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Françoise Verny - Yann Queffélec : Toi, chéri, tu as une gueule d’écrivain...

Naissance d’un Goncourt

D 25 septembre 2018     A par Viktor Kirtov - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Dans son dernier livre Naissance d’un Goncourt, Yann Queffélec fait le portrait de Françoise Verny, l’éditrice, la tonituante marraine, avec admiration et respect.
Philippe Sollers s’était déjà exercé au portait de Françoise Verny que l’on retrouve dans le personnage d’Olga Maillard dans Portrait du Joueur (Gallimard, 1984) ; la Françoise Verny éditrice chez Gallimard que Philippe Sollers a connue. Catégorie femmes de pouvoir.
Ne pas manquer ce portrait : « Olga invite le Joueur chez elle. » C’est ICI. En guise de portrait croisé avec celui de Yann Queffélec.

Françoise Verny. A g., illustration dans Portrait du Joueur. A d., photo pixellisée.
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Notez la construction du nom de personnage par Sollers : Olga le "Ga" de Gallimard et Maillard qui peut aussi se lire "limard" ...Ga-llimard !
Nous aurons pour guide dans le roman de Queffélec, Bernard Pivot, qui lui a consacré sa dernière chronique du Journal du Dimanche

La critique de Bernard Pivot


ZOOM : cliquer l’image
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Le moteur était cuit. Restaient les voiles. L’Eleutheria (« liberté » en grec ancien) était parti pour un tour du monde. Yann Queffélec, 28 ans, et ses deux pseudo-marins y comptaient-ils vraiment ? Le ciel s’est vite chargé de les ramener à la raison, presque à la maison. Mais où ? La tempête soufflait si fort qu’ils ne savaient plus si le bateau allait accoster à Yeu, à Santander, à La Corogne ou à La Rochelle. Finalement, c’est à Belle-Île-en-Mer qu’entre deux yachts, dans un bruit de ferraille, il est allé cogner contre le quai des visiteurs. Yann bondit à terre pour amarrer l’épave. C’est alors que, émergeant de l’obscurité, des rafales de vent et de pluie, une forme noire, « coiffée d’un zigzag de vinyle ruisselant », tenant à deux mains la rampe du môle, s’avança et lui dit d’une voix qui couvrait le tumulte de la tempête : « Toi, chéri, tu as une gueule d’écrivain.  »

C’était Françoise Verny, surnommée « la papesse du roman ». Elle avait la réputation dans les années 1970 et 1980 de dénicher de nouveaux talents. On lui prêtait le don de lire les promesses littéraires sur les visages. Pour Yann Queffélec, c’est exact. Elle lui a vraiment dit qu’il avait une gueule d’écrivain. Elle l’a encouragé à écrire, a dirigé ses débuts et l’a emmené au prix Goncourt en 1985 avec son roman Les Noces barbares.

L’écrivain raconte tout cela dans un livre au titre calme, classique, mémoriel, Naissance d’un Goncourt, alors que le récit est trépidant, survolté, dingue, impudique, hilarant. Du Queffélec survitaminé inspiré par la Verny en ébullition !

Car c’est elle le personnage du livre qui s’égare parfois dans des digressions familiales ou aéronautiques ; c’est elle, l’éditrice, le gourou, la tonitruante marraine, la mère maquerelle dont son ancien protégé fait le portrait avec à la fois tendresse et cruauté, admiration et irrespect. L’ayant un peu connue, je pense qu’elle aurait apprécié d’être ainsi bousculée, puisque c’est avec verve, et que, quatorze ans après sa mort, elle est à la naissance d’un livre qui justifie sa présence sur la jetée Bourdelle de Belle-Île-en-Mer, un soir de tempête.

