement ne fût-ce qu’une fois dans votre vie. »

Quand je suis arrivée à Paris, avec cinq dollars en poche (en attendant la bourse pour études doctorales sur le Nouveau Roman français), j’avais le livre de Bakhtine dans ma valise. Paris discutait structuralisme, linguistique, formalisme. L’exil est une épreuve et une chance, j’ai osé : « Aimez-vous le post-structuralisme ? » Émile Benveniste insistait sur l’énonciation qui porte l’énoncé et Jacques Lacan jouait avec lesignifiantdans l’inconscient. Le post-formalisme de Bakhtine m’a inspiré une autre vision du langage : intrinsèquement dialogique, et de l’écriture : nécessairement intertextuelle. Le séminaire de Roland Barthes, la revue Critique, mais surtout la revue et la collection Tel Quel de Philippe Sollers, puis l’École des hautes études, l’université Paris-VII, New York et bien d’autres m’ont donné la chance de l’élaborer.

Avec leslogiques polyphoniquesde Dostoïevski et ma propre intimité, j&#8217 ;ai travaillé les écrits de Mallarmé, Céline, Proust, Artaud ou Colette : des révolutions du langage qui, en profondeur et souvent à contre-courant des remous sociaux, révèlent et opèrent des frémissements charnières dans les civilisations. L’interprétation fût-elle exquise d’une orchestration aussi convulsive que celle de Dostoïevski procure l’abord le plaisir ténu, prudent,indécent–dirait Georges Bataille– de déceler pour de bon l’étrangeté qui vous transcende. De l’apprivoiser, de la faire vôtre. Ne me resterait-il qu’à retourner à la métaphysique, qui avait de toute façon programmé en douce tous les « outils » linguistiques, herméneutiques, philosophiques ? La psychanalyse devait m’ouvrir de nouveaux horizons, autrement éclairants et stimulants.

« Auteur de ma vie » ? Le titre de la collection est passablement hyperbolique et exigeant, d’autant plus qu’en découvrant –a posteriori– les ouvrages écrasants qui m’avaient précédée, j’ai plusieurs fois songé à me désister :Descartes, par Paul Valéry,Schopenhauer, par Thomas Mann,Marxpar Léon Trosky. Je me suis laissé porter, chemin faisant, par la prose exubérante, haletante, heurtée de Dostoïevski, que Proust compare aux derniers quatuors de Beethoven. Pour ne retenir, en définitive, par une discrète analytique, et par-delà les « récupérations » religieuse-orthodoxe ou philosophique-existentialiste, que la fulgurante galerie des personnages : les duos homo-érotiques des hommes Mychkine, Rogojine, Raskolnikov, Svidrigaïlov, Stavroguine, Verkhovenski, Kirilov, Chigaliov, Chatov, Zossima, Tikhone, les trois frères Karamazov et leur père… ; l’archipel des solitudes féminines : Natassia Filippovna, la Clopinante, la Douce, Grouchkenka… ; la rage de l’homme du sous-sol, le viol de Matriocha, les enfants et les jouissances au bord de la pédophilie revendiquée (selon certains biographes par l’auteur) pour mieux être rejetée dans ce monde sans Dieu que Dostoïevski pressent et où « tout est permis ».

Rfp :Les psychanalystes lisent ou relisent Dostoïevski à l’aune du texte de Freud « Dostoïevski et le parricide » (1928). Malgré l’obsession parricide de l’écrivain, c’est peut-être moins ce texte et le thème de la culpabilité et de l’autopunition qui vous inspirent que ceux du clivage et de la coupure, récurrents à vos yeux : « Lesous-soln’est pas en dehors de nous, il est en nous » (p.21). Vous montrez dans les personnages de Dostoïevski des êtres dédoublés, aux contours indécis, semblables à ceux décrits par Freud en 1924, entre névrose et psychose. Comment les clivages se manifestent-ils ? Quelles places, quels rôles leur attribuez-vous au sein des personnages et dans les intrigues ?

Julia Kristeva :Freud insiste sur la « profondeur organique » : un « mécanisme de décharge organique anormale » : tous dominés et entretenus par la conscience pathétique de la culpabilité et une impayable dette au père, seigneur et Dieu, qui obligent l’artiste névrosé à revendiquer « un rôle de Christ » et « devenir réactionnaire »

Mais il faudrait lire ces coups de sonde dans son quadruple Dostoïevski : l’écrivain, le névrosé, le moraliste et le pécheur –avec tous les écrits de Freud. Lorsqu’il aborde « le maudit Russe » (Stefan Zweig), il est en train de modifier sa conception de l’appareil psychique : le refoulement, l’Œdipe et la névrose ne suffisent plus ; Thanatos est à l’œuvre à côté d’Éros. Appelez-le déni ou forclusion, c’est le « travail du négatif » qui spécifie l’être parlant.

