4 5

  Sur et autour de Sollers
vous etes ici : Accueil » SUR DES OEUVRES DE TIERS » Proust consensuel ?
  • > SUR DES OEUVRES DE TIERS
Proust consensuel ?

Ravier, Céline, Compagnon

D 15 décembre 2022     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


« Aveuglement et refoulement d’un côté ; crédulité infantile de l’autre : on a l’impression que Proust est un des rares adultes de son temps. On le prend pour un chroniqueur alors qu’il compose une formidable orchestration des apparences et de leur envers. »
« Il vit, il se voit vivre, il invente sa vie, il transgresse le grand interdit qui veut qu’on perde sa vie sans retour ou qu’on la gagne par un sacrifice consenti au silence. Proust, impeccable et subversif, est bien cette figure inacceptable pour la représentation sociale (et cela, Georges Bataille, seul, l’a compris) : le saint débauché. »

Philippe Sollers, Proust et l’expérience intérieure, 1992.

Arnaud Jamin, lecteur assidu des livres publiés dans la collection L’infini, vient d’interviewer sur « Diacritik » l’écrivain Thomas Ravier, auteur en 2007 d’un essai sur Proust, Éloge du matricide, que j’avais trop brièvement signalé dans mon article Lectures de Proust dans le Temps en 2008. Ravier développe les idées présentes dans son livre, ironise sur les lectures désormais consensuelles, convenues et convenables, que la « proustomania » actuelle fait de l’auteur de la Recherche. Il va jusqu’à rapprocher Proust et Céline à l’encontre des « céliniens » (qu’il ne nomme pas [1]) et peut-être de Céline lui-même qui appelait Proust « l’Homère des invertis » (Ô mère !).
« Qui a intérêt à dissocier ces lectures, à opposer Proust et Céline ? déclare Ravier. Les militants. Tout ceux qui pratiquent une lecture idéologique. Ainsi les tenants d’un gay-savoir opposent-ils à "l’horrible Céline" un Proust "tout en délicatesse", un Proust vaporeux. Un Proust éthéré-sexuel. » Voilà une approche qui prolonge celle que Stéphane Zagdanski proposait déjà, en 1992, dans Céline et Proust [2] et que n’aurait peut-être pas désapprouvée un auteur que Ravier ne cite pas, celui de La littérature et le Mal (cf. Bataille, lecteur de Proust et Bataille, Proust, la littérature et le mal), quoique Bataille soit peu loquace sur Céline [3]...

Thomas A. Ravier : « ce succès de Proust en figurine patrimoniale est évidemment suspect »

1 million cent-soixante mille. C’est le nombre d’occurrences concernant l’actualité de Marcel Proust donné en 0,36 secondes par Google ces jours-ci. Le feu d’artifice du centenaire de l’écrivain n’en finit pas d’exploser dans les médias mais faut-il automatiquement s’en réjouir ? Y a-t-il vraiment autant de Proust que de lecteurs de Proust ? Quelques éléments de réponse grâce à l’écrivain Thomas A. Ravier, auteur d’un essai sur Proust, Éloge du matricide (2007, Gallimard).

Essais, témoignages, expositions, bandes dessinées, lectures à la radio, posts sur les réseaux sociaux, émissions télévisées littéraires spéciales, adaptations au cinéma et au théâtre … Proust est en ce moment conjugué à tous les temps possibles et imaginables. Comment le lecteur que vous êtes observe t-il la période actuelle ?

Je l’observe avec l’intérêt dû à son originalité. Il s’agit en effet du premier grand « pic » d’actualité proustienne entièrement contenu dans la mutation que nous vivons. L’empire du bien est devenu un impérialisme, ce n’est un secret pour personne. Au sens où l’ingérence de cet hygiénisme de pensée est désormais sans limite. Dans un tel contexte, ce succès de Proust en figurine patrimoniale est évidemment suspect. En réalité, il est surtout comique. Proust, n’ayant rien, mais rien, d’un écrivain vertueux. Ce qui m’a particulièrement frappé, à observer cette célébration proustienne, c’est la vision de l’écrivain que partagent les nouveaux acteurs culturels. À savoir un être profondément inoffensif. Dont le génie littéraire serait parfaitement en accord avec la société, ses besoins, ses valeurs. D’où la mise en scène d’un Proust « à » sa grand-mère, un Proust hypersensible tétant sa madeleine au coin du feu. Un Proust pour Papy-few. Alors qu’il n’y a pas de plus subtil profanateur du monde familial que Proust !

En étudiant de près les rapports de Proust et de sa mère ainsi que leur transposition dans la Recherche, on obtient un parfait démenti à cette image de jeune garçon fragile et efféminé ne vivant que dans l’attente du baiser maternel. « Ô, merveilleux fils capable de stupéfier une mère », écrit Shakespeare d’Hamlet. Proust est de ceux-là. J’entendais il y a quelques jours un journaliste affirmer que la Recherche était construite sur une critique du patriarcat. Affirmation pour le moins cocasse. La charge sarcastique de Proust vise au contraire très clairement le matriarcat. Matriarcat comme essence du salon mondain et de son dispositif de surveillance. Avec en première ligne la terrible Madame Verdurin : soit, à entendre Proust, « un régime tyrannique appelé liberté ». Salon Verdurin avec son maillon faible, tel que ce pauvre Saniette, sacrifié en direct pour complaire à la férocité de « la patronne » et à la lâcheté carnassière des autres fidèles en sursis. Toute ressemblance avec notre époque n’est évidemment pas fortuite, mais représentative de la dimension prophétique de Proust. Mais voilà, on peut dire tout et n’importe quoi aujourd’hui. La littérature s’apparente à un jeu d’opinions se dispensant des textes. Proust consensuel ? Quand on pense à la manière dont il a cruellement déconstruit l’ensemble du fonctionnement social… Déconstruit et ridiculisé, car c’est un immense satiriste. L’humanité ne sort pas grandie, c’est peu de le dire, de la « démonstration » qu’était pour lui son roman. En ce sens, la Recherche peut être considérée comme un pamphlet. Un pamphlet enveloppé dans la douceur et le moelleux apparent de la phrase proustienne. Si pour Proust, « la seule vie pleinement vécue est la littérature », cela signifie bien que l’humanité est un monde mort et sa population une population spectrale. Il y a ce côté implacable, ce côté « Jugement Dernier » dans la Recherche. On est loin, très loin, du Proust du Ritz emmitouflé dans sa tasse de thé. On est surtout très loin des mots d’ordre sentimentaux de notre époque et de ses acteurs destinés à apprendre à lire par impulsions ludiques sur Tiktok.

