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André Glucksmann, philosophe de l’indignation

D 10 novembre 2015     A par Viktor Kirtov - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


13/11/2015 : Ajout sections :
« Éloge du chardon - André Glucksmann », documentaire de la collection Empreintes.
« André Glucksmann : Voltaire, reviens » par Pascal Bruckner
André Glucksmann par Michel Foucault
Quand André Glucksmann analysait le nihilisme contemporain

André Glucksmann est mort, dans la nuit du 9 au 10 novembre 2015, au soir de l’anniversaire de la chute du mur de Berlin et de l’effondrement du régime soviétique qui a suivi, régime qui avait attiré ses colères médiatiques célèbres, même s’il avait commencé par être communiste. Comme Sollers il avait aussi, un temps, été subjugué par Mao. Il faisait le lien entre deux générations d’intellectuels, celle des Sartre, Aron et Foucault et les « nouveaux philosophes » ayant formé un groupe en rupture avec le marxisme dans les années 1970. Avec Bernard Henri-Lévy, ils prolongèrent la figure de l’intellectuel influençant la vie politique. C’est ainsi qu’avec BHL, ils intervinrent à propos de la guerre des Balkans, en faveur de la Bosnie, auprès de François Mitterrand.


André Glucksmann avec Sartre et Aron en 1979, à l’Elysée
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Dans Littérature et politique de Philippe Sollers, un recueil de chroniques, on trouve celle-ci du 30 juillet 2000, évoquant André Glucksmann à propos d’une de ses dénonciations de la Russie de Poutine. Déjà !

Il ne faut pas être tchétchène

André Glucksmann, dans Le Monde du 13 juillet, a publié un long article accablant pour la Russie : « Un mois dans le ghetto tchétchène. » Il a en tête Les Possédés, de Dostoïevski (voilà un livre à relire cet été), et il a raison. « Jeter de l’huile sur le feu, encourager l’escalade des extrêmes, incendier les têtes, les cœurs et les rues, les jeux favoris des Possédés de Dostoïevski annonçaient Lénine. Lequel tira les marrons du feu et parvint à corrompre une partie de l’intelligentsia mondiale. On imagine combien les banques et les hommes d’affaires, séduits à leur tour, résisteront mal aux entreprises de corruption mentales et financières machinées par les nouveaux possédés de Moscou. » Est-ce que Glücksmann n’exagère pas, comme tous les anciens gauchistes ? Poutine « possédé » ? Mais non, regardez-le pousser Blair du coude, et l’autre de se retourner et de lui dire bonjour comme à un vieux copain. Il est membre du club, Poutine, un peu récent, c’est vrai, mais il va s’améliorer. On lui fera faire des croisières. Qu’il massacre quelques Tchétchènes pendant ce temps, en dehors des caméras, bien sûr, ce n’est pas si terrible. Il faut quand même lire Glucksmann : « Les conflits d’intérêts divisent l’équipe au sommet. Les héritiers des organes vétéro-staliniens roulent des mécaniques pour brider la moitié de la Russie, qui désespère, tant sa vie se dégrade. Les oligarques aux poches pleines s’affichent indispensables, vu les bonnes relations qu’ils garantissent avec l’Occident créditeur. Les protagonistes s’entre-déchirent en vertu des lois de la concurrence mafieuse. L’issue reste en suspens, chacun demeure solidaire des autres, mais aiguise ses couteaux. » Pauvre Russie ! Il y a eu le cuirassé Potemkine, il y a maintenant le Sedov poursuivi pour dettes. Vous avez des dettes, Poutine ! Reprenez donc un peu de saké.

30/07/2000

Philippe Sollers,
Littérature et politique

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André Glücksmann en 2004.
Gérard Rondeau / Agence VU

Les hommages du monde politique et littéraire

Après la mort du philosophe français André Glucksmann, des personnalités du monde littéraire et politique ont voulu lui rendre hommage. François Hollande, Manuel Valls ou encore Nicolas Sarkozy ont loué son courage et son engagement pour la liberté. Côté littéraire, Pascal Bruckner, Caroline Fourest ou Bernard Henri-Levy ont salué un homme talentueux et engagé.

