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Fortune de Machiavel

par Philippe Sollers, Jacqueline Risset, Patrick Boucheron

D 15 septembre 2014     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook




« Machiavel n’est qu’un mathématicien. Il dit : deux et deux font quatre. Un chiffre ou la combinaison de ce chiffre avec d’autres n’est ni moral ni amoral : c’est un chiffre, c’est à dire un caractère qui représente des nombres. Machiavel dit : "Si vous voulez obtenir quatre il faut : ou quatre fois un, ou deux fois deux, ou trois et un ; il n’y a pas à sortir de là." » Jean Giono.


Le diable à Florence


Niccolo Macchiavelli, Florence, Les Offices. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Supposons que je m’endorme au début du XIVe siècle, disons avec Dante en 1325. Je me réveille deux cents ans plus tard, je ne reconnais plus rien. L’au-delà vertical a disparu, l’autre monde s’appelle maintenant Amérique, Dieu n’a plus que des prophètes désarmés (Savonarole) et des papes militaires, occupés de bien autre chose que de lui. Florence se débat dans le chaos italien, devenu la proie des grandes puissances. En 1527, c’est le sac de Rome par les armées impériales de Charles-Quint : les soudards luthériens vont balafrer de leurs épées les fresques de Raphaël. La Réforme, en réalité, est une négation puritaine de la Renaissance, que la Contre-Réforme tentera, pendant un temps, de freiner. 1527, année terrible : un grand écrivain se retrouve dans l’armée de la ligue pontificale. Ce ne sont pas ses opinions, loin s’en faut, mais les alliances en ont décidé ainsi. Il va mourir cette année-là. Il aura averti en vain, critiqué en vain, tout analysé et compris en vain. Il s’appelle Nicolas Machiavel.

Étrange destin d’avoir un nom qui devient un adjectif négatif. Il faut sans doute, pour cela, toucher à fond le refoulement humain : Dante, Kafka, Sade, Machiavel. Être machiavélique est pire que jésuitique (et pourtant !). Il n’est pas jusqu’à florentin qui ne soit marqué d’un sceau trouble et péjoratif (au point qu’on a vu ce mot appliqué au cours des temps à de très moyens personnages). L’humanité n’aime pas entrer dans les arcanes du Pouvoir, ni trop savoir comment il fonctionne. Machiavel ? Attention, zone dangereuse, là-dessus tous les dévots sont d’accord. N’est-il pas fasciste, nazi ? Mussolini et Hitler l’ont revendiqué. Athée ? C’est plus que probable. Républicain ? Peut-être, mais pas comme on voudrait. Rien ne manque à la confusion et à la désinformation qui l’entourent. Même l’atroce Vychinski, lors des procès de Moscou, s’en prend à lui et le traite de « fripon consommé ». Les Lumières se sont méfiées de ce trop de lumière, Voltaire lui-même a supervisé le très médiocre Anti-Machiavel de Frédéric de Prusse. Dès le XVIe siècle, Machiavel, c’est le diable. Protestants, catholiques, même combat. Le jésuite Rivadeneira, dans son Prince chrétien, le traite d’« homme impie et sans Dieu », de « méchant homme et ministre de Satan ». Qui dit Prince comme Machiavel veut forcément dire Prince de ce monde. Même les hérétiques, ces « étincelles d’enfer », ont une chance de s’en tirer. Machiavel, non.


Première page du manuscrit du De Principitabus
de Niccolo Macchiavelli, copié
par Biagio Buonaccorsi vers 1518-1520 (BnF).

L’union sacrée, en somme. Il ne faut pas dévoiler les ressorts du diable, cela ne se fait pas : il doit rester incompréhensible. Le décrire, c’est déjà l’acclimater, l’accepter, pervertir l’être humain, dont chacun sait qu’il est bon par nature. Voilà donc la grande loi, toujours agissante, que Machiavel, avec une audace inouïe, transgresse. Il y est, lui, dans le cerveau du diable, et ce n’est pas du tout ce qu’on croit. Il s’agit d’abord de logique, de raisonnement, de calcul, de ruse. Il s’agit de mathématiques. Quelle déception pour l’hystérie, c’est-à-dire pour le fanatisme ! Giono, dans sa belle préface de 1952 pour « la Pléiade », parle, à propos de Machiavel, de sa « franchise d’acier » [1]. C’est le moins que l’on puisse dire. Exemple :

« On peut dire des hommes généralement ceci : qu’ils sont ingrats, changeants, simulateurs et dissimulateurs, lâches devant les dangers, avides de profit. »

L’homme (femme comprise) est méchant, il n’attend que le moment de donner libre cours à sa méchanceté, et si cela ne se voit pas tout de suite, c’est qu’il se cache. Mais le temps, « père de la vérité », vous démontrera l’évidence. L’homme est méchant, et il n’y a aucun sauveur pour y remédier ? Non. Le méchant sera donc celui qui a osé dire cela, à la barbe de tous les tartuffes.

Impossible de lire Machiavel sans un curieux sentiment d’honnêteté. Il faudrait un autre mot, tant celui-ci paraît vertueux, alors qu’il s’agit (comme chez Sade) de tout autre chose, la virtu italienne de la grande époque n’ayant rien à voir avec les infortunes de la vertu. La Fortune, de même, à laquelle on doit faire face, n’est pas la nécessité ou la Providence. Simplement, les choses humaines montent et descendent, et il en sera toujours ainsi. L’honnêteté, c’est le style. Nietzsche, lui, ne s’y est pas trompé, qui trouvait Machiavel presque intraduisible en allemand :

« Le tempo de Machiavel, dans son Prince, nous fait respirer l’air sec et subtil de Florence et ne peut s’empêcher d’exposer les choses les plus sérieuses avec un fol allegrissimo [...]. Une longue suite de pensées lourdes, massives, dangereuses, et un "mouvement" endiablé d’une humeur primesautière et charmante. » [2]

Ce que Nietzsche aime par-dessus tout : la « volonté de voir la raison dans la réalité et non dans la "raison", encore moins dans la "morale" ». Cette qualité suprême de réel, il la reconnaît à Thucydide et à Machiavel. S’il fallait ajouter des écrivains français à cette liste, alors ce serait Laclos (un militaire, comme par hasard) et, plus près de nous, Debord.