Proust friendly ? Vraiment pas. Proust ne voyait rien de plus absurde que l’amitié. Il l’a écrit : penser s’entretenir avec autrui équivaut à penser avoir une conversation avec un meuble. J’ai toujours en mémoire cet aveu terrible tiré d’une lettre de Proust à Emmanuel Berl : « Je ne suis moi que seul, et je ne profite des autres que dans la mesure où ils me font faire des découvertes en moi-même. » Voilà qui jette un froid dans la grande kermesse humaniste. Je ne sais pas si Proust se serait attiré beaucoup de likes avec pareil tweet ? Que voulez-vous, les spécialistes convoqués au titre de cette commémoration proustienne le sont au nom d’une mission exclusive : rendre Proust présentable. En cela, rien de nouveau. Ce qui est nouveau, en revanche, ce sont les moyens investis. Le savoir est évacué au profit des compétences. En ce sens, la subjectivité du bavardage mondain en matière d’œuvre d’art a vécu : place à la sentence ininterrompue des statistiques, la litanie péremptoire des chiffres.

Voilà ce qu’on peut entendre dans une émission littéraire de 2022 consacrée à Proust : « Combien de fois notre cher Proust a-t-il écrit le mot « madeleine » ou celui d’« homosexuels » dans la Recherche ? » Mieux : « Quelle est la longueur moyenne de la phrase proustienne ? Son nombre de signes ? » Ou encore : « Quel nombre d’heures Proust, dans la totalité de sa vie, aura-t-il consacré à la rédaction de son roman ? » Il s’agit de délivrer à Proust, en somme, son certificat d’eco-romancier. La question du lexique est donc primordiale. Et Proust, tout Proust qu’il soit, doit s’adapter. C’est ainsi que ces dernières semaines, on a pu entendre qualifier le personnage de Madame Verdurin de « transfuge de classe ». Quand ce n’est pas Proust lui-même, ce bourgeois ayant fait son ascension aristocratique. Mais il y a pire : la sensation, à l’origine de tout le processus de connaissance métaphorique de Proust, un des mots clefs de la Recherche, devient, en 2023, « un ressenti » Je ne suis pas sûr qu’on parle de la même chose. C’est très précis, la sensation, chez Proust. Le problème, c’est qu’on ne peut pas impunément adapter le vocabulaire proustien. Parler, par exemple, de « la question gay » dans la Recherche me semble particulièrement malvenu. Dans la mesure où Proust lui-même a longuement médité le choix de son vocabulaire pour qualifier l’homosexualité masculine : « tante »… ou bien « homme-femme »… ou bien « pédéraste »… ou bien « uraniste »… ou bien « inverti » ? Autant d’hésitations scrupuleuses dont témoignent sa correspondance ou ses carnets préparatoires. On peut aller jusqu’à dire que l’impulsion de la Recherche procède de ses décisions lexicales. Passons, par charité, sur l’intervention militante du nouveau Prix Nobel de Littérature. Proust serait coupable, porteur des fautes et de l’arrogance de la bourgeoisie ? Coupable notamment d’avoir créé Françoise ? Soit un des plus inoubliables, des plus drôles, des plus riches, des plus émouvants personnages de l’histoire de la littérature mondiale ? Annie Ernaux reproche à Proust d’avoir assimilé le regard de Françoise à celui « bon et intelligent » d’un chien. C’est atterrant. Un prix qu’elle n’aura pas, c’est celui de la SPA.

En résumé, et pour vous répondre plus sérieusement, cette consécration ressemble à un coup monté, un de plus, par l’économie marchande. Je veux bien qu’il faille déculpabiliser le lecteur. En admettant qu’on puisse lire vraiment Proust en dehors de l’histoire de la littérature que traversent la Recherche et ses personnages. Pourquoi pas. En revanche, ce que la littérature exige, et Proust plus que n’importe qui, c’est une disponibilité totale. Disponibilité mentale, intellectuelle, physique, spirituelle, que sais-je. En bref, une immense concentration. Autant dire que le temps hyper-fragmenté dans lequel la société nous enferme rend impossible une lecture aussi exigeante. L’expérience intérieure de Proust, ses ramifications infinies, la subtilité de ses descriptions, tout cela exige une rupture avec le flux de l’information et des images. J’étais il y a quelques jours à l’exposition de la BNF « Proust, la fabrique de l’œuvre. » Je m’en voudrais de dénoncer mes contemporains si eux-mêmes ne s’employaient à se trahir avec une délectation morose. Et donc : sur le canapé de chaque salle où je m’arrêtais pour prendre quelques notes ou méditer dans une attitude que je devinais à certains regards être perçue comme du snobisme pur, je voyais s’affaler les visiteurs trop heureux de venir consulter leur portable ; entre ceux qui regardaient une vidéo sur le Mondial de football, ou simplement les réseaux sociaux… et ceux qui se faisaient des selfies… Aspiré par l’extérieur, inattentif aux détails par vocation assistée, reclus à son insu dans les arrière-mondes, bref, entièrement séparé du réel la majeure partie de son temps, comment l’être humain de 2022 pourrait-il se transformer, comme par enchantement, sur simple prescription culturelle, en lecteur de Proust ? Et se lancer dans l’exploration de sa cathédrale verbale ?

Vous connaissez peut-être cette anecdote : après la mort de sa mère, Proust fait installer son portrait sur la cheminée de sa chambre afin de le voir de son lit. Très vite, il demande pourtant à Céleste, sa gouvernante, de le faire retirer. Car, explique-t-il, la photographie l’empêche de ressentir le souvenir de sa mère et de penser à elle. C’est une remarque qui reviendra, transposée, dans Le temps retrouvé. Voilà : c’était un message de Proust adressé au XXIe siècle. Proust s’est montré d’instinct hostile au cinéma, à peine a-t-il été inventé. Hostile à ce qu’il appelle « la vue cinématographique », ennemie de la perception.

