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Les sous-sols de l’écriture
par Olivier Rachet, 8 Décembre 2021
Dostoïevski comme viatique, dans « un monde qui peine à gérer son âge numérique et viral ». Voilà tout l’enjeu de l’essai foisonnant d’intelligence que publie aujourd’hui Julia Kristeva, Dostoïevski, Face à la mort, ou le sexe hanté du langage. Lecture ardue, difficile peut-être pour qui n’est pas familier des romans russes et de leur dialogisme. Kristeva découvre l’auteur de Crime et châtiment à travers le livre que lui consacra en son temps Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski, dans lequel celui-ci mettait en lumière la dimension carnavalesque et polyphonique d’une œuvre sur laquelle il n’est pas aisé d’avoir prise. « Les personnages de Dostoïevski, commente ainsi Kristeva, sont faits pour parler : explications, disputes, embrouilles, scandales, mise à mort en rêve et bien souvent pour de vrai, tout en parlant et pour en reparler. Puissance et impuissance du Verbe. » On songe aux pages étincelantes de L’Idiot, des Frères Karamazov ou des Démons, dans lesquelles les interrogations métaphysiques flirtent en permanence avec des discours de grande vacuité sociale. Quand la morale prospère sur le terreau fertile de l’ignorance, de l’angoisse et de cette petite volonté de puissance diagnostiquée par Nietzsche. On peut souffleter un être qui vous agace ou parlementer avec le diable, c’est tout comme.
Kristeva revient sur cet épisode connu de la vie de Dostoïevski au cours duquel, face à un peloton d’exécution, la grâce lui fut in extremis accordée. S’ensuivirent des années de bagne qui préfigurent sans doute ce que furent au XXème siècle les camps nazis ou staliniens ; ou ce que représentent aujourd’hui les camps d’internement des Ouïgours. C’est que pour Dostoïevski, le crime est le principal écueil sur lequel viennent buter toutes les relations, aussi bien familiales que sociales. Du meurtre du père évoqué dans Les Frères Karamazov à celui de la logeuse de Crime et châtiment, la question toujours en suspens reste celle de l’anéantissement de l’autre (aussi bien de mon frère que de l’autre en soi, étrangers à nous-mêmes, écrivait ainsi Kristeva) : « Entre la cruauté et la grâce, il n’y aurait pas d’autre pardon au crime que de l’écrire. » Le crime, que l’on peut appeler aussi péché originel, est la face visible du mal, et la marque de notre incomplétude originelle. Au commencement, si vous préférez, est toujours un projet plus ou moins conscient de disparition de l’autre. Ainsi sommes-nous faits : « Le petit humain est né inachevé : un néotène, dépendant et paniqué, qui s’arrache de son contenant maternel, dégoût, vomissements et spasmes de rire. Son Moi naît dans l’abjection, elle va le poursuivre dès qu’il lui arrive de renaître, c’est-à-dire d’aimer. » Et la frérocité chère à Lacan s’écrit au présent dans ce chef-d’œuvre incomparable que reste pour moi Les Frères Karamazov.
En digne héritière de Derrida dont elle a souvent commenté le travail, Kristeva revient sur les êtres de langage que les personnages de Dostoïevski sont les uns pour les autres. Comme le suggère le sous-titre du livre, emprunté à une citation de Sollers, l’essentiel ne se laisse pas voir et encore moins capturé par une image, mais se nourrit de toutes les tensions (désirs, angoisses ou pour le dire en termes plus freudiens, parricide ou inceste) qui traversent les êtres de parole que nous sommes. « Nos étrangetés ne se découpent pas ni ne disparaissent, écrit l’auteure, mais se complètent et se compensent en résonance, en écho : portées par les voix plutôt que capturées par l’image, rhapsodies oratoires noyant le ‘stade du miroir’ ». Ou pour le dire avec les mots d’un personnage de L’Idiot qui se reconnaît dans Le Christ mort de Holbein : « Est-il possible de percevoir dans l’image ce qui n’a pas d’image ? » Interrogation d’un « orphelin des iconophiles » sur laquelle Kristeva revient dans des pages là encore éblouissantes d’intelligence, non pour ranimer une querelle vieille de plusieurs siècles, mais pour éclairer notre méconnaissance de ce qui se joue entre image et icône, dans cette double tradition occidentale et orthodoxe établissant un partage du visible que nous persistons à ignorer. « L’icône n’est pas une image », mais bien plutôt « un graphein, un écrire qui peint ». Elle est « une trace sensible, nullement un spectacle. »
Impossible au final de réduire l’œuvre de Dostoïevski à quelque phrase passe-partout que ce soit, à un roman plutôt qu’un autre. Un viatique, disions-nous au départ, oui, si l’on accepte d’entrer et de perdre pied dans une plurivocité de discours, dans une sorte de pari pascalien sans cesse relancé comme un risible coup de dés dont on ne sait quel hasard il peut bien encore abolir. Kristeva poursuit ici avec bonheur la réflexion qui l’accompagne depuis de nombreuses années par laquelle elle cherche à comprendre comment s’articule en chacun de nous un irrépressible besoin de croire et une non moins séditieuse envie de savoir. « Accouplé à l’homme et cependant impensable par lui, Dieu n’est pas mort : il implose dans l’homme. » Et c’est cette implosion que nous n’arrivons toujours pas à penser ; ce livre nous y aide sans conteste.
Olivier Rachet
Holbein, Le Christ mort.
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