Catholique, alcoolique, son corps mafflu enveloppé de robes-sacs noires, la lippe proéminente, Françoise Verny avait une sorte de jactance asthmatique faite de soupirs, de rires, de râles, « un babil caverneux », écrit Queffélec, qui imite la VO à la perfection. Des « chéri » en veux-tu en voilà ponctuaient toutes ses phrases. Par exemple : « La seule différence entre les femmes et les hommes, chéri, c’est que nous, les femmes, nous avons des couilles !  » Et ceci encore relevé par Queffélec dans un restaurant gastronomique : « Votre turbot vapeur à la citronnelle, madame Verny, et sa garniture de jeunes carottes à la crème en sifflets. - J’en ai rien à foutre de tes jeunes carottes en sifflets, chéri ! Je veux des patates ! des patates ! des patates ! Avec du beurre ! »

On voit que la Verny ne parlait pas dans la dentelle. Elle balançait sec quoique son haleine empestât le whisky. De Normale sup, de ses agrégations de philo et d’histoire, elle n’avait pas conservé le chic intellectuel. Elle préférait le choc des mots crus qui stimulaient ou décourageaient les romanciers débutants. Elle savait lire et n’hésitait pas à engueuler les paresseux, les velléitaires, les prétentieux, les snobs. Ses neuf années d’amitié et de gouvernance tumultueuses avec Queffélec, Breton à la tête océane et dure, tout un roman, en effet ! Quand elle est passée de Grasset à Gallimard, ce fut, toutes proportions gardées, le transfert de Mbappé de Monaco au PSG. Françoise Verny dans un bureau de la NRF, tu es sûr, chéri, c’est pas un racontar de journaleux ? Et faut-il croire Yann Queffélec quand il écrit l’avoir entendue lancer à un célèbre critique littéraire de l’époque : « Je vais te dire, chéri, j’ai lu ton roman et je dois avouer qu’il a une toute petite bite, mais ce n’est pas grave, la littérature s’en remettra, et toi aussi...  »

Le franc-parler de Françoise Verny était aussi déconcertant que stupéfiant. Surtout, comme Queffélec, ne pas se formaliser d’être traité de con. Parce que derrière cette réputation de baroudeuse provocante, cette image de mégère insupportable, se cachait l’immense chagrin d’une femme seule qui avait probablement renoncé un jour à devenir l’écrivaine qu’elle avait rêvé d’être dans sa jeunesse.

Le livre

_ Yann Queffélec en 2018
Le livre sur amazon.fr
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" Personne ne m’a présenté mon éditeur,
sinon la mer, la fortune de mer,
en mai 1978. Je l’ai ramassé sur la jetée
comme un gros oiseau noir bousculé
par le vent ou bien c’est lui qui m’a ramassé,
oisillon dépenaillé, je ne sais plus.
Françoise Verny : ma Françoise Verny.
Ma Françoise.
Mon Yann.
Neuf ans d’amitié fantastique
à la vie à la mort."
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Entretien Ardisson – Françoise Verny (Archive INA)

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1988, L’éditrice française Françoise VERNY s’entretient avec Thierry ARDISSON. Elle raconte ses études, ses débuts dans le journalisme, ses "succès" chez Grasset et chez Gallimard (elle évoque la romancière Marie NIMIER), puis ses "échecs". Françoise VERNY évoque les problèmes d’argent des écrivains Françoise SAGAN et Yann QUEFFELEC et qui ont rejoint la maison d’édition "Les presses de la cité". Elle travaille depuis peu chez Flammarion où elle a "amené" quelques auteurs. Son objectif est de faire découvrir de nouveaux talents. Quant à sa façon de vivre et ses abus d’alcool, Françoise VERNY dit en être consciente et "ne pas être ménagère de sa vie, ni de son temps", mais elle ne s’estime pas suicidaire.
Images d’archive INA Institut National de l’Audiovisuel


Parle-moi de ta maman, chéri

« Les livres ont la parole  » du 23 septembre 2018 . Bernard Lehut, Chef adjoint du service Culture de RTL, partage avec les auditeurs sa passion de la lecture et reçoit chaque semaine, un écrivain en prise avec l’actualité, en partenariat avec l’Express. Ce dimanche 23 septembre, il interviewe Yann Queffelec pour la sortie de son livre « Naissance d’un Goncourt ».