Par quelle opération un auteur qui a eu du mal à publier son premier livre a-t-il pu devenir un tel exemple artistique pour le commun des mortels : cette célébration tentaculaire ne cache-t-elle pas une contre-offensive de la société face à la parole irréductiblement singulière de l’écrivain ? Parler de littérature est chose complexe et passionnante mais il est parfois difficile de ne pas s’accaparer maladroitement les livres ou auteurs que l’on aime. Mais les soi-disant proustiens qui s’expriment le plus actuellement n’ont-ils pas des sortes de doubles dans la Recherche, Proust ne cessant dans son œuvre de mettre à jour les incohérences comportementales de façade et particulièrement celles de l’affichage social de la “culture” ?

Là encore, parions que la figure classique du proustien a vécu. Dans la mesure où il n’est plus question d’un véritable savoir au sens où l’Université l’aura incarné tout au long du XXe siècle. Il faut reconnaître qu’au regard de ce qui se profile, l’érudition universitaire apparaît comme un âge d’or de la connaissance. Ce qui ne signifie pas que le Proust de l’Université n’ait pas été l’objet d’un premier stade d’adaptation sociale. Un seul exemple, mais d’importance : le rôle fondamental de la liturgie catholique dans le processus narratif de la Recherche. Un rôle sérieusement marginalisé par Compagnon&compagnie. Vous pensez bien que ce n’est pas aujourd’hui qu’on va le réévaluer. Par quelle opération fait-on de Proust une référence artistique à usage du commun des mortels, pour reprendre votre question ? Et bien, encore une fois, par cette simplification qu’exige le règne de la standardisation marchande. Proust a créé un texte sous forme de palimpseste, un texte qui appelle l’interprétation, fidèle en cela à son judaïsme. Ce que les Juifs pratiquent sous le nom d’herméneutique. Pour Proust, un écrivain est moins un créateur qu’un traducteur. Traducteur que le lecteur doit devenir, à son niveau, à son tour. Et comme Proust estime également que la littérature est une langue étrangère, on comprend que l’idée d’une lecture « littérale » de la Recherche soit un pur fantasme. La laïcisation de Proust va dans ce sens.
Que cela dérange ou non les Proustiens, « L’adoration perpétuelle » un des sous-titres du Temps retrouvé, devait représenter au départ rien moins que tout un volume de la Recherche alors divisé en trois tomes, si je ne me trompe pas. Attention, je ne cherche pas à faire de Proust un écrivain chrétien, ce serait ridicule. La Recherche est bien le roman de la mort de Dieu. Un Dieu remplacé par le salut de l’art. Mais il est pour autant impossible de nier l’usage littéraire que Proust fait de son catholicisme. La meilleure définition qu’on puisse donner de l’auteur de la Recherche sur ce point est peut-être celle que Gide a donné de… Montaigne : « catholique non chrétien ». Proust, là encore, participe de cette ambiguïté. Dans Le temps retrouvé par exemple, il fait un exposé assez fidèle à la métaphysique chrétienne : l’homme est enfermé dans le temps, assigné par sa durée de vie terrestre. Le dernier acte est tragique, pour ne pas dire sanglant. On navigue entre Pascal et Bossuet. C’est le sermon sur la brièveté du temps de Proust ! Et pourtant, dans le même mouvement, mais à rebours de toute fatalité chronologique, le narrateur du Temps retrouvé est sujet à une série d’épiphanies indiquant au contraire une sortie de ce temps linéaire. On bascule alors de la métaphysique chrétienne à ce qu’on pourrait appeler un mysticisme liturgique.

Évidemment, toutes ces questions ne sont jamais vraiment soulevées par les spécialistes. J’ai écrit Éloge du matricide pour tenter de rectifier quelques-uns de ces malentendus confinant à la désinformation. Éloge du matricide est en partie né de la lecture du livre de Citati, La colombe poignardée. Citati reconduit l’image d’un Proust douloureux, maladif, féminisé. Et surtout, reclus. Enfermé dans sa chambre. Montesquiou avait surnommé Proust « le séquestrée », au féminin. Image que sa biographie justifierait, autorisant toutes les spéculations. Convaincu du contraire par l’énergie extraordinaire qui se dégage de l’écriture et de la pensée de Proust, j’ai travaillé à éclairer cette santé paradoxale. « Sa grande santé » pour parler comme Nietzsche. N’ayons pas peur des mots : sa virilité. Les éléments objectifs de la vie d’un écrivain doivent souvent être renversés pour toucher à la vérité de son œuvre. C’est une sorte de loi. Si Proust s’est attiré cette réputation de confiné avant l’heure, c’est précisément pour avoir démontré de manière implacable à quel point les êtres humains étaient enfermés – est-ce pour cela qu’on peut les confiner sans trop de difficultés, y compris, désormais, en les emmurant vivants derrière des épaisseurs d’écrans ? Enfermés dans leurs préjugés, cela va sans dire – préjugés de classes, de sexe, de religion, d’époque, etc. Enfermés dans le temps, le temps de la métaphysique.

Mais, plus grave, encore, et c’est sans doute le point essentiel de la démonstration proustienne : enfermé à l’extérieur de leur nom. L’être humain erre en dehors de son nom. Du royaume de son nom. Vous savez l’importance que Proust accorde au nom, faisant courir tout au long de la Recherche un véritable suspens onomastique. Les mésaventures sémantiques des personnages à travers l’histoire tourmentée de leurs noms peuplent la Recherche. Elles participent de ce naufrage dans le temps de la plupart d’entre eux. Or voilà : Proust a mis en scène ce destin pathétique des humains à travers le bordel de Jupien. Un lieu décrit moins comme l’ancêtre sulfureux des backrooms que comme une sorte de Loft Story par anticipation. Le faux y règne pour ainsi dire sans réplique. Tout y est pré-écrit. Fabriqué pour des esclaves du « factice », selon le mot utilisé par Proust. Avec ce show trash, Proust invente en quelque sorte la téléréalité : non comme une expérience isolée dans le temps et l’espace mais comme un destin collectif de l’espèce vouée à finir enfermée, séquestrée dans un monde parodique entièrement truqué. La Recherche est, pour ceux qui en doutaient, une œuvre terriblement actuelle.

Concernant justement l’homosexualité de Proust, s’il n’a pas été proposé au Président de la République française une panthéonisation en bonne et due forme de l’auteur pour en partie la consacrer nationalement et historiquement comme cela a pu arriver avec Arthur Rimbaud il y a deux ans, la revendication (à sa place) de son identité sexuelle est installée. Dans Éloge du matricide, vous faites en quelque sorte le coming out inversé de son inversion en avançant l’idée qu’il n’était tout simplement pas homosexuel.