La virtu peut vouloir dire talent, énergie, caractère ; elle consiste à être à la mesure des changements du temps. Pas d’idéalisme ni d’angélisme : il s’agit d’une qualité physique qui va plus loin que le corps. On l’exerce, dans la paix, par une continuelle préparation à la guerre et par la connaissance de l’histoire (vouloir oublier l’histoire est le pire des obscurantismes, qui mène infailliblement à l’effondrement). L’ami de Machiavel, Guichardin, lieutenant général des armées et des Etats pontificaux en 1527, le dit, de la même façon, dans ses merveilleux Ricordi [3] :

« Celui qui pourrait changer sa nature au gré des temps, bien que cela soit très difficile et peut-être impossible, serait d’autant moins soumis à la Fortune. »

Francesco Guicciardini, Florence, Les Offices. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

La virtu est donc à la fois un opportunisme inflexible (on change pour ne pas changer, axiome que les imbéciles ne comprendront jamais), une question d’honneur et un art consommé de la vengeance.

Du même Guichardin :

« A qui accorde assez de prix à l’honneur, tout réussit, car il ne regarde pas à la fatigue, ni au danger, ni à l’argent. Je l’ai montré moi-même dans mes actes, aussi je le puis dire et écrire : les actions des hommes qui n’ont pas cet aiguillon sont vaines et sans vie. »

Et Machiavel, en plus serré :

« Mieux vaut perdre tout valeureusement, que perdre peu au prix de la honte. »

Il y a donc la Fortune et l’énergie : il faut savoir saisir l’une ou s’y opposer ; il faut alimenter l’autre. C’est une question de décision :

« Qui reste neutre s’attire forcément la haine du vaincu et le mépris du vainqueur. »

Ne pas être aimé n’est pas grave ; ce qu’il faut éviter, c’est d’être haï ou méprisé. D’où la double nature, animale, du Prince :

« Renard pour éviter les pièges ; lion pour effrayer les loups ».

Machiavel n’aime pas qu’on soit inerte et sans armes. L’expression de Mao « Il faut compter sur ses propres forces » pourrait être de lui (« Aide-toi, écrit-il à son fils, et tout le monde t’aidera. »). Mais attention, la force sans la ruse n’est rien, comme le prouve l’exemple d’Alexandre VI, le pape trompeur, que Machiavel, pour cela, admire. Même considération pour les « prophètes armés » (Moïse, David, Cyrus, Romulus), ou les grands politiques, toujours en mouvement et imprévisibles, comme Ferdinand d’Aragon : « Ses actions sont nées de telle manière qu’il n’a jamais, entre l’une et l’autre, donné aux hommes le temps d’agir calmement contre lui. » Le Prince est l’homme des profondeurs, qui sait manipuler l’apparence. De toutes façons, « les hommes oublient plus vite la mort de leur père que la perte de leur patrimoine ». Il suffit donc de ne pas toucher à leurs biens et, si possible, pas non plus à leurs femmes. Le reste, morale, religion, est question de situation et d’appréciation du spectacle :

« Chacun a la capacité de voir, mais peu celle de ressentir ; chacun voit ce que vous paraissez, peu ressentent ce que vous êtes. »

C’est la loi du nombre, donc celle de la puissance. Qui ne se plaît qu’avec le petit nombre ne doit pas se plaindre de ne pas savoir gouverner. Cela n’empêche pas qu’il y a des cas incompréhensibles, Laurent le Magnifique par exemple. Comment un prince de cette envergure, en même temps que les graves affaires qui l’occupaient, pouvait-il être « porté sur les plaisirs de Vénus », aimer la compagnie d’hommes « facétieux et mordants » et, plus étrange encore, « participer à des jeux d’enfants » avec ses fils et ses filles ? « On voyait en lui deux personnes différentes comme unies par une impossible jointure. »

Machiavel est lui-même l’homme de cette « impossible jointure ». Il est on ne peut plus moderne, mais, semble-t-il, entièrement tourné vers le passé. Il est grave, et aussi sec, théâtral, comique (La Mandragore, sa pièce critique sur les moeurs du temps, n’a pas une ride, pas plus que son Âne d’or, parodie blasphématoire de La Divine Comédie). Il est intraitable dans les affaires, mais sensible, lui aussi, aux « plaisirs de Vénus ». Il est sans illusions, mais fidèle en amitié. Comme le prouvent ses lettres familières, il est seul comme personne, mais il prend le temps de rassurer sa femme et de donner des conseils à ses fils, par exemple étudier sans relâche la littérature et la musique. Il s’explique, d’ailleurs : dans les époques de mouvement et d’innovation, faire l’apologie du passé est un tort (c’est ce que nous appellerions être réactionnaire). Mais si les temps sont misérables, barbares et « puants », alors l’éloge du passé est un acte positif et révolutionnaire, ne serait-ce que pour l’édification des jeunes gens, qui, peut-être, bénéficieront de meilleures circonstances. Nul doute que Machiavel pense être dans une basse époque (que dire de la nôtre), où « les hommes exceptionnels rencontrent des oppositions dans les républiques corrompues ». Eh bien, peu importe : il écrit ses Discours sur la première Décade de Tite-Live, son Art de la guerre, son Histoire de Florence [4]. L’avenir jugera. Pour quelqu’un qui a occupé les plus hautes fonctions ; qui a été, ensuite, emprisonné et torturé ; qui est forcé de vivre dans sa maison de campagne, une « pouillerie », que faire d’autre ? Les puissants ne veulent pas de lui ? Il les démontera, les disséquera, et ils ne vivront plus, dans l’avenir, que dans sa syntaxe précise. Dans une lettre fameuse, Machiavel raconte comment il a écrit Le Prince en quelques mois. Le matin, il va chasser des grives et parler aux bûcherons de son bois. Ensuite, à l’auberge du village, pour ne pas « laisser moisir son cerveau », il bavarde et il boit, il joue aux cartes, il « s’encanaille tout l’après-midi ». Le soir, enfin, il rentre dans son cabinet, il enlève ses habits couverts de boue, il s’habille comme pour aller à la cour et, seul, il entre dans la compagnie des grands hommes de l’Antiquité :

« Là, aimablement accueilli par eux, je me nourris de l’aliment qui, par excellence, est le mien et pour lequel je suis né. »

Il interroge ces témoins invisibles, ils lui répondent.

« Durant quatre heures, je ne ressens aucun chagrin, j’oublie tout tourment, je ne crains pas la pauvreté, je n’ai pas peur de la mort. »

Ainsi a vécu Machiavel, dans le bruit et la fureur de l’histoire. Il est mort à cinquante-huit ans, dans des circonstances obscures, peut-être empoisonné. J’allais oublier : de temps en temps, pour se détendre, il jouait du luth.

Philippe Sollers, Le Monde du 27 septembre 1996.

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Jacqueline Risset : « Faire saisir les mots comme des gestes »


En avril 2001, Jacqueline Risset publie une nouvelle traduction du Prince de Machiavel (éditions Actes Sud, Babel). Anne Torrès (décédée en septembre 2013) met le Prince en scène au théâtre des Amandiers de Nanterre avec Anne Alvaro (Vertu), Jérôme Kircher (Machiavel-Prince), David Lescot (Machiavel-Peuple), Alexandra Scicluna (Fortune), Agnès Sourdillon (Guerre). « Il faut rendre aux interprètes cette justice : durant deux heures quarante, le diable galope, plutôt allégrement » lit-on dans Libération du 28-04-01.

