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Gilles Kepel : « Il n’y a pas d’état de guerre en France »

D 28 décembre 2015     C 4 messages Version imprimable de cette Brève Version imprimable   

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Gilles Kepel./ Photo C. Hélie, Gallimard.

L’année 2015 aura été marquée en France par des actes terroristes jamais vus jusqu’alors : en janvier l’attaque de la rédaction de Charlie hebdo et de l’hyper cacher ; en novembre dernier celles contre le Bataclan et des terrasses parisiennes. Depuis plus d’un mois, l’état d’urgence est décrété, l’enquête sur les attentats progresse et la révision constitutionnelle promise par le Président Hollande se dessine. Mais les politiques ont pris la mesure des événements ? Prennent-ils les bonnes options ?

Spécialiste de l’islam et du monde arabe contemporain, Gilles Kepel, qui publie « Terreur sur l’hexagone », un ouvrage retraçant le basculement vers le djihad « de troisième génération » – celui-là même qui a frappé la France en 2015 – répond à nos questions.

État d’urgence, perquisitions administratives… Que vous inspirent les réponses politiques apportées au phénomène terroriste ?

Les mesures de police, l’état d’urgence, ce sont des mesures symptomatiques. Comme quand on met un garrot pour stopper un saignement. Faisons attention à ne pas tomber dans le piège tendu par Daesh, qui veut réduire la capacité démocratique de la France. D’autant qu’en novembre 2015, Daesh a raté sa cible.

En quoi ont-ils « raté leur cible » ?

L’économie politique du terrorisme djihadiste est à la fois fragile et double : d’une part il faut sidérer l’adversaire, l’obliger à se raidir, et d’autre part, il faut galvaniser les sympathisants pour avoir des soutiens. Or, contrairement au 7 janvier, on peine après le 13 novembre à trouver des gens qui expriment publiquement le moindre soutien à Abaaoud, le cerveau présumé du 13 novembre et à ses comparses. Le fait que ces attaques aient ciblé la jeunesse, dans laquelle il y avait aussi de jeunes musulmans, a suscité un rejet massif.

Nos responsables politiques ont-ils perçu ce changement ?

Je ne suis pas complètement sûr que les autorités françaises se soient donné les moyens d’analyser ce phénomène dans ses dimensions politique et culturelle. Le fait que les cercles gouvernementaux, tenus par la haute fonction publique, soient totalement coupés de la réflexion universitaire sur ces sujets les amène à faire des erreurs d’appréciation.

Vous parlez d’une coupure avec le monde universitaire. Avez-vous personnellement été sollicité, en tant que spécialiste, par l’exécutif ?

J’ai remis, le 15 janvier dernier, un rapport à Manuel Valls. Ce rapport, qui était le produit d’une mission menée dans 23 pays après avoir interrogé près de 300 personnes, évoquait la situation catastrophique de l’étude du monde arabe et de l’islam en France, qui est pourtant fondamentale. Ce rapport a été enterré sous la pression des réseaux proches des partis politiques, qui ont leurs propres experts – généralement bidon – et de la haute fonction publique.

Il existerait donc une forme de cécité de nos élites ?

Oui, et j’en veux pour preuve le discours de François Hollande, qui a déclaré que nous étions en guerre contre une armée djihadiste. En France, il n’y a pas d’état de guerre. Et nous ne sommes pas menacés par une armée de djihadistes. Si l’on regarde les parcours d’Abaaoud et consorts, on voit surtout des méthodes de truands, qui ont mitraillé des gens à la terrasse des cafés. Abaaoud, lorsqu’il a pris la fuite, a sauté par-dessus le tourniquet du métro de la station Croix de Chavaux à Montreuil, s’est réfugié avec des Roms sur un talus de l’A86, avant de finir dans un squat où il a été liquidé…

Vous expliquez que les événements de 2015 sont la conséquence d’un processus entamé en 2005, avec les émeutes de Clichy Sous-Bois ? Mais comment a-t-on pu laisser prospérer cette situation ?

On a préféré ne pas voir. Et puis on a raté le virage de ce djihadisme de troisième génération, construit sur Youtube et les réseaux sociaux, théorisé par Abou El Mansouri et diffusé dans « l’incubateur carcéral » qu’est devenue la prison. L’administration pénitentiaire fait face à un gros problème : en déléguant la paix sociale au caïdat comme on l’a déléguée en banlieue aux salafistes, on favorise la radicalisation. La prison permet de « répandre la bonne parole » Imaginez qu’en 2005, à Fleury-Mérogis, vous avez Djamel Beghal — qui est le principal idéologue d’Al Qaeda — enfermé au quatrième étage, et en dessous Cherif Kouachi et Coulibaly. Et ces gens-là communiquent…

Vous évoquez Abou El Mansouri et son « appel à la résistance islamique mondiale », publié en 2005 et qui, lui aussi, est passé inaperçu…

Ce texte, que certains spécialistes ont pris pour une vague feuille de route, c’est le mode d’emploi du djihadisme moderne. Il prône, contrairement au djihadisme pyramidal d’Al Quaeda, un djihadisme par le bas, fait d’actions isolées. Cela a plutôt bien fonctionné jusqu’ici, même si le 13 novembre en marque les limites.