Soyons clair : je ne crois absolument pas à l’idée d’un gay savoir. Tous les fantasmes d’une pensée identitaire à l’œuvre dans la Recherche viennent buter sur la réalité du texte. On peut rêver à un Proust progressiste qui prendrait notamment la défense de sa minorité sexuelle… Sauf que la position de Proust va précisément dans le sens contraire. Encore faut-il savoir lire entre les lignes. Il est peu de dire que Proust avance masqué. Il en a fait le principe actif de sa narration. Son récit, sa pensée se déploient systématiquement sur plusieurs plans faussement contradictoires. Proust passe les frontières, toutes les frontières. À l’image de la frontière en quelque sorte familiale qui sépare Guermantes de Méséglise. La même réalité va se présenter sur un plan, puis sur un autre, puis sur un autre. Tout ça sur le modèle, on le sait, de la Cathédrale de Monet. Ainsi du caractère profondément ambivalent de Combray. Combray, c’est à la fois le lieu enchanté de la formation sensorielle et de l’initiation esthétique ; mais c’est aussi un lieu de méconnaissance fondamentale. Un lieu tronqué, à l’image des lectures de la mère du narrateur qui supprime les passages qui lui semblent répréhensibles. Or, la méconnaissance, pour Proust, est infernale. En un sens, il n’y a pas dans la Recherche d’autre enfer. Et cette méconnaissance est toujours liée à une confusion sémantique de nature sexuelle, en tout cas chez les mâles. Le temps de la révélation romanesque s’oppose à celui d’une surenchère identitaire. Il faut traverser la comédie sexuelle, se présenterait-elle, dans le cas de Sodome, sous un aspect infernal. Aspect infernal que Proust va pour le moins dédramatiser. C’est la conclusion d’une véritable enquête qui se termine, on y revient, dans le bordel de Jupien, ce Disneyland du vice. Dans ce registre, le pervers, en l’occurrence Charlus, malgré son extrême raffinement, travaille pour une loi que Proust est en train, le premier, d’éclaircir. Charlus reste prisonnier de « sentiments filiaux ». Il est étonnant que la création du baron de Charlus n’ait pas encore valu à Proust d’être accusé d’homophobie. Si ce n’est pas le cas, ça viendra. Déjà de son temps, Proust avait une conscience très nette du caractère problématique, voire scandaleux, représenté par le personnage de Charlus. Il sait très bien qu’avec Charlus il va, ce sont ses mots : « choquer beaucoup d’homosexuels ». Bien que diminué par la maladie, engagé au péril de sa santé dans l’écriture de la Recherche, je suis étonné de voir l’énergie investie par Proust pour tenter de se disculper. On ne compte plus, dans sa correspondance, ses interventions censées le « blanchir » aux yeux de la société. Le tout en pure perte, bien sûr. On a tellement vu d’artistes, d’écrivains, venus proclamer le caractère subversif de leur travail…

Proust, le vrai subversif, nous dit : « mais non, tout cela est très innocent, il n’y a pas plus respectable que mon livre. » C’est un exemple de l’humour actif de Proust. Comme toujours, Proust est le plus drôle. C’est un créateur de malentendus. Ses titres mêmes doivent être envisagés comme trompeurs. Ce n’est pas exactement à « La recherche du temps perdu » mais du « temps gagné » que nous invite Proust. La recherche du présent perdu. Un présent perpétuel. Chez Proust plus que chez n’importe quel écrivain, tout est crypté. On est constamment au seuil de l’antiphrase. « Sodome », par exemple, indique, de par sa référence biblique, cette tonalité infernale que Proust, je le répète, va déconstruire. Pour en revenir à votre question et à celle de l’homosexualité dans la Recherche, la démonstration de Proust se fait sur plusieurs niveaux s’enchevêtrant. Un peu à la manière d’une fugue. Ainsi Proust présente-il d’abord l’homosexualité comme la race maudite. Puis à partir de Sodome et Gomorrhe, cette perception évolue. La célèbre scène d’ouverture de Sodome et Gomorrhe, lorsque le narrateur surprend les ébats de Charlus et Jupien, introduit un doute sur l’asociabilité des invertis. L’allégorie botanique de la fécondation indique le soupçon d’une appartenance ou d’un fantasme d’appartenance à un fonctionnement reproductif. L’homosexuel, tout homosexuel qui soit, rentrerait-il dans la grande chaîne fantasmatique de fabrication ? Forcément, en 2022, cette hypothèse proustienne résonne de manière particulièrement aiguë. La technique ayant fait du désir platonique de procréation une réalité de masse. Mais voilà : le temps de la reproduction perpétuelle n’est définitivement pas celui de la littérature. C’est bien parce que le narrateur du Temps retrouvé parvient – au moment où tout le renvoie à son échec, dans une sorte de renversement évangélique – à se soustraire au temps biologique des générations qu’il accède à la suprême vérité littéraire. Entretemps, après avoir incarné une contre-société menacée assimilable au Judaïsme, l’homosexualité masculine a pris la forme de la société en tant que telle. Elle va jusqu’à se confondre avec une sorte de sanction finale. Proust a terriblement perturbé son époque avec cette propagation ultime de l’homosexualité à presque tous ses personnages masculins. On a parlé de confusion. On a cru à un réflexe en quelque sorte corporatiste. Comme si Proust en était là ! Comme s’il s’agissait pour lui de défendre « un patriotisme sexuel », pour reprendre une formule d’Hemingway. « Coming out inversé de son inversion », votre formule est excellente. Proust était dans sa vie homosexuel. Mais pourquoi avoir fait de son narrateur un hétérosexuel, encore que de telles assignations deviennent absurdes face à la richesse de l’analyse proustienne en mouvement. La réponse la plus bas de gamme, donc la plus commune, consiste, à la manière d’Aragon, à accuser Proust d’avoir voulu dissimuler son homosexualité. Ce qui revient à dire que toute la Recherche, soit le plus sublime effort de vérité jamais accompli dans l’histoire de la littérature, serait une entreprise de mensonge. Non : la question est plutôt de savoir si le regard que Proust pose sur le monde est de nature homosexuelle. S’il l’est invariablement. Or, c’est un fait, vis-à-vis du monde féminin, Proust est loin de s’en tenir à un album d’images, contrairement aux idées reçues. Il n’a rien d’un couturier romanesque sublimant les femmes. Les esthétisant. L’idolâtrie du narrateur finit toujours pas être prise en défaut. Et si elle est prise en défaut, c’est que la Recherche est une traversée du monde des apparences féminines, une pénétration de ses mécanismes de pouvoir. En dehors de Colette, je ne vois pas de romancier s’étant introduit à ce degré dans le corps féminin. Si Proust n’est pas Sade, son travail dans toutes les dimensions sur Albertine comme modèle s’apparente à une défloration. De même que la mise en scène des corps dans la Recherche répond aux innovations picturales contemporaines de sa rédaction. Y compris celles de Picasso. Il est donc tentant d’évoquer une hétérosexualité paradoxale – une hétérosexualité textuelle – de Proust. C’est, avant moi, le propos de Stéphane Zagdanski dans son essai Le sexe de Proust, livre novateur toujours à lire, dans lequel l’auteur défend brillamment une « hétérosexualité dans l’âme » de Proust à travers l’hybridation théologique savante de son judaïsme et de son catholicisme.

