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Julia Kristeva, Dostoïevski : Patrick Corneau, Laure Adler

Suivi de l’Heure bleue avec Laure Adler

D 23 mars 2020     A par Viktor Kirtov - C 4 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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Julia Kristeva, Dostoïevski par Patrick Corneau

L’extrait sélectionné par Julia Kristeva :

[...] Julia Kristeva montre que, psychanalyste avant la lettre, Dostoïevski parvient à un exploit quand il réussit à percer le brouillard des fantasmes névrotiques en découvrant leur sous-sol grâce au « coup de lame à deux tranchants » que sont les deux Carnets de la maison morte(1862) et du sous-sol (1864) – « incision délicate et dissection rageante, dit-elle, pour que, au-delà de la névrose, se libère la voix des grands romans » : Crime et Châtiment (1866), L’Idiot (1869), Les Démons (1872), L’Adolescent (1875), Les Frères Karamazov (1880).

C’est à partir du « clivage lui-même – le seuil ultime du rejet primaire, le centre vide de la schize, la refente du sujet » (sic) pour le « renommer inlassablement en entretiens infinis du soi hors de soi » que l’écrivain érige son œuvre comme « improbable reconstruction »…

Défile alors la galerie des personnages représentant chacun une dimension essentielle de la condition humaine entre nihilisme, abjection et martyre, sainteté… L’homme méchant, l’homme malade sous tous les oripeaux de la dépravation : parricide, matricide, fratricide, pédocriminel, féminicide et puis l’homme ridicule, le joueur, l’homme addict à l’alcool, aux cartes… La cohorte des anges, des innocents, dominés par l’idiot (Mychkine) ; le cortège des femmes fières et frondeuses, libres et tourmentées et parmi elles « celle qui n’est pas de ce monde », hautaine, pensive, explosive, consumée (Nastassia Filippovna).

Monde caricatural où les rôles s’échangent à travers impasses et coups de théâtre à répétition, à l’infini. Où les personnages perdent leurs contours : identités poreuses, en fuite, contaminées… Amours, haines et jalousies s’interpénètrent, fusionnent ou se rejettent. Où « toute chose est à la frontière de son contraire », le sens s’effritant pour renaître, masqué-démasqué, à travers des mésalliancescarnavalesques(le motcarnaval– démesure tragi-comique et renversement d’une chose en son contraire – revient régulièrement dans les analyses de Kristeva) et le sombre rire pensif de l’écrivain toujours en quête de nouvelles cruautés…

Julia Kristeva mentionne l’impérieux et vivifiant christianisme de Dostoïevski, lequel n’est pas seulement une idée ni un engagement moral et politique qui rassureraient l’individu éprouvé par le nihilisme et le face à face avec ce mal absolu qu’est la mort : « son optimisme et sa glorification de l’énergie pensante (tant admirés par André Gide) sont incompréhensibles sans sa foi (vera, en russe) christique dans le Verbe incarné. Ses romans sont christiques, son christianisme est romanesque. »

Je n’ai malheureusement pas la place ici d’énumérer toutes les richesses révélantes qu’offre la lecture hautement incisive de Julia Kristeva – lecture d’autant plus attachante qu’on sent à maints traits (souvent discrètement autobiographiques) que Dostoïevski est pleinement,viscéralement, « l’auteur de sa vie ». Issu, motivé par une désobéissance aux consignes paternelles (qui trouvaitL’Idiot « destructeur, démoniaque et collant »), ce plongeon dans le malstrom dostoïevskien n’est sans doute pas étranger au parcours intellectuel et existentiel de la jeune Bulgare. C’est avec son Dostoïevski dans la valise et cinq dollars en poche (dans l’attente d’une bourse doctorale) qu’en 1966 elle arrive en France. La jeune étudiante en philologie et littérature comparée allait après une exploration du langage « intrinsèquement dialogique » et de l’écriture « nécessairement intertextuelle » (auprès de Benveniste, Lacan, Barthes, Sollers) et la station obligée dans la bouche d’ombre dostoïevskienne s’ouvrir à de nouveaux horizons « autrement plus stimulants » avec la psychanalyse.