Quelles sont ces limites ?

Ceux qui commettent ces actes ne sont pas mandatés par une organisation qui avait tout prévu, comme c’était le cas avec Ben Laden. Ils se lancent un peu dans le vague. Ils ont tué beaucoup de monde, comme peuvent le faire des truands. Mais ils ont été incapables de faire exploser leurs ceintures au Stade de France, et la fin misérable d’Abaaoud est bien le signe qu’on n’a pas une armée en face de soi. Agir comme une armée face à ces gens-là, c’est se tromper de cible. Et c’est aussi prendre le risque, alors qu’ils sont en train d’être isolés au sein de leurs sympathisants, de les remettre en selle.

Votre analyse de la montée parallèle du Front National et du radicalisme djihadiste a suscité la colère de Marine Le Pen. Qu’en avez-vous pensé ?

L’un se nourrit de l’autre, et inversement. Madame Le Pen prospère sur le terrorisme et la peur qu’il inspire et Daesh voit d’un très bon œil la progression du Front National. Parce que cela va favoriser la stigmatisation de la population musulmane que Daesh pense pouvoir réunir derrière sa bannière. De mon point de vue, Madame Le Pen a surréagi, en utilisant d’ailleurs des photos de Daesh… Mais ce qui est intéressant c’est que la France, dont nos compatriotes musulmans, n’a pas réagi comme pouvaient l’imaginer le Front National et Daesh] [1]. Il y a d’abord eu ce vote du deuxième tour. Puis, contrairement aux attentats de janvier, les musulmans français ont pris la parole pour défendre leur religion face à la captation qu’en faisaient les salafistes et les djihadistes. C’est une réaction totalement différente.

Propos recueillis par Samuel Ribot, ALP (La Dépêche)

Chronique matinale sur France Culture : Le Monde selon Gilles Kepel.

« Terreur dans l’Hexagone, Genèse du djihad français »

Gilles Kepel (avec Antoine Jardin). Gallimard. 21 €.

Parution : 15-12-2015

Pendant les dix ans qui séparent les émeutes de l’automne 2005 des attentats de 2015 contre Charlie Hebdo puis le Bataclan, la France voit se creuser de nouvelles lignes de faille. La jeunesse issue de l’immigration postcoloniale en constitue le principal enjeu symbolique.
Celle-ci contribue à la victoire de François Hollande aux élections de 2012. Mais la marginalisation économique, sociale et politique, entre autres facteurs, pousse certains à rechercher un modèle d’« islam intégral » inspiré du salafisme et à se projeter dans une « djihadoshère » qui veut détruire l’Occident « mécréant ».
Le changement de génération de l’islam de France et les transformations de l’idéologie du djihadisme sous l’influence des réseaux sociaux produisent le creuset d’où sortiront les Français exaltés par le champ de bataille syro-irakien. En 2015, plus de huit cents d’entre eux le rejoignent et plus de cent trente y trouvent la mort, sans compter ceux qui perpètrent leurs attentats en France.
Dans le même temps, la montée en puissance de l’extrême droite et les succès électoraux du Front national renforcent la polarisation de la société, dont les fondements sont aujourd’hui menacés de manière inédite par ceux qui veulent déclencher, dans la terreur et la désolation, la guerre civile.
C’est à dénouer les fils de ce drame qu’est consacré ce livre. Gallimard

LIRE AUSSI : Gilles Kepel : Les services de renseignement ont raté la mue du djihadisme pdf


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4 Messages

  • A.G. | 18 juillet 2016 - 11:35 1

    Entretien avec Gilles Képel, spécialisme du terrorisme islamiste. Auteur de « Terreur dans l’Hexagone » (Gallimard)

    Qu’est-ce que le drame de Nice change dans votre analyse du terrorisme ?

    Le mode opératoire m’a tout de suite frappé. Il s’inscrit dans un certain nombre d’instructions données depuis longtemps par différents idéologues du djihadisme. Depuis Souri en 2005 jusqu’aux sites de Daech aujourd’hui. Des instructions qui incitent à tuer des gens par tous les moyens, dans les pays « d’impiété ». Y compris, et c’est réitéré à plusieurs reprises, en les écrasant avec un véhicule. Cela pour créer l’horreur, et aboutir à des contre réactions.

    Du type ?

    A des pogroms antimusulmans, qui permettront de déclencher une sorte de guerre d’enclave, aboutissant à la guerre civile et finalement à la destruction de l’Europe et à l’avènement sur ses ruines du califat mythique. Dans un premier temps, on est tributaire de ce cadre idéologique. Le deuxième facteur, c’est qu’on a l’impression qu’il y a eu un recentrage délibéré sur la commission d’actes à très forte portée symbolique et politique.

    Après les bombes, les fusils, les couteaux, là c’est un camion qui a été utilisé.