Considérez-vous que Proust – dans l’aspiration de ces célébrations – continue in fine sa confrontation dans le temps au sommet de l’histoire de la littérature française avec Louis-Ferdinand Céline dont on vient de publier des textes inédits, tous deux ayant fait l’actualité en 2022 ?

Je fais partie de ceux qui défendent depuis toujours une lecture commune de Proust et Céline autour de leur sujet commun qui est le Temps. Qui a intérêt à dissocier ces lectures, à opposer Proust et Céline ? Les militants. Tout ceux qui pratiquent une lecture idéologique. Ainsi les tenants d’un gay-savoir opposent-ils à « l’horrible Céline » un Proust « tout en délicatesse », un Proust vaporeux. Un Proust éthéré-sexuel. Ces proustiens perçoivent et décrivent Céline comme un tenant de l’organicité la plus scabreuse que l’antisémitisme de l’auteur vient parachever. En ce qui concerne les céliniens, inutile d’insister, on a compris : juif et homosexuel, Proust est en quelque sorte doublement coupable. La caricature faisant de Proust un snob énamouré est faite pour révulser qui cherche en Céline le génie tourbillonnant de l’extrême-droite littéraire. Il est important de renvoyer dos-à-dos ces lectures partisanes. Les seules raisons de rapprocher l’œuvre de Proust de celle de Céline sont littéraires. Et elles sont nombreuses, contrairement aux apparences. Céline, répétons-le, est le seul, parmi tous les écrivains du XXe siècle, a avoir pris conscience de l’importance de l’œuvre de Proust. Dès le Voyage au bout de la nuit, on peut repérer les traces de cette lecture. Dans la partie consacrée au Paris de la Première Guerre mondiale, on sent passer l’influence du Temps retrouvé. La création de Lola, par exemple, rappelle par de nombreux détails le patriotisme creux et cynique de Madame Verdurin, comme avec la scène des beignets renvoyant forcément à celle du croissant dans le Temps retrouvé. De même que le personnage de Musyne évoque les infidélités d’Odette Swann et la jalousie que suscite une vérité féminine insaisissable. Dans un autre registre, dans le dernier roman de Céline, Rigodon, quoi de plus proustien que la révélation, à travers une poignée de notes sur un clavier, de toute l’apocalypse du XXe siècle ? Même si Céline ne le dit pas aussi ouvertement que Proust, il est évident que, pour lui, le fonctionnement humain est en retard sur la littérature. En porte-à-faux. Et c’est peut-être l’explication d’un tel déchaînement de violence : à savoir le pressentiment qu’a l’humanité de son inexistence par rapport à la puissance, la richesse du langage.

Mais revenons-en à la question du Temps. Qui est aussi le temps de la langue. C’est là que Proust et Céline divergent nettement. Le premier, Proust, ayant déclaré une sorte de guerre rythmique aux XVIIe et XVIIIe siècles – ce XVIIIe qu’il détestait. Précisément les siècles dans lesquels Céline va se ressourcer, après l’explosion populiste des pamphlets, pour écrire ses Fééries ou la trilogie allemande, avec ses références à Versailles, à la danse, à La Fontaine. Proust, avec son germanisme wagnérien, est aux antipodes de cet univers en pointillé. Prenons un exemple précis dans la Recherche. Dans les premières épreuves corrigées de la partie Un amour de Swann, on découvre très concrètement la stupéfiante transformation proustienne opérée sur la langue française. Et ce à travers un simple incipit allégrement barré par l’auteur. La phrase initiale et finalement supprimée était la suivante : « Pour être admis à faire parti du petit noyau, une condition était suffisante mais elle était absolument nécessaire, il fallait adhérer tacitement à un credo relatif au jeu du pianiste, au diagnostic du docteur, au charme du salon Verdurin, à l’horreur des ennuyeux. » On a là une phrase dont la cadence repose de manière assez évidente sur la clarté énumérative et l’équilibre syllabique caractéristique du XVIIe et XVIIIe siècle. Une phrase rythmée spontanément par Proust dans une sorte de respect historique de la fixation du français universel. Phrase dont le destin était pourtant d’être défigurée. Voici en effet la phrase telle qu’on la retrouve dans la version finale, celle que nous lisons depuis la publication, en 1913, de Du côté de chez Swann : « Pour faire partie du « petit noyau », du « petit groupe », du « petit clan » des Verdurin, une condition était suffisante mais elle était nécessaire : il fallait adhérer tacitement à un Credo dont un des articles était que le jeune pianiste, protégé par Mme Verdurin cette année-là et dont elle disait : « Ça ne devrait pas être permis de savoir jouer Wagner comme ça ! », « enfonçait » à la fois Planté et Rubinstein et que le docteur Cottard avait plus de diagnostic que Potain. » Vous voyez la transformation opérée par Proust ! On a l’impression d’une sorte de vandalisme. Un vandalisme oral. On n’imagine pas geste d’écriture plus moderne. Proust a greffé son style à venir, tout en développements ornementés et rebondissements syntaxiques, sur une phrase canonique. On pourrait dire qu’il a profané le français. Le français de Sévigné, l’idole de sa mère et de sa grand-mère. Proust se greffe au sens botanique sur Sévigné : il fait irruption dans la matrice. Il fait le pari de la dilatation. C’est le grand pari proustien. On ne dira jamais assez à quel point ce choix de dilater le français jusqu’à une sorte de transe chatoyante représentait un défi rhétorique. On évoque l’influence proprement séminale de Saint-Simon sur la Recherche ? C’est vrai et c’est faux. Saint-Simon, de son propre aveu, n’a jamais pu « se défaire d’écrire rapidement ».

