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« Contre le travail ». L’audace de Giuseppe Rensi

par Gianfranco Sanguinetti

D 7 mars 2017     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Les précieuses éditions Allia viennent de publier Contre le travail du philosophe italien Giuseppe Rensi avec une préface de Gianfranco Sanguinetti. Après avoir déjà publié Ma paresse d’Italo Svevo, Le Droit à la paresse de Paul Lafargue, Une apologie des oisifs de Robert Louis Stevenson, Apologie de la paresse de Clément Pansaers, La Paresse comme vérité effective de l’homme de Kazimir Malévitch, Éloge de l’oisiveté de Bertrand Russell et Bartleby d’Herman Melville, autant de merveilleux petits livres qu’on préfèrerait ne pas avoir à conseiller aux candidats à l’élection présidentielle française (excepté peut-être à Benoît Hamon s’il persistait dans sa problématique oiseuse de sortie du travail), Allia poursuit donc son entreprise de corruption. Voilà pourtant de quoi vous constituer une bibliothèque dont il vous appartiendra de faire un usage certes modéré, mais particulièrement réjouissant.

Contre le travail
Giuseppe Rensi

Essai sur l’activité la plus honnie de l’homme

Début du vingtième siècle – autour d’une révolution sociale
Sur la servitude

« Imaginons qu’un coquillage pensant émerge pour la première fois des profondeurs océaniques et offre ses valves à la lumière. Supposons qu’il sache ne pouvoir rester que peu de temps au sein de l’univers immense et bigarré et qu’il devra bientôt retourner à jamais au cœur des abysses obscurs de la mer. Comment pourrait-on justifier à ce coquillage qu’il lui incombe, non par nécessité, mais par devoir moral, d’employer ces quelques instants au travail ? Comment ne pas soutenir que son essence même, en tant qu’entité spirituelle et pensante, exige qu’il se consacre à la contemplation du spectacle grandiose qui se présente à lui pour un bref instant ? Et comment pourrait-on louer la grandeur morale de ce coquillage et lui reconnaître une spiritualité supérieure s’il dédiait ce bref moment au travail et non à la contemplation ? Or, l’homme n’est pas différent de ce coquillage qui surgit l’espace d’un instant à la surface de la vie et disparaîtra incontinent dans les abysses. »

Le travail est-il moral ou immoral ? La société capitaliste envisage le travail selon une conception éthique autant que religieuse. Considéré comme une vertu, la question de ses conditions tend à n’être plus posée. À l’inverse, si on le mésestime, il entraîne des revendications économiques et sociales. Mais l’engrenage du travail, censé favoriser l’élévation vers les hautes sphères de l’esprit, y fait aussi obstacle en justifiant l’asservissement. Pour résoudre cette équation insoluble, le philosophe italien reprend à son compte, avec un art de la transmission qui lui est propre et parfois non sans les critiquer, les travaux de Schiller, Simmel, et même le Manifeste du parti communiste de Marx et Engels. Surtout, Rensi démontre ici, de nouveau, sa faculté de stimuler les esprits. Car si, à ses yeux, la haine que le travail inspire apparaît proportionnelle au désir d’atteindre la véritable destinée humaine, il valorise du même coup le jeu, l’art, la passion des sciences, toute activité susceptible d’échapper à la contrainte et au diktat de l’argent.

Traduit de l’italien par Marie-José Tramuta.
Précédé de L’Audace de Giuseppe Rensi par Gianfranco Sanguinetti.

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L’audace de Giuseppe Rensi

par Gianfranco Sanguinetti

“Travailler signifie : anéantir
le monde ou le maudire”.
Hegel, Dokumente zu Entwicklung,
Stuttgart, 1936.