« André Glucksmann portait en lui tous les drames du XXe siècle. Fils de réfugiés dans les années 1930, il avait connu le sort des enfants juifs cachés pendant la deuxième guerre mondiale. Ancien assistant de Raymond Aron à la Sorbonne, André Glucksmann a toute sa vie durant mis sa formation intellectuelle au service d’un engagement public pour la liberté . », écrit l’Elysée dans un communiqué.

« Un homme entier »

« Je connaissais André Glucksmann. » Pour « beaucoup de ma génération, André Glucksmann, comme Bernard Henri-Lévy, ont particulièrement compté dans la prise de conscience de ce que représentait le totalitarisme et dans mon engagement politique. C’était un homme entier, qui s’engageait, parfois quitte à se tromper. C’était un philosophe qui portait un regard sur la politique toujours passionnant et intéressant. Sa voix, sa personnalité entière, passionnée, va nous manquer », a déclaré Manuel Valls à la presse mardi matin.
« Par son parcours intellectuel depuis son engagement maoïste au début des années 1960 jusqu’à sa dénonciation du marxisme comme théorie totalitaire le philosophe a démontré, contrairement aux générations qui l’avaient précédé, que l’idéologie ne pouvait pas toujours museler la pensée et que la philosophie ne pouvait pas servir de garantie a des systèmes politiques inhumains », écrit Nicolas Sarkozy dans un communiqué.

« Lucidité intellectuelle »

« André Glucksmann était un homme dont l’amitié nous honorait », a estimé le président du parti Les Républicains. « Ce courage et cette lucidité intellectuelle ont souvent rencontré l’incompréhension et provoqué l’invective mais André Glucksmann n’a jamais cessé de dénoncer ces "maîtres à penser" prêts à cautionner le pire. C’est cette pensée jamais prisonnière du diktat idéologique qui survivra, j’en suis convaincu, à la disparition du philosophe », ajoute l’ancien président de la République.

« Une rigueur intérieure »

Un hommage partagé par Jack Lang, qui s’exprimait sur France Inter :
Ce qui est vraiment impressionnant dans le personnage d’André Glucksmann, même si on est pas en accord, comme ce fut mon cas, avec certaines de ses prises de position, notamment politiques, c’est cette rigueur intérieure, c’est cette nécessité qu’il a avait à exprimer une solidarité. Par exemple, récemment et à plusieurs reprises, il a dit son sentiment sur les Roms, la façon dont la société les traite. Il trouvait les mots pour dire de quelle manière nous devions être vis-à-vis des Roms, pour nous comporter autrement. »

Un philosophe engagé

Egalement sur les ondes de France Inter, le philosophe et romancier Pascal Bruckner a loué l’engagement du philosophe, l’un de ses proches :

« André Glucksmann a été surtout celui qui a porté le coup de boutoir définitif à l’idéologie communiste en France. Il a eu à l’époque énormément d’ennemis, d’opposants, mais il a tenu bon. André s’est ensuite engagé dans un certain nombre de combats. Les idées n’étaient pas des choses qui lui passaient par la tête, c’était véritablement un engagement physique de tous les jours. »

L’intellectuel Bernard-Henri Lévy, qui a incarné le mouvement des « Nouveaux Philosophes » avec André Glücksmann dans les années 1970, s’est dit « très bouleversé et très secoué » par la mort du penseur.

Crédit : Les Echos 10/11/2015

André Glucksmann, philosophe de l’indignation

Par Nicolas Weill et Marion Van Renterghem

Il a eu le culot de se lever et de demander une minute de silence en hommage aux combattants du peuple tchétchène. Il fallait voir la tête des officiels et du chef d’état-major des armées russes, ce jour de l’année 2000 dans une salle de conférence au centre de Moscou. Empêtrés dans l’hésitation, les représentants de la Russie de Vladimir Poutine se sont sentis obligés de se lever à leur tour. André Glücksmann est resté de marbre face à eux, tenant la minute debout avec ses amis Bernard-Henri Lévy, Romain Goupil et Gilles Herzog.

André Glucksmann "La guerre en Tchétchénie" (Archive INA) dans l’émission de Thierry Ardisson

Le culot et l’engagement physique, c’était une marque de « Glucks », comme l’appelaient ses intimes, l’ex- « nouveau philosophe », pamphlétaire et homme de terrain, obsédé qu’il était par l’obligation de combattre le mal et de défendre les droits humains. C’est un très grand monsieur qui vient de mourir à Paris dans la nuit du 9 novembre, à l’âge de 78 ans (il était né en juin 1937).