En 1985, Yann Queffélec obtient le prix Goncourt dès son deuxième roman Les Noces barbares
. Un sacre précoce qui doit beaucoup à la rencontre sept ans plus tôt avec celle qui va changer le cours de sa vie, l’éditrice Françoise Verny, décédée en décembre 2004. L’écrivain et marin évoque la situation avec beaucoup d’humour.
" L’éditrice française a eu du flair. Elle "vous englobe comme dans le ventre d’une maman". Yann Queffélec livre ici un formidable récit sur cette grande éditrice que fût Françoise Verny.

Extrait audio :


Crédit Image : Bernard Lehut | Crédit Média : Bernard Lehut

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EXTRAIT DU LIVRE

Yann Queffélec et son comparse Claudius, après leur rencontre improbable avec l’éditrice Françoise Verny, sur la jetée Bourdelle balayée par les paquets de mer, à Belle-Île, à l’issue d’un faux départ pour un tour du monde maritime - une rencontre qui s’était poursuivie au Café des Matelots -, se rendent le lendemain soir à l’invitation à dîner de Françoise Verny, à son hôtel au Castel Clara : « Je compte sur vous. C’est l’anniversaire de Gérard, on va faire une grande fête… » leur avait-elle dit.

Début du chapitre 4 :

—Vous vous êtes vus, les mecs ? Ils ont leur videur, au Castel, un ancien légionnaire autrichien, le vrai Chéri Bibi, il va vous esquinter. C’est particulier le Castel, c’est politique, du gros pognon parisien. Vous imaginez les pots-de-vin, pour construire ça ? Vous imaginez le chantier ? La côte sauvage, un site classé, Manhattan en face ? Bétonneuses, pelleteuses, et tout le bourrier, sur la côte sauvage, pendant cinq ans ! J’en ai vu qui chialaient, à Belle-Île, qui voulaient tuer, tout raser. Quand on pense qu’il y en a qui s’emmerdent à louer leurs meublés aux estivants ! Eux, le Castel, ils arrivent on ne sait pas d’où, la grosse galette, ils ont les permis en règle. Ils ont graissé la patte à qui ? La clientèle, faut voir le barnum ! Des gens connus, pétés de thune, des vieillards avec des minettes, restons polis, et même des pédés avec des pédés, ils vivent entre eux, ils bronzent. On ne les voit jamais sur le bateau, jamais, ils viennent par les airs, ils ont leurs hélicos, leurs pilotes. Vous êtes sûrs, au moins, qu’on vous attend à dîner ? C’est robe du soir et smoking, là-haut, c’est gastronomique, on va vous jeter aux goélands. Vous ne voulez pas que je vous ramène aux Matelots, plutôt ? Qu’on s’en jette un dernier ?

— On a rendez-vous.

— Avec une poule ?

—Une poule, ouais, le genre otarie de concours, la même voix en plus travaillée.

— Françoise Verny !

Un cri d’extase, cri d’enfant au zoo.

Il a dit « Françoise Verny ! » en donnant un coup de volant synchronisé avec l’extase, on a failli partir dans le décor. Il n’avait pas sucé que de la glace, le Dany, le livreur de « marée » du Castel. Il se laissait conduire par sa deudeuche, un tas de boue parfumé à la poiscaille. On s’entassait à l’avant tous les trois, comme de la poiscaille, ballottés par le vent, la pluie. Comme de rouler sans but à travers l’océan.

— Françoise Verny ? Vous connaissez Françoise Verny ?

— Pas vraiment, non.

—C’est du lourd, ça, les gars, Françoise Verny, une grosse légume de l’édition parisienne, la maison Grasset, c’est elle la dirlo. Mais comment vous avez fait, deux blaireaux comme vous ?

—Trop long à t’expliquer.