Entretien avec Jacqueline Risset.

Machiavel était un grand lecteur de Dante, que vous avez également traduit. Avez-vous vu des affinités dans leur style, leurs images ? A quoi tient, selon vous, cette référence à Dante, fréquente chez Machiavel ?

Jacqueline Risset. Alors qu’il cite généralement très peu, Machiavel cite les « vers dorés, vers divins » de Dante un peu partout dans son oeuvre. Il cite Dante — et le suit — à la fois comme poète, comme penseur, comme auteur d’écrits politiques. Et dans le domaine théorique qui est le sien, il transporte le plurilinguisme de la Comédie, mélangeant, contaminant les styles et les langages — langue philosophique, langue des chancelleries, toscan, latin, style noble, langue orale. En somme, deux siècles plus tard, il répète le geste révolutionnaire de Dante, ou, plus exactement, il transpose au domaine théorique la révolution que Dante opérait en poésie : l’emploi, avec autorité et volonté de changement, de la langue vulgaire dans tous ses aspects, avec toutes ses ressources.

Dans Le Prince, l’imprégnation et la proximité se lisent dès le titre — dès le titre originaire, De principatibus, qui reprend visiblement celui du traité De Monarchia, où Dante décrivait la monarchie universelle ou « principat unique ». Machiavel, quant à lui, se propose d’illustrer les monarchies particulières, au moment de la disparition des cités-Etats. Et dans tout le livre la présence de Dante est constante. Elle est dans le style même ; et tout d’abord dans le style de raisonnement — rigoureux, patient, pointilleux, fidèle à la méthode aristotélicienne, et tout à coup enflammé, rapide. Dans les images : ainsi le célèbre Bestiaire du Prince le centaure, le lion et le renard vient tout entier de L’Enfer.

Mais l’admiration, la proximité, l’affinité se lisent mieux que partout ailleurs dans le dernier chapitre, où tout à coup le ton change — c’est le passage à l’exhortation fervente. Machiavel demande au destinataire de son livre — Laurent de Médicis le Jeune — de libérer l’Italie des Barbares, et cite à la fin des vers de Pétrarque ; mais c’est la voix de Dante qu’on entend, la voix de celui qui annonce la venue du « Lévrier » qui sauvera « la pauvre Italie » : « Lui ni terre ni métal ne le nourrira/ mais sagesse, amour et vertu ». Même indignation, même passion politique, même tendresse. Ce qui fonde le rapport à Dante, c’est en définitive — malgré les profondes différences — une fraternité essentielle.

Sachant que votre texte était destiné à être lu et joué sur scène, avez-vous traduit Le Prince dans un esprit différent de celui d’un traducteur destiné à être lu dans l’intimité et le silence ?

C’est évidemment la perspective du théâtre qui a modelé mon projet de traduction. Lorsqu’Anne Torrès m’a parlé de son intention d’une transposition théâtrale du Prince et m’a demandé si je voulais le traduire, cette idée m’a aussitôt charmée. Il m’a semblé que j’allais apprendre quelque chose de nouveau, et que ce texte somme toute énigmatique allait de quelque façon être contraint à se révéler plus, par le léger déplacement qui lui serait imposé par le langage du théâtre, déplacement qui loin de forcer le texte permettrait de l’approcher mieux, en s’appuyant sur sa théâtralité latente.

Traduire pour le théâtre implique, de façon générale, la nécessité de faire saisir les mots comme des gestes, de faire entendre des mots prenant naissance dans des corps. Parole comme action : le « Secrétaire florentin », comme il aimait parfois à signer ses écrits, sait ce que cette équivalence veut dire, et s’emploie à la rendre réelle. Qu’est-ce que Le Prince, sinon un récit d’actions fait pour amener l’interlocuteur à l’action, transportant l’énergie d’une action passée à une action future par la force de la parole ? A l’intérieur de ses phrases, des interruptions, des décrochements signalent la dramaturgie intérieure. Un rythme particulier s’impose, riche d’une extraordinaire épaisseur littéraire, et discontinu, heurté. C’est là ce que j’ai essayé de transmettre. Pas de paraphrase, pas d’explication. Les planches brûlent. Il s’agit d’envelopper le lecteur le spectateur dans un raisonnement implacable, et de le faire se retrouver là où il n’aurait jamais pensé aller.

Comment définiriez-vous l’écriture de Machiavel ? Quelles difficultés et quels plaisirs vous a-t-elle apportés en tant que traductrice ?

L’écriture de Machiavel est centaure ; ou plutôt lion et renard, comme son Prince. Composite et glissante, elle joue à déjouer le lecteur. Lourde comme un discours de tribunal, légère comme un caprice amoureux ; on la suit avec étonnement. Où est-elle encore passée ? Suprême élégance, rhétorique consommée, et tout à coup curieuse gaucherie des phrases, constructions comme approximatives, répétitions, négligences... Redépart. Démonstrations, petits récits, vive allure.

Le traducteur approche le texte de tout près, comme l’alpiniste son rocher, comme le réparateur de tapis la trame et l’envers du tapis. Il sait où sont pour lui les pièges, les grands obstacles. D’une certaine façon, les difficultés sont ici les mêmes que chez Dante ; d’une autre façon, exactement opposées. La plus grande est celle de capter une langue qui s’invente, de rendre un rythme qui ne ressemble à aucun autre, de donner l’idée de l’hétérogène linguistique celui de Dante, celui de Machiavel dans une langue qui a pour loi, et pour poétique de base, l’homogénéité absolue. Mais alors que pour traduire Dante il s’agit de ne jamais perdre la continuité unique qui est celle de la tierce rime, où chaque stance accroche la strophe suivante, et tire, jusqu’au bout du poème, composant cette matière fluide et nourrissante, paradoxale — « le lait des Muses » —, pour Machiavel il s’agit de restituer la discontinuité, la brisure constante, la quasi-agrammaticalité, l’irruption du tu dans le il, l’imprévisible, l’hésitation, l’étonnement. C’est l’étonnement qui est sans doute le plus grand plaisir de cet alpinisme particulier : découverte de paysages inconnus, après un dur chemin sur l’âpre rocher des syllogismes ; plaisir aussi de la logique, et de la logique « en trompe-l’oeil ». Plaisir, après la stupeur devant la chaîne des crimes princiers, de retrouver tout à coup l’air libre de la cité florentine, telle qu’en elle-même, et de transmettre son souffle aux souffles de la scène.

Le Magazine littéraire n° 397, avril 2001
Propos recueillis par Marie Gaille-Nikodimov.