Il a fini par rendre les armes, lui qui était toujours prêt à monter au front et à se rendre sur le terrain, y compris en clandestin en Tchétchénie, avec l’esprit de résistance que lui avait insufflé sa mère, déjà rebelle dans le camp de concentration où les rafles de Vichy et les nazis l’avaient envoyée. Il est mort entouré de sa femme, Fanfan, de son ami Romain Goupil et de son fils Raphaël, infatigable militant comme lui, dans son étrange appartement vieillot de l’ancien quartier des fourreurs, rue du Faubourg-Poissonnière, où l’immense salon avait pris l’habitude d’accueillir sur des matelas toutes sortes d’opposants aux guerres et aux dictateurs. […]

Crédit : Le Monde 10/11/2015

Eléments biographiques


Evocation d’André Glücksmann par Pascal Bruckner
sur le plateau de « C à vous » animé par Anne-Sophie Lapix. 10/11/2015

André Glücksmann né à Boulogne-Billanourt (Hauts-de-Seine) le 19juin 1937, a grandi dans un milieu juif d’Europe-centrale et orientale. Ses parents, venus de la Palestine, passent à l’Internationale communiste en se réfugiant en France à partir de 1933. Sous l’Occupation, André Glucksmann subit le sort des enfants cachés. Tandis que son père meurt au début de la guerre, sa mère s’engage dans la Résistance.

Après la Libération André Glucksmann, qui vit dans un quartier populaire, suit des études qui le mènent à l’Ecole normale supérieure de Saint-Cloud. Il obtient l’agrégation de philosophie en1961. L’itinéraire de ce jeune homme qui évolue alors dans la galaxie communiste croise celui de l’un des rares intellectuels de centre droit de l’époque, Raymond Aron, dont il devient l’assistant à la Sorbonne alors qu’il participe aux événements de Ma i68. Avec lui, il se plonge dans les problèmes géopolitiques, nucléaires, notamment sur la philosophie de la dissuasion. D’où son premier livre, Le Discours de la Guerre (L’Herne, 1967) [...].

Crédit : Le Monde 10/11/2015

« Éloge du chardon - André Glucksmann »

Collection documentaire EMPREINTES

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Exceptionnel documentaire de la collection Empreintes : « Éloge du chardon - André Glucksmann » de 2011, où ce dernier évoque son parcours.

« Que rien de ce qui est inhumain ne te demeure étranger ! » est-ce qu’il appelle son onzième commandement.

Réalisé par Marie Jaoul de Poncheville et Charles Castella pour Effervescence Doc, en 2011 : « André Glucksmann est un enfant de la guerre. C’est donc la guerre qui l’a conduit à la philosophie, qu’il définit avant tout comme une vigilance face à la destruction et au mal […qui l‘a conduit] sur tous les terrains accidentés de l’Histoire, en Tchétchénie mais aussi auprès des « boat people », des prisonniers du goulag, jusqu’à la Géorgie dont les Russes occupent une partie du territoire… »

Extraits


Ma mère, pendant toute la guerre, a transporté clandestinement des valises de tracts, d’armes et les neufs symphonies de Beethoven, qui pesaient lourd, car c’étaient des 78-tours. Et cette musique a traversé mes souvenirs de guerre et toute mon existence.

J’ai été enfant dans la guerre et, en conséquence, cet enfant-là ne me quitte pas.

Je suis philosophe par la guerre, je ne me suis pas mis à penser la guerre parce que j’étais philosophe.

[A propos du Testament du Dr Mabuse.] Ce que Lang a très bien saisi, c’est qu’il y avait un nihilisme profond dans la joie de détruire, d’inspirer la terreur. Et ce nihilisme-là domine le XXe siècle, et j’espère qu’il ne dominera pas le XXIe.

Plutôt que des traités pédagogiques, je recommande la littérature. Lisez les grands écrivains. Au XIXe siècle, ce sont les seuls qui ont pressenti l’espèce de monstre qui logeait en nous.

COLLECTION DOCUMENTAIRE
DURÉE 52’
AUTEURS-RÉALISATEURS MARIE-JAOUL DE PONCHEVILLE ET CHARLES CASTELLA
PRODUCTION EFFERVESCENCE DOC, AVEC LA PARTICIPATION DE FRANCE TÉLÉVISIONS
ANNÉE 2011

Crédit : France 5

« André Glucksmann : Voltaire, reviens » par Pascal Bruckner

Fin 2014, il y a exactement un an, André Glucksmann avait publié chez Robert Laffont « Voltaire contre-attaque ». Pascal Bruckner l’avait alors lu pour« L’Obs ».