En 1923, peu après la tragique expérience de la Première Guerre mondiale, qui marqua la plus vaste destruction des forces productives que l’humanité ait jusque-là connue, et alors que le fascisme triomphant, d’un côté, et le bolchevisme au pouvoir, de l’autre, s’embarquaient dans l’exaltation du travail aliéné, Giuseppe Rensi, censuré par tous, osait une fois de plus aller à contre-courant en publiant cet éloquent réquisitoire contre le travail. Sa “marche sur les charbons ardents” de la pensée fut à l’époque passée sous silence par les douaniers de la philosophie italienne, Benedetto Croce et Giovanni Gentile, aujourd’hui presque oubliés. Dans un temps comme le nôtre, où le capitalisme se retrouve dans l’incapacité d’assurer du travail aux pauvres – qui apparaissent désormais comme la production capitaliste principale, et son but ultime –, Rensi prend sa revanche.
Il aura fallu près d’un siècle pour que sa philosophie sceptique et post-leopardienne rebondisse comme la pensée italienne la plus originale de son époque. Dès sa préface-invective à l’ouvrage L’Irrazionale, Il Lavoro, L’Amore, Rensi, conscient des raisons de sa propre “sincérité et loyauté”, s’attaque aux “turpitudes crapuleuses” des philosophes de la droite néo-hégélienne, représentée par Croce et Gentile lequel, en tant que philosophe officiel du fascisme, tentait de “rendre digérables aux instituteurs des écoles primaires” les “sécrétions âpres” de ses “malversations” philosophiques.
Rarement le courage a été le compagnon le plus indéfectible de la philosophie comme chez Giuseppe Rensi. Vingt-cinq ans avant l’avènement du fascisme, après les longues et sanglantes insurrections italiennes de 1898, Rensi fut d’ores et déjà condamné par contumace à 11 ans de prison, alors qu’il dirigeait la revue Lotta di Classe. Il s’exila en Suisse pendant dix ans. Ayant pris la nationalité suisse en 1903, il fut le premier député socialiste élu dans le Tessin. En 1911, il rompit avec le parti socialiste, favorable à la guerre en Libye. En 1927, le fascisme l’évinça de la chaire de philosophie morale à l’université de Gênes. En 1930, il fut arrêté avec sa femme. Un ami ayant diffusé sa fausse nécrologie dans le Corriere della Sera, il fut libéré, car Mussolini craignait la vague d’indignation que son incarcération aurait produit. En 1934, il fut définitivement éloigné de l’enseignement. À sa mort, en 1941, la police interdit ses funérailles et dispersa le cortège d’amis et d’anciens élèves, allant jusqu’à procéder à des arrestations. Ainsi que l’avait établi Platon, l’artiste et le penseur dangereux, ce sont le grand artiste et le grand penseur.
Le philosophe Adriano Tilgher (1887-1941) fut le seul parmi ses contemporains à saisir la puissante originalité de Rensi, à propos duquel il écrit : “Un grand moraliste qui est en même temps un grand écrivain… L’élan, le nerf, le feu de sa prose sont extraordinaires : où elle passe, elle secoue et brûle… Ses pages lucides et fermes comme le marbre, brûlantes comme la lave, sont dignes de Sénèque et de Leopardi… Dans le désert désolé de cendre de la production philosophique italienne… la prose de Rensi se lève comme un jet chaud d’un geyser. Et lorsque dans un demi-siècle on fera une anthologie de la prose italienne contemporaine (…) une place de premier plan sera réservée à Giuseppe Rensi.” [1] Tilgher conclut à juste titre que la philosophie de Rensi est une “philosophie de la révolte contre le réel”. Rensi, qui fut défini avec raison comme “le poète maudit de la philosophie”, fut en son temps le seul à s’opposer au “dogmatisme rassurant”, aux “mesquins subterfuges philosophiques” ainsi qu’aux “contrefaçons” de la connaissance néo-idéaliste, néo-marxiste et néo-positiviste de la première moitié du XXe siècle.
En ce sens, Rensi fut, par l’indépendance féroce de son esprit, un visionnaire qui mérite de figurer aux côtés du sulfureux Nietzsche et de l’irrécupérable Kafka, mais aussi des sommets des avant-gardes artistiques de son époque ; mais il fut aussi un noble précurseur des situationnistes, justement avec ce plaidoyer contre le travail.
Contre le travail est l’une des trois parties indépendantes dont se compose l’ouvrage, inédit en français, L’Irrazionale, Il Lavoro, L’Amore, où l’auteur réunit en 1923 ses réflexions sur ces trois sujets [2]. Ces trois parties étaient précédées par la Préface citée plus haut, mais chacune reste indépendante. Nous avons choisi de commencer la publication de cette œuvre par la partie concernant le travail. Les raisons de ce choix sont inscrites dans l’actualité : nous traversons une époque dans laquelle le néo-capitalisme global et fondamentaliste, incapable d’assurer un travail aux populations soumises, prétend nous présenter le travail comme une sorte de privilège, tout en multipliant les décrets infâmes contre les travailleurs.
La modernité de l’argumentation de Giuseppe Rensi contre le travail n’en apparaît que plus éclatante.

