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Philippe Sollers l’insoumis

par Jacques Henric

D 30 novembre 2016     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


« La Révolution française continue, elle est beaucoup plus forte qu’on ne croit. C’est pour cela qu’elle vieillit tous ceux qui ont essayé de la récupérer, de la bordurer au cours de cinq Républiques. Voilà la bonne nouvelle que j’annonce. Je comprend que ça puisse surprendre. »

Philippe Sollers, Contre-Attaque, p. 172.

Hommage à Baudelaire (L’Infini 61, printemps 1998).
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« Je me suis souvenu, à propos des supposés "Croisés", d’une chose qui m’intéresse toujours quand je traverse le Luxembourg, jardin où, Dieu soit loué, il n’y a pas eu encore d’attentats. Il y a là deux statues, distantes d’à peine 50 mètres. L’une, située à l’entrée, toujours admirablement fleurie, consacre le héros de la France littéraire, Sainte-Beuve. Un peu plus loin, il y a un type que Sainte-Beuve a toujours taclé, et là, pas la moindre fleur : c’est Baudelaire. Pauvre Charly ! Je suis Charly ! Je m’arrête souvent, avec une pensée très émue pour lui.
On peut lire les vers suivants, extraits des Phares, dans Les Fleurs du mal, comme par hasard des vers religieux :

"Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité !"

Rien à voir avec, dans Le Beau Navire, du même Charly :

"Tes nobles jambes, sous les volants qu’elles chassent,
Tourmentent les désirs obscurs et les agacent,
Comme deux sorcières qui font
Tourner un philtre noir dans un vase profond."

Notre république laïque, lorsqu’elle rend hom­mage à quelqu’un, se tourne toujours vers le religieux. Baudelaire a eu un mot effrayant : "Personne n’est plus catholique que le diable." »

Philippe Sollers, Contre-Attaque, p. 138-139.

*

Philippe Sollers
Complots
Gallimard, 240 p., 19 euros
Contre-Attaque. Entretiens avec Franck Nouchi
Grasset, 240 p., 19 euros

« C’était un chef-d’œuvre de la nature. Ce qu’il avait de moins admirable, c’était d’être l’homme du monde le mieux fait et le plus beau [...] Il avait un enjouement qui plaisait également aux hommes et aux femmes [...] et enfin un air dans toute sa personne qui faisait qu’on ne pouvait regarder que lui dans tous les lieux où il paraissait. » « Ya camdou / yan daba / camdoura / a daba roudou [...] Que la pute groumeuse / qui me surveille et m’épiait / avec les ongles futés de ses pieds / la garce / et la vulve de ses en­trepieds / la vache / renonce à croire jamais qu’elle m’enfournera pas. » « Hölderlin nomme le lever du jour la lumière qui se fait dans l’éclaircie présente en tout. L’éveil de la lumière éclaircissante est cependant le plus silencieux de tous les avènements (Ereignisse). »

DES SINGULARITÉS INSOUMISES

À qui appartiennent ces citations ? Au même auteur ? Un auteur qui, en l’occurrence, si­gnerait tantôt Madame de la Fayette, tantôt Antonin Artaud, tantôt Martin Heidegger... ? C’est une idée, en apparence farfelue, qui a été soutenue par de très grands écrivains, Borgès étant un des plus fameux. Seule­ment, il revenait à l’un d’eux d’en montrer le bien-fondé, d’apporter la preuve qu’un unique auteur est bien à l’origine des grands textes de la littérature universelle. Un Dieu, pas seu­lement en trois personnes, mais en un nom­bre quasi incalculable d’hypostases. Faites le compte ! De Homère, les Tragiques grecs, les auteurs de l’Ancien Testament, Lao Tseu, à Dante, Sade, Shakespeare, Casanova, Baudelaire, Balzac, Stendhal, Rimbaud, Lau­tréamont, Kafka, Joyce, Bataille, Faulkner, Proust, Céline, sans oublier Madame de la Fayette, et Artaud, et Heidegger... Des mil­liers, de même essence et fondamentale­ment distincts, à l’origine d’un livre infini. L’écrivain qui a relevé le défi, c’est Philippe Sollers. Il lui a fallu, jusqu’à aujourd’hui, pas moins de 6 000 pages imprimées pour lever le voile sur ce mystère aussi sidérant que celui de la Trinité : le lien indestructible nouant entre elles des « singularités insou­mises et irréductibles ». Avec Complots, son dernier recueil d’essais qui prolonge la Guerre du goût, Éloge de l’infini, Discours par­fait, Fugues, Sollers poursuit sa démons­tration, jetant les bases d’une nouvelle
« science » (celle appelée par Lautréamont ?), dont il serait urgent qu’elle soit enseignée dans toutes les écoles et toutes les univer­sités. Seul espoir de maintenir, dixit Sol­lers, « au cœur des ténèbres », la petite « lumière « rose de la raison » ».

DE LA GUÉRILLA À LA GUERRE

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Philippe Sollers. © C. Hélie/Gallimard.