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Santi di Tito, Portrait de Machiavel, dernier quart du XVIe siècle.
Huile sur toile. Palazzo Vecchio, Florence.

A l’occasion de la publication, en octobre 2012 du Prince, traduit de l’italien par Jacqueline Risset et présenté par Patrick Boucheron.
« Cette édition illustrée tente de reconstituer la culture visuelle du temps de Machiavel. Peinture, sculpture, architecture, mais aussi objets plus ordinaires du cadre de vie princier, choisis et légendés par Antonella Fenech Kroke. Tout ici concoure à donner à voir l’éclat d’un moment où le prince se vivait comme le créateur d’un État considéré comme une oeuvre d’art. » (Editions Nouveau Monde)

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La vengeance de Machiavel

par Philippe Sollers

Peu d’écrivains, au cours des siècles, ont réussi à transformer leur nom en adjectif indiquant l’enfer, l’effroi, la monstruosité ou l’angoisse. Dante, Machiavel, Sade, Kafka ont droit à cette distinction. Vous ouvrez n’importe quel dictionnaire, et vous avez le choix entre « machiavélisme » et « machiavélique ». « Machiavélique » veut dire, paraît-il, « digne de Machiavel, c’est-à-dire rusé, perfide, tortueux ». « Machiavélisme » va plus loin et désigne « une politique faisant abstraction de la morale, une conduite tortueuse et sans scrupules ».

Cette réprobation unanime, pour un cas d’une grande clarté, commence très tôt, dès la circulation des copies manuscrites du « Prince », en 1513, même si le livre n’est publié qu’en 1532, après la mort de l’auteur. Quel succès dans la détestation ! En 1559, le livre est mis à l’Index par l’Inquisition. En 1576, un avocat et théologien huguenot se fend d’un « Anti-Machiavel » dégoulinant de morale. Il s’appelle, ça ne s’invente pas, Innocent Gentillet.

Ce Gentillet, parfait hypocrite, est bientôt rejoint par Frédéric de Prusse, en 1740, avec un autre « Anti-Machiavel », supervisé (avec ironie) par Voltaire. Bref, tous les pouvoirs se donnent la main contre ce chef-d’oeuvre, au point que « florentin » deviendra un mot courant signifiant l’art de l’intrigue (on l’a même vu appliqué à un président de la République française issu des Charentes, région qui n’a guère de rapport avec la splendeur italienne de la Renaissance).

« Une pensée soutenue, difficile, dure, dangereuse »

Il faut attendre la fin du XIXe siècle pour qu’un génie philosophique fasse l’éloge d’« une pensée soutenue, difficile, dure, dangereuse ». C’est, bien entendu, Nietzsche, dans « Par-delà bien et mal » :

Il nous fait respirer l’air sec et subtil de Florence, et ne peut se retenir d’exposer les questions les plus graves au rythme d’un indomptable allegrissimo, non sans prendre peut-être un malin plaisir d’artiste en un rythme galopant, d’une bonne humeur endiablée.

Qui est ce Machiavel ? Un secrétaire convaincu et actif de la République de Florence, très cultivé et au courant de tous les secrets, un diplomate entre les différents pouvoirs italiens, mais aussi en voyage en France et en Allemagne. A l’avènement des Médicis, il est arrêté et torturé :

« Sans l’avoir mérité, je supporte une grande et continuelle malignité de fortune. »

La « Fortune », voilà la grande déesse capricieuse du temps. « Heureux celui dont la façon de procéder rencontre la qualité des temps. » Cette rencontre est rare, et elle peut se renverser. Machiavel connaît à fond l’histoire de son temps et celle de l’Antiquité, d’où son autorité et sa verve. Non, le pouvoir n’a rien d’idéal, c’est une ténébreuse affaire dont on peut déchirer le rideau. Non, les hommes ne sont pas bons, mais méchants, changeants, ingrats, simulateurs et dissimulateurs, fuyards devant les périls, avides de gain. D’ailleurs, « ils oublient plus vite la mort de leur père que la perte de leur patrimoine ».

« Apprendre à ne pas être bon »

Y a-t-il un prince capable de les gouverner ? Ce n’est pas sûr, beaucoup d’effondrements ont eu lieu, et une multitude d’assassinats et de pertes. Le prince vertueux est-il à l’abri ? Même pas, il lui faut sans cesse penser à la guerre, et « il est beaucoup plus sûr d’être craint que d’être aimé ». Attention : il faut être craint sans être méprisé ou haï. Un prince changeant, léger, efféminé, pusillanime, irrésolu, sera méprisé. Il se doit d’être grand, courageux, grave, fort. Il doit « apprendre à ne pas être bon » et « savoir entrer dans le mal si c’est nécessaire ».

Machiavel. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Cependant, le spectacle a ses lois et il lui faut en même temps afficher bonté, pitié, religiosité, fidélité, intégrité, humanité. Les hommes jugent avec leurs yeux, une vraie politique est donc une politique de masse : « Le petit nombre n’a pas de place quand le grand nombre a de quoi s’appuyer. » Le prince a-t-il des conseillers ? Son principal conseiller est lui-même. A-t-il des amis ? « S’il a de bonnes armes, il aura de bons amis. » Comble de l’art : « Il faut nourrir habilement une inimitié pour l’écraser avec plus de grandeur. » Excellent commentaire de Patrick Boucheron : « Le prince ne fait pas le bien ou le mal, il fait, bien ou mal, ce qu’il a à faire. »

Là-dessus, tout le monde est mécontent, les théologiens, les philosophes, les dévots, les croyants, les charlatans en tout genre, les bavards de la politique, c’est-à-dire les marchands d’illusions. Mais « il faut aller tout droit à la vérité effective de la chose plutôt qu’à l’imagination qu’on s’en fait ». Vérité « effective », voilà le coeur de « la chose ».

Dans un tourbillon d’ambitions, d’envies, de peurs, de rapports de force, d’alliances provisoires, de coups heureux ou d’erreurs, la nécessité s’impose. Grand problème : comment traiter les offenses et les vengeances ? Voici :

« Les hommes doivent être caressés ou détruits, car ils se vengent des offenses légères, mais des graves ils ne le peuvent pas. L’offense qu’on fait à un homme doit être faite de telle sorte qu’on n’ait pas à craindre la vengeance. »

En exil dans sa campagne près de Florence (curieux qu’il n’ait pas été assassiné), Machiavel écrit. Il tente de rentrer en grâce auprès des Médicis en leur dédiant son « Prince », trop réel pour être possible. C’est sa vengeance à lui. Dans une lettre très émouvante, adressée à son ami Francesco Vettori, alors ambassadeur auprès du Saint-Siège (il faut ménager toutes les entrées), il raconte sa pauvre vie dans sa « pouillerie ».