Gianfranco Sanguinetti
Le 9 janvier 2017

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Extraits

Les antilogies du travail

Le problème du travail, comme tous ceux qui intéressent au premier chef l’humanité, est insoluble tant du point de vue moral que du point de vue économique et social : pour autant que l’on puisse naturellement y apporter une solution, quelle qu’elle soit, celle-ci ne saurait être rationnelle, “juste”. Toute solution satisfait une des exigences contenue et soulevée par le problème, mais reste inadéquate pour les autres. À l’égard de l’une de ces exigences, elle représente la rationalité et la justice, mais est irrationnelle et injuste vis-à-vis des autres, pourtant tout aussi légitimes. C’est pourquoi toute aspiration à une transformation des rapports de travail établie au nom de la “rationalité”, de la “justice”, du “droit”, n’est que vacuité rhétorique et pur babil. Chacune des exigences, incompatibles entre elles, soulevées par le problème réclame sa propre solution, celle qui lui rende raison, celle qui, à son égard, soit “juste”. Mais, nécessairement, chaque solution tend à négliger et à considérer comme nulles les autres exigences, et apparaît ainsi au regard des autres “injuste”. Et lorsque l’une d’entre elles se met en avant, s’agite et fait valoir ses droits, elle acquiert de la force, finit par s’imposer et par accomplir sa propre solution, laquelle – la solution de “justice”, de “droit”, de “raison” à son endroit – ne s’obtient qu’à la seule condition de poser le pied de l’injustice sur les autres exigences incompatibles. Ainsi, par exemple, du “juste” principe : “la terre à qui travaille” ne se réalise-t-il qu’en piétinant la “justice” de celui qui a travaillé et qui, au lieu de dilapider son bien, a épargné dans la certitude morale et légale de pouvoir consacrer ses économies à l’acquisition d’une propriété foncière et a orienté sa vie en adéquation avec un milieu social où cette option était non seulement tout à fait légitime, mais encore digne d’éloges. Celui-ci est alors spolié ou largement privé de son attente légitime, et moralement justifiée, de ce qu’il estime être son “droit”. Chaque solution n’est donc “juste” qu’en considération d’une exigence, “injuste” par rapport aux autres ; et il ne peut en être autrement en vertu de l’incompatibilité flagrante des exigences entre elles. Chacune est “juste” d’un point de vue unilatéral, ou “injuste” d’un point de vue tout aussi unilatéral, “juste” et “injuste” relativement, “juste” et “injuste” à la fois ; aucune n’est capable de satisfaire à une justice objective et universellement valable, autre- ment dit à une seule “justice” et rien d’autre. Il n’existe même pas en ce domaine de possibilité de “justice”, de “raison”. Et tout se réduit à la prédominance, dans un sens ou dans l’autre, de l’ordre établi et de la force. Dans les premiers instants qui la conduisent vers la victoire, une fois les exigences contraires réduites au silence, la force apparaît momentanément comme le droit, la justice, la raison. Mais dans un second temps, quand les failles de l’édifice deviennent immédiatement visibles, l’on entend la voix, d’abord imperceptible puis de plus en plus forte, des exigences bafouées, qui viennent contester ce qui a été affirmé de fait comme “droit”, “justice”, “raison” et se réclamer, à l’encontre de l’ordre établi, de leur propre droit, de leur propre justice ou raison, dont elles demandent de plus en plus impérieusement le respect. Elles en viennent finalement à renverser la disposition antérieure en la substituant par une autre, à travers laquelle cette seconde “justice” l’emporte et devient la justice. Dans le même temps, de manière inévitablement simultanée, la première, bafouée, se lance aussitôt dans la tâche incoercible d’être entendue, de faire valoir ses droits et de se voir, coûte que coûte, mise à exécution. Et cela dans un mouvement incessant : mouvement qui forme, dans son cours et dans ses vicissitudes diverses, la substance la plus profonde de l’histoire humaine.

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Le travail est-il moral ou immoral ?