    C’est un acte de guerre commis avec un instrument du quotidien. Un peu comme les avions du 11 septembre. Un couteau c’est fait pour tuer, c’est une arme reconnue. Un camion ou un avion, c’est fait pour transporter. En ce sens, l’impact symbolique est très fort. Il reprend d’ailleurs une sorte de fantasmatique hollywoodienne. Les tours c’était les tours infernales, le camion c’est l’image de ces énormes camions américains qui poursuivent des voitures.

    Le choix du 14 juillet ?

    Cela détruit un symbole républicain censé souder la Nation dans une dimension festive, qui fonde en France les libertés publiques, la démocratie, l’égalité, la chute de l’arbitraire royal. Cela le fait voler en éclat. A tel point que le président annonce la levée de l’état d’urgence dans son discours du 14 juillet. Et évidemment, à cause du drame de Nice, il est obligé de revenir, douze heures après, sur sa promesse. L’intrusion du camion fait donc éclater aussi le discours politique et accroit le doute dans l’esprit de la population envers la capacité de la classe politique à diriger le pays. De ce point de vue, c’est redoutable.

    Le profil du terroriste surprend, avec cette radicalisation ultra rapide...

    Il suffit d’un individu. Et en l’occurrence on a le sentiment qu’il était assez isolé, dépressif. Un peu comme dans le cas de Magnanville, il s’est emparé de l’idéologie de Daech pour donner cours à une sorte de projet personnel, de projet suicidaire. On a passé encore un stade, car il n’y a pas eu de revendication par lui-même. Celle de Daech dit simplement que l’attaque de Nice a été faite par un « soldat » de l’Etat islamique en rétorsion aux attaques menées par les pays de la coalition. Il n’est pas nommé. On n’est même pas sûr qu’il y ait eu un lien ou des instructions. D’une certaine façon, c’est terrible. Cela fait naître du soupçon partout. Cela montre que les instruments de l’Etat, là-dessus, sont inefficients.

    Comment la société doit-elle réagir, vivre ce moment ?

    Je crois qu’il n’est plus guère possible de déléguer, purement et simplement, aux autorités de l’Etat la question de la menace du terrorisme djihadiste, et de faire comme si c’était, au fond, une histoire entre les djihadistes et l’Etat. Aujourd’hui, très clairement, c’est une menace qui touche chacun d’entre nous. Citoyens comme résidents, jeunes comme vieux, quelque que soit l’appartenance religieuse. Je pense qu’on est en train d’évoluer. La prise en compte de cette menace doit être faite désormais par l’ensemble de la société.

    De quelle manière ?

    Le seul moyen de vaincre ce type de terrorisme, c’est la mobilisation de la société. Et en particulier, la mobilisation de tous ceux qu’ils voudraient considérer comme des sympathisants. Les Alpes maritimes sont le deuxième département exportateur de djihadistes après la Seine St Denis. J’y ai mené des travaux, notamment un certain nombre de débats avec des familles de jeunes partis au djihad. J’ai été très frappé par le fait que, dans ces familles, je ne rencontrais que très rarement des pères. On a une disparition de l’autorité paternelle à laquelle se substitue un groupe de pairs radicalisés qui disent la loi. Je crois que si on n’a pas aujourd’hui une responsabilisation de la famille, du noyau familial, on ne pourra rien faire.

    Mais les familles se sentent souvent seules aussi...

    Il y a un travail éducatif à faire. Si l’école et les familles ne travaillent pas ensemble, on pourra donner tous les moyens à la police ou à la surveillance, ce ne sera qu’un cautère sur une jambe de bois. Une sorte de réarmement moral de la société, de resserrement de celle-ci, se pose comme question. Parce que c’est l’asphyxie de ces mouvements qui est en jeu.

    Que pensez-vous des réactions de la classe politique ?

    Hormis quelques exceptions, elles n’ont pas du tout été au niveau du défi. Chacun fait prévaloir ses intérêts privés sur l’intérêt suprême d’une nation qui est meurtrie. Je crois que c’est un mauvais calcul. La distance ou la défiance que ce type de comportement suscite risque d’aliéner encore plus l’électorat des partis traditionnels. En ce sens, cela peut faire le jeu de Daech, en radicalisant le débat dans des attitudes identitaires. Ouest France


  • A.G. | 15 juillet 2016 - 23:00 2

    Réseaux terroristes, djihadisme mondial, réaction de l’Etat et de la société... Après l’épouvantable attaque au camion qui a endeuillé le 14 juillet à Nice, les Matins d’été tentent une analyse du drame avec Gilles Kepel.


  • A.G. | 20 mars 2016 - 01:45 3

    Fusillade à Bruxelles : comment nommer ce nouvel épisode ?
    De l’ambiguïté du mot "radicalisation". De la spécificité du djihadisme. France Culture, 16-03-16.


  • Albert Gauvin | 20 février 2016 - 18:12 4

    Les leçons du 13 novembre 2015
    Intervenants :
    Gilles Kepel : Spécialiste de l’islam et du monde arabe contemporain, Gilles Kepel anime le séminaire « Violence et dogme » à l’École normale supérieure et enseigne à l’Institut d’études politiques de Paris.
    _ Raphaël Liogier : sociologue et philosophe, professeur des universités à l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence et dirige l’Observatoire du religieux. France Culture, 20 février 2016.