Florence, Santa Croce, la tombe de Machiavel.
Sculpture allégorique représentant la diplomatie.
A droite les armes, à gauche les livres.
Photo A.G. mai 2010.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Avant le jour, il confectionne des pièges pour les grives. Au lever du soleil, il va dans les bois parler avec les bûcherons. Il lit ensuite les poètes en prenant des notes, Dante, Pétrarque, Tibulle, Ovide. « Je lis leurs passions amoureuses, je me souviens des miennes, et je me réjouis un moment dans cette pensée. » Après quoi il va « s’encanailler » à l’auberge, en buvant et jouant au trictrac.

Mais l’essentiel se passe le soir : seul, il revêt alors des habits de cour royale et pontificale, et, pendant quatre heures, soutient une conversation imaginaire avec les Anciens. « La mort ne m’effraie pas », dit-il. Il sait que tous les pouvoirs mourront, mais que son livre, lui, vivra dans le temps qu’il se donne.

Voyez le contraste fabuleux entre les sensationnelles peintures et sculptures de son époque (Michel-Ange, Raphaël, Vinci, Titien), et cette main solitaire et nocturne. Et pensez à vous recueillir, à Florence, devant sa belle tombe dans l’église de Santa Croce. L’épitaphe de 1787, en latin, dit tout : « Tanto nomini nullum par elogium » : « Aucun éloge n’est digne d’un si grand nom. »

Philippe Sollers, Non, Machiavel n’est pas machiavélique,
Le Nouvel Observateur du 20-12-12.

Lire aussi : Philippe Lançon, « Le Prince » hérité (Libération du 12-12-12).

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L’un des tout derniers textes publiés par Jacqueline Risset. Revue des Deux Mondes, juin 2014, numéro consacré à « Machiavel et Poutine ».

Machiavel et Dante

par Jacqueline Risset

On pourrait imaginer que le Prince, étant un ouvrage politique, laisse une place limitée à la composante littéraire. Il n’en est pas ainsi. Plus fortement que les autres ouvrages politiques et historiques de Machiavel, le Prince se révèle, de façon complexe, de façon surprenante, indissociable de la dimension littéraire. Il ne s’agit pas en ce cas de la simple maîtrise d’une rhétorique oratoire nécessaire à la persuasion, élément indispensable à un traité ayant un gouvernant pour destinataire. Il faut tout d’abord rappeler que Machiavel, dans la seconde partie de sa vie (celle qui commence par l’exil qui a donné lieu à l’écriture du Prince), a été un auteur de théâtre connu et apprécié de son époque, et qu’il est encore joué aujourd’hui en Italie. Et dans toutes les périodes de son existence il a écrit de la poésie. Le code poétique alors en cours était celui de la tradition pétrarquiste, qui permettait des variations infinies, d’infinies insertions de voix se parlant les unes aux autres. Les poèmes de Machiavel sont en partie des poèmes d’amour (la passion amoureuse a tenu une place essentielle à tous les moments de sa vie) ; ce sont aussi des poèmes de communication brève à valence directement politique, et les deux genres souvent se contaminent. Dans les poèmes d’amour apparaissent des métaphores politiques, et les poèmes politiques ne se passent pas souvent de métaphores amoureuses. Contamination qui est une forme, elle aussi, de l’ambiguïté machiavellienne.
Machiavel était grand lecteur de poésie, il le rappelle dans sa correspondance, et en particulier dans la célèbre lettre à Francesco Vettori du 10 décembre 1513 où il évoque l’opuscolo (il s’agit du Prince) qu’il vient de rédiger avec enthousiasme. Il se décrit marchant dans la campagne, le matin, avec un livre de Dante ou de Pétrarque sous le bras (ou d’autres « poètes mineurs, comme Tibulle ou Ovide »), puis lisant l’un ou l’autre avec délice auprès d’une fontaine. Mais c’est avec Dante qu’il a établi un rapport fondamental, généralement très peu connu — et pour beaucoup, peu imaginable, puisque Machiavel est connu, dès la publication du Prince en Italie, et très rapidement dans toute l’Europe, comme un redoutable « maître d’athéisme », alors que Dante se définissait comme « scribe de Dieu ».
En réalité Machiavel entretenait avec Dante un rapport double. D’une part le Dante politique et philosophe était son modèle pour la composition du Prince, qu’il avait intitulé De principatibus (Des principats — le titre « le Prince » a été donné après sa mort — comme celui de la Divine Comédie après la mort de Dante) ; et le De principatibus est conçu en référence au texte politique et théorique De monarchia de Dante, étude et apologie de la monarchie universelle. Ce qui est représenté là est le gouvernement de la planète Terre partagé entre deux institutions, l’empire et la papauté, aucune des deux — c’est l’aspect révolutionnaire de l’ouvrage — n’ayant la suprématie sur l’autre. C’est-à-dire que Dante pose dans ce texte le principe fondamental de la séparation des pouvoirs, ce qui évidemment ne pouvait être toléré par l’Église — et de fait le De monarchia fut brûlé quelques années après la mort de son auteur. Machiavel déplace la perspective de Dante de l’universel au particulier : le Prince continue le De monarchia, mais cette fois au pluriel, comme l’indique son titre latin ; il s’agit des monarchies particulières. Le secrétaire florentin est homme d’action, homme de terrain, ambassadeur de la cité. Il possède une expérience directe, immédiate, de la politique — expérience que Dante a connue lui aussi, plus brièvement mais au sommet du pouvoir, lorsqu’il était prieur de la ville en 1300, alors que l’activité politique de Machiavel a constitué l’essentiel de sa vie pendant de longues années, jusqu’à l’exil.
Mais le rapport de Machiavel à Dante passe aussi par la poésie et par l’usage de la langue. Il ne s’agit pas seulement d’un rapport de lecteur à auteur admiré. En fait, c’est dans ce dernier domaine, celui de la langue, que le modèle dantesque s’exerce le plus fortement : car le geste innovateur de Dante — celui d’utiliser la langue vulgaire pour la première fois dans un grand poème —, Machiavel le reprend avec précision à deux siècles de distance, lorsqu’il emploie pour la première fois le vulgaire dans un ouvrage politique. Choix absolument nouveau, car jusqu’alors tous les ouvrages théoriques, philosophiques et politiques étaient écrits en latin (le titre De principatibus reste d’ailleurs en latin). Et la langue qui émerge ainsi se révèle plus populaire encore que la langue de Dante (si l’on excepte les exceptions « basses » de « L’enfer »), puisqu’il utilise le florentin parlé par ses contemporains, dans les rues comme dans les chancelleries.
Comme Dante, qui écrit le De vulgari eloquentia, Machiavel consacre un essai en forme de dialogue à la question de la langue vulgaire : Discorso 0 dialogo intorno alla nostra lingua, dialogue dont les interlocuteurs sont D et N — Dante et Niccolo —, et où N reproche à D de ne pas avoir admis que la langue de la Divine Comédie était en réalité, malgré tout, le florentin. D soutient qu’il a écrit en « vulgaire illustre », « dans une langue curiale ».