Je n’allais tout de même pas lui raconter ma « gueule d’écrivain » !

—Vous faites pas les choses à moitié, au moins. Hier soir le quai, ce soir Françoise Verny.

— Ça va ensemble.

—Elle s’en met dans le cornet, la grosse. Rien que du whisky. Une femme très gentille, très douce, elle écoute. Elle m’a payé un verre, un soir, au bar du Castel, qu’est-ce qu’on s’est mis ! C’est une femme qui lit dans le whisky. Vous savez ce qu’elle m’a dit ? Elle m’a dit… Vous me prendriez pour un menteur si je vous le disais. Elle m’a dit… Ça m’a fait tout drôle, d’entendre ça. Je vous le dirai un jour, si on se revoit. C’est trop tôt, m’en veuillez pas, on se connaît à peine, c’est perso, j’suis… Vaut mieux que vous descendiez, les gars, vous êtes rendus.

On est sortis du tas de boue, le vent nous a cueillis. On se gelait, dehors, l’océan grondait jusque sous nos pieds. Il est où, ce putain de Castel ? « Vous n’aurez qu’à marcher tout droit, c’est au bout. » Au bout de quoi ? On n’y est pas déjà, au bout ? Ça va plus loin ? Il nous avait virés comme des sagouins. Il s’était vexé à cause de Françoise Verny, à cause des mots qu’il n’avait pas trouvés, pas voulu dire, on n’y pouvait rien. C’est toute la vie comme ça, les mots. On les trouve, on ne les trouve pas. C’est eux qui nous trouvent, d’ailleurs, le plus souvent. On ferait quoi sans eux ? Sans les « gueules d’écrivain » ? On se tairait. On s’ennuierait. On les inventerait. Ça commence comme ça.

On s’en est pris une bonne, de saucée, en cherchant l’hôtel derrière nous, un point lumineux qui s’évanouissait périodiquement, comme le voyant d’un phare en mer.

—Tu crois vraiment que c’est là ?

—Ça y ressemble, en tout cas.

Claudius avait raison, c’était bien là. L’air s’est chargé d’une odeur épaisse de feuillages trempés, on est passés devant des voitures de sport accroupies sous un hangar, et l’enseigne du Castel a brillé dans ce néant.

Personne au comptoir d’accueil éteint, aucun vigile aux biceps d’orang-outang. Un peignoir blanc épinglé dans une vitrine illuminée nous proposait une descente à la piscine chauffée de telle heure à telle heure.

On a trouvé la salle à manger en suivant les flèches sonores de l’hilarité. Ça, la table gastronomique des stars ? J’ai cru voir un aquarium géant fermé par quatre nuits jumelles dans quatre baies vitrées faisant barrage à la tempête, l’océan. Il ne s’embêtait pas, l’aquarium. Il rigolait à tue-tête, chantait, cassait du crabe et fumait le cigare, en bras de chemise ici, en marcel ailleurs, il soufflait dans les mirlitons, les pieds sur la table au besoin, on se bécotait derrière le chariot à desserts, un gâteau monumental croulait sous des dizaines de bougies fondues, sauf une qui jetait sur le côté ses clins d’œil mourants. On aurait dit qu’on avait tué quelqu’un et qu’on arrosait ça en famille.

Deux nouveaux cousins débarquaient !

Attablée au milieu de la salle, un camembert dans une main, une cigarette dans l’autre, Sa Majesté Françoise Verny, toute de noir vêtue, nous regardait approcher. Est-ce nous qu’elle regardait ? Est-ce qu’elle se rappelait qui nous étions ? À quoi pensait-elle ? C’était la première fois que je voyais son visage de près, et si je ne l’ai pas trouvé beau, je peux dire qu’il m’a plu aussitôt : charmé comme par celui d’un personnage de comédie. J’avais mon rôle à jouer, moi aussi, dans la pièce. Héros ? Traître ? Farceur ? Les trois ? Je connaissais mon texte, en tout cas, j’étais bien à l’heure ou bien en retard à la répétition. Que dis-je, la répétition ! Nous allions jouer la vie, ma vie, mon histoire et la sienne, on ne la jouerait qu’une seule fois. On allait tout donner, notre grande scène du 2 pouvait enfin commencer.