Les pulsions de satisfaction immédiate, le plaisir, sont différées, retenues, engrammées en traces mnésiques, elles-mêmes accordées aux traces mnésiques de perception internes et externes : c’est le degré zéro de la pensée. La matièrerenonceau plaisir immédiat et construit « au-delà » de lui un « substitut » : c’est la capacité de représenter, penser, parler. Ça advient au prix d’un arrachement, un saut, une coupure génératrice : Freud l’appelle « unerévolution psychique de la matière ».

Sous cette pré-forme psychique vient s’inscrire, se contre-investir et se fixer le « refoulement originaire » qui rend possible la capacité humaine de parler et de penser. Plaisir de la suppression des composantes libidinales, création du symbole de la négation, et tous les symboles vont s’ensuivre. L’être apparaît sous la forme du non-être : les pensées. Indépendance à l’endroit du refoulement, le refoulé est repris dans une espèce de suspension, nouveaux champs d’investissement : la jouissance.[…]

Dans ces régions où la névrose s’émiette, les démons dostoïevskiens affluent, et les recherches les plus aiguës de la psychanalyse contemporaine semblent rendre raison à la « surrection » (« Array ! Surrection » , dans Finnegan’s Wake, de J. Joyce, 1939) deL’Homme du sous-solchez Dostoïevski. Le « clivage », « coupure », ou « refente du sujet », le sous-sol n’est pas en dehors de nous, il est en nous :dédoublés entre la vie diurne qui tend à la paix et la destructivité sauvage de la vie onirique ; dédoublés aussi dans l’idéologie et la mystique des groupes et des communautés, qui préservent les liens internes en projetant le réprouvé sur les autres extérieurs. Des états limites qui, pour éviter la cassure de soi, se « déforment eux-mêmes » : « inconséquence, bizarreries et folies accéderaient à une même lumière que les perversions sexuelles, par lesquelles ils s’épargnent en effet des refoulements », écrit Freud à la fin de sa vie (Le clivage du Moi dans les processus de défense, 1937 ; publication posthume 1940)

.Dostoïevski a très tôt réalisé que l’explosion épileptique, ses auras, ses douleurs et peurs le mettaient au contact avec une dimension essentielle de la condition humaine : l’avènement et l’éclipse du sens. Il était capable d’enregistrer, en voix et récits, l’embrasement hypersynchrone des neurones, la respiration bruyante et étranglée de la crise, les décharges encore chargées d’énergie. Une sorte de stéréotaxie verbale qui ne s’en défend pas, ni ne les oublie, mais les engouffre dans l’entonnoir du vide où se constituent le symbole, le langage et la pensée. Ni schizophrène ni paranoïaque, l’écrivain acquiert la conviction que la faille est destinée à consumer la béance elle-même qui la génère ; qu’il se devait de guetter ses ondes gravitationnelles dans lesquelles chaque parole, comportement et histoire révèlent leur être clivé, dialogique, polymorphe, inépuisable et pitoyable, mourant, survivant. Pour capter, dans les mots, la chair des mots et du vide.

Cet investissement paroxystique de la narration, en lieu et place des autres capacités exorbitantes d’aimer et de souffrir, maintenues, mais subordonnées à l’écriture, relève forcément de la singularité exceptionnelle de Dostoïevski. Mais il appartient aussi à la foi chrétienne qui le soutient avant, surtout pendant et après le bagne, en lui permettant par sa dialectique immanente de l’utiliser jusqu’à la tordre au profit de son verbe à lui, de sa survivance singulière d’homme et d’écrivain. C’est dire que le christianisme de Dostoïevski n’est pas une idée ni un engagement moral et politique qui rassurerait « l’enfant de l’incroyance et de doute » qu’il maintient être jusqu’à la fin de sa vie ; mais que l’optimisme et sa glorification de l’énergie pensante (tant admirés par A. Gide) sont incompréhensibles sans sa foi (vera, russe) christique dans le Verbe incarné. Ses romans sont christiques, son christianisme est romanesque.

Psychanalyste avant la lettre, l’écrivain parvint à un exploit sans précédent, quand il réussit à percer le brouillard complaisant dans lequel le maintenaient ses fantasmes névrotiques, en découvrant lesous-sol : leclivagelui-même. Le seuil ultime du rejet primaire, la schize, la refente du sujet. Pour le renommer inlassablement en récit –toujours cet entretien infini de soi hors de soi, reconstruction improbable. Mais il lui fallait ce coup de lame à deux tranchants, les deux carnets de la Maison morte (1860) et du Sous-sol (1864) –incision délicate et dissection rageante– pour que, au-delà de la névrose, se libère la voix des grands romans :Crime et Châtiment (1866), L’Idiot ( 1868-9), Les Démons (1871), L’Adolescent (1875), Les Frères Karamazov (1880).