Son style est proprement supersonique, avec ses distorsions, ses raccourcis, ses entorses hétérodoxes et autres anomalies grammaticales. C’est de la mitraillette. Il est vrai qu’à l’époque, la plume ne traîne pas. Que ce soit Sévigné et ses cadences endiablées… Bossuet, avec, derrière ses longues phrases planantes, son espèce de dribble vertical… Pascal et ses collages elliptiques, son swing ternaire… Tous les grands écrivains français ont cherché, consciemment ou non, à accélérer. Stendhal « déroule », c’est flagrant. Balzac trouve dans son duel avec la forme du feuilleton le rythme trépidant de La cousine Bette ou de Splendeurs et misères des courtisanes. Morand, dans le genre prosateur de choc, c’est évident : son style se nourrit de la nouveauté des rapprochements fulgurants que permet la technique. Céline avec sa parataxe, son écriture en direct, cherche à concurrencer le temps réel… La seule chez qui une expérience de la lenteur est à l’œuvre, c’est encore Colette. Colette, la seule à pouvoir disputer à Proust le titre que ce dernier s’était attribué d’« herboriste humain ». Colette, la grande rivale botanique de Proust. Et par botanique, il faut entendre aussi, bien sûr, botanique sexuelle.

JPEG - 78.6 ko
Marcel Proust, 1896.
Photographie d’Otto Wegener.

Crédit : diacritik

Céline sur Proust

Le jugement de Céline sur Proust a varié. S’il cite Proust, et seulement lui, dans Voyage au bout de la nuit, le Céline antisémite (et « homophobe » ?) voit en Proust son rival.

Dans une lettre à Lucien Combelle du 12 février 1943, il écrit :

« Il est beaucoup ergoté autour de Proust. Ce style ?... cette bizarre construction ?... D’où ? qui ? que ? quoi ? Oh c’est très simple ! Talmudique. Le Talmud est à peu près bâti, conçu comme les romans de Proust, tortueux, arabescoïde, mozaïque désordonnée — le genre sans queue ni tête. Par quel bout les prendre ? Mais au fond infiniment tendancieux, passionnément, acharnément. Du travail de chenille. Cela passe, revient, retourne, repart, n’oublie rien, incohérent en apparence, pour nous qui ne sommes pas juifs, mais de "style" pour les initiés ! La chenille laisse ainsi derrière elle tel Proust une sorte de tulle, de vernis irisé, impeccable, capte, étouffe, réduit, empoisonne tout ce qu’elle touche et bave, rose ou étron. Poésie proustienne. Quant au fond de l’œuvre proustienne : conforme au style, aux origines, au sémitisme ! désignation, enrobage des élites pourries, nobiliaires, mondaines, inverties, etc... en vue de leur massacre. Épuration. La chenille passe dessus, bave, les irise. Le tank et la mitraillette font le reste. Proust a accompli sa tâche, talmudique. Vous me pensez obsédé ? Mon Dieu non ! le moins du monde ! » (Céline, lettre à Lucien Combelle, 12/2/1943, Lettres, Gallimard, « Pléiade », 2009)

Dans une lettre à Jean Paulhan de 1949, il écrit :

« Ah Proust s’il n’avait pas été juif personne n’en parlerait plus ! et enculé ! et hanté d’enculerie. Il n’écrit pas en français mais en franco-yiddish tarabiscoté absolument hors de toute tradition française — il faut revenir aux Mérovingiens pour retrouver un galimatias aussi rebutant, Proust, l’Homère des invertis, 300 pages pour nous faire comprendre que Tutur encule Tatave c’est trop. » (Lettres à la NRF 1931-1961, Gallimard, 1991)

Mais il ajoute : « Cependant je lui reconnais un petit carat de créateur ce qui est RARISSIME, il faut l’avouer. »

En février 1960, interrogé par Jacques Darribehaud (cf. Céline, Cahiers de l’Herne, éditions Pierre Belfond 1968, pages 351 à 381).  

Céline : Il y a la question de pédérastie qui fausse tout... Quoi, c’est bien banal, pourtant... On sait qu’il y a vingt pour cent de pédérastes dans une population. Y a vingt pour cent de magistrats qui sont pédérastes, vingt pour cent de policiers, vingt pour cent d’épiciers qui sont des pédérastes possibles... Nous dirons "possibles"... Alors, avant Proust, pédéraste, c’était déjà se signaler drôlement, n’est-ce pas... C’était pas bien vu... Mais alors Proust, par son style, son génie littéraire derrière, a rendu des choses possibles que les mères ont pu tolérer la pédérastie dans leur famille, en somme, n’est-ce pas... On dit : je suis pédéraste, comme Proust, moi ... Comme Monsieur Gide... Y z’ont fait beaucoup pour la pédérastie en la rendant ... en l’officialisant, en somme, n’est-ce pas... [...] Alors ça, naturellement, ça y z’ont eu un public pour eux... Et comme tout ce monde pédérastique fréquente beaucoup les arts, alors, en plus, le peintre, le littérateur pédérastes, tout ça, ça colle très bien ... C’est très bien vu, c’est très artiste... Alors, pourquoi pas... ça fausse un peu le jugement qu’on peut avoir sur Proust, ces histoires pédérastiques, cette affaire de bains-douches, mais ces enculages de garçon de bain, tout ça, c’est des banalités... Mais il en sort que le bonhomme était doué... Extraordinairement doué... Ah oui, doué, doué, quand y voit ces gens qu’ont si changé, là... Et d’ailleurs, je crois qu’il a un peu piqué ça dans George Sand... George Sand, dans ses souvenirs, raconte qu’elle a vu les gens d’Ancien Régime... Vous avez lu ?... [...] Elle raconte ... Elle dit : j’ai vu la jeunesse dorée qui faisait horreur... Parce que elle, elle était jeune fille, et elle voyait ces gens d’Ancien Régime, y z’avaient des manières à eux qu’étaient tellement spéciales qu’elle les voyait comme des vieux tableaux, pleins de grimaces... Y n’pouvaient rien faire... Quand y s’offraient une chaise, c’était tout une grimace... [...] Y mettaient leur perruque dans leur gilet, puis enfin, ils faisaient tout un tas de trucs extravagants de procédure qui la remplissaient d’horreur, parce qu’elle allait au-devant de la vie, n’est-ce pas ?... Et les gens croient qu’il a dû lire ça... Je ne dis pas que c’est ça qu’il a fait, mais enfin son très puissant tableau de la vieillesse prenant les gens et les faisant grimacer, ça, c’est un peu similaire... [...] Proust est un grand écrivain, c’est le dernier... C’est le grand écrivain de notre génération, quoi...