Une telle incapacité à résoudre le problème du travail s’enracine probablement dans le fait que le travail soit à la fois nécessaire et impossible, qu’il se présente à nous sous l’aspect d’une obligation morale, comme une prescription et un devoir éthique, et qu’en même temps, s’y soustraire se présente à nous comme une injonction spirituelle supérieure et impérieuse, comme un véritable devoir moral. Il constitue, en somme, le fondement incontournable et la condition préalable de la vie spirituelle de l’humanité (parce qu’il l’est de la vie de celle-ci en général) et répugne dans le même temps à la vie spirituelle même, à laquelle il est diamétralement opposé et qu’il rend impossible. D’où les pitoyables atermoiements contradictoires des jugements moraux sur la question du travail, que nulle ergoterie opportune ou atténuation prudente des traités d’éthique ne peut aplanir aux yeux de celui qui considère la question avec un regard assuré, pénétrant et qui refuse de se laisser distraire. Il faut l’apprécier comme une vertu et dans le même temps faire toutes sortes d’efforts pour saisir à quelle condition il serait possible de s’en passer ; atteindre une telle condition doit être le but légitime de la vie et quiconque y parvient est digne d’éloges et d’honneurs. S’il faut le considérer comme un fait éthique, on ne peut pour autant avoir davantage de considération pour celui qui, ayant besoin de travailler pour vivre, pratique ce soi-disant fait éthique, par rapport à celui qui, n’en ayant pas besoin, ne s’y soumet pas ; il faudrait même, en réalité, rendre honneur et témoigner en faveur du second d’un respect moral sincère, et bien souvent supérieur au premier ; et, dans de nombreux cas, condamner moralement et mépriser celui qui, n’en ayant nul besoin, néanmoins travaille ; il faut le considérer et le juger comme une activité éthiquement l’ennoblissante, voire fondamentale pour une vie morale élevée, mais en même temps comme un mal dont il serait légitime, et juste, de la part des intéressés, de demander l’accord auprès des pouvoirs sociaux qu’on le réduise au minimum, et ce, en lui substituant la plus grande part possible de son contraire, l’oisiveté, "mère de tous les vices". De là provient l’effort constant des individus et des classes sociales pour se libérer du travail et s’en décharger sur d’autres individus et d’autres classes ; effort on ne peut plus justifié moralement, car ce n’est qu’ainsi que l’individu ou la classe s’assure la possibilité d’une vie véritablement spirituelle et humaine ; mais cette tentative reste tout autant on ne peut plus injustifiée moralement puisque l’individu ou la classe prive ainsi l’autre de la possibilité d’une telle vie. Voilà un enchevêtrement de tentatives se répercutant sur la théorie qui cherche à saisir l’aspect contradictoire des jugements moraux portés sur le travail, auxquels nous faisions allusion. En effet, le travail, dont chacun tend à repousser la contrainte pour soi en l’imposant aux autres, ne peut, clairement, définitivement et sans équivoque, être proclamé valable ou nul sur le plan moral, ou même dommageable sur le plan spirituel, sans que s’effondre du même coup toute apparence de raison et de justification de le requérir pour autrui, voire sans fournir un argument puissant pour conduire autrui à le rejeter. L’aspect contradictoire sous lequel le travail apparaît nécessairement à une classe, selon qu’elle justifie le fait d’en être exempt (travail, matérialité brute, dont la possibilité du développement spirituel de la société, sur les plans artistique, scientifique ou politique, requiert que certains en soient libérés) ou l’obligation pour d’autres d’y être astreints (travail, acti­vité moralement gratifiante), cet aspect contradictoire est celui qui, en se réfléchissant sur la théorie, génère ce malheureux conflit de jugements moraux portés sur le travail qui domine notre conscience et qui, si on regarde bien sous la surface, règne, souverain, dans tout système ou doctrine morale, en dépit des efforts pour le recouvrir de voiles et opérer à tout prix des "conciliations".