Je referme cette chronique admirative avec cette réflexion sur le destin du « tout est permis* » de Mitia dans Les frères Karamazov où Julia Kristeva pointe avec bonheur l’actualité très requérante de Dostoïevski dont l’œuvre-oratorio aux côtés de celles de Shakespeare et Dante, continue de jeter d’« insolents défis dans le hors-temps du temps ».

« Quand enfin « tout est permis », ou presque, et que vous n’avez plus d’angoisse mais des anxiétés liquides, plus de désirs mais des fièvres acheteuses, plus de plaisirs mais des décharges urgentes sur moult applications, plus d’amis mais des followers et des likes et, qu’incapables de vous exprimer dans les phrases quasi proustiennes des possédés de Dostoïevski, vous vous videz dans l’addiction aux clics et aux selfies, vous êtes en résonance avec ses exténuantes polyphonies qui prophétisaient déjà le streaming des sms, blogs et Facebook, pornographies et « marches blanches », « #balancetonporc » et guerres nihilistes sous couvert de « guerres saintes ».

Vous y entendez quelque chose ? L’inaudible Dostoïevski serait-il notre contemporain ? Pas plus, pas moins qu’une fugue pour quatuor à cordes et une symphonie avec chœur de Beethoven. Ou la densité de Shakespeare. Ou la comédie de Dante. Insolents défis dans le hors-temps du temps. »

* Cette citation, cri de ralliement du nihilisme, n’existe pas en tant que telle (c’est-à-dire sous cette forme vulgarisée). Elle n’est que la condensation d’un passage des Frères Karamazov, dans lequel Dimitri (l’un des trois frères) s’exprime ainsi : « Que faire si Dieu n’existe pas, si Rakitine a raison de prétendre que c’est une idée forgée par l’humanité ? Dans ce cas l’homme serait le roi de la terre, de l’univers. Très bien ! Seulement, comment sera-t-il vertueux sans Dieu ? Je me le demande. […] En effet, qu’est ce que la vertu ? Réponds-moi Alexéi. Je ne me représente pas la vertu comme un chinois, c’est donc une chose relative ? L’est-elle, oui ou non ? Ou bien elle n’est pas une chose relative ? Question insidieuse. […] Alors tout est permis ? »

extrait du blog de Patrick Corneau, "Le Lorgnon mélancolique" :
L’intégrale ICI

Dostoïevski par Julia Kristeva, collection « Les auteurs de ma vie », éditions Buchet-Chastel, 2020.


L’Heure bleue avec Laure Adler

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Julia Kristeva, est écrivaine, psychanalyste, membre de l’Institut universitaire de France, professeure émérite à l’Université Paris Diderot-Paris 7 où elle a dirigé l’Ecole doctorale "Langue, littérature, image" et le Centre Roland Barthes.


Julia Kristeva, philologue, psychanalyste et écrivaine. © Maxppp / Carmen Jaspersen/EPA
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Ce soir dans l’Heure Bleue, une auteure :Julia Kristeva, qui a écrit avec Marie-Rose Moro, "Grandir c’est croire" (Bayard), et "DostoÏevski" (Buchet-Chastel).

Elle mène une réflexion sur le besoin de croire, avec Marie Rose Moro, pédopsychiatre, psychanalyste, et à la tête de la Maison de Solenn-Maison des adolescents de Cochin. Chef de file de l’ethnopsychanalyse, elle enseigne aussi la psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’Université de la Sorbonne, dans Grandir c’est croire.

Et puis, dans son dernier ouvrage DostoÏevski, Julia Kristeva présente et analyse des œuvres de Dostoïevski, écrivain qu’elle a lu, dans son enfance, malgré l’interdiction de son père, et elle en est sortie "Éblouie, débordée, engloutie".

