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L’univers de Michel Serres

Pour saluer Michel Serres

D 13 juin 2019     A par Viktor Kirtov - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Il serait sans doute plus judicieux de parler des univers de Michel Serres, tant sa curiosité insatiable et son éclectisme ont exploré de domaines :


« Michel Serres avait le charme des grands marins, la culture des vrais philosophes, l’enthousiasme des passionnés de rugby, la naïveté des amoureux de Tintin, la joie de vivre des enfants, l’enthousiasme jubilatoire des vrais stoïciens. Au revoir, mon ami. »

Jacques Attali
@jattali
1 juin 2019

Le philosophe et écrivain Michel Serres est mort samedi 1er juin 2019, à l’âge 88 ans. "Il est mort très paisiblement à 19H entouré de sa famille", a annoncé à l’AFP son éditrice Sophie Bancquart, des éditions du Pommier.

Quelques jours plus tôt, il s’exprimait encore à la télévision et le 28 avril dernier, Léa Salamé l’avait interviewé :

Élu en mars 1990, Michel Serres est donc un peu chez lui à l’Académie française. Le philosophe y reçoit Léa Salamé pour évoquer sa vision de « l’art d’être Français ». pour son magazine culturel « Stupéfiant ! », sur France 2.

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Avec le temps, il était devenu espiègle, et ses interventions à la radio et à la télévision étaient appréciées du grand public, sa voie rocailleuse, ses réflexions teintées d’optimisme et ses talents de vulgarisateur y faisaient merveille. Pour Bernard Henri Lévy qui l’a connu dès 1968, c’est une tout autre figure qu’il a connue. C’est dire que l’univers de Michel Serres n’est pas un mais multiple et il est intéressant, à cet égard, de lire, plus avant, le Bloc-notes de Bernard-Henri Lévy intitulé « Pour saluer Michel Serres » (Le Point 2440 du 6 juin 2019)

Pour ma part, ai découvert Michel Serres au hasard de lectures vagabondes à travers ses livres Statues puis Incandescence, Rameaux etc, Pas ses livres les plus connus, mais il est devenu d’emblée pour moi, un penseur de référence par son double cursus scientifique d’abord puis philosophique : École navale (1949), puis École normale supérieure (1952), Il soutient un diplôme d’études supérieures au sujet des structures algébriques et topologiques avec Gaston Bachelard, puis est admis 2e ex aequo à l’agrégation de philosophie en 1955. De 1956 à 1958, il fait son service militaire comme officier dans la Marine nationale. Il se fait historien des sciences et y excelle. Discipline qu’il nourrit aussi de son expérience au sein de l’Université de Stanford au cœur de la Silicon Vallée. Là, il a observé l’impact de la technologie en son cœur et la révolution numérique qui s’y dessinait. Il en a compris, avant nombre de ses collègues, la dimension exceptionnelle qu’il n’hésitait pas à qualifier de révolution à l’égale de celle de l’imprimerie, et de la révolution industrielle quand ce n’était pas encore une évidence pour les non initiés, et quand les intellectuels grand teint n’avaient que sarcasmes pour ce qui touche à la technique, chargée de tous les maux. Lui, non !

Il n’hésitait pas à jeter des ponts entre les disciplines. Il enjambe aussi le temps dans des déambulations qui m’enchantent, le tout allié à un grand amour des mots et de la langue qu’il manipule avec talent. Son écriture fait s’entrechoquer les mots comme les sons de sa voix.

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PAR FRANCOIS-GUILLAUME LORRAIN

C’était d’abord une voix. Accommodant la philosophie aux accents chantants du Sud-Ouest et la rendant ainsi plus avenante. C’était aussi un style, lustré d’adverbes à l’écrit, gourmand à l’oral, Garonne roulante qui captait l’attention, emportait l’auditeur en remettant le goût des mots et leur puissance au cœur de la pensée. C’était également un sens de la communication, forgé dans les amphis américains de Stanford et qui fit le bonheur de France Info, dont il fut pendant quatorze ans le philosophe du dimanche soir.

