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Pierre MICHON : Le rêve d’Homère (inédit)

Présenté par Yannick Haenel

D 17 avril 2024     A par Viktor Kirtov - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


PRESENTATION DE YANNICK HAENEL

Interviewé par Josyane Savigneau à propos de sa nouvelles revue “Aventures”, dans laquelle il publie cette nouvelle inédite de Pierre Michon, “Le rêve d’Homère”, Yannick Haenel nous la présente dans cet entretien, et ses mots en constituent la meilleure des introductions. Haenel, bon à l’oral comme à l’écrit. Comme Sollers !

Retrouvez l’intégrale de cet entretien partagé par AG, ICI.

PIERRE MICHON
Le rêve d’Homère

Pour Élodie

Isocrate d’Erchia, auditeur de Socrate et ami de Platon, écrivit un Éloge d’Hélène.

Ce que raconte surtout l’Éloge d’Hélène c’est que, quelques siècles avant Isocrate, Homère dormait.
Dans ce sommeil Hélène apparut.
Il avait encore vingt ans et l’usage de ses yeux.
L’Hélène du songe le somma de composer une apothéose des héros qui par elle, pour elle, elle seule, la beauté faite chair, avaient couvert de sang les murs de Troie. D’affirmer contre toute raison que la mort de ceux qui y combattirent pour elle est plus enviable que la vie des autres hommes, ceux qui ne l’ont pas connue. D’appeler Iliade ce poème. C’était une commande sans rétribution définie. L’Iliade est née de la voix d’Homère sans doute, mais surtout du désir d’Hélène.
Elle est l’auteure de l’Iliade.
Ce songe de la jeunesse d’Homère traîne dans tous les auteurs. Mais d’autres, plus rares, dont je suis, racontent que, longtemps après qu’il avait exécuté son ordre et assouvi le premier désir d’Hélène en composant les quinze mille six cent quatre-vingt-treize vers fracassants, une nuit elle revint.

*

C’est longtemps après, et Homère est près de son terme.
L’île d’Ios, où il a débarqué et a été royalement reçu : nous sommes sous une grande voile de navire, tendue au carré sur des pieux, à l’orée d’une pinède où Homère se meurt. Il est le plus connu des aèdes – le rossignol en chef. Il aurait pu vivre au palais. Il a préféré qu’on lui dresse cette vaste tente royale, dont sa couche occupe le milieu. Il a de ces lubies d’artiste.
Ils lui ont donné un petit esclave pour bâton d’aveugle. Celui-ci dort aussi, sur le bas-côté. Le calme de la nuit. On entend un cri brusque d’oiseau, un cygne peut-être ; le ressac lointain. La haute houppe des pins, sans un souffle : le sirocco s’est calmé hier soir.
Les deux grands côtés de la tente sont relevés, la lune est pleine. On y voit comme en plein jour.
Ce visage épuisé à barbe grise et clairsemée, aux traits vagues, épineux, ces côtes saillantes, ces muscles secs, ce nid blanc au bas du ventre, c’est Homère nu. On ne voit pas son œil mort, les paupières sont closes.
Il dort la bouche ouverte, chaque aspiration et expiration comme affolée, anxieuse de la suivante. L’air lui manque.
Inutile d’ajouter qu’il n’a plus de dents.

Il sent une présence. Il se réveille, ou il rêve qu’il se réveille : il voit la toile de tente, la touffe d’un pin, la lune, et cela ne l’étonne pas, car le rêve rend la vue aux aveugles. Quelqu’un d’autre est vivant dans cet espace, voilà ce qui l’a éveillé. Ce n’est pas le petit sur sa paillasse – Homère entend sa respiration ample de dormeur.
Vers l’entrée imprécise derrière lui une étoffe frémit.
Des objets de métal tintent.
Puis il sent l’odeur de la femme. C’est peut-être cette captive bien tournée que lui envoient parfois les Îliens ? non, le parfum est trop riche. Et la nuit est trop avancée.
— Qui es-tu ? dit l’aveugle.
— Tu le sais bien, dit la voix un peu rauque et frémissante qu’il connaît ; hautaine aussi. La reine de Lacédémone. La catin de Troie.
Il sait qu’il l’a inventée. Il ne répond rien.
Il ne bouge pas ni ne se retourne. Il regarde la houppe du pin. Il a peur de ne pas la voir, si le songe s’arrête.
Le cygne au-dehors persévère dans son cri. La lune dans son éclat. Il y a un assez long silence.