Il fut un temps où l’on a pu croire que ce lien allait de soi. C’était le temps de la jeunesse, le temps que Sollers a souvent appelé la « petite aventure Tel Quel », cette revue trimestrielle qui, pendant vingt ans, mit une jolie pagaille dans la vie plan-plan du milieu lit­téraire des années 1960-1980. Sollers, qui en fut le stratège en chef, la vécut comme le poste avancé d’une guérilla, laquelle bénéficia du soutien de quelques individualités fortes : Bataille, Foucault, Barthes, Lacan, Der­rida, Ponge... Elle fut relativement facile à mener et à gagner (il paraît que la création ro­manesque ne s’en est pas remise...). Il avait suffi d’aller à contre-courant. Mais il y a eu une accélération du temps que Sollers met en parallèle avec une « accélération de la mort ». Les conditions de la lutte ont changé, le vieil ennemi a repris du poil de la bête ou a été relayé par des forces neuves et parti­culièrement agressives dans les médias et à l’université. Un des symptômes : appa­rue à l’occasion de l’affaire Dreyfus, la figure de l’Intellectuel, ce « Procureur Noble des Causes Justes », est en surpoids graisseux. Comme le rhinocéros de la pièce de Io­nesco, elle occupe le peu d’espace qui res­tait à l’exercice de la pensée. Plus question désormais de guérilla, c’est à une véritable guerre qu’il faut faire face. Les alliés, ce sont ces « singularités insoumises et irréductibles » que réunit à nouveau Sollers dans Complots. Il y affine et approfondit les portraits d’un grand nombre d’entre elles présents dans ses livres précédents, insistant sur ce qu’elles portent en elles de puis­sance d’attaque et de force révolutionnaire. On y rencontre une « princesse de rêve » (Ma­dame de La Fayette), un « salaud » (Flau­bert), un « ange » (qui accompagna Proust toute sa vie), le « diable » (rencontré par Gœthe), une « scandaleuse » (Colette), des « déserteurs » un peu dingues (la bande des Dada autour de Tzara), quelques dieux grecs, beaucoup de femmes libres (venues des quatre coins du 18e siècle), un « bienheureux » (Casanova), un « magnifique » (Fitz­gerald), un pourfendeur du « fanatisme » (Voltaire), un « vieux clown » génial, le « Sa­maritain en personne » (Céline), un vieux « général surréaliste » (de Gaulle), et un grand nombre de nos très vivants contemporains : Héraclite, Manet, Nietzsche, Pi­casso, Dostoïevski, Freud, Stendhal, Claudel... Ce sont eux ces « singuliers com­ploteurs » avec lesquels Sollers, depuis plus d’un demi-siècle, mène sa guerre du goût. Une guerre qui n’a rien d’une guerre en dentelle, les écrits et l’existence même du comploteur Philippe Sollers en témoignent suffisamment.

LA FRANCE MOISIE

Dans la présentation du livre, il définit ce qu’il entend par complot, corrigeant la mauvaise réputation qu’a connue le mot. Il est, écrit-il, des « complots positifs, très différents les uns des autres », lesquels « convergent, à travers le temps, vers une beauté et une liberté maximales ». Il ajoute : « En pleine crise d’identité communautaire, ces singuliers comploteurs, dont l’énergie et la détermination ne font aucun doute, seraient donc des révolution­naires d’un genre nouveau. »
Après les années Tel Quel, les années gué­rillas, il s’est produit en France un profond bouleversement de la situation politique, religieuse, philosophique : déchristianisation, montée de l’islamisme et du terrorisme, ar­rivée en force de la sociologie dans l’uni­versité. Un tel contexte ne pouvait qu’appeler un mode d’intervention plus musclé. Tout se précipite, en effet, dans les années 1990. On pourrait dater ce basculement avec la parution de l’article de Sollers dans le Monde, « La France moisie », article qui fit grand bruit tant le diagnostic sur le malade était inquiétant. Nous sommes en 2016, ce ne sont plus de petits comploteurs à l’ancienne que Sollers voit face à lui, mais une masse grandissante, hostile, inculte, menaçant l’existence même des « singularités insoumises et ir­réductibles ». L’heure, juge Sollers, est à la contre-attaque, et il passe à l’action. Avec un livre guerrier et joyeux.