Lui qui consacra plusieurs volumes à la figure d’Hermès, dieu des communicants, des carrefours et des marchands, il aura tenté d’en suivre l’exemple. Sans cesse il pensa en réseaux, en croisements, sans cesse il jeta des ponts, entre science et littérature, droit et écologie, philosophie et univers contemporain, dont i I se voulait une sorte d’ « ange explicateur  », toujours vigilant, qui avec une bienveillance et une curiosité juvéniles en décryptait les mutations. Aux antipodes des intellectuels frileux, retirés sur leur mont Aventin, ce rugbyman prolifique aimait plonger dans la mêlée de l’actualité au sens noble, ce monde actuel forgé par les sciences et les techniques dont il fut l’inlassable sismographe. Cette vigie, ancien de l’Ecole navale, se plaisait à voguer sur les mers, fidèle à cette qualité indispensable qu’il prêtait au philosophe, « aimer voyager ». Voyageur infatigable des savoirs, il le fut aussi, amarré à sa maisonnette arborée de Vincennes, où chez ce fou d’Hergé trônait une reproduction du fétiche des Arumbayas, statuette que découvre Tintin en remontant l’Amazonie. A plus de 80 ans, il remontait encore les rives de la génération Y, détaillant sans préjugé son ADN révolutionnaire pour la renommer « Petite Poucette » - un best-seller vendu à 200 000 exemplaires-, hommage à cette dextérité des pouces pour taper sur les claviers. Un de ces néologismes dont il était friand, tant chez lui il convenait que le jamais-vu soit baptisé d’un jamais-dit. Jusqu’à intituler l’un de ses ouvrages « Hominescence », terme inédit, pour désigner le nouvel âge de l’homme face à la mort et à la douleur.

Michel Serres en 7 titres

« Hermès » (5 vol., de 1968 à 1980, Minuit)

« Les cinq sens » (1985, Grasset)

« Le contrat naturel » (1990, François Bourin)

« Hominescence  » (2001, Le Pommier)

« Petite Poucette » (2012, Le Pommier)

« Petites chroniques du dimanche soir » (6 vol, de 2006 à 2014, Le Pommier)

« Le gaucher boiteux » (Le Pommier, 2015)

Du flair. Ce normalien, formé au sein de Leibniz et Lucrèce, n’était pas pour rien le disciple de Gaston Bachelard, styliste subtil, passeur essentiel entre science et littérature, qui dirigea sa thèse. Compagnon de route de Derrida et de Foucault, avec qui il partagea le désir de bâtir de véritables sciences humaines, il sut s’écarter du structuralisme avec un flair étonnant. Quand ses collègues, à la fin des années 1960, désossaient l’homme, il annonçait l’avènement de l’ère de la communication. Plus tard, en 1990, avec « Le contrat naturel », il théorisa l’urgence écologique en revendiquant un « droit de la nature » qui compléterait la Déclaration universelle des droits de l’homme. Récemment, il tirait la sonnette d’alarme sur la catastrophe à venir. Enfin, alors que l’heure n’était plus aux systèmes cohérents d’explication, il réintroduisit le grand récit des sciences. Cette pensée globale ne l’ empêcha pourtant pas de se consacrer à des objets plus mineurs et bizarres en apparence - l’ange, le pont, l’hermaphrodisme,« Le tiers-instruit »-, où son analyse vagabonde faisait merveille.

Certes, l’Université n’aura pas été avare en reproches à son encontre. Eclectique, touche-à-tout... D’autres ont déploré son optimisme naïf, mais cet académicien peu académique aura été le plus fructueux exemple de ce qu’il appela « Le gaucher boiteux » : décalé, innovant, obligé de s’adapter dans un monde de droitiers. « Ce n’est qu’au début du crépuscule que la chouette de Minerve prend son envol », écrivait Hegel pour définir la philosophie. Serres, homme d’Agen, n’aura pas attendu, réfléchissant en plein soleil

Le Point 2440, 6 juin 2019 I


La première fois que j’ai vu Michel Serres, c’était en octobre 1968, à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, où il était examinateur redouté de l’oral de philosophie et m’avait donné pour sujet « rigueur et exactitude ».

Je l’ai un peu revu, l’année suivante, quand le jeune mais incontournable historien des sciences qu’il était déjà est tout naturellement devenu le patron de mon mémoire sur « la formation et le déplacement des concepts scientifiques » selon Georges Canguilhem, maître vivant et vénéré de l’école française d’épistémologie.