« N : Ah, et quand tu dis "le pape qui est la tête en bas et qui agite ses ’piote"’, qu’est-ce que c’est, c’est peut-être une langue distinguée ? Mais voyons, c’est du florentin tout cru ! »

Et pendant plusieurs pages N cite à D ses propres phrases, ses propres vers. Il lui rappelle ce qu’un damné, pris dans la glace, lui dit, au fond de l’enfer :

« Je ne sais qui tu es, ni par quel moyen tu es venu ici ; mais florentin tu me sembles vraiment, quand je t’entends.
D : C’est vrai ; et c’est moi qui ai tort. »

N explique encore que toutes les langues sont mélangées, mais que « celle qui a moins besoin d’être mélangée est la plus louable ; et sans aucun doute celle qui en a le moins besoin est la florentine », qui est « ma source et le fondement ». N finit par convaincre D qu’il devrait avoir honte d’avoir honte du florentin. D à la fin s’en va, penaud et repenti. N, alors, à la première personne : « Je restai tout content. »
Mais un autre texte encore révèle à la fois l’intensité quasi obsédante du rapport à l’auteur de la Comédie et l’importance extrême de la dimension littéraire dans l’œuvre de Machiavel. L’année même où il compose le Prince, il écrit aussi une parodie de l’Âne d’or, qu’il appelle « l’Âne », où il renverse le sens de l’Âne d’or : un homme se trouve transformé en âne, mais au lieu de sentir cette métamorphose comme une déchéance, il est heureux d’être devenu âne, il se sent beaucoup mieux en âne qu’en homme, ce qui n’est pas du tout le point de vue d’Apulée. Mais cette parodie d’un auteur ancien, Machiavel la présente sous la forme d’une parodie-pastiche de Dante : le héros se retrouve dans une « forêt obscure »... « Je ne sais bien redire comment j’y entrai »... ; puis il parcourt, tout comme Dante, un long chemin initiatique, mais à l’envers. Au lieu d’entreprendre l’ascension qui mène au paradis, il descend dans la vallée des ânes, guidé par une charmante nymphe — l’initiation comporte une nuit d’amour avec elle, décrite, comme dans le reste du poème, avec les termes, le vocabulaire, et même la tierce rime de Dante, et un grand nombre de vers entièrement pris à Dante. Il s’agit en fait, plus que d’une parodie, ou d’une double parodie (à la fois d’Apulée et de Dante), d’un pastiche au sens proustien, c’est-à-dire d’un « exorcisme contre l’idolâtrie » ; lorsqu’un écrivain admire trop un autre écrivain, il doit, pour se trouver lui-même, se débarrasser de l’imitation compulsive — le pastiche a cette fonction. Le poème comique de Machiavel peut se lire de cette façon.
Mais lorsqu’il écrit le Prince, il ne s’agit plus de tierce rime ni de poème, il s’agit de prose. Dans la dédicace à Laurent le Magnifique le Jeune — qui est lui-même une pauvre parodie de Laurent le Magnifique le véritable —, Machiavel utilise ce qu’il a de mieux dans son « équipage », c’est-à-dire sa propre expérience directe de la politique, durant sa vie à Florence : « J’ai écrit ce petit opuscule dans lequel il n’y a aucun enjolivement, il n’y aucune longue période, il n’y a aucun de ces embellissements que les gens mettent en général dans leurs ouvrages. » Il s’agit d’une littérature qui est le contraire de la littérature comme ornement — mais qui n’est pas pour autant le contraire de l’écriture dantesque. Le Prince est indéniablement un texte qui possède une valeur, une épaisseur, un sens littéraire très fort, un texte écrit très vite mais dans un style remarquable. « Il nous fait respirer, écrit Nietzsche, l’air sec et subtil de Florence, et ne peut s’empêcher d’exposer les questions les plus graves au rythme d’un indomptable allegrissimo. » Rythme particulier, qui comporte des ruptures tout à fait nouvelles, des parallélismes et des usages de la syntaxe inventés à partir du langage florentin, et aussi des souvenirs littéraires de l’auteur, qui sont très vastes. Dante est présent, mais c’est ici plus encore le Dante du Convivio, du De vulgari eloquentia, du De monarchia, que de la Divine Comédie. On s’aperçoit, en lisant les premiers textes de Machiavel, que ce Prince écrit au galop, en quelques mois, et dont la rapidité laisse transparaître l’énergie passionnée de la pensée, est en même temps une reprise parfois littérale de pages écrites beaucoup plus tôt — les textes de ses légations, c’est-à-dire les rapports sur ses ambassades envoyés à la chancellerie de Florence. Ce qui frappe à la lecture est que les écrits du jeune secrétaire Borentin sont rédigés dans le style même qu’invente l’écrivain du Prince. C’est-à-dire que Machiavel est né écrivain : il n’a jamais utilisé le langage des autres rapporteurs. Celui qu’il manie est un langage très riche, syntaxiquement et lexicalement complexe, et qui contient déjà ce que les critiques qui ont étudié son style ont remarqué, le passage extraordinairement rapide de la tradition rhétorique au langage spontané, au langage de la rue, et encore la brusque intrusion dans le texte de ce qu’on a appelé « poussée affective », qui dérange tout à coup l’ordre des phrases et même, par exemple, les attributions grammaticales. Par exemple, à l’intérieur d’une phrase, Machiavel passe à l’improviste du « il » ou du « on » général au « tu », c’est-à-dire qu’il multiplie, sans avertir le lecteur, les destinataires : le destinataire, surtout, qui est officiellement Laurent le Magnifique le Jeune. En réalité, le destinataire devient tous les lecteurs : chaque lecteur est potentiellement le Prince.

Tous ces traits se présentent dans le livre avec une unité constante — sauf dans le dernier chapitre, où tout à coup Machiavel retrouve Dante, cette fois à travers une apostrophe directe, semblable à celles qui apparaissent dans les moments les plus émouvants de la Divine Comédie, lorsque Dante pense à sa mission, et surtout lorsqu’il énonce la nécessité d’un rédempteur, le Veltro, le Lévrier merveilleux qui pourrait sauver « la pauvre Italie ». Le message de Machiavel est dans cette fin du Prince chaque fois inséparable de la littérature, et de Dante, qui perce à travers les mots de Pétrarque :

« Vertu contre fureur
prendra les armes, et la bataille sera brève,
car l’antique valeur
aux coeurs italiens n’est pas encore morte. »

Jacqueline Risset, Revue des Deux Mondes, juin 2014, p. 100-105.