André Glucksmann : Voltaire, reviens

André Glucksmann est un homme aux aguets. Depuis sa jeunesse maoïste, qu’il regrettera - quand d’autres s’enorgueillissent encore de leurs égarements-, il n’a jamais cessé d’être sur la brèche. Fils de communistes juifs autrichiens, membres du Komintern, réfugiés en France pendant la guerre - son père meurt en 1940, sa mère rejoint la Résistance -, il entre dans la vie en combattant.

Ses titres de gloire sont nombreux : chef de file des nouveaux philosophes, un temps assistant de Raymond Aron, il acclimate Soljenitsyne en France contre le scepticisme d’une gauche encore éblouie par le mirage soviétique, dénonce le totalitarisme dans des livres percutants, prend langue avec les dissidents tchèques, russes, polonais, se lie d’amitié avec Václav Havel, réconcilie Sartre et Aron pour défendre les boat people vietnamiens, est salué par Michel Foucault et Roland Barthes.

L’un des tout premiers, il pointe l’agression serbe à Vukovar en 1991, prend parti pour le pouvoir algérien contre les islamistes au moment de la guerre civile de 1992, s’alarme de la brutalité de Moscou en Tchétchénie, s’enthousiasme pour les révolutions de velours en Géorgie et en Ukraine et fustige sans relâche le maître du Kremlin et ses complices allemands.

Communisme et nazisme,"abjections jumelles"

S’il s’est éloigné de la gauche officielle, se rapprochant de positions atlantistes, il reste le défenseur inconditionnel des minorités, des errants, des Roms, dans une sorte de gauchisme libertaire qui ne l’a point quitté. Il s’est trompé parfois, accordant sa confiance à des politiciens qui l’ont utilisé, mais il n’a jamais quêté aucun honneur, passe-droit, faveur, titre, vivant tout entier pour ses livres et ses convictions dans un ascétisme de l’engagement qui force le respect.

Dans l’ouvrage qu’il publie aujourd’hui, synthèse de son oeuvre, il érige le « Candide » de Voltaire en discours de la méthode d’une Europe fatiguée, incapable d’identifier les périls qui la menacent. Le conte philosophique est un « récit qui pense », sorte de petite bombe dont les effets de déflagration se font sentir sans relâche depuis trois siècles.Glucksmann trouve en Voltaire un frère en ironie : comme lui, il sait que les hommes ne s’entendent jamais sur un bien mais contre un mal précis qui risque de les dévorer. Les citoyens, s’ils se divisent sur la définition du meilleur, s’unissent au moins contre le pire.

Communisme et nazisme, « abjections jumelles », intégrismes, nationalismes, tribalismes se donnent la main pour asservir, massacrer au nom d’absolus terrestres. Il faut donc dévisager l’épouvante pour détecter, derrière les belles proclamations, « les mangeurs d’hommes les plus féroces ».Face à la barbarie qui renaît sans cesse, deux camps semblent se donner la main, les optimistes, à l’image de Pangloss, pour qui tout mal recèle un bien caché, et les nihilistes, qui ont pris acte de la folie humaine et s’en lavent les mains, cessant de croire à quelque chose puisqu’ils ne peuvent croire en tout.

"Solidarité des ébranlés"

La grande révolution voltairienne au XXe siècle a été incarnée peut-être par la Charte 77 lancée à Prague en 1977 par Václav Havel et inspirée du philosophe tchèque Jan Patocka au nom de « la solidarité des ébranlés ». Des artistes, des intellectuels, des ouvriers se sont associés contre le mensonge officiel, les illusions lyriques, l’espérance trompeuse. Si beaucoup de choses les séparaient, seul les réunissait leur combat contre le socialisme réel.

Au final, l’auteur tire du « Candide » de Voltaire une conclusion toute en modestie : nous devons cultiver et défendre notre jardin, l’Europe, la seule civilisation sans transcendance qui laisse fleurir la diversité des modes de vie. Guetteur halluciné de l’abjection,André Glucksmann termine par un sourire amusé sur la comédie humaine. La vigilance n’exclut pas la bienveillance.

Pascal Bruckner

Paru dans "L’Obs" du 13 novembre 2014.

André Glucksmann par Michel Foucault

André Glucksmann le philosophe des "Maîtres penseurs", Michel Foucault l’avait lu, pour "le Nouvel Observateur", en 1977. Voici son texte, dans son intégralité.

La grande colère des faits

Pour Michel Foucault, comme pour André Glucksmann, il est urgent que la philosophie apprenne à se battre à mains nues, en riant et en criant, contre tous les tenants de l’Etat-Révolution.

Ce qui s’est passé de moins insignifiant dans nos têtes, depuis une quinzaine d’années ? Je dirais dans un premier mouvement : une certaine rage, une sensibilité impatiente, irritée, à ce qui se passe, une intolérance à la justification théorique et à tout ce lent travail d’apaisement qu’assure au jour le jour le discours « vrai ».

Sur fond d’un décor grêle que la philosophie, l’économie politique et tant d’autres belles sciences avaient planté, voilà que des fous se sont levés, et des malades, des femmes, des enfants, des emprisonnés, des suppliciés et des morts par millions. Dieu sait pourtant que nous étions tous armés de théorèmes, de principes et de mots pour broyer tout cela.

Quel appétit, soudain, de voir et d’entendre ces étrangers si proches ? Quel souci pour ces choses frustes ? Nous avons été saisis par la colère des faits. Nous avons cessé de supporter ceux qui nous disaient – ou plutôt le chuchotement qui, en nous, disait : « Peu importe, un fait ne sera jamais rien par lui-même ; écoute, lis, attends ; ça s’expliquera plus loin, plus tard, plus haut. »

Le réel irrationnel

Est revenu l’âge de Candide où l’on ne peut plus écouter l’universelle petite chanson qui rend raison de tout. Les Candides du XXe siècle, qui ont parcouru le vieux monde et le nouveau à travers les massacres, les batailles, les charniers et les gens terrorisés, existent : nous les avons rencontrés, Ukrainiens ou Chiliens, Tchèques ou Grecs. La morale du savoir, aujourd’hui, c’est peut-être de rendre le réel aigu, âpre, anguleux, inacceptable. Irrationnel donc ?

Bien sûr, si le rendre rationnel, c’est l’apaiser, c’est le peupler d’une tranquille certitude, c’est le faire passer dans quelque grande machine théorique à produire des rationalités dominantes. Bien sûr encore, si le rendre irrationnel, c’est faire qu’il cesse d’être nécessaire et qu’il devienne accessible aux prises, aux luttes, aux empoignades. Intelligible et attaquable dans la mesure même où on l’a « dérationalisé ».

J’ai entendu récemment Glucksmann dire qu’il fallait abandonner la vieille question de Kant : « Que m’est-il permis d’espérer ? » ; il voulait qu’on se demande plutôt : « De quoi faut-il désespérer ? » De quoi en effet faut-il se déprendre ? Par quoi ne plus se laisser endormir ou porter ? Qu’est-ce qu’on ne peut plus laisser aller de soi, c’est-à-dire à notre place et pour nous ?

Contre les discours qui nous font tenir tranquilles sous le poids de leurs promesses, Glucksmann vient d’écrire allègrement, en riant et en criant, un « traité du désespoir ». Référence un peu cuistre, qu’on m’en excuse, et inopportune : la profession de Kierkegaard du marxisme est fort convoitée ces temps-ci et Glucksmann ne la recherche pas.

Une "affreuse erreur"

Et pourtant sa question reste bien, comme pour tout philosophe depuis cent cinquante ans : comment n’être plus hégélien ? Sauf que Glucksmann ne se demande pas comment retourner Hegel, le remettre sur ses pieds, ou sur sa tête, l’alléger de son idéalisme, le lester d’économie, le fragmenter, l’humaniser. Mais bien comment n’être pas du tout hégélien.

L’épreuve décisive pour les philosophies de l’Antiquité, c’était leur capacité à produire des sages ; au Moyen Age, à rationaliser le dogme ; à l’âge classique, à fonder la science ; à l’époque moderne, c’est leur aptitude à rendre raison des massacres. Les premières aidaient l’homme à supporter sa propre mort, les secondes, à accepter celle des autres.