Elle dit : Tu ne me crois pas ? quelle preuve veux-tu ?
Ceux qui ont des yeux tombent tous raides à ma vue, du satyre à l’écolier. Mais tu n’en as pas, tu n’y vois rien, impuissant !
— Pourquoi reviens-tu ? demande le vieux. Je n’ai plus rien à te donner. Près de seize mille vers autour de ta personne ne te suffisent pas ?
— Oh si, dit-elle ; tu es mon maître. Tu m’as permis d’exister, d’en souffrir et d’en jouir. Jouir davantage, s’il est possible, que ma mère n’a joui du cygne à membre d’homme, qui était Zeus, qui donnait le plaisir que seuls les dieux donnent. Je viens te payer ton dû. Pas comme on paie un aède – un rossignol. Comme on paie un dieu.
Tu entends mes bracelets ?
Il considère toujours la haute touffe du pin.

Hélène aux longs voiles, divine entre les femmes. Hélène aux bras blancs, aux cuisses de lait. Hélène aux longues robes. Hélène à la vulve souveraine.
Pour lui ?
De sa voix impérieuse elle dit, avec un rire faux :
— Sauf que tu as escamoté mon portrait. Et tu ne dis pas assez que je suis blonde. Souviens-toi, la première fois, quand tu pouvais me voir. Plus blonde que cette lune.
Il cherche les traits qu’il avait à l’esprit en composant le poème. Que voyait-il, sur sa tête ? et entre ses jambes ? c’était quoi ? il mettait quoi ? il ne se souvient plus si le pubis était blond ou noir. Tantôt l’un et l’autre, sans doute.
C’est l’objet de sa convoitise qu’il a mis à la source de l’Iliade. Brune et blonde alternativement. Avant de l’écrire, il la voyait et interminablement la dénudait, en pensée, depuis qu’il était nubile. Il voyait et de tous ses yeux regardait cette ombre, cette idée : la gorge d’Hélène, les fesses d’Hélène, sa robe soulevée, sa bouche à sa bouche, ses lèvres à son membre. Le pas d’Hélène venant à lui. Ses cris dans le plaisir qu’elle tirait de lui, qu’il lui faisait avouer.
Il ne pourrait plus la voir, pas plus qu’à treize ans il ne voyait nues les belles matrones qu’il désirait à mourir.
Mais dans les rêves, on voit tout.

Elle parle toujours, vite ; ce qu’elle va donner, c’est Hélène de Troie. Elle se flatte d’être la récompense absolue. C’est un fardeau, mais une délectation. Elle dit que les miroirs la chavirent, d’amour, de vergogne, d’effroi. Elle y voit l’Iliade et la chair à leur comble. La modestie n’est pas son fort. Elle en jouit, elle en tremble. Elle se rengorge, ses mots claironnent. De nouveau :
— Tu entends mes bracelets ?
Il bande.