—Désolé, madame, on est un peu…

—Tais-toi, chéri, tu ne vas dire que des conneries, assieds-toi. Asseyez-vous tous les deux, voilà ! Apportez-leur des serviettes-éponges et plein de langoustes avec du champagne. Et moi un whisky, un double.

Elle a mordu dans son camembert et dit pensivement :

—J’avais demandé au lait cru…

La phrase aurait dû m’alerter, le ton sidéral de la voix. Il faut être visionnaire ou timbré pour deviner quand une soirée n’est pas dans un état normal, et, disons-le sans ambage : que la raison ne la retient plus à rien, qu’elle déraisonne à volonté, comme l’artiste au plus fort de sa solitude. Un rire, un reflet sur les dents, l’éclat satiné d’une peau, le vol erratique d’une mouche, n’importe quoi peut constituer un signe, une alerte à la folie qui passe et dévore tout sur son passage.

—Il n’y a personne à l’hôtel, en ce moment ?

C’est moi qui viens de parler. Quelle voix j’avais, à l’époque. Une voix de mêlé-cass. Je n’avais que ça pour me faire remarquer.

—Au contraire, l’hôtel est plein, beaucoup d’Allemands. Ce n’est pas ce que je préfère, mais c’est comme ça. J’ai privatisé la salle en l’honneur de Gérard, le barman du Castel, c’est son anniversaire aujourd’hui. Les gens qui dînent autour de nous sont les serveurs et les femmes de chambre de l’hôtel, ce sont nos invités.

— Et les clients, ils… ?

—Tous les clients sont partis manger des crêpes dans les crêperies des environs, mais ne t’inquiète pas !

Sous-entendu : Ne fais pas semblant d’en avoir quelque chose à foutre, des clients, et des autres en général, concentre-toi sur ton nombril, espérons qu’il en vaut la peine et que les petits cochons ne le mangeront pas.

On nous a servis. On s’est frictionnés, on a trinqué avec Françoise Verny.

—Qu’est-ce que vous faites à Belle-Île, ton copain et toi ?

— Du bateau.

—Je déteste les bateaux. Ils veulent toujours traverser la mer.

—Exactement, on part autour de la mer.

—Autour de la mer, d’accord… Et vous commencez par Belle-Île, c’est drôle, c’est très drôle.

Elle me regardait par en dessous, l’air soupçonneux. Voyant sa main tâtonner sur la nappe, j’ai poussé vers ses doigts le paquet de gitanes entamé, merci chéri.

—Ce qui est moins drôle, c’est la raison pour laquelle nous…

—Et ta mère, chéri ? Elle en pense quoi, ta mère, de tout ça, ton bateau, tes histoires ?

— Ma mère ?

Je ne reviens jamais à ce premier soir avec Françoise Vernycette première nuit, pardonsans activer mes sens d’autrefois, exiger de mon œil intérieur une rétrospective au complet de tous ces détails chatoyants dont l’oubli fait son miel : le peignoir épinglé dans le hall, le bar américain aux cuirs fauves, l’arrivée au restaurant, ces dîneurs en fête, les bouches luisantes, les yeux vitreux, les doigts triturant des pinces et des pattes, tous ces goulots versant du vin, ces fumées, je reconstitue au mieux l’exactitude optique d’un souvenir éclaté, comme l’enquêteur du Bureau des accidents, morceau par morceau, l’objet matériel de l’avion crashé, dispersé.