Jacques Darribehaud : Avec vous ... 

L-F.C : Ah, non, non, c’est un tort ... Y faisait autrement, lui ...

J.D : Bien sûr ...

L-F.C : Il avait pas beaucoup de style, d’ailleurs ... Il était malade ... Il était pas ...

J.D : Si différents que puissent être vos styles et vos oeuvres, vous dites quelque part que la vraie défaite, c’est d’oublier.

L-F.C : Euh ... Oui ...Oui ... Oui ... C’est ça, oui ... Mais Proust était maniaque, c’est -à-dire que, au fond, il était pas bien dans la vie .. C’est l’histoire de tous les gens qui écrivent... C’est qu’y sont pas bien dans la vie... Quand vous jouissez de la vie, pourquoi la transformeriez-vous, hein ? ... C’est ça qu’on se demande ... Faut déjà être détraqué, hein ! [...]

Bon. Pour y voir plus clair, LIRE : Zagdanski, Céline et Proust.

Proust côté juif

Antoine Compagnon, entretien avec Stéphane Guégan

« Il n’y a plus personne, pas même moi, puisque je ne peux me lever, qui aille visiter, le long de la rue du Repos, le petit cimetière juif où mon grand-père, suivant le rite qu’il n’avait jamais compris, allait tous les ans poser un caillou sur la tombe de ses parents. »
Tout le monde cite cette phrase de Proust, comme si elle donnait le fin mot de son rapport au judaïsme. Mais personne ne sait d’où elle vient. Madame Proust, née Jeanne Weil, ne s’était pas convertie : « Si je suis catholique comme mon père et mon frère, par contre, ma mère est juive », rappelait Proust à Robert de Montesquiou durant l’affaire Dreyfus.
Certains voient dans cet aveu de la distance, voire de la honte de soi comme Juif, de même qu’ils soupçonnent d’antisémitisme les descriptions de Swann, Bloch ou Rachel dans la Recherche. Or il parut d’abord en anglais dans un hebdomadaire sioniste, The Jewish Chronicle, dans un hommage d’André Spire après la mort de Proust.
D’où une enquête de deux côtés.
D’une part dans la communauté juive. Comment Proust fut-il lu durant les années 1920 et 1930, dans la presse consistoriale, qui n’avait que faire de son roman, et par les jeunes sionistes, qui firent de lui un héros de la « Renaissance juive » ?
D’autre part au Père-Lachaise, dans le caveau de Baruch Weil, l’arrière-grand-père de Proust, et auprès de sa descendance, dont Nathé Weil, le grand-père de Proust, et de nombreux oncles et tantes, cousins et cousines inconnus, huissier franc-maçon, colons en Algérie, ingénieur bibliophile, compositeur fou…
Les deux fils se nouent et les côtés se rencontrent. Le destinataire de la fameuse phrase était Daniel Halévy, camarade du lycée Condorcet, et le manuscrit de la nécrologie d’André Spire est retrouvé. Le côté juif de Proust n’aurait-il plus de secret ?
A. C.

Proust, l’autre côté

Proust du côté juif est un de ces livres, rares, marquants, qui renouvellent leur objet, a priori connu, et dissipe bien des malentendus. Nous savions que Jeanne Weil, la mère de l’écrivain, était juive et qu’elle s’était mariée hors de sa communauté, sans rompre avec elle. Nous savions aussi que Proust lui-même, catholique par son père, baptisé, futur défenseur des cathédrales, a été un ardent dreyfusard et ne renia jamais sa judéité. Nous savions enfin que la Recherche en témoignait d’une manière que d’aucuns, hâtifs lecteurs ou polémistes mal intentionnés, jugent aujourd’hui contestable. Pire, condamnable. Mais nous ne mesurions pas à sa juste échelle, loin s’en faut, le sentiment d’appartenance de Proust et son intérêt, au lendemain de la guerre de 1914, pour la cause sioniste. Fruit d’une enquête à multiples rebondissements, Antoine Compagnon jette d’imprévisibles lumières sur un sujet redevenu sensible. On ne retiendra ici qu’un des points les plus forts du livre, celui où s’élucide, à la faveur d’échanges électroniques que le confinement a favorisés, le mystère d’une citation qu’André Spire fut le premier à reproduire en 1923, fragment d’une lettre de Proust dont la date et le destinataire restaient à trouver. C’est chose faite, et c’est donc à Daniel Halévy que son ancien condisciple du lycée Condorcet expédia, le 10 mai 1908, le texte suivant, symptomatique de sa fidélité familiale et rituelle : « Il n’y a plus personne, pas même moi, puisque je ne puis me lever, qui aille visiter, le long de la rue du Repos, le petit cimetière juif où mon grand-père, suivant le rite qu’il n’avait jamais compris, allait tous les ans poser un caillou sur la tombe de ses parents. » SG / Antoine Compagnon, Proust du côté juif, Bibliothèque illustrée des histoires, Gallimard, 32€.

Stéphane Guégan : A quand remonte l’intérêt que vous portez à ces intellectuels et écrivains juifs qui s’enflammèrent pour Proust dans l’entre-deux-guerres, peu après sa mort, et affirmèrent fièrement son génie autant que sa judéité ?