Puis davantage encore quand, quelques années après ma sortie de l’Ecole, en 1975, j’ai publié, chez Grasset, son « Feux et signaux de brume, Zola » qui me semblait l’analogue, dans son œuvre philosophique, du pas de côté littéraire qu’avait, en 1963, avec son essai sur Raymond Roussel, fait son contemporain Michel Foucault.

Et l’image que je garde de ce premier Michel Serres n’a rien, mais alors réellement rien, à voir avec celle de l’humaniste aimable et espiègle, vulgarisateur de génie et fantaisiste du concept, ayant troqué Hegel contre Hergé et la monadologie contre l’écologie, qu’on a célébrée tout le week-end.

Il n’était, en ce temps-là, pas espiègle mais sévère. Pas malicieux mais rigoureux.

Il mettait Hegel loin devant, non seulement Hergé, mais Bergson, Maine de Biran, Ravaisson et toute cette philosophie française qu’il s’attachera, plus tard, à réhabiliter.

Sans doute aimait-il le monde, ses saveurs, ses couleurs, et l’on voyait bien, à l’assiduité qu’il mettait à faire ses « séances de Ruffin » (l’entraîneur sportif de l’Ecole), que cet athlète de l’âme l’était aussi du corps - mais il ne mettait rien, pour autant, au-dessus d’un de ces graphes, graphèmes et nœuds dont il pensait, avec Lacan et le reste du structuralisme, qu’ils étaient la vraie substance des choses, leur chair secrète et silencieuse.

Nous ne savions pas qu’il était natif d’Agen.

Je ne suis pas sûr que ni lui ni nous, ses élèves, attachions tant d’importance que cela au fait que son père fût batelier, qu’il ait lui-même été marin et que c’est en draguant la Garonne qu’il avait appris l’art d’aller à la pêche aux idées.

S’il parlait des cinq sens, ce n’était pas, alors, pour en faire l’apologie, mais pour dire que l’œil et l’oreille, par exemple, étaient des labyrinthes obscurs, pleins de fausseté, et au fond desquels attendait, tapi et menaçant, le Minotaure de l’opinion.

Et quand il dissertait sur elle, l’opinion, ce n’était pas avec l’aimable bonhomie dont on lui fait aujourd’hui crédit et qui le transformerait presque, à force, en un philosophe du bon sens et des sagesses faciles, mais avec la virtuosité d’un maître du paradoxe vous expliquant : c’est l’opinion qui, parce qu’elle est mal formée et sotte, est du côté du « dogme » ; alors que la science, parce qu’elle progresse tout le temps, parce qu’elle est mobile, labile et volubile, parce qu’elle est ouverte à un océan de possibles qui dépendent eux-mêmes d’imprévisibles découvertes, est l’art, non seulement de se contredire, mais de dire, à la lettre, n’importe quoi.

La seule Académie qui l’impressionnait était celle de Platon, Eschine et Amyntas d’Héraclée.

La seule gloire à laquelle il aspirait était celle qui se disait, dans le grec d’Homère, avec le même mot que la vérité.

Et ce qui fascinait ceux qui se pressaient à ses séminaires de la Rue d’Ulm ou à ses grand-messes de la Sorbonne, ce n’était certainement pas qu’il coure les maternelles pour y recommander de sauver la paysannerie, de croire au Père Noël ou de ne jamais oublier que nous sommes, d’abord, fils de la France : c’était son goût de l’abstraction ; son art de la déduction ; c’était cette furieuse volonté de vérité qu’il partageait avec son époque et dont le but était de faire entrer la philosophie, sinon dans la voie sûre d’une science, du moins dans celle du savoir absolu.

Il était le contemporain, en un mot, de ce moment structural qui fut l’honneur de l’intelligence française.

Ses frères d’armes, dans la bataille de la pensée, n’étaient pas Gabriel de Broglie ou Hélène Carrère d’Encausse mais Louis Althusser, Jacques Derrida ou, encore, Michel Foucault.

Et celui qui s’est éteint samedi n’était pas un intellectuel de plein air, soucieux de revenir aux choses mêmes et d’éviter l’esprit de système, mais le dernier survivant de cette compagnie de grands seigneurs méchants hommes de la pensée qu’étaient, avec leur féroce et froide exigence, les papes de l’esprit 68.

Voilà ce dont je me souviens.

Voilà ce dont je puis, aujourd’hui, témoigner et qui n’a donc, je le répète, rien à voir avec la figure de l’honnête homme accessible, sympathique, ami du genre humain et de la modernité.