Rfp : La violence de l’univers de Dostoïevski est inséparable de son écriture. Vous le lisez en russe, et vous vous appuyez souvent sur cette langue, ses racines, la musique des mots. La traduction d’André Markowicz que vous proposez dans les extraits vous paraît restituer à la langue française « son génie de laisser dire, sans avoir peur du sacré » (p. 83), mais laissons de côté la théorie de la traduction ainsi impliquée. Délire, douleur, guerre des sexes, crime imprescriptible, la langue (originale ou traduite) opère-t-elle une sublimation de cette exploration de l’abjection pour celui que vous nommez « saint Dosto » ? Et – si le terme convient – comment opère cette sublimation ?

Julia Kristeva : Une réalité augmentée, langages et images en fusion, plénitude démesurée des sens, scission-combustion nucléaire des neurones, cellules et fibres. L’exaltation supérieure frôle l’aura épileptique, temps hors-temps dilaté, avant que l’électrochoc de la crise ne broie le langage, l’esprit, la respiration, le squelette. Et ne percute la mort, cette borne de la jouissance, qui s’incarne dans l’écriture d’une sur-vie. N’est-ce pas ce qu’on appelle une sublimation ?

Le jeune Dostoïevski ne semble avoir vécu que des épilepsies mineures dans son enfance, et une crise majeure qu’on dit « temporale » en 1839 à l’annonce du décès de son père : tué et castré par ses serfs (hypothèse aujourd’hui contestée), ou mort d’apoplexie. Il souffrira toute sa vie du « phénomène anormal ». Moïse lui-même, le prophète Mahomet, saint Jean de la Croix, Thérèse d’Ávila, Flaubert aussi, parmi d’autres géants des civilisations, laissent entendre ce qu’ils doivent au mal sacré. Dostoïevski est le seul qui repère une augmentation paroxystique, pathologique, de LA capacité spécifiquement humaine : celle de dire, de faire sens, qui n’advient que dans le buisson ardent de tous les sens. La voix qui parle se souvient et pense, résume l’acmé des jouissances –souffrances dont elle participe en s’arrachant.

De la fissure originaire de notre espèce parlante, il nous ramène la membrane vibrante qui la recouvre, vestige sonore du champ ultra-profond des êtres, chair et sens fusionnés, relances et revirements, coups de théâtre et éclipses. Son énergie verbale de rescapé brasse des phrases, idées, conversations, histoires. De grâce, ne vous en tenez pas à ces données en lambeaux, écoutez la montée et la chute du sens, son vortex harassant, pouffant de rire, exultant, jubilant. Quand il retrouve la parole, le brisé comitial l’empoigne, exalte et détruit les idées –les tableaux– les intrigues. Un tsunami d’échanges, arguments et contre-arguments. La phrase se brûle en « il me semble », « hum », « à peu près », « sait-on jamais », « au contraire »… Le raisonnement obsédant perd sa cible, déménage, surprises absurdes et événements insensés ; le récit n’est pas fantastique, mais plus réel que ça, tu meurs ! à force de flou… ça s’entend, ça s’essouffle en s’entendant s’essouffler, ça parle… Le verbe décroche du sens pour attraper l’angoisse, l’envie à mort, l’indifférence qui tue, assassinat et salvation, cruauté de l’incarnation… Aucune concrétude ne reste hors langage, aucun démon n’y résiste, ils y trouvent tous leur demeure, la crue du verbe s’en laisse infiltrer, dilater, trouer, jubiler. Elle s’estompe elle-même dans la crue de l’angoisse et la fêlure du crime.

Au cœur de ce désastre, pas de néant :l’investissement de l’interlocution veille, le récit se donne et reçoit,l’inter-dit exulte. Le roman ne nous quitte pas, il contamine, embrouille, emporte, vous en êtes :investis. «  Investir  »,du sanskrit *kred, en latin credo : don et restitution, appel et réponse, insoutenable mutualité du sens et du senti. La foi ainsi transmuée en pari sur le dire, sur la narration jouée-déjouée, s’échappe du coma latent, diffus et à venir. La voix, l’élément le plus organique du langage, s’empare de la langue maternelle, la dévoie, l’affine, s’en moque, la refait en un intarissable feuilleton : presque tous les romans de Dostoïevski paraissent par bordées programmées, par « médias périodiques » de l’époque (Annales de Pétersbourg, Nouvelles de Pétersbourg, Le Temps, L’Époque, Messager russe, Le Citoyen, Carnets de la patrie, dits « La Grosse Revue »), comme c’est l’usage. Mais, dans son cas, avec cette absurde, stupéfiante connaissance de la perte du sens. Ce sont des romans de la pensée : expansion-accélération, contradiction-effondrement. Drôle de penseur, ce romancier qui procède en invoquant, en raisonnant, se doit d’exceller dans la composition : « vastes crescendos », « opéra du déluge », auto-analyse perméable aux états limites des hommes et des femmes qui l’entourent, à l’unisson avec les soubresauts de l’organisme social contemporain.