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Travail et jeu

Afin de rendre ces considérations pertinentes, il faut avoir présent à l’esprit le concept du travail proprement dit. Et, pour ce faire, il convient de le comparer au jeu.
Le jeu demande lui aussi des efforts et, bien souvent, davantage que le travail. Un match de football suscite plus de "sueur au front" que le fait de "gagner sa croûte" dans la plupart des métiers en vigueur. Ce n’est donc pas l’effort qui distingue le travail du jeu, mais uniquement le fait que le jeu est une activité que l’on exerce pour elle-même, en fonction du plaisir ou de l’intérêt qu’elle éveille de façon intrinsèque, considérée pour elle-même, comme une fin en soi, sans visée ultérieure, alors que le travail proprement dit est une activité que l’on accomplit sans qu’un élan spontané ou l’envie qu’elle nous inspire nous y pousse. Plutôt que pour le plaisir qu’on pourrait y trouver et sans songer à ses conséquences, le travail se traduit par un effort totalement extérieur et étranger à notre élan spontané et à notre désir, et cet effort est pré­cisément déployé non pas par attirance pour cette activité en elle-même, mais uniquement pour le profit que nous obtenons grâce à elle et dont elle n’est que le moyen de l’acquérir, à savoir la compensation économique. Par conséquent, l’activité du travail proprement dit, à la diffé­rence de celle du jeu, est un moyen et non une fin en soi. Il ne possède pas pour nous, comme dans le cas du jeu, un intérêt ou une valeur intrinsèque, mais seulement une valeur qui dépend des produits qu’on en retire. Le travail proprement dit a pour caractéristique, par rapport au jeu, de ne pas être ce que nous ferions si nous considérions l’intérêt ou le plaisir immédiat, spontané, que l’on retire de l’action pour elle-même ; nous ne choisirions pas de travailler sans les résultats que nous en attendons, autre­ ment dit nous ne choisirions pas de travailler si la force d’impulsion qui nous pousse à l’action de travailler ne se déplaçait pas du moment et du circuit de cette action à un moment ultérieur, celui des résultats et des profits obtenus par son truchement. Nous n’accomplissons le travail qu’en vertu et en vue de ces résultats (et par consé­quent, dans une certaine mesure, à contrecœur et dans la peine). Le jeu, en revanche, nous l’exécutons parce que l’attrait nous en est offert par l’action même, dans son moment même et dans le cadre dans lequel il s’inscrit, et non en fonction de quelque effet extérieur à lui. Sans les résultats que nous en escomptons, conséquence de l’action et qui dépendent d’elle, nous n’accomplirions pas le travail. En revanche, nous prenons part au jeu sans penser aux résultats, et même sans qu’il se produise le moindre résultat extérieur, mais uniquement pour le plaisir que nous procure l’action du jeu, enclose et cir­conscrite à elle-même, sans besoin qu’il en découle à sa suite quoi que ce soit.
Il ressort de cette distinction évidente entre jeu et travail qu’une bonne part de ce que nous appelons d’ordinaire travail n’appartient pas strictement au travail proprement dit, mais doit au contraire être défini comme jeu.
Ainsi en va-t-il de l’activité artistique, dont Schiller et, plus récemment, Spencer ont mis à juste titre en lumière le caractère essentiellement ludique (en dépit de récentes doctrines qui tendent à réfuter cette thèse). En effet, l’artiste, en tant qu’il agit en artiste et non en vue du gain seul, met en œuvre son activité uniquement pour le plaisir qu’elle lui procure en elle-même, il ne produit que dans la mesure où cela lui sied, il s’efforce d’exprimer ses conceptions pour l’unique motif qu’une forte et souvent irrésistible pulsion le pousse à le faire, et pour nulle autre raison. De cette activité de production et d’expression, pour elle-même et sans autre mobile qui interviendrait en dehors d’elle-même, il retire une jouissance. Nulle finalité ultérieure le conduit à la production artistique :la renommée, être au centre de l’attention, l’appât du gain ; elle représente pour lui une fin en soi. Par conséquent, il produit pour la même raison que l’on joue : par envie et goût de le faire, et rien d’autre. C’est pourquoi l’artiste, en tant qu’il est artiste, joue. En revanche, s’il produit pour des motifs extérieurs au cadre de sa propre activité productive (le gain, etc.), il devient un faiseur, un tra­vailleur. À ce moment-là seulement, il travaille.
Mais des arguments du même ordre nous obligent à également inclure, non pas dans la catégorie du tra­vail proprement dit, mais dans celle du jeu, l’activité du scientifique pur que la passion, le désir, l’inclination spontanée poussent irrésistiblement vers les recherches afférentes à sa science. Aussi pénibles et épuisantes que peuvent être ces recherches, il ne les mène pas en vue d’un but à atteindre et il ne les considère pas comme un moyen pour y parvenir, il s’y adonne uniquement par goût, pour la satisfaction que cette activité scientifique lui procure, dans la mesure où elle est circonscrite et enclose dans sa propre logique, sans prise en compte de ses effets extérieurs. Il joue, et en cela il n’est pas différent de celui qui dispute un match de football pour le plaisir et en tire satisfaction, quand bien même il peine et s’épuise.