Les massacres napoléoniens ont eu depuis un siècle et demi une lourde descendance. Mais un autre type d’holocauste est apparu – Hitler ; Staline (l’intermédiaire entre les uns et les autres et le modèle des seconds se trouvant sans doute dans les génocides coloniaux). Or le Goulag, toute une gauche a voulu l’expliquer, sinon comme les guerres, par la théorie de l’histoire, du moins par l’histoire de la théorie. Massacres, oui, oui ; mais c’était une affreuse erreur.

Reprenez donc Marx ou Lénine, comparez avec Staline et vous verrez bien où celui-ci s’est trompé. Tant de morts, c’est évident, ne pouvaient provenir que d’une faute de lecture. On pouvait le prévoir : le stalinisme-erreur a été un des principaux agents de ce retour au marxisme-vérité, au marxisme-texte auquel on a assisté pendant les années 1960. Contre Staline, n’écoutez pas les victimes, elles n’auraient que leurs supplices à raconter. Relisez les théoriciens ; eux vous diront la vérité du vrai.

De Staline, les savants effrayés remontaient à Marx comme à leur arbre, Glucksmann a eu le front de redescendre jusqu’à Soljenitsyne. Scandale de la « Cuisinière ». Mais le scandale, qui ne fut guère pardonné, n’était pas de faire porter à Lénine ou à tel autre saint personnage le poids des fautes futures, c’était de montrer qu’il n’y avait pas « faute », qu’on était bien resté dans le droit fil ; que le stalinisme était la vérité, « un peu » dépouillée, c’est vrai, de tout un discours politique qui fut celui de Marx et d’autres peut-être avant lui. Avec le Goulag, on voyait non pas les conséquences d’une malheureuse erreur mais les effets des théories les plus « vraies » dans l’ordre de la politique. Ceux qui cherchaient à se sauver en opposant la vraie barbe de Marx au faux nez de Staline n’aimèrent pas du tout.

L’éclat des « Maîtres Penseurs », sa beauté, ses emportements, ses nuées et ses rires n’y sont pas des effets d’humeur. Mais de nécessité. Glucksmann veut se battre à mains nues : non pas réfuter une pensée par une autre, non pas la mettre en contradiction avec elle-même, non pas même lui objecter des faits, mais la placer face à face avec le réel qui la mime, lui mettre le nez dans ce sang qu’elle réprouve, absout et justifie.

Il s’agit pour lui de plaquer sur des idées les têtes de mort qui leur ressemblent. Tout est fait depuis longtemps pour que la philosophie puisse dire, comme Guillaume II lorgnant de loin les abattoirs de Verdun : « Cela, je ne l’avais pas voulu. » Mais Glucksmann la tire par la manche, la fait descendre de son estrade, lui fait toucher du doigt. Et dit, avec un rien de brutalité, j’en conviens : « Va donc prétendre que tu ne t’y reconnais pas. »

Se reconnaître dans quoi ? Dans les jeux de l’Etat et de la Révolution. La révolution anglaise au XVIIe siècle avait été prestigieuse : elle avait servi d’exemple, elle avait diffusé ses principes, elle·avait eu ses historiens et ses juristes, en somme elle avait valu essentiellement par ses résultats.

La Révolution française, elle, avait posé un tout autre type de problèmes. Moins par ses résultats que par l’événement lui-même. Que vient-il de se passer ? En quoi a consisté cette révolution ? Est-ce la Révolution ? Peut-elle, doit-elle recommencer ? Si elle est incomplète, faut-il l’achever ? Si elle est achevée, quelle autre histoire s’inaugure maintenant ? Comment faire désormais pour faire la Révolution, ou pour l’éviter ?

Des rêves passagers

Dès qu’on gratte un peu sous les discours des philosophes, mais aussi sous l’économie politique, l’histoire, les sciences humaines du XIXe siècle, ce qu’on trouve, c’est bien toujours : constituer un savoir à propos de la Révolution, pour elle ou contre elle. Ce que le XIXe·siècle a eu « à penser », comme diraient les philosophes, c’est cette grande menace-promesse, cette possibilité déjà finie, ce retour incertain.

En France, ce sont les historiens qui ont pensé la Révolution. Peut-être justement parce qu’elle appartenait à notre mémoire. L’histoire nous tient lieu de philosophie (les « philosophes » français ont pensé, certes comme tout le monde, à la Révolution ; ils ne l’ont jamais pensée, sauf les deux seuls qui, à l’extrême opposé l’un de l’autre, ont eu une importance séculaire : Comte et Sartre).

De là sans doute le premier soin des historiens – à l’exception remarquable de François Furet et Denis Richet : montrer avant toute chose que la Révolution a bien eu lieu, que c’est un événement unique, localisable, achevé. De là leur zèle à tout remettre en ordre sous le signe unique d’une révolution qui, par sa force d’attraction, « commande » tous les affrontements, rébellions, résistances qui traversent interminablement notre société.

En Allemagne, la Révolution a été pensée par la philosophie. Non point, selon Glucksmann, parce que, en retard sur l’économie anglaise et la politique française, il ne restait plus aux Allemands que des idées pour rêver ; mais parce qu’ils étaient au contraire dans une situation exemplaire et prophétique.

Ecrasée successivement par la guerre des Paysans, la saignée de la guerre de Trente-Ans, les invasions napoléoniennes, l’Allemagne était en état d’apocalypse. Début du monde ; l’Etat doit naître et la loi commencer. L’Allemagne a tendu d’un même désir à l’Etat et à la Révolution (Bismarck, la social-démocratie, Hitler et Ulbricht se profilent aisément les uns derrière les autres) ; le dépérissement de l’Etat et la remise sine die de la Révolution n’ont jamais été pour elle que des rêves passagers.

Là, me semble-t-il, est le centre du livre de Glucksmann, la question fondamentale qu’il pose, sans doute le premier : par quel tour la philosophie allemande a-t-elle pu faire de la Révolution la promesse d’un vrai, d’un bon Etat, et de l’Etat la forme sereine et accomplie de la Révolution. Toutes nos soumissions ·trouvent leurs principes dans cette double invite : faites vite la Révolution, elle vous donnera l’Etat dont vous avez besoin ; dépêchez-vous de faire un Etat, il vous prodiguera généreusement les effets raisonnables de la Révolution.

Ayant à penser la Révolution, commencement et fin, les penseurs allemands l’ont chevillée à l’Etat et ils ont dessiné l’Etat-Révolution, avec toutes ses solutions finales. Ainsi les maîtres penseurs ont-ils agencé tout un appareil mental, celui qui sous-tend les systèmes de domination et les conduites d’obéissance dans les sociétés modernes. Encore devaient-ils conjurer quatre ennemis, quatre vagabonds, questionneurs et indifférents, qui se refusent, eux, devant l’imminence de l’Etat-Révolution, à jouer les cavaliers de l’Apocalypse.

– Le juif, parce qu’il représente l’absence de terre, l’argent qui circule, le vagabondage, l’intérêt privé, le lien immédiat à Dieu, autant de façons d’échapper à l’Etat. L’antisémitisme qui fut fondamental dans la pensée allemande du XIXe siècle a fonctionné comme une longue apologie de l’Etat. Ce fut aussi la matrice de tous les racismes qui ont marqué les fous, les anormaux, les métèques. Ne soyez pas juifs, soyez grecs, disent les maîtres penseurs. Sachez dire « nous » quand vous pensez « je ».

Panurge l’incertain, parce qu’il interroge toujours et ne se décide jamais, parce qu’il voulait se marier et ne voulait pas être cocu, parce qu’il faisait l’éloge de la dette indéfinie. Entrez plutôt dans l’abbaye de Thélème : vous y serez libre, mais parce qu’on vous en aura donné l’ordre ; vous y ferez ce que vous voudrez, mais les autres le feront en même temps que vous et vous avec les autres. Soyez obéissant à l’ordre d’être libre. Révoltez-vous : le faisant vous serez dans la loi ; ne le faisant pas, vous désobéirez, ce qui est exactement ce que je vous dis de faire.

Les formes blanches

Socrate, qui ne savait rien mais qui en tirait sottement la conclusion que la seule chose qu’il savait, c’était qu’il ne savait rien. Alors qu’il aurait dû, avec prudence, reconnaître : puisque je ne sais pas, c’est que d’autres savent. La conscience d’ignorer doit être une conscience hiérarchique : sachez, disent les maîtres penseurs, sachez, vous les ignorants, que le savant sait à votre place, et l’universitaire, le diplômé, le technicien, l’homme d’Etat, le bureaucrate, le parti, le dirigeant, le responsable, l’élite.

Bardamu, enfin, Bardamu le déserteur, qui disait, le jour où tout le monde s’embrochait, à la baïonnette, qu’il ne restait qu’à « foutre le camp ».

Ainsi les maîtres penseurs enseignent-ils, pour le plus grand bien de l’Etat-Révolution, l’amour de la cité, l’obligation des libertés respectueuses, les hiérarchies du savoir, l’acceptation des massacres sans fin. Glucksmann démonte le décor solennel qui encadre cette grande scène où, depuis 1789, avec ses entrées de droite et de gauche, se joue la politique ; et, au milieu de ses fragments éparpillés, il lance le déserteur, l’ignorant, l’indifférent, le vagabond.

« Les Maîtres Penseurs », c’est comme quelques-uns des grands livres de philosophie (Wagner, Nietzsche) une histoire du théâtre, où, sur le même plateau, deux pièces, étrangement, se mêlèrent : « la Mort de Danton » et « Woyzeck ». Glucksmann n’invoque pas à nouveau Dionysos sous Apollon. Il fait surgir au cœur du plus haut discours philosophique ces fuyards, ces victimes, ces irréductibles, ces dissidents toujours redressés – bref, ces « têtes ensanglantées » et autres formes blanches, que Hegel voulait effacer de la nuit du monde.

Michel Foucault

Les Maîtres penseurs, par André Glucksmann,
Grasset, 1997, 324 p.

Paru dans "L’Obs" du 9 mai 1977.

Liens

André Glücksmann en cinq passages télé.

« Une conscience disparait » (Libération 10/11/2015)

Quand André Glucksmann analysait le nihilisme contemporain
Par Aude Lancelin, "L’Obs" du 10/11/2015

Le spectre qui hante le monde depuis le 11 septembre ? Le nihilisme. Dans "Dostoïevski à Manhattan", André Glucksmann s’était livré à une passionnante méditation historique et philosophique sur cette fureur destructrice, tapie sous des alibis religieux ou idéologiques.
La journaliste avait interviewé André Glucksman lors de la sortie de son livre, en 2002.

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1 Messages

  • V. Kirtov | 26 novembre 2015 - 07:59 1

    Journal de l’hommage rendu ce vendredi 13 novembre au philosophe disparu.
    Par Bernard Henri Lévy
    La Règle du Jeu, 16 novembre 2015


    De nombreux intellectuels et personnalités politiques étaient présents, ce vendredi 13 novembre, sous la grande coupole du crématorium de Père Lachaise pour rendre un dernier hommage à André Glucksmann.
    ZOOM... : Cliquez l’image.

    A quoi pense un philosophe quand il forme le vœu, comme André Glucksmann, de se faire incinérer ?

    Un athéisme définitif ?

    Un reste de platonisme ?

    Un reste de platonisme ?

    L’inutilité de ce corps dont rien ne doit rester ?

    Une grande confiance dans les livres, sa vraie tombe, la seule qui compte, l’unique mémorial qui vaille que l’on y inscrive son nom ?

    Rien avant, rien après, juste un passage, bref, entre deux tourmentes ou de néants vertigineux ?

    Nous sommes quelques-uns, je crois, à nous poser la question, en ce vendredi d’automne, étrangement doux, à l’intérieur et à l’extérieur du funérarium du Père-Lachaise, sans âme, mais, aujourd’hui, transcendé par l’amitié et le souvenir.

    […] La suite ICI…

    *

    Voir aussi un article « La terreur frappe à Paris », par Adam Gopnik dans Le New Yorker du 14 novembre, où l’auteur, également membre du comité éditorial de La Règle du Jeu, analysait les attentats de Paris et les réponses possibles face au terrorisme en reprenant un concept d’André Glucksmann :

    « Glucksmann écrivit lui-même, au lendemain du 11-Septembre, un ouvrage remarquable, toujours pas traduit en anglais, intitulé Dostoïevski à Manhattan, dans lequel il soutient que le terrorisme moderne, incluant le terrorisme islamiste, est nihiliste, avant d’être religieux, et avant même d’être politique. Il associe ses motivations au terrorisme du siècle précédent, à la violence que Dostoïevski et Conrad ont si bien retranscrit dans leurs œuvres, ce qui revient non pas à un but politique mais à une vengeance sauvage et au message existentiel : « Je tue, donc je suis ».


    L’article intégal, ICI…