*

Il ne peut croire tout à fait que c’est elle. Il pense que jamais un mortel, dans les siècles à venir, ne pourra être jugé digne de posséder une telle femme. C’est de la chair à dieux.
On peut toujours dire qu’Aphrodite serait plus belle qu’elle – mais de cela, nul mortel ne peut témoigner.
Il diffère :
— Parle-moi, dit-il, des Achéens aux belles jambières ; à ton souvenir d’eux, je saurais si tu es celle que tu dis.
Elle s’exécute volontiers ; parler d’eux c’est parler d’elle, et elle aime parler d’elle.
Elle va faire sonner pour le vieil Homère les noms des guerriers atroces et délectables, qu’elle a connus, qu’il connaît, qu’il a mis en vers ; elle s’échauffe au fur et à mesure ; elle halète un peu ;son souffle expirera sur le nom de Pâris Alexandre
— Tu as écrit avec raison que Priam me faisait asseoir tendrement sur les remparts au-dessus des portes Scées, pour assister aux combats sous les murs. Il me courtisait jusqu’à terre, le vieux, et je l’aimais – mais je leur tenais la dragée haute, à ces Barbares. Priam me faisait nommer les Grecs. Je vais faire de même pour toi – mais ne les connais-tu pas ?
Depuis le temps que je les vois défiler, tous ceux-là.
Je les ai passés en revue bien des fois depuis la première, quand ils sont venus me faire leur cour chez mon père.
Encore une fois donc, voici ceux qui sont venus sur les vaisseaux creux pour offrir leur charogne aux bêtes qui passent. Les baraqués, les durs, les hommes d’assaut. Les jeunes et les chenus et les Messieurs terribles qui ont quarante ans. Les freluquets dégourdis, les dégarnis, et les surhommes de bronze qui montrent les dents. Ils sont venus pour voir et reprendre le sexe de la terre, que pour l’instant chevauche, saillit, monte Pâris Alexandre. Moi.
C’est pour moi qu’ils sont là tous, sauf Achille – ou même Achille – dans les deux camps.
Tu veux de l’ambiance ? Regarde, entends, vois :
J’entends le martèlement doux des pierres à aiguiser sur les épées, dans les trêves d’après-midi brûlantes. Je les vois incliner l’outre de vin noir avant la charge, avec précaution pour ne pas remuer la lie ; quand ils sacrifient des porcs gras et des cuisses de bœufs ; quand vite ils sautent du char pour planter les pieds à terre et lancer la pique ; quand à l’écart ils saisissent et plient la jambe du cheval qui boite pour vérifier la corne ; quand par bravade ils se jettent au galop contre les remparts, dont au dernier moment les sabots des chevaux retenus et cabrés heurtent les briques ; quand les jours de fureur leurs chars font lever des tourbillons de poussière qui occultent tout, et là-dessous les cris fusent et le sang coule, mais on n’y voit rien ; quand ils s’accroupissent pour chier entre deux coups d’épieu ; ou quand tout là-bas comme des petits points ils courent sur la plage vers les vaisseaux noirs ; et quand vient l’hiver et qu’ils les calfatent, l’odeur forte du bitume, qui depuis est pour moi lascive et me prend à la gorge.
Quand ils lançaient le chale hourvari des cris de guerre, la huée d’assaut. Et quand les Troyens au retour passaient les portes Scées dans la caisse du char, du sang jusqu’aux essieux, au timon, au tablier, à la rambarde, jusqu’au carquois. Jusqu’au menton. Ce sang m’était comme de la semence me dégoulinant de la tête aux pieds.
Leurs jambières, leurs casques en peau de fouine, de renard, en cuir de sanglier avec les dents, en bronze ; les caresses raides des crins à la crête du cimier ; leurs pectoraux vissés plaque sur plaque ; leurs hurlements sur les chars ; leurs obscénités gueulées dans les défis ; leurs injures ;leurs lances ; leur faim ; leur haine ; leur virilité aussi roide que le frêne des épieux.
Ceux que je revois le mieux : Ajax, sa cuirasse de sanglier, son ombre géante, sa balourdise, son baratin coincé quand il me faisait sa cour ; Ulysse, son bagout, son casque, son âme de source et de rocailles ; Idoménée, le borgne aux quarante vaisseaux noirs ; Ménesthée d’Athènes, le boiteux, le sot ; Diomède fils de Tydée, ses dents de loup, son riche cri de guerre, sa lance fichée dans l’aisselle d’Aphrodite, son casque ; l’épieu trapu d’Ajax, l’autre ; le casque à la mode d’Argos d’Agamemnon ; d’Agamemnon aussi, la cuirasse de corne que lui avait offerte Ménélas son frère, à Chypre. Ménélas, le Blond, ses belles boucles, ses bras d’ivoire, sa poitrine d’ivoire, son membre, son cœur ; son casque. Face à eux tous Pâris, Pâris Alexandre, ses deux noms, ses belles boucles, son bagout, ses cuisses, son membre – son dard d’or – son arc, son cœur.

Et tous les autres, qui après le massacre ont réembarqué pour rentrer chez eux et y faire la grande culbute.
Tous, commandés par la grande gueule d’Agamemnon Atride, l’auguste piquier, mon beau-frère, le promis de la baignoire, le futur gros poisson nageant dans son sang.
Et – ah, celui-là aussi, la vieille horreur ! – Philoctète le gangrené, le puant, l’archer ; et l’autre frappeur de loin qui flécha mon archer adoré, Pâris.
Achille, ses boucles, son cimier de Corinthe, son rictus, son casque aux mille reflets ; l’irrésistible, le beau blond à la belle vindicte, a été le seul Grec à me haïr. Et quoique blond, je ne l’aimais pas. Il était un peu femme, il est vrai. Il avait franchi à peine l’adolescence pourtant, l’âge où tout leur est femme, où l’envie, la fureur, leur dévore le ventre.
Tous ces hommes.
Ils sont venus pour voir et reprendre la fente de la terre. Moi.