Alors, peut-être le témoin est-il fautif.

Peut-être est-il, comme souvent, abusé par sa propre mémoire.

Mais on pourra aussi admettre que Michel Serres fut l’un de ces rares penseurs à avoir eu le talent de naître deux fois dans la même vie - et que cet homme dont le nom même se lit comme un palindrome s’est ingénié à parcourir son existence, elle aussi, comme son nom, dans les deux sens.

A chacun, dans ce cas, de faire son choix entre les deux. A chacun de décider de quel Serres il porte aujourd’hui le deuil

Le Point 2440, 6 juin 2019

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Michel Serres sur pileface

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1 Messages

  • Viktor Kirtov | 24 juin 2019 - 21:27 1

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    Bonjour,

    Ce mois-ci, dans Tokyo Time Table, hommage à Michel Serres, le grand philosophe récemment décédé, avec deux textes introuvables et un inédit.

    Le premier texte est un extrait du discours d’inauguration de la Villa Kujoyama (villa Médicis à la japonaise) : « Pour célébrer l’échange » est une magnifique variation à la fois poétique et philosophique sur la notion d’échange culturel, prononcée en 1992 à Kyoto, et qui n’a été publiée que dans un petit magazine franco-japonais bilingue, Les Voix, aujourd’hui quasi introuvable.

    Le deuxième texte, tournant toujours autour de la notion d’échange, est un entretien enregistré la même année à Kyoto, où Michel Serres parle de son rapport au Japon et donne, avec sa sagacité habituelle, des conseils pour partir à la découverte de l’Archipel. Entretien rare, publié dans la même petite revue franco-japonaise, lui aussi quasi introuvable aujourd’hui.

    Enfin, un inédit complète cette livraison : il s’agit cette fois d’une réflexion de haute volée sur les liens entre l’humanité et la terre, le ciel, les animaux, les outils et les étoiles. Ecrit pour la Fondation des Treilles, avec laquelle Michel Serres entretenait des relations anciennes et fécondes, « La Vierge et le Taureau »est une méditation superbe. Tout à la fois abstrait et concret, poétique et parfois énigmatique, ce texte puissant et suggestif n’a jamais été publié.

    Ces trois textes de Michel Serres se trouvent sur la même page de Tokyo Time Table. Signalons enfin la parution de Mémoires d’Outre-Mer aux Etats-Unis (Over Seas of Memory, traduction de Martin Munro, préface de Patrick Chamoiseau), sur laquelle nous reviendrons dans une prochaine livraison.

    Bonnes lectures !

    Michaël Ferrier,

    pour le site Tokyo Time Table

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    « J’admire la polychromie des printemps japonais pour avoir vécu plongé en ceux, moins fastueux, de mon enfance, je comprends la douceur de la vallée de ma naissance pour avoir aimé les printemps japonais ; en mon corps, désormais, deux saisons se mêlent, dont les teintes rose et crème, présentent une face à l’est et un chiffre à l’ouest, comme une même monnaie d’or : ma chair et mon esprit habitent le métal transmuté de cette pièce doublement frappée. »

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    « Le Japon est un pays que j’aime beaucoup, j’y suis venu assez fréquemment, mais pas si souvent ni longtemps.

    La manière d’ignorer un pays, ça s’appelle le tourisme. C’est un des grands fléaux mondiaux, une guerre mondiale qui détruit les paysages, les endroits de beauté. Pour réellement avoir des relations avec le Japon, il faut avoir un ami ou une amie. Vous ne pourrez pas rentrer dans un pays sans avoir un pilote, qui vous expliquera les choses que vous mettrez quelquefois vingt ans à découvrir tout seul : une intonation, la signification d’un mot, une adresse, etc.... qui vous ouvre alors définitivement le pays. »

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    « Les religions agraires sont d’abord des enfers, sapes noires et enfouies, que notre marche aveugle ignore. La bêche, la houe, la faucille, la roue de pierre, conduisaient vers le tellurique et vers le chtonien, sous sol, vers plus bas que la terre basse, termes de profondeur où règnent le froid et le sombre : outils laboureurs, outils fossoyeurs, fers des divinités infernales. »

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    L’INTEGRALE DES ARTICLES SUR Tokyo Time Table

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