Consubstantielle à l’épilepsie et à sa transposition-délivrance par l’écriture d’un irrépressible dialogue, en soi et hors de soi, solitude scannée et altérité magnétisée jusqu’à ces limites où le verbe et la chair se consument en crime, en mémoire, et en mutualité paradisiaque –depuis plus d’un siècle et demi, les lecteurs et commentateurs s’effraient ou admirent cette expérience extrême, l’homme double-face (au moins), l’œuvre polyphonique. Élucider sa magie ? Mission impossible, la double face et la polyphonie emportent l’élucidation ainsi que la magie. Demeure l’irrépressible expérience thérapeutique, l’irréversible vocation de la vie aux confins de la vie. Qui a conquis sa place dans les royaumes littéraire, esthétique et philosophique, qui les domine et qui s’impose dans la nouvelle crise de conscience globalisée.

Rfp : Concernant Dostoïevski, comme vous le soulignez, une anthologie représente une gageure. Comment choisir de courts passages dans cette œuvre-fleuve ? Vous avez sélectionné des thèmes dont vous dites qu’ils sont des « carrefours » qui invitent le lecteur à poursuivre le voyage. Comment avez-vous procédé ?

Julia Kristeva : Le format de la collection exigeant le choix d’une Anthologie, j’ai repris quelques pages « mythiques » (l’aveu de Raskolnikov à Sonia, le Grand Inquisiteur, quelques Documents significatifs –de son hainamoration des juifs, par exemple–

et surtout des extraits insolites qui témoignent de ce que j’appelle la crue du verbe dostoïevskien, face à la mort et par la jouissance (naslajdiéniié) en doublure de la trop réputée souffrancedu romancier.

J’ai dû « sacrifier » beaucoup de textes dont l’intensité se construit en se développant, mais je tiens beaucoup à ce choix qui dévoile, j’ose le dire, un Dostoïevski peu connu, voire inconnu et très actuel. Je remercie Nicolas Aude, jeune chercheur en littérature russe et comparée, qui m’a accompagnée dans cette sélection autour des thèmes récurrents dans l’immensité de l’œuvre : Rêve, Nation, Idée, Double, Carnaval, Crime, Châtiment, Temps, Épilepsie, Enfants, Naissance. Mon introduction ne peut se lire sans cet « éventail » qui fait respirer sa densité et l’éclaire.

Photo © Sophie Zhang.

La Revue Française de Psychanalyse

Dostoïevski sur le site de Julia Kristeva

oOo

[1J. Kristeva, « Une poétique ruinée », préface à M. Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski, trad. I. Kolitcheff, Paris, Éd. du Seuil, 1970 ; cité ici dans sa réédition de 1998, p. 17. LES PRÉSAGES © Éditions de Minuit |

[2Ibid., p. 16.

[3Cette finesse, ce désir de trouver des expressions exactes ont d’autant plus de valeur que les mots mêmes de nation, de nationalisme ou encore de nazisme peuvent à tout moment devenir objets de manipulations en faveur de telle ou telle idéologie.

[4La Philocalie (littéralement, en grec, « amour de ce qui est beau ») désigne un courant important de la mystique monachique orthodoxe associant le beau, dont la source est en Dieu, au vrai et au bien [NdR].

[5Voir, par exemple, le livre de synthèse paru récemment : F.M. Dostoïevski dans les sources issues de la littérature et des archives de la fin du XIXe et du premier tiers du XXe siècle, Moscou, IMLI, 2021.

[6Dans le discours « athée » de Kristeva, le mot « verbe » est en revanche toujours minuscule.

[7Bakhine a toujours provoqué des discussions acharnées, que ce soit du temps de l’Union soviétique ou dans la Russie d’aujourd’hui, qui continue à résister à un discours « différent » et que l’on peut qualifier justement d’« hérétique ». Dans le champ des études dostoïevskiennes russes, il est surtout estimé comme narratologue. Ceux qui s’intéressent à lui comme philosophe ont paradoxalement tendance à davantage mettre en avant ses liens avec le christianisme que la « carnavalisation » pour laquelle on le connaît ailleurs. Le « carnaval » serait-il intrinsèquement dangereux ? N’est-il pas ambivalent, lui aussi ?

[8Kristeva,Dostoïevski par Julia Kristeva, Paris, Buchet Chastel, « Les auteurs de ma vie », 2020.

[9Voir M. Bakhtine, Problèmes de la poétique de Dostoïevski, traduit par Isabelle Kolichev, présenté par Julia Kristeva, Paris, Éditions du Seuil, 1970, p.235-296.

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