— Et assez de ces matamores ! tu sais bien que seuls m’importent Ménélas et Pâris.
Ménélas… Parfois du milieu d’eux sous la muraille, d’un groupe de baroudeurs éclatait le rire douloureux de mon seul amour, Ménélas. Mon mari. Le Blond. C’était moi en homme. Ses cheveux brillaient de loin. Comme les rayons de cette lune. Quand les bateaux grecs noircirent l’horizon de la mer, c’est à lui que je pensais. Quand Alexandre me chevauchait, j’attendais, j’accueillais aussi Ménélas, qui était sur les flots. J’ai attendu dix ans Ménélas, sa revanche, sa prise.
Des portes Scées il m’émouvait – je pleurais, Ménélas, quand je l’apercevais en bas. Cela ne te surprend pas, vieux, que j’aie aimé les deux à la fois ? puisque tu l’as inventé.
Elle s’interrompt un instant. Sa voix se durcit.
— Tu sais bien pourquoi j’ai pu garder joie et orgueil, superbe même, quand je suis restée à Troie, quoique tu l’aies si peu écrit ; mais tu l’as à satiété laissé entendre.
J’attendais Ménélas, et je jouissais d’Alexandre. Ils étaient deux sur moi. Ménélas, je le voyais vainqueur et moi pliant devant lui, m’attachant à ses genoux, implorant. Pâris Alexandre, je lui faisais des philtres. Je mettais pour lui des parures infâmes, éhontées, bracelets aux cuisses, perles entre mes jambes. Je serrais à ma taille nue sa ceinture de guerre au dernier cran : le ceste d’Aphrodite, qui décuple le poids des chairs et leur blancheur. Il m’arrivait de le haïr. Je ne l’en désirais que mieux.
J’étais depuis longtemps dans Troie quand je trouvai un élixir pour le raidir davantage encore. Les murs de notre chambre tremblaient quand il en prenait – du moins le croyais-je ;parce que, à ces moments-là, la boule du désir martelée dans ma gorge avait la taille d’une enclume.
Oui, Pâris le pleutre ; oui, le seul homme qui sache faire hurler, Pâris Alexandre. Souviens-toi : le jour ou Ménélas au combat l’envoya rouler, le défonça, l’enfonça, le jour où sa propre couardise durcissait son désir de revanche, à son retour je fis mine d’abord de le repousser avec dégoût, mais soudain je l’empoignai violemment sous sa robe et renversée rugis sous lui. J’étais à la fois sous Pâris et sous Ménélas, sous le vainqueur et le vaincu. J’étais le vainqueur et le vaincu, car c’est cela, l’accouplement, dans le même mouvement coiffer les lauriers impérieux de la Victoire dont le pied écrase des têtes, et passer nue sous les verges en place publique.

*

— Allez, je veux t’enflammer davantage, vieillard. Permets que je raconte ce que jamais je n’ai dit ni ne dirai jamais (même à moi qui en rougit trop). Mais à Homère on doit tout, il a un passe-droit. La première fois que j’ai vu Pâris Alexandre
J’avais trente-trois ans – l’excellence de la chair, entre korê et matrone : les fesses chargent les mains du mâle, les cris sont plus extravagants que ceux de la vierge. On est plus impitoyable envers les esclaves et plus esclave dans l’amour.
Ces Troyens étaient venus faire la fête à Sparte. Sacrifier. Banqueter.
Quand je l’ai vu la première fois – je suis une chienne – ils arrivaient. Ah. Nous, les femmes, étions sorties les accueillir, un peu en retrait de nos hommes ; nous étions restées debout dans le vestibule. Mes jambes flageolèrent quand il parut en haut des marches ; son bonnet écarlate ; l’or de ses colliers barbares sur ce cou costaud ; sa robe longue à la mode ionienne ; et ses accroche-cœurs sous le bonnet phrygien, aussi blonds que les boucles de Ménélas lui-même. C’était moi encore, en homme, en Barbare, en flagrant délit de blondeur. Il portait dans la peau une sacrée déesse, qui passa dans la mienne au premier coup d’œil. Le désir géant me saisit. Donne à mon désir le nom de la déesse que tu veux. Tout de suite la boule me monta à la gorge, une autre boule me pesa au ventre – la double boule : angoisse de chienne et faim de louve.
J’attendis ; ah la torture délicieuse, pendant les fêtes ; regards, rougeurs, cuisses frôlées. L’imminence infinie. Ah nous le retardions, le crime atroce de la Spartiate, comme ils disent ; elle était longuement menée à l’étalon, la pouliche.
J’aime attendre. Mais je ne pouvais minauder longtemps à l’épouse parfaite : nulle ne le peut avec la double boule.
Sais-tu ? Prononcé ainsi dans toute son étendue, le nom complet de Pâris Alexandre me la donne encore.