*


Voltaire, auteur de la préface à L’anti-Machiavel de Frédéric II de Prusse, écrivit aussi un article du Dictionnaire philosophique sur l’Âne d’or de Machiavel.

De l’âne d’or de Machiavel

On connaît peu l’âne de Machiavel. Les dictionnaires qui en parlent disent que c’est un ouvrage de sa jeunesse ; il paraît pourtant qu’il était dans l’âge mûr, puisqu’il parle des malheurs qu’il a essuyés autrefois et très-longtemps. L’ouvrage est une satire de ses contemporains. L’auteur voit beaucoup de Florentins, dont l’un est changé en chat, l’autre en dragon, celui-ci en chien qui aboie à la lune, cet autre en renard qui ne s’est pas laissé prendre. Chaque caractère est peint sous le nom d’un animal. Les factions des Médicis et de leurs ennemis y sont figurées sans doute, et qui aurait la clef de cette apocalypse comique saurait l’histoire secrète du pape Léon X et des troubles de Florence. Ce poème est plein de morale et de philosophie. Il finit par de très-bonnes réflexions d’un gros cochon, qui parle à peu près ainsi à l’homme :

Animaux à deux pieds, sans vêtements, sans armes,
Point d’ongle, un mauvais cuir, ni plume, ni toison,
Vous pleurez en naissant, et vous avez raison :
Vous prévoyez vos maux ; ils méritent vos larmes.
Les perroquets et vous ont le don de parler.
La nature vous fit des mains industrieuses ;
Mais vous fit-elle, hélas ! des âmes vertueuses ?
Et quel homme en ce point nous pourrait égaler ?
L’homme est plus vil que nous, plus méchant, plus sauvage :
Poltrons ou furieux, dans le crime plongés,
Vous éprouvez toujours ou la crainte ou la rage.
Vous tremblez de mourir, et vous vous égorgez.
Jamais de porc à porc on ne vit d’injustices.
Noire bauge est pour nous le temple de la paix.
Ami, que le bon Dieu me préserve à jamais
De redevenir homme et d’avoir tous tes vices !

Ceci est l’original de la satire de l’homme que fit Boileau, et de la fable des compagnons d’Ulysse, écrite par La Fontaine. Mais il est très-vraisemblable que ni La Fontaine ni Boileau n’avaient entendu parler de l’âne de Machiavel.

Voltaire, Dictionnaire philosophique, 1764.

*


Le Prince de Machiavel

28.11.2012.

François Noudelmann reçoit Patrick Boucheron pour l’édition du Prince de Machiavel (Nouveau Monde).

*


Il Principe, Machiavelli

10.12.2012.

A propos de :

Le Prince, de Machiavel, traduit de l’italien par Jacqueline Risset, présenté par Patrick Boucheron (auteur récemment de : L’entretemps. Conversations sur l’histoire, Verdier).

Illustrations choisies et commentées par Antonella Fenech Kroke, Nouveau Monde éditions (2012).

Invité(s) : Patrick Boucheron, professeur d’histoire du Moyen Âge à l’université de Paris 1.

*


Machiavel a-t-il des descendants ? Angela Merkel est-elle un « nouveau Machiavel » ? C’est la question posée par le sociologue et philosophe allemand, Ulrich Beck, dans Le Monde du 12 novembre 2012. Non, répond Patrick Boucheron : « Pour Ulrich Beck, Angela Merkel est machiavélique car elle ne dit jamais oui ou non, mais toujours "Ouais". Or, Machiavel considère qu’il faut trancher, et décider. La politique est un art du rythme. C’est aussi un art de la guerre imposant d’avoir toujours une stratégie, même en temps de paix. » Débat.

Du machiavélisme au merkiavélisme

22.11.2012

A partir de la réédition du Prince de Machiavel aux éditions Nouveau Monde, présenté par Patrick Boucheron.

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Avec Pascal Ory, Patrick Boucheron, Gérard Mordillat.

Pascal Ory : « L’un des charmes du livre, c’est d’être un beau livre avec une riche iconographie qui va de Léonard de Vinci aux jeux vidéos. Cette iconographie nous mène sur une première piste : comment lire Le Prince en le resituant dans son contexte ? C’est un texte paru de façon posthume, qu’il faut resituer dans son époque, mais c’est aussi un texte recouvert d’interprétations diverses et variées, souvent polémiques. Si on commence par le Machiavel de son temps, on a affaire à quelqu’un qui sait ce que politique veut dire, puisqu’il a exercé des charges importantes auprès des Médicis. C’est aussi un politique vaincu, et un artiste qui se jette à corps perdu dans la bataille de l’écriture. Ce livre nous montre qu’on a affaire à une plume, avec une éloquence qui permet de comprendre Le Prince.
J’ai tenté de reprendre Machiavel en oubliant les commentaires. Quand il écrit vers 1513, c’est sous le coup de la défaite. C’est un républicain vaincu par les Médicis. Dans ce texte, il fait sa cour aux Médicis, et il donne des règles au nouveau sens qu’ils ont imposé à l’Histoire.
Ce qui est frappant avec Machiavel, c’est que même ses contemporains le prennent mal. Aucun camp ne se reconnaît dans l’ouvrage. Le fait qu’il fasse désordre d’emblée est surprenant, car quelque part il pourrait contenter les Médicis.
Ce livre montre que Machiavel est un portraitiste de la Renaissance : il fait le portrait du Prince, comme le ferait Raphaël. Et puis, c’est aussi un art de la guerre : toutes les réflexions sur la guerre ont une stratégie qui commande l’action. »

Gérard Mordillat : « C’est un plaisir d’avoir un tel beau livre en main. Le Prince traverse le temps, et il est toujours notre contemporain. Dans le chapitre où Machiavel analyse comment les princes doivent tenir parole, il évoque l’importance de vivre avec intégrité, et ajoute : « néanmoins, on voit par expérience que les princes qui font de grandes choses ont peu tenu compte de la parole donnée et ont su par ruse circonvenir les hommes »... C’est marrant comme ça évoque des situations contemporaines...
Pour reprendre un terme italien, Machiavel est « furbo », c’est-à-dire malin, rusé, intelligent. Les fausses lectures sont des recherches de recettes du bon gouvernement, mais ce n’est pas ça. La critique des princes se fait à travers l’éloge : c’est là qu’il est superbement intelligent.
Ce n’est pas du cynisme, de la ruse ou de la perfidie. C’est de la sincérité qui fait que ce texte traverse le temps. Pour lui, la seule question est : le prince fait-il bien ou mal ce qu’il a à faire ? »

