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Pascal Quignard : Les Désarçonnés

D 4 octobre 2012     C 1 messages Version imprimable de cette Brève Version imprimable   

La grande librairie (04 octobre 2012)

<br / (durée : 15’09")
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La critique de Jacques Henric


Comment, étant de son temps, un écrivain peut-il ne pas être en guerre contre ce temps ; comment peut-il ne pas s’y trouver seul ; comment peut-il ne pas vouloir ce que son temps, ce que ses contemporains veulent ? L’histoire littéraire abonde en exemple de jeunes hommes en colère, de révoltés, de libertaires, d’esprits anarchisants et subversifs, voire de révolutionnaires cherchant à détruire un ordre politique ou social existant, à mettre à mal les morales, les religions, les cultures et les idéologies de leur temps. Et si notre époque actuelle ne semble plus guère appeler de telles figures d’insoumission — quelques-unes se manifestant apparaîtraient vite comme anachroniques, incongrues — c’est que nos existences de plus en plus contrôlées, limitées, encadrées, répertoriées, surveillées, comprimées et protégées par de solides ceintures de chasteté ont découragé toute velléité de mettre fin à un état de sujétion, voire de servitude volontaire. Ou, n’est-ce pas, plus gravement, selon le précoce diagnostic établi par Botho Strauss dans son essai le Soulèvement contre le monde secondaire publié en Allemagne en 1993, que ces figures de relèveraient d’un concept propre à au 19ème siècle, « l’émancipation », qui aux yeux de l’écrivain était à la source des erreurs à longue portée dont le siècle suivant et le nôtre en cours sont l’objet. L’émancipation sociale ne pouvant créer que des affranchis et non des gens libres, la dialectique de l’histoire, explique Botho Strauss, citant le poète néo-romantique Rudolf Borchardt, a pour conséquence que lorsque « ce sont les affranchis qui dominent, ce n’est pas le commencement de la liberté mais la fin de celle-ci ». Alors… ?

Que de dégringolades de cheval !

Alors, sans doute y a-t-il urgence à rompre avec cette dialectique-là. À ces postures héroïques d’hommes dressés contre les diverses tyrannies dont tout État, aussi démocratique semble-t-il être, est porteur, ne faudrait-il pas, pour échapper à la dévastation en cours, substituer aux nobles figures des chevaliers de la liberté, haut dressés sur leurs arçons, requis pour faire le procès du monde et lutter pour le bien de l’humanité, et prendre de face le réel, ne faudrait-il pas d’autres figures ? Des figures de non-héros ayant pris la mesure de ce réel, ayant compris qu’il nous enveloppait et requérait, pour s’en libérer, des stratégies tout autres que l’affrontement direct ?

Un écrivain, un des plus singuliers de notre époque, Pascal Quignard, nous propose dans le dernier volume paru de sa série Dernier royaume un saisissant ensemble de ces figures et de leurs stratégies. Plus de fiers cavaliers dressés sur leur selle et chargeant héroïquement l’ennemi, façon Claude Simon brandissant son sabre contre les avions allemands, mais des hommes quittant les arçons et chutant. Les Désarçonnés, tel est le titre de ce grand traité d’amorale, de cette sorte de nouvelle somme a-théologique (Bataille : l‘écrivain que Pascal Quignard a « préféré lire au 20ème siècle »).

Il est impressionnant le nombre de personnages célèbres, de la mythologie, de la littérature, de l’Histoire, l’ancienne et la contemporaine, qui ont fait la culbute de leur cheval : Lancelot, Agrippa d’Aubigné, saint-Paul, Abélard, Pétrarque, Montaigne, Brantôme… Ce ne sont pas que les corps qui sont désarçonnés, l’âme suit. Chaque dégringolade est un renversement dans le temps, dans le cours d’une vie, dans l’ordre du monde. Chacune est une mort et une résurrection. Saül est aveuglé, il tombe, il renaît en Paul. Au sein de l’aventure humaine, l’homme ne (re)naît que d’une aventure temporelle singulière. C’est cette incarnation dont parlait Merleau-Ponty, dans l’Œil et l’esprit, qui pose son homme en un éclair. L’événement salvateur peut être de plusieurs natures, un accident, la mort d’un proche, une lecture, un nouvel amour. Il peut être de l’ordre du miracle ou du ratage. Même la mort n’est pas un démenti à l’incarnation. Hélas, les « indésarçonnables » sont nombreux, constate Quignard, ils sont la masse. Certes, leur sort n’est pas souhaitable, ajoute-t-il. Comme celui de ce Arsace, un héros de Lucien, dont il cite l’exemple, ils chevauchent à jamais leur cheval chez les morts. Jamais nés, jamais incarnés. C’est leur histoire, et la façon qu’un homme qui écrit a d’échapper à leur pesant agrégat mortifère, que raconte Quignard, poursuivant une « expérience fondamentale ». [...]