Antoine Compagnon : Cela remonte à une invitation de l’université de Tel-Aviv et au colloque qu’elle a organisé en 2007, Israël avant Israël. Je m’étais alors penché sur quelques figures du sionisme français des années 1920, très favorables à Proust et aucunement hostiles à l’image que donne des juifs A la recherche du temps perdu. Ma communication portait aussi sur les allusions au sionisme dans le roman proustien même. Cela dit, je m’étais précédemment intéressé à l’une des expressions de l’antisémitisme qui s’amplifia au temps de l’affaire Dreyfus, celle du « profil assyrien » comme marqueur des israélites français. Par ailleurs, mon livre sur Ferdinand Brunetière, qui fut antidreyfusard sans être antisémite, m’avait éclairé sur les énormes anachronismes que nous commettons en appliquant à l’affaire Dreyfus nos perspectives d’aujourd’hui. N’oublions pas, et j’y insiste dans Proust du côté juif, que certains des intellectuels juifs les plus proustophiles d’alors sont des lecteurs admiratifs de Péguy, Barrès, voire Maurras, et qu’ils n’éprouvent aucune gêne à parler de race, et de race juive notamment. Il en est même, plus rares, qui revendiquent un déterminisme ethnique et en font un critère d’évaluation de la littérature juive.

SG : Tous ces travaux, et votre dernier livre même, ne sont pas donc liés à l’émergence, voire à la radicalisation, d’analyses qui tendent à imposer l’idée d’un Proust antisémite par négation de son être, ou par précaution ?

Antoine Compagnon : Il est vrai que cette tendance s’est accusée ces vingt dernières années et qu’elle ne brille guère par sa subtilité d’analyse, qu’il s’agisse du contexte historique propre à Proust, ou des voix narratives qui se croisent dans La Recherche. Le Narrateur n’y est pas un simple alter ego de Proust et lui-même, juif par sa mère, n’a pas fait de tous les juifs de son roman des figures aussi exemplaires que Swann. Mon dernier livre résulte surtout d’une enquête que personne n’avait conduite aussi loin sur la famille maternelle de Proust. Au départ, il y a cette citation qui m’a longtemps intrigué et que tous les biographes de l’écrivain mentionnent sans avoir jamais dissipé ses zones d’ombre. C’est Proust qui parle, mais on ne savait à qui et quand. Voici ce qu’il écrit à ce destinataire inconnu : « Il n’y a plus personne, pas même moi, puisque je ne puis me lever, qui aille visiter, le long de la rue du Repos, le petit cimetière juif où mon grand-père, suivant le rite qu’il n’avait jamais compris, allait tous les ans poser un caillou sur la tombe de ses parents. » Le texte, pensait-on, datait des dernières années de la vie de Proust, au temps où la maladie le cloue souvent au lit et lui interdit d’accomplir ce qui semble bien être un devoir de mémoire, un rite devenu presque obscur, mais auquel il s’attache fermement.

SG : On reviendra plus loin à ce texte sans collier et à sa signification. Mais il importe au préalable de dire un mot de l’arrière-plan familial des Proust, dont vous renouvelez la connaissance de façon décisive. Jeanne Weil, la mère de Proust, aura lié son fils au destin de ces familles juives qui, souvent issues du monde germanique, font souche dans la France post-révolutionnaire, y prospèrent à travers le commerce et la banque, écrivent aussi, et, fait marquant, obtiennent sous le Ier Empire la pleine liberté de culte.

Antoine Compagnon : Alsacien de naissance, l’arrière-grand-père de Proust, Baruch Weil (1780-1828) a passé une partie de son enfance en Allemagne, dont il ramena une grande maîtrise de la porcelaine. L’affaire familiale se déplace en France sous le Directoire et culmine sous l’Empire et la Restauration. Baruch est fait chevalier de la Légion d’honneur à l’occasion du sacre de Charles X. Ce notable de la Restauration n’en est pas moins très impliqué dans la vie de ses coreligionnaires, puisqu’il est le circonciseur attitré de la communauté ashkénaze parisienne et qu’il opéra tous ses fils, premier et second lits… Son fils aîné, Godechaux (1806-1878) mérite une attention particulière. Très lié au Consistoire, très opposé à l’idée d’une réforme radicale des coutumes religieuses, il fut aussi le premier écrivain du clan.

SG : Baruch, en effet, agit en véritable chef de dynastie, puisque, deux fois mariés, il fut le père de treize enfants, y compris ceux qui moururent en bas âge. Le père de Jeanne Weil, Nathé Weil, compte parmi les enfants du second lit.

Antoine Compagnon : Aux archives de Paris, qui n’avaient pas été sollicitées par les proustiens, j’ai pu constater que Baruch signa un grand nombre d’actes concernant les cousins et cousines de Jeanne, Marcel n’a pas pu ignorer cet arrière-plan familial, où l’on croisait toutes sortes d’individus, de destins et de rangs sociaux divers, entre Paris et Alger, du monde des affaires à un Prix de Rome de musique. L’ensemble est assez fascinant, et il est symptomatique des processus d’assimilation variés dans le respect des rites d’origine.

[…]




Lire la suite de cet entretien dans La Revue des deux Mondes, mai-juin 2022, qui propose un riche dossier sur Proust et les juifs (Nathalie Mauriac Dyer, Mathilde Brézet, Sébastien Lapaque, Serge Zagdanski, Nicolas Ragonneau, Lucien d’Azay, Eryck de Rubercy, Stéphane Barsacq).

Crédit : Moderne


[1En voici un, parmi les premiers : Léon Daudet. En 1932, il écrit candidement : « Proust, avec toute sa puissance, que j’ai célébrée un des premiers, c’est aussi un recueil de toutes les observations et médisances salonnières dans une société en décomposition. Il est le Balzac du papotage. De là une certaine fatigue dont M. Céline (pseudonyme du docteur Destouches) va libérer sa génération. » (« L.-F. Céline : “Voyage au bout de la nuit” », Candide, 22 décembre 1932.

[2« Paru sous une forme réduite dans la revue L’Infini, hiver 1992 » précise SZ.

[3Je n’ai en mémoire que cette citation à propos du Voyage : « Le roman déjà célèbre de Céline peut être considéré comme la description des rapports qu’un homme entretient avec sa propre mort, en quelque sorte présente dans chaque image de la misère humaine qui apparaît au cours du récit. » Georges Bataille, L.-F. Céline : Voyage au bout de la nuit. La critique sociale, janvier 1933. Oeuvres Complètes, tome I, p. 321.

Un message, un commentaire ?

Ce forum est modéré. Votre contribution apparaîtra après validation par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
  • NOM (obligatoire)
  • EMAIL (souhaitable)
Titre

RACCOURCIS SPIP : {{{Titre}}} {{gras}}, {iitalique}, {{ {gras et italique} }}, [LIEN->URL]

Ajouter un document