Homère, ivre d’elle mais cassant, souverain : mais oui, mais oui, je sais.

*

— À Sparte je n’eus pas à dissimuler longtemps : Ménélas embarqua pour enterrer son grand-père au diable vauvert. Il nous laissa tous les deux. Nous, tu peux dire aussi bien : la déesse. Naïf mortel. On dit que c’est à cause d’Aphrodite ? tu crois que c’est Aphrodite qui agit en moi ? Non, c’est moi qui ai agi comme l’aurait fait Aphrodite.
Aphrodite qu’on reconnaît à sa gorge ? mais touche la mienne, vieillard. Je suis plus lubrique qu’elle. Voyons, Aphrodite c’est moi, tu le sais bien.

Fuir Sparte la nuit même. Aussitôt nous avons embarqué avec ma dot en cale. Les voiles, les vagues, l’équipage comme des ombres, la lune, le vol, l’adultère, le désir, l’imminence, le vent dans les nuages, et claquemurés dans le navire : lui et moi ; sans nous toucher encore, tremblants. Nous avons mis à la voile et échoué le navire avant l’aube sur le premier îlot abordable.
Aussitôt sur la plage entre des rocs je m’affalai et m’ouvris, et nos dents s’entrechoquèrent.
Comme un fils de ma viande qui m’aurait été arraché et que j’aurais retrouvé. Un morceau de moi. Qu’on m’aurait recousu.
Ce membre était à sa place. Enfin.
Ainsi vécûmes-nous plus tard toute la guerre : lubriques et glapissant comme des chiens dans des chambres basses d’où on entendait le fracas des chars.
À ces mots, Homère a une fureur d’adolescent, le feu, il tourne les yeux enfin vers elle, il ne la voit pas. D’un seul coup il ne voit plus rien, ni la touffe de pin, ni la lune, ni la toile de tente ni rien d’autre.
Il est bien aveugle.
C’est donc qu’il est éveillé.