Jacques Henric, art press 393, octobre 2012.

Le texte intégral

Lire aussi la critique de Jérôme Garcin, Pascal Quignard : « Ici, je suis hors d’atteinte »
et celle de Pierre Assouline, Pascal Quignard : « Lâchez prise ! ».

Et, de Philippe Bonnefis, Pascal Quignard, Son nom seul (Galilée, 2001).


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1 Messages

  • A.G. | 16 novembre 2012 - 19:31 1

    Quignard n’aime pas les hommes

    par Aude Lancelin

    L’homme est le plus parfait des animaux de proie pour Baudelaire. Trop indulgent encore, le poète de Mon cœur mis à nu. L’homme est le pogromiste à travers les âges pour Quignard. L’homme est celui qui ne renoncera jamais au lynchage ni à la guerre, ses plus puissants narcotiques face à l’angoisse. L’homme est le « tous contre un » dès qu’il est plusieurs. L’homme n’est à peu près homme que depuis si peu de temps au fond, à peine quelques dizaines de milliers d’années, et pour si peu de temps encore, se dit-on en refermant les Désarçonnés (Grasset), le nouveau livre, merveilleux et terrible, de Pascal Quignard.

    Un des passages les plus impressionnants de ce septième volume de la série le Dernier Royaume — qui lui valut un Goncourt en 2002 — consiste, de la part de Quignard, à aller jusqu’à dénier aux hommes l’originalité même du christianisme, ce coup de force par lequel la loi du talion fut contestée, la force de la faiblesse célébrée. « Regardez le regard du cerf, écrit-il, tout à coup immobile, au haut de la colline, quand ses oreilles tournent vers un son mystérieux, quand ses oreilles s’embuent de peur ou de détresse. » La terreur de la prédation précède l’humanité, conclut l’auteur. Le désir de l’inverser, de la renverser, de la piéger à son propre jeu, n’a rien de spécifiquement humain, et dans cette affaire la ruse chrétienne n’aura été qu’une brève tentative parmi d’autres.

    Plutôt que de prêter le moindre crédit aux mensonges humanistes, c’est à une sorte de réensauvagement qu’engage l’auteur. Le mal est résolument dans la grégarité, dans la meute, le salut passera toujours par l’esseulement, la fragmentation, l’individualisation, et ce n’est pas un hasard si le plus grand écrivain français reste pour lui le duc de La Rochefoucauld, l’auteur des Maximes, chef de file d’une sédition pessimiste contre l’espèce entière.

    Issu d’une famille qui eut affaire à la police sous l’Occupation, l’auteur note, au passage, que la devise des siens aurait pu être : « Méfie-toi de la SNCF. Méfie-toi de la RATP. Méfie-toi des gendarmes qui sonnent à ta porte. Méfie-toi des compagnies “républicaines” de sécurité. Songe sans cesse à Drancy, qui suit Pantin, qui précède Roissy. » On aurait tort, pourtant, de ramener la longue méditation menée par Quignard, depuis dix ans déjà, à quelque point biographique que ce soit, aussi puissamment explicatif qu’il paraisse.

    De quel noyau de nuit s’adresse à nous ce grand écrivain du ravage ? Toujours Quignard se tient, lorsqu’il écrit, aux côtés du nouveau-né hurlant de peur et de faim. Toujours il se tient aux côtés de ces vies hyperboliquement persécutées que menèrent les hommes dans les camps, et, plus singulier encore, aux côtés de ces hommes du paléolithique, trop menacés pour avoir d’autre projet que celui d’atteindre vivants la nuit suivante. De toutes ces expériences inhumaines, ou antéhumaines, Quignard aura réussi en sept livres fascinants à faire la vérité même de notre condition. Par là il aura plus fait pour réveiller ses contemporains que tous ceux qui prétendent les aimer.

    * Article publié dans le numéro 812 du magazine Marianne paru le 10 novembre 2012.