Patrick Boucheron : « Cet art de gouverner traverse les âges. Machiavel est un écrivain, et le combat politique qu’il mène, il doit le mener avec tous les moyens littéraires qui sont à sa disposition, ce qui inclut la dérision, la provocation, l’humour. Il ne faut pas toujours prendre Machiavel au sérieux pour le comprendre.
Le machiavélisme est un masque. On a appris à détester Machiavel avant même de le lire. Le fait qu’il soit un vaincu de l’histoire est important. Il écrit sa propre défaite, son étrange défaite : ce n’est pas seulement la sienne, celle d’un jeune en politique puisqu’il n’a pas trente ans et qui brûle de retourner dans le jeu ; c’est aussi celle de l’Italie. La pensée politique italienne ne s’en est jamais remise. La défaite de Machiavel l’oblige à inventer un langage nouveau. Arrive quelque chose qu’il n’a pas voulu, qu’il n’espérait pas, et qu’il n’avait aucun moyen pour nommer. Au fond, qu’est-ce qu’un intellectuel ? C’est celui qui nomme avec exactitude les choses quand elles adviennent. Ce que fait Machiavel dans Le Prince, c’est qu’il brise le miroir, et dit ce que le pouvoir est brutalement, et non ce qu’il devrait être.
Contrairement à ce qu’on dit souvent à propos de Machiavel, il n’affirme pas que la fin ne justifie les moyens, parce qu’en politique on ne connaît pas la fin. Une décision politique est par conséquent ignorante de ses conséquences. Il ne s’agit pas de faire le bien, mais de faire bien ce que l’on a à faire. Cette intransitivité du bien est la clé de Machiavel. »

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Sons diffusés :
Marcel Gauchet dans Radio Libre, le 14 avril 2001
Alberto Asor Rossa dans Une vie une oeuvre, 24 janvier 1991
Extrait de la fiction Le Prince, réalisée par Claude Guerre, le 15 avril 2001 sur France Culture.

*


Dans Le Journal du Dimanche du 27 février 2011, Philippe Sollers distille quelques conseils aux prétendants supposés à la fonction suprême de la Ve République. Les plus en vue sont alors Nicolas Sarkozy et DSK (on connaît le sort de ce dernier). L’actualité récente montre à l’évidence que le président Hollande, manifestement mal « conseillé » et peu chanceux en amour, aurait dû ou pourrait s’en inspirer (s’il n’est pas trop tard). Quant à Sarkozy, son retour étant désormais probable...

Machiavel (encore)


Je ne saurais trop recommander à Nicolas Sarkozy et à DSK, pour leurs longs et intéressants voyages en avion, la lecture (je n’ose pas dire la relecture) du Prince, de Machiavel [1]. Pour Sarkozy, ceci :

« La première conjecture qu’on fait d’un souverain et de sa cervelle, c’est de voir les hommes qu’il tient autour de lui. »

Et ceci :

« Quand tu vois un ministre penser plus à soi qu’à toi, et qu’en tous ses maniements en affaires il regarde à son profit, ce ministre ne vaudra jamais rien et tu ne dois pas t’y fier. »

C’est peu dire qu’un remaniement ministériel s’impose au Prince : il doit être exaspéré par les énormes gaffes à répétition qui l’entourent. Sarkozy est-il naïf ? Abusé ? Victime des flatteurs ? A la recherche de conseillers plus intelligents ? Qu’il m’appelle : je suis l’avenir, l’espoir, l’innovation. Qu’il médite, surtout, cette pensée :

« Les hommes se découvrent à la fin méchants, s’ils ne sont pas, par nécessité, contraints d’être bons. »

Pour le circonspect DSK, conseil du Prince :

« Si quelqu’un se gouverne par circonspection et si le temps et les affaires tournent de telle sorte que sa manière soit bonne, il réussira ; mais si la saison change, il sera détruit parce que lui, il ne change pas sa façon de faire. »

Avertissement :

« Ainsi l’homme circonspect, quand il est temps d’user d’audace, en est incapable, et c’est la cause de sa ruine ; et si son naturel changeait avec le vent et les affaires, sa fortune ne changerait pas. »

Mieux :

« Je crois qu’il vaut mieux être hardi que prudent, car la fortune est femme, et il est nécessaire, pour la tenir soumise, de la battre et de la maltraiter. »

Ah, ces Italiens ! Des misogynes incorrigibles !
Pourtant, le 10 juin 1514, Machiavel écrit à un ami :

« Amour ne tourmente que ces gens-là qui prétendent lui rogner les ailes ou l’enchaîner quand il lui a plu de venir voler à eux. Comme c’est un enfant, et plein de caprices, il leur arrache les yeux, le foie et le coeur. Mais ceux qui accueillent sa venue avec allégresse, et qui le flattent et le laissent s’envoler quand il lui plaît, et quand il revient l’acceptent volontiers, ceux-là sont toujours certains de ses faveurs et de ses caresses, et de triompher sous son empire. »

Le 3 août, il ajoute :

« Dans mes amours, je trouve toujours plaisir et bonheur. »

Voilà une politique !

Philippe Sollers, Le Journal du Dimanche, 27 février 2011.

*

Nicolas Machiavel, Oeuvres diverses
Oeuvres de Machiavel en italien
Le Prince (traduction Amelot, 1682)
Toni Negri, Machiavel selon Althusser

*

[1Giono a écrit plusieurs préfaces aux oeuvres de Machiavel. Cf. Du bon usage de Machiavel .

[2Nietzsche, Par delà le bien et le mal, § 28. Cité également par Jacqueline Risset (voir plus bas). Dans mon vieil exemplaire, voici le passage intégral :
« Mais comment la langue allemande, même dans la prose d’un Lessing, pourrait-elle imiter l’allure d’un Machiavel qui dans son Prince nous fait respirer l’air sec et subtil de Florence et ne peut s’empêcher d’exposer les questions les plus graves à une impétueuse allure d’allegrissimo, non peut-être sans un malin plaisir à oser ce contraste : des pensées longues, lourdes, dangereuses, sur un rythme de galop de la plus insolente bonne humeur. »

[3Francesco Guicciardini, I Ricordi, Conseils et avertissements en matière politique et privée, traduit de l’italien par Françoise Bouillot et Alain Pons, présentation par Alain Pons, éditions Ivrea, Paris, 1998. Textes de Guichardin en italien.

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1 Messages

  • Albert Gauvin | 8 mars 2015 - 13:57 1

    Machiavel contre l’humanisme républicain ?

    Dans une passionnante biographie, Jean-Yves Boriaud retrace la vie de Machiavel, "alias" Niccolo Macchiavelli, et rappelle que son maître-ouvrage, "Le Prince", en privilégiant l’efficacité politique sur la morale, a éclipsé l’inscription de sa pensée dans le républicanisme. Extraits.