*

Le cygne s’est tu. On n’entend que le murmure lascif d’Hélène.
— J’ai à mon bras droit cinq bracelets d’or. Autant à ma cheville. J’aime la richesse et l’or, ils sont beaux. J’ai de l’or au ventre pour accueillir ton dard d’or. Tu découdras à mon secret la fibule d’or.
Enfin : Pourquoi moi, ce vieux ? Il le lui demande.
Il est dommage qu’il ne voie pas son regard quand elle dit : Ils sont morts et tu es vivant. Et c’est toi qui... tu as eu la force de concevoir Achille, toi seul auras la force de m’étreindre – enfin. Tu es mon maître. Tu m’as jetée dans les bras de Pâris ; tu m’as réservé son dard d’or ; tu m’as ouverte à lui sur cette plage de rocailles ; tu m’as livrée en butte aux cruels enfants de Troie ; tu m’as prodigué, à moi, face de chienne, toutes les hontes et toutes les rougeurs : tu m’as secouée de tous les sanglots ; tu as fait de moi cette trirème éperonnée de-ci, de-là ; tu m’as dilapidée ; tu m’as fait tout ce que je voulais que tu me fasses, quand je suis venue te le demander la première fois :c’est à toi que j’appartiens.
Maintenant c’est toi qui vas bien me faire mourir.
Il n’a pas bougé, il veut que ce soit elle qui vienne à lui.
Elle approche, il entend frémir la fibre de la robe, les bracelets danser. Ses cuisses d’une ardeur merveilleuse la portent. Il croit les entendre s’embrasser l’une l’autre.
C’est à lui que viennent ces jambes, passion et résolution mêlées.
Elle n’existe pas pourtant. C’est lui qui l’a inventée.
L’enfant dort profondément.
La lune décline.
Ils se taisent désormais.
La tête d’Hélène est au-dessus de la sienne.
Elle le regarde : le gouffre des yeux blancs ouverts. Leur double fente, vaguement obscène. Et plus bas, le membre haut dont le sang bat.
Elle dit encore, la voix brisée : Tu ne me vois pas et je ne rougirai pas, hélas. J’ai de la pudeur et j’aime qu’on la rompe.
L’oiseau dehors jette encore un seul cri, loin.
Elle est venue si près qu’elle touche le lit. Un ventre de femme est à hauteur du visage d’Homère. Elle a fléchi les jarrets et s’est ouverte. Elle a sa tête entre ses genoux, et tout près à portée il sent la touffe du pin. Il va toucher la guerre de Troie. Il tend les mains derrière lui sous le péplos, il en brasse les plis sans délier la ceinture ; les fronces innombrables, le cordonnet ; sur la chair royale court un frisson d’effroi, il soulève tout (il le peut, il peut se le permettre, se l’accorder, puisqu’il rêve), il trousse, les jarrets, à peine, les fesses, davantage, leur pesée, puis il le faut, il le lui doit, il va droit à sa prairie, où sont la volonté d’Hélène, son être et son maître. Il empoigne. C’est la guerre de Troie qu’il a sous ses doigts, la cause première. C’est le cœur des guerriers et celui de l’hexamètre qui bat dans sa main. L’Iliade. Il a dans sa main l’invention littéraire, née sous ces jupes sous les murs de Troie. Il pense à l’âge qu’elle peut avoir aujourd’hui. Il entend le souffle calme de l’enfant, et celui, affolé, d’Hélène. C’est comme plumer un oiseau ; c’est comme agencer des vers : ses mains sur elle volent, disposent, tranchent, il pense au cygne ailes battantes et bec sur l’oie, la becquetant dur, côchant. Le cygne déplie le col, replie, raidit, il la rend folle, il la travaille, elle aussi le travaille. Les bracelets se heurtent et se réheurtent sans trêve. Le cygne veut. Hélène veut. Homère veut. Il va refendre la fente du ventre. Couper la césure. Du bout des doigts il l’ouvre. Il la reconnaît, il sait enfin, il en a enfin la certitude, ce n’est pas un songe, c’est bien Hélène de Sparte, Hélène de Troie : car l’envie noie sa prairie, jaillit en crue. C’est ce flux qui coule et enfle au milieu de l’Iliade. Qui porte l’Iliade. Elle veut qu’on l’endigue, l’Iliade n’y a pas suffi. Son ventre l’atteste. Elle prouve.
Nul repli n’est plus profond que le sien. Son envie est une crue sans fin. Elle est toujours debout.
Puis elle ploie le buste, sa bouche vient, et va où elle doit.
Ses cuisses frémissent comme frémissent les ailes de la libellule. Un vol de mouettes au ventre blanc passe sous l’œil blanc de l’aveugle. Elle a la haute plainte aux lèvres : le sanglot des colombes aux chênes de Dodone.
C’est lui seul qu’elle va prendre.
Elle dénoue pour le vieux sa ceinture.
Dernier titre paru : Les deux Beune (Verdier, 2023)


A propos de Pierre Michon

LES CAHIERS DE L’HERNE ET LA GRANDE LIBRAIRIE

le livre sur amazon.fr
Pierre Michon
Collection : Cahiers de L’Herne
Parution : 01/11/2017
Pages : 344

Feuilleter le cahier

01/11/2017 Les Cahiers de L’Herne entreprennent de saluer en Pierre Michon l’absolue singularité d’une voix et d’une écriture qui n’en finit pas de surprendre et d’enchanter un lectorat toujours plus vaste depuis l’apparition, en 1984, de son premier ouvrage, Vies minuscules. Les livres de Pierre Michon, denses et tendus dans leur beauté paradoxale, à la fois sauvage et classique, naturelle et travaillée, ont depuis longtemps conquis une place de premier plan auprès des écrivains, des lettrés et dans les milieux de la critique savante.

3 nov. 2017 Pierre Michon à La Grande Librairie alors que Les « Cahiers de L’Herne » aux Éditions de L’Herne viennent de lui consacrer un remarquable dossier dans lequel les romanciers mais aussi les historiens viennent saluer l’absolue singularité d’une écriture. Jeanne Balibar, Marie-Hélène Lafon et François-Henri Désérable sont présents autour de l’écrivain et François Busnel. Témoignages de qualité. Vaut le détour.

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SUR PILEFACE

Le 6 mai 2023 [au lendemain du décès de Philippe Sollers], Pierre Michon écrivait sur sa page facebook : « Sollers est mort. Étrange peine. Deuil profond. Je le connaissais peu mais je l’aimais. On savait qu’avec lui la bêtise ne pourrait triompher tout à fait. Il nous protégeait du vide. Qui, maintenant, sans lui ? » Qui ? Quel nouvel Ulysse ? La réponse pourrait bien être en jouant sur les mots comme Homère …
Cité par Philippe Forest ICI

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Quel est le livre [Yannick Haenel] qui vous réconcilie avec l’existence ?

La Grande Beune, de Pierre Michon. