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Le cheval de Troie

par Catherine Millot (sur La fête à Venise)

D 29 juillet 2023     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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Manet, Grand Canal à Venise, 1874.

FEUILLETER LE LIVRE

 

LE CHEVAL DE TROIE

Catherine Millot

Comme d’autres, j’ai lu La Fête à Venise pendant la guerre du Golfe [1]. Pourquoi avons-nous été touchés davantage par cette guerre que par tant d’autres ni plus lointaines ni moins horribles, sans doute l’orchestration médiatique y était pour quelque chose. Je passais alors comme tout le monde une partie de mes nuits devant l’écran de la télévision qui jamais ne mérita mieux son nom. De cette guerre, en effet, ne nous parvenait aucune image, non plus d’ailleurs qu’aucune véritable information. Cette absence inédite était recouverte, mais en même temps rendue plus tangible, par l’incessant bavardage des "présentateurs", inanité sonore accompagnée en sourdine d’une autre bande-son, celle des bombes et des tirs de DCA, ainsi que par les images de ces non-lieux que sont les studios d’enregistrement et les chambres d’hôtels internationaux où les correspondants, privés de guerre, étaient confinés. A la réalité de la guerre ainsi subtilisée — celle des morts et des blessés sous les bombes — venait se substituer l’irréalité spectaculaire des plateaux de télévision. Ce devait être une guerre propre, sans cadavres. Les morts existaient si peu qu’il ne fut même pas question de les compter.

Tant de bruit pour ne rien dire installait cependant le règne d’un puissant silence, de même que tant d’images nulles circonscrivaient un vide accablant. L’écran remplissait bien sa fonction : masquer mais en même temps révéler, rendre présente, au delà, l’irreprésentable agonie des victimes de la guerre. Aspiré par ce vide et ce silence, il arrivait que l’on soit comme étrangement pacifié par une compassion sans visage qui n’était pas de la pitié.

Quand je ne regardais pas la télévision, je lisais La Fête à Venise, qui me fut un appui dans l’accablement que je n’étais pas seule à subir alors. Quelque chose me secourut dans ce livre d’une espèce de paix, point si étrangère à cette pacification de l’irrémédiable que je viens d’évoquer. Cette paix si semblable établissait une étrange parenté entre les horreurs de la guerre et les bonheurs de l’art dont traitait le livre.

Qu’y avait-il de commun entre cette guerre spectacularisée à la télévision (guerre de mercenaires et de commerçants, immense spot publicitaire) et ce livre qui parlait de trafic d’art et de jouissance esthétique ?

Apparemment à propos de tout autre chose, Sollers parlait de cette guerre où la vie et la mort étaient subrepticement confisquées. La Fête à Venise en était le déchiffrement anticipé. Je me dis que peut-être tous les livres de Sollers pouvaient se lire comme autant de traités sur la guerre et sur la paix. La fête à Venise ne démontrait-elle pas que ce qui vaut pour les arts vaut pour les armes ? Que la vie et la mort, l’amour et la beauté (la jouissance des corps), étaient désormais escamotés par la seule vraie guerre, la guerre commerciale ? Comme il y a de vrais faux tableaux , la guerre du Golfe était une vraie fausse guerre. Faux conflits, vrais trafics (vente d’armes, contrats de reconstruction pour l’après-guerre anticipée). Que les guerres pussent être rentables n’était pas nouveau. L’était en revanche cette déréalisation de la mort qu’annonçait Sollers : "dans la désapparence réglée d’aujourd’hui, personne ne meurt plus ni ne vit plus réellement (ça serait contrarier la rotation financière)...".

La Fête à Venise traite de la guerre, de la grande guerre jamais déclarée comme telle, celle qui fait rage entre la valeur d’échange et la valeur d’usage, c’est-à-dire la valeur de jouissance. Le conflit, la lutte au finish, se situe entre le négociable et le gratuit, le gracieux, l’inappropriable. L’empire du négoce est aujourd’hui apparemment sans partage. II n’est plus même question de condamner ni d’interdire ce qui ne s’y laisse pas réduire, il suffit de n’en plus parler, de faire comme si cela n’existait pas. "La valeur d’usage est interdite ? Il faut qu’elle ne soit même plus soupçonnée". Le nihilisme contemporain se mesure à ce silence que recouvrent les bavardages humanitaires : la valeur monétaire est désormais la seule à compter. Du côté de la valeur d’usage — de la jouissance de la vie — en revanche, on est dans l’inéchangeable, le non-négociable. Ici, c’est la guerre de défense qui prévaut, guerre irrégulière, de résistance ou de libération, même si la conquête n’est pas exclue.

Les livres de Sollers se veulent des machines de guerre au service de la valeur de jouissance. La Fête à Venise montre que la bataille se livre sur le terrain même de la jouissance : l’art et le sexe.


Jean Antoine Watteau, Etude de femme nue.
Musée des Beaux-Arts, Lille. Zoom : cliquez sur l’image.

L’art comme business mène une lutte à mort contre la singularité désirante de l’artiste. La répression étant trop coûteuse, vouée à l’échec, on a trouvé mieux : "investir frénétiquement pour mieux l’écraser dans ça". La valeur d’échange fera oublier la valeur de jouissance, d’ailleurs mise pour plus de sûreté dans le coffre des banques : disparition complète assurée.

Quant au sexe, l’opération décisive se fit en deux temps. Premier temps : contraception. Le sexe "libéré" des servitudes de la procréation passa sous contrôle : celui des images monnayables qui achevèrent de le dissocier du corps. Couché sur papier glacé, réduit à deux dimensions, il devint plus facile à quadriller. Deuxième temps : procréation "assistée". Les corps ainsi stérilisés se reproduiront désormais hors corps, in vitro, permettant le contrôle commercial de la reproduction et l’ouverture de nouveaux marchés. "Cela veut dire que la vie entière n’est plus que business, du début à la fin, émotions, rêves, croyances, sperme, pensée. Fabrique des corps, lavage des cerveaux. L’hypocrite protestation humaniste romantico-pathétique n’y changera rien, au contraire, elle est programmée par le show".

En face, on aura la "guerre privée" : la grâce contre le négoce. Vénus contre Minerve, la guerre de Troie a lieu aujourd’hui. Les armes sont cela même dont l’autre camp vise la destruction : l’art et le sexe, versant valeur de jouissance. Le moyen et la fin sont ici une seule et même chose. On se sauvera par la seule affirmation, envers et contre le nihilisme, de ce que l’on veut préserver : que les désirs sont irréductibles, singuliers, inéchangeables, gratuits, non négociables et, qu’à moins de les tuer jusqu’au dernier, les corps resteront toujours la source de la jouissance.

Le temps et l’espace sont les champs de bataille privilégiés de cette guerre. Affirmer que le temps c’est de l’argent, c’est tuer le temps. Sauver le temps, c’est le rendre à ses dilatations et à ses contractions, son rythme de flux et de coupures, innégociable. Ecrire, c’est regagner le temps, retrouver son épaisseur, son feuilletage ; le rendre au lecteur. Pour l’espace, c’est pareil. Au cœur même des frénésies du trafic d’art, des circuits électroniques des fax et des télex, Sollers installe, avec le jardin des Zattere, clairière dans Venise, le point de rebroussement où se retourne comme un doigt de gant l’univers du négoce pour livrer l’autre face toujours secrète, celle de la jouissance des choses. A l’abolition de l’espace par fax répond l’ubiquité de l’artiste, sa capacité à sortir par la porte du fond du jardin. Comme l’âme selon Maître Eckhart, lorsqu’elle effectue sa sortie, sa percée vers Dieu. Echappée de Sainte-Thérèse, en extase, sans que ça se voie. Elle s’efforçait de cacher ses états pour se soustraire à la surveillance. Cependant, elle n’en avait pas la maîtrise, lorsque Dieu voulait exhiber les pouvoirs qu’il avait sur cette âme. "Chaque minute, chaque mètre carré ou cube gagné comme liberté de temps et d’espace constitue pour tout individu la seule vraie guerre révolutionnaire. Dites-nous cette guerre, et cela suffit". La fête à Venise, page 159.

Dans La fête à Venise, un des noms de cette échappée, de cette percée est le point : point de rencontre des trajectoires individuelles, effet du clinamen, des inclinations imprévisibles de chacun. Le point d’usage s’oppose au point d’échange : on achète une toile au point (unité de mesure qui sert à calculer la surface de la toile). Mais en fait, "on achète la surface pour nier le point. Le point d’usage est un présent infini".

On pourrait aussi appeler, comme Philippe Forest, du terme joycien d’épiphanies ces sorties hors du temps et de l’espace échangeables. L’épiphanie est cet instant où l’objet devient soudain la chose qu’il est : "Sa quiddité se dégage d’un bond devant nous du vêtement de son apparence" J. Joyce, Stephen le Héros. C’est le moment où la chose échappe à sa valeur d’échange, où sa valeur d’usage se montre à nu. L’épiphanie, correspond, selon Joyce à la troisième qualité du beau selon Saint-Thomas d’Aquin .

Au sexe marchandise, dissocié du corps, on opposera la pratique de l’érotisme. On sauvera la jouissance des corps par le secret et la gratuité, par la dépense, comme le voulait Bataille, par le goût de l’inutile. On le sait d’enfance, l’érotisme c’est l’échappée belle.

L’échappée ne va pas sans méthode : silence, exil et ruse. Contre le "nouvel analphabétisme institué sur fond de technique et de domestication de la science ? S’appuyant sur la perte de mémoire, la morbidité obligatoire, la toute-puissance de l’image en direct, la surinformation pour rien [cf. la guerre du Golfe encore], la destruction ou la manipulation des sources...", pratiquer assidûment la recette du Portrait du Joueur : "érotisme de très mauvais goût - dérision - interruption - mystique - gratuité - compassion - charité - amour - jeu - prière . Mon ordonnance est formelle. Fondée sur l ’expérience. Débrouillez-vous. Voilà vos cartes. Inutile d’essayer seulement l’un de ces éléments. Le médicament n’est efficace que si vous les mettez tous en œuvre simultanément, dans leur état de plus grande concentration et sans restriction. Le jeu et la compassion. La charité et l’ interruption. L’amour, la gratuité et la dérision. La prière et l’érotisme de très mauvais goût. Et ainsi de suite. N’oubliez pas la mystique, c’est très important (...) Voilà les nouvelles vertus cardinales".

L’échappée, la percée, c’est l’irruption de la paix au sein de l’état de guerre. La paix est la seule arme contre la guerre. Paix secrète. A chaque fois que l’inéchangeable s’impose, l’état de guerre est caduc. La paix est un phénomène d’extimité, c’est l’extériorité, le dehors par excellence, qui fait effraction au cœur même du monde de l’échangeable. Trouée, éclaircie, clairière, à l’image du jardin des Zattere à Venise, insoupçonnable du dehors, introuvable, œil immobile du cyclone. La question n’est pas de gagner la guerre, mais d’y échapper. "Se sauver" dit juste : le salut, ici, c’est la fuite. La guerre ne cessera pas, car ce qui fait la guerre aux vivants, c’est le signifiant, le langage. L’art, la littérature consistent à se servir de la langue contre l’effet mortifère du langage, à mettre une limite à son empire en donnant corps avec les mots à la jouissance des corps, en la redoublant pour la sauver, la mettre à l’abri. Le langage, grâce à l’écriture, est retourné comme un gant, le corps du signifiant (rythme, sonorité) passe au-dehors, au premier plan.

La fonction de l’œuvre d’art est d’opérer, de répéter ces percées, ces irruptions, ces retournements. L’art est par excellence un phénomène d’extimité, précisément parce que par une de ses faces, il s’introduit dans le monde des échanges. Il réalise ce paradoxe d ’être de l’inéchangeable qui s’échange, de l’innégociable qui se négocie. L’artiste est ainsi "... l’agent le plus secret, le véritable agent W (W comme Watteau, comme Warhol) comme on dit dans les services d’espionnage pour désigner celui ou celle qui est chargé d ’entrer au cœur du dispositif adverse".

Les œuvres d’art, et les romans de Sollers en particulier, ressemblent au cheval de Troie. L’artiste, lui, sera toujours un peu comme Pâris : amoureux d’Hélène, la guerre fait rage autour de lui tandis que, ravi par Vénus, il se dérobe (échappée verticale), laissant à son apparence le soin d’égarer l’adversaire.

CATHERINE MILLOT

« Le cheval de Troie », consacré à La fête à Venise, a été publié dans Lieux extrêmes, « Spécial Philippe Sollers », n° 4, 1992. Repris dans L’Infini n°131 (Printemps 2015) et dans Catherine Millot, La logique et l’amour (éditions Cécile Defaut, 2015).

Plutôt que comme un recueil d’essais, peut-être faudrait-il lire La logique et l’amour à la manière d’un roman d’éducation.
C’est un livre sur l’amitié et sur l’amour, sur ce que la pensée leur doit.
On y rencontre des êtres et des oeuvres que lient des affinités électives, des solidarités intellectuelles, des influences croisées : Jacques Lacan, Pierre Klossowski, Georges Bataille, Jean Genet, Michel Foucault, Philippe Sollers, Pascal Quignard, Jean-Noël Vuarnet, Anne-Lise Stern, Jacques Le Brun.
On y revit les moments d’une époque dont un fameux mois de mai fut le symbole.
On y revit l’aventure d’un apprentissage placé sous le signe de l’échange entre psychanalyse et philosophie, mystique et littérature.
La vraie amour dont parlait Jacques Lacan naît, écrit Catherine Millot, des signes de ce qui, chez chacun, marque la trace de son exil.

éditions Cécile Defaut.

Illustration de couverture :
Guirlandaio Domenico, Portrait d’un vieillard et d’un jeune garçon,
Paris, Musée du Louvre.

Il s’agit d’un recueil de textes publiés dans diverses revues.

Philosophe de formation, élève de Jacques Lacan, Catherine Millot est psychanalyste. Elle est, entre autres, l’auteur de Freud anti-pédagogue (Champs Flammarion, 1990), et de sept ouvrages publiés dans la collection L’Infini (Gallimard) : La vocation de l’écrivain (1991), Gide, Genet, Mishima (1996), Abîmes ordinaires (2001), La vie parfaite (2006), O Solitude (2011 Folio 2012), La vie avec Lacan (2016) et Un peu profond ruisseau....

LIRE AUSSI : Catherine Millot, Épiphanies (sur James Joyce).

Catherine Millot

LIRE :
La Fête à Venise : Contre la grande tyrannie
Parler la peinture
(précédé de « L’arche du bouffon », par Milan Kundera)
La Fête à Venise. Luz, physicienne

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