DOCTEUR HOUELLEBECQ

« Les Français sont les plus atteints par l’intense "matriarcation" en cours. Soumission.Qu’est venu annoncer le camarade Houellebecq ? Que ça allait très mal dans la sexualité, qu’elle était devenue misérable. C’est donc un écrivain français qui l’a dit, d’une façon précise. Son succès international vient de là. » (Contre-attaque, p.160)

Son titre, Contre-attaque (un ensemble d’en­tretiens menés avec le journaliste du Monde Franck Nouchi, du 27 octobre 2015 au 25 mars 2016), fait référence au mouvement Contre-Attaque que Bataille dirigea avec André Breton face à l’urgence de s’opposer à la montée du nazisme et des fascismes en Europe au cours des années 1930. « Rien n’est plus possible qu’à condition de se lan­cer dans la bagarre, pour sauver le monde du cauchemar », écrivait Bataille. Le cauchemar ayant changé de nature, le lecteur assidu des grands stratèges militaires, Sun Tzu et Clausewitz, décide de ne pas attaquer de front l’ennemi, mais de mener un guerre défensive. « Profiter de la force de l’adversaire pour le retourner. » Le football, notamment en la personne du joueur, mort récemment, Johan Cruyff, dont il fait l’éloge, conforte Sollers dans sa stratégie. Et d’intégrer dans son équipe d’anciens comploteurs mais aussi de nouveaux joueurs dont il connaît les forces et les faiblesses, sachant qui est bon pour l’attaque, qui pour la défense. Si l’un d’eux a des déficiences marquées du côté du sexe, ou ne se montre pas assez réactif face à l’adver­saire, avec une fâcheuse tendance à la sou­mission, il le met entre les mains d’un spécialiste, le docteur Houellebecq. Le doc­teur Destouches, sans rancune à l’égard de son jeune confrère qui le boude, lui assure que si la situation empire, lui sera toujours là dans la contre-attaque. En souplesse et dans la bonne humeur, avec l’humour au poste de commande. Mais laissons la métaphore footballistique, pour désigner plus sérieusement l’ennemi, objet de la contre-attaque de Sollers. C’est une hydre à multiples têtes, il en indique les manifestations dont une des plus inquiétantes est la recrudescence de l’an­tisémitisme en France. Autres maux : une guerre d’Algérie mal digérée, une gauche ayant eu à sa tête Mitterrand (grand falsifica­teur de l’Histoire), et aujourd’hui en pleine déconfiture, montée des intégrismes, du communautarisme, du laïcisme, du républica­nisme comme nouvelle religion, une Église catholique devenue une « agence humani­taire », une société du spectacle atteignant une puissance inégalée, un illettrisme galopant, la vague du nihilisme submergeant les consciences, à l’origine de laquelle Sollers voit le déni de l’existence du mal, de la mort, de l’incapacité de penser le néant...

PRÉSENCE DE L’ABSENT

Il est une phrase de Lautréamont que Sollers aime à citer, extraite des Poésies : « Dans la nouvelle science, chaque chose vient à son tour, telle est son excellence. » Quelle serait donc cette « chose » qui serait venue à son tour dans l’existence de Sollers et qui mar­querait son excellence au cœur même de ses écrits ? Si l’on considère sa situation ac­tuelle dans le milieu dit littéraire, on constate que c’est une situation absolument singulière lui donnant un formidable privilège : bénéficier d’une absolue liberté.
Pour définir le très paradoxal caractère d’ex­cellence de sa situation, pas besoin d’un long développement. Un fait brut la résume : dans « une histoire du roman français du 19e siècle à nos jours », parue chez Gallimard, où sont recensés pas loin d’un millier d’au­teurs (des meilleurs aux plus médiocres), un absent : Philippe Sollers. Contre-effet non voulu de ses adversaires travaillés par le désir « non pas d’affrontement, mais d’en­terrement », le voilà, solitaire absolu, élevé ainsi à la noble fonction de « témoin ». Rap­pelons que le « témoin », au sens ancien et propre du mot, est celui qui dit la vérité. Étymologiquement, le « témoin » est aussi le « martyr », celui qu’on doit faire taire et éli­miner. Dieu soit loué ! Quel bien mauvais cal­cul de ses minables persécuteurs : « témoin » oui, mais pour le « martyr », ils repasseront. Leur inculture crasse leur fait méconnaître que certains humains, solidement incarnés, des heureux, sont déjà de leur vivant, en état de résurrection permanente. C’est dire qu’on ne s’en débarrasse pas comme ça ! Je crains, pour ces malheureux dévorés par les flammes du ressentiment et de la vengeance, que Sollers soit un de ces incarnés-là, un de ces heureux-là.

Jacques Henric, art press 439, décembre 2016, p. 78-79.

LIRE AUSSI : dans le même numéro d’art press, le feuilleton de Jacques Henric, La chair des mots (à propos de Julia Kristeva, Je me voyage).


Julia Kristeva et David, Ré, 1980.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Hommages

Colloque Artaud-Bataille, Vers une révolution culturelle, Cerisy-la-Salle, juillet 1972.
De gauche à droite : Jean-Louis Houdebine, Denis Roche, Jacques Henric, Marc Devade, Philippe Sollers.
Photo Stanislas Ivankow. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Cinq combattants singuliers d’une longue marche non moins singulière. Il n’y a plus, de cette photo, que deux sur-vivants. Marc Devade est décédé le 31 octobre 1983, Denis Roche le 2 septembre 2015, Jean-Louis Houdebine le 29 novembre 2015. Sollers converse avec Houdebine. Vous remarquerez que Jacques Henric ne perd pas de vue l’objectif.

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