Choix musicaux :

· Cry me a river - Dinah Washington

· Variations golberg bwv 988 : variation n°12 (canone alla quarta) - Béatrice Brana, Jean-Sébastien Bach

· Ici et là - Alain Souchon

Archives :

· Archive Ina du 14 novembre 1949 (au micro de Jean Amrouche) : André Gide décrit sur le don "visionnaire" de Dostoïevski

· Archive Ina du 29 octobre 2017 : André Markowicz revient sur son travail de traduction des textes de Dostoïevski

· Archive Ina du 5 décembre 1979 : Françoise Dolto explique pourquoi il est nécessaire que les enfants découvrent que les adultes n’ont pas de savoir absolu

Générique : Veridis Quo - Daft Punk

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4 Messages

  • Viktor Kirtov | 13 juin 2022 - 16:08 1

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    par

    Jean-Louis Backès

    Revue Esprit, JUIN 2022

    Si le lecteur comprend tout de suite« face à la mort », il a plus de difficulté avec« le sexe hanté du langage ». Il peut entendre que le langage a un sexe et que ce sexe, hanté, met en scène des personnages. Il peut aussi, s’il a du goût pour l’archaïsme, suggérer : le sexe est hanté par le langage.

    De toute façon, le langage est essentiel. Il permet en effet l’expression« idée sentie », que Stavroguine prononce dansLes Démons(1872) et dont Kirillov relève l’étrangeté :« Vous avez senti une idée ? »Il la reprend pour faire entendre qu’elle a quelque chose de choquant, qu’une idée ne peut pas être sentie, de même que deux et deux ne peuvent faire cinq. Le langage de Dostoïevski est« polyphonique », comme le disait Bakhtine, qui doit à Kristeva sa notoriété en France. Il accueille une multitude de voix, non seulement parce que les personnages sont pris dans des conflits non résolus, mais parce que chacun d’eux est un chaos. On a longtemps cherché à définir la pensée de Dostoïevski. Kristeva répond tranquillement :« Le romancier a dévoré le penseur. »

    Que pourrait être une« idée sentie » ? Le senti reste attaché au singulier. Quelle est la relation entre le singulier et ce qui s’éprouve ? Ce que vous dites éprouver, je n’y ai accès que si je l’éprouve moi-même. Stavroguine sent une idée nouvelle : la mort nous délivre de tous nos souvenirs« honteux ». L’idée invite au suicide. Presque banale, Stavroguine l’a, un beau jour,« sentie ». Il l’a vécue, comme un comédien qui s’assimile soudain un détail de son rôle –on change d’espace. La vision est concrète :« Un coup de feu dans la tempe, et il n’y a plus rien. »L’idée est devenue spectacle, avec un acteur et un spectateur. Stavrogine est à la fois l’un et l’autre. Le lecteur aussi.

    Kristeva, dans ce nouveau livre, comme déjà dansSoleil noir1, parle d’orthodoxie. Pas de religion en général, mais de la façon dont les croyants russes vivent la leur. Que veut dire « orthodoxie » ? La juste doxa, l’opinion juste. Mais le mot a aussi un autre sens, que le français conserve dans « doxologie » : gloire. Le russe a choisi :pravoslavié–non pas juste pensée, mais juste gloire. La liturgie prend le pas sur la théologie.

    Kristeva écrit :« L’inconnaissable du Père conduit à une théologie du vécu –et non pas de la connaissance. »Le Père est inconnaissable. Et l’être humain est inintelligible à qui ne veut pas savoir sur quel chaos il se fonde. Parce que le Père est inconnaissable, le Fils, visible, profère la Parole. Dostoïevski sait combien peut être hétérogène, voire contradictoire, le champ sémantique qui environne cette combinaison fortuite de phonèmes que nous appelons un mot. Il sait que le mot « croire » n’est pas loin du mot « douter ». Malgré ceux qui lui disent que douter est un péché à bannir, il ose écrire que l’hosanna passe par le« creuset des doutes ». Il sait que l’amour n’est pas loin de la haine et que Sodome menace la Madone. Ce savoir anime le texte de Kristeva, qui est amenée à fabriquer des mots nouveaux :hainamour,désêtre. Savoir de linguiste, savoir d’analyste.

    Elle écrivait, dans la préface à un recueil de textes qui s’appelle simplementDostoïevski :« On appellera ce lieu où la névrose s’effrite et oùles démons dostoïevskiens affluent : “clivage”, “coupure” ou “refente du sujet”. Le sous-sol n’est pasen dehors de nous, il est en nous2. »À ce texte fait écho, dansDostoïevski face à la mort :« Masochisme ou sadisme ? Homosexualité recouverte par l’objet-fillette ?[…]Les catégories sont trop tranchantes pour cette trouble zone d’excitation-répulsion où l’agresseur aspiré par l’agressée se venge sur elle de ne pas être elle.  »Cette trouble zone fait proliférer le langage. Un langage qui cherche à lui échapper en définissant les catégories tranchantes, qui devraient assurer un ordre.

    La tradition orthodoxe, plus que toute autre, est marquée par la gnose. Kristeva s’appuie sur saint Irénée et sur Valentin. Ce qui surprend, c’est que son livre propose une lecture de Valentin beaucoup plus profonde que celle des platoniciens obsédés par leur volonté de découvrir une unité primitive. Il montre que« l’absolu »est« originairement pluralisé ». L’ancêtre porte le nom d’Abîme (Bythos), qui l’apparente au Chaos d’Hésiode. Mais ce n’est pas un milieu indifférencié, c’est un personnage. Irénée donne à l’Abîme une compagne, qui s’appelle Pensée. Abîme émet une semence et la dépose dans la matrice de Pensée. Irénée se rend-il compte que son petit récit matrimonial introduit la pluralité dans l’histoire des commencements ? Valentin en était-il conscient ? À l’origine est le sexe avec ses fantasmagories. La pensée d’un ancien hérésiarque n’est pas sans analogie avec celle de Freud, quand il découvre la seconde topique et la pulsion de mort. Pour suivre dans leur labyrinthe Raskolnikov ou Ivan Karamazov, il faut aller plus loin que l’idée de refoulement, qui inspire certain article sur le parricide.

    « Face à la mort » : allusion évidente à l’exécution simulée. Mais il faut dépasser l’anecdote : la mort est là dès le début, inséparable de la jouissance.

    J. Kristeva, Dostoïevski Face à la mort ou le sexe hanté du langage, Fayard 2021

    - 1. Julia Kristeva,Soleil noir. Dépression et mélancolie, Paris, Gallimard, 1987.
    - 2 ; .Kristeva,Dostoïevski, Paris, Buchet-Chastel, 2020, p.21.


  • Viktor Kirtov | 6 décembre 2021 - 11:10 2

    « Dostoïevski et Kristeva : polyphonies »
    Centre de Russie pour la science et la culture, le mardi 7 décembre à 18:00

    **Rencontre avec l’écrivain Julia Kristeva (France) « Dostoïevski et Kristeva : polyphonies »** A l’occasion de la parution de son ouvrage « Dostoïevski face à la mort ou le sexe hanté du langage ». Modérée par **Eléna Galtsova**, Institut de la littérature mondiale A.M.Gorki de l’Académie des sciences de Russie, docteur d’Etat ès lettres. Lectures présentées par **Sophie Costerg** et **Grégoire Lopoukhine**. Dans la salle et sur le site de la MRSC à Paris. [Entrée sur inscription préalable.] (https://my.weezevent.com/dostoievski-et-kristeva-polyphonies) [Appuyez ici pour vous inscrire en ligne.] (https://us02web.zoom.us/webinar/register/WN_WjHCzML0QZqo6N86qQkJcw)

    Centre de Russie pour la science et la culture 61 rue Boissière Paris

    Crédit unidivers.fr


  • Viktor Kirtov | 1er août 2020 - 08:21 3

    Entretien vidéo dans l’émission « VIVE LES LIVRES » du 17/07/2020, CNEWS

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  • Viktor Kirtov | 28 mars 2020 - 10:49 4

    Quelques heures avant le confinement

    Rencontre à la librairie La petite Lumière

    autour du nouveau livre de Julia Kristeva
    Dostoïevski

    Sur le site de Juia Kristeva