De la même façon, et de manière encore plus caracté­ristique, il convient de considérer l’activité philosophique comme une activité purement ludique, puisque, ici, de même que pour l’art, il n’est question que du goût pour énoncer et exprimer une certaine impression d’ensemble que nous inspire l’univers, ou d’apprécier l’une de ces formulations, d’affirmer ou échanger des observations sur ces dernières et les concepts qu’elles véhiculent, dans une sorte de conversation (dialectique), dans des discussions ou des échanges élevés, qui ne comportent ni finalité ni conclusion. Contrairement à la science, dans le dialogue, subtil et passionnant qui, de Thalès à aujourd’hui, est en cours dans le "salon" philosophique, on ne parvient à aucune proposition démonstrative ni n’aboutit non plus, contrairement à la science, à des principes suscep­tibles de recevoir par la suite des applications pratiques, concrètes, intéressant l’accroissement du bien-être. Tout se réduit à la passion d’échafauder, d’envisager tous les aspects, de discuter des idées, simplement par goût de le faire ou par l’intérêt que la chose éveille en soi et intrin­sèquement, sans songer aux effets futurs qu’implique de chercher dans telle ou telle direction, ou sans s’inquiéter du fait que ces efforts n’auront nulle répercussion.
Pourquoi, de même, voyons-nous bien souvent se mani­fester la passion effrénée, incoercible pour le "travail" du journalisme, tant et si bien que nombreux sont ceux qui l’exercent ou l’exerceraient sans aucune rétribution ? Parce qu’il s’agit là aussi, de manière caractéristique, d’une activité purement ludique. Activité non éloignée des bavardages et discussions de café, que beaucoup pra­tiquent avec un plaisir tel qu’ils souffriraient grandement s’ils en étaient privés un seul jour. Autrement dit, cette passion émane, précisément comme ceux-ci, du seul goût de communiquer ce que l’on pense, d’exprimer com­ ment, selon nous, devraient aller les choses, comment le monde devrait être dirigé. Et tout journaliste digne de ce nom sent bien qu’en écrivant son article, il fait la même chose, il exerce la même fonction, assouvit le même besoin que lorsqu’il parle avec ses amis. De sorte qu’il advient souvent qu’une conversation ou un bavardage devient un article et celui-ci celle-là, que l’un remplace l’autre et inversement : le journaliste se défoule dans son article et s’épargne de se laisser aller dans la conversa­tion ; il énonce ses pensées dans le cercle de ses amis, et cela lui suffit, il peut se passer d’en faire un article.
En général, on peut donc affirmer que le travail pro­prement dit est quelque chose que l’on exerce contre sa volonté propre, contre son élan instinctif et l’inclination que nos tendances, laissées à elles-mêmes et suivies, nous commanderaient de faire ; le travail s’exécute au contraire sous la contrainte ou l’effort, exercé à l’encontre de ce désir spontané, de cet élan instinctif, contre la pente naturelle que notre inclination chercherait à suivre. Il est donc, comme le veut la Bible, châtiment. Ce qui, en revanche, est fait selon notre pente naturelle, en confor­mité avec nos penchants, pour le seul plaisir de satisfaire celle-ci au moyen de cette activité déployée (et donc les jeux et les courses de l’enfant, les sports de l’adolescent, le flirt et l’amour [3], la conversation, mais aussi l’activité de l’artiste, du poète, du romancier, du savant, du philo­sophe), tout cela est également jeu.

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TABLE DES MATIÈRES
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Éditions Allia
Oeuvres du même auteur
LIRE AUSSI : Giuseppe Rensi “contro il lavoro”.



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« Le paradoxe, c’est que personne n’aura autant travaillé que l’auteur de l’inscription célèbre "Ne travaillez jamais !". Drôle de travail : l’organisation de la subversion est un plein temps de courrier, de voyages, de ruses, d’interventions, d’échanges. » L’étrange vie de Guy Debord.


[1Préface à l’édition posthume de Giuseppe Rensi, La morale come pazzia, Guanda, Modena, 1942.

[2Giuseppe Rensi, L’Irrazionale, Il Lavoro, L’Amore, “Unitas”, Milano, 1923.

[3Concernant le caractère ludique et artistique de la coquetterie, autour du fait qu’il constitue (comme l’art selon Kant) une "finalité sans fin", on se reportera avec profit aux observations fines et élégantes de G. Simmel, Psychologie de la coquetterie, trad.J.-L. Vieillard-Baron, Paris, Payot & Rivages, 1989.

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