Le seul à n’être physiquement pas là, dans mon puzzle de fortune, c’est moi, moi quand elle me dit : « Ta mère ?… » Elle est morte, ma mère, et morte elle me porte encore et toujours, elle dîne avec nous, et je ne me souviens pas du mal ou du bien que m’a fait la question, ou du soulagement qu’elle m’a procuré. Je ne suis pas vraiment là, mais Claudius non plus, accaparé par Jean-Pierre, le fils de Françoise, vingt-deux ans, qui veut l’emmener jouer à la bataille et lui raconter sa douloureuse enfance abîmée par l’alcool, l’alcool d’une maman qu’il veut protéger, la plus adorable des mamans.

—Parle-moi de ta maman, chéri.

J’avais dix-huit ans quand ma mère est morte, je n’en parle à personne. À Tanguy, mon « petit » frère ? On est bien trop pareils et voisins d’âme, lui et moi, trop à vif sous nos airs farauds pour en parler entre nous. À ma sœur et mon frère aînés ? Non, c’est chacun son chagrin. À mon père ? Il ne m’a jamais soufflé mot de la mort de ma mère, ni de l’épisode irréel où j’intercepte bien malgré moi l’appel téléphonique de l’hôpital, à l’aube du 15mai, quand l’infirmière supplie : « Monsieur ? C’est vous, monsieur ? Vous êtes M. Queffélec ? On est désolé, monsieur, on est… Monsieur ? Vous êtes là, monsieur ? On a tout essayé, on est désolé. »

On a tellement de choses à se dire, Françoise et moi, et c’est moi qui les dis, toutes, qui parle jusqu’au matin, promets des pages et des pages, un roman qui touche à son point final, un roman sur… Un roman sur quoi ? Je n’en sais rien, moi. C’est le roman qui dit ce qu’il est, pas l’auteur. L’auteur se contente de l’écrire ou d’affirmer qu’il l’écrit jour et nuit, sur son bateau, dans les estuaires et dans les îles, qu’il en voit le bout. Un roman sur la guerre, Françoise, c’est ça, j’écris sur la guerre. J’ai toujours eu peur de la guerre, un roman sur la peur de la guerre, un roman sur la peur, j’ai peur, Françoise, est-ce que c’est normal d’avoir peur, est-ce que tout le monde a peur quand il ferme les yeux ? Est-ce que tu as peur ? Est-ce que tu fermes les yeux la nuit ?

—C’est formidable, chéri. Est-ce que tu as un titre ?

La Bête noire.

—C’est un formidable titre, il te va tellement bien.

Et après ? Désolé, mais le dialogue s’interrompt. La dernière réplique est d’ailleurs une joliesse, un ajout. C’est idiot, la suite m’échappe. Des expériences significatives de la vie, on dit toujours qu’elles se gravent dans la mémoire. Ce serait trop beau. La mémoire a les rogatons, l’oubli, la part du roi. Françoise Verny ronflotait, les yeux mi-clos, elle bredouillait des choses, je ne comprenais rien.

Elle disait : « D’accord, d’accord, c’est formidable, et je suis très contente, et on va se revoir très vite, d’accord, j’vais te donner mon code, où est passé mon sac, d’accord, est-ce que tu as mon code ?… »

Bien obligé d’avancer, l’auteur vous dit ceci : « Là tourne court ma soirée au Castel Clara, le huis clos d’un souvenir qui naît en pleine mer, avec une panne de moteur, au nord de l’Espagne, et s’efface à la vue d’une cigarette consumée sur toute sa longueur, tel un bâton de cendres, entre le majeur et l’index d’une femme aux paupières alourdies par l’alcool, dans un restaurant bellilois au bord de l’océan, la nuit. Un souvenir passé à tous les peignes fins, depuis quarante ans, dans l’espoir de nouveaux éléments, de phrases, d’aveux, d’incidents, mais en vain. Rien de neuf, pas un cri. »

—Je vais rentrer, Françoise. Bonsoir, Françoise. Merci, Françoise.

—C’est formidable, et c’est comme ça que je t’aime… On a bien parlé… J’aimerais que tu repenses à ce qu’on s’est dit, chéri. Et je t’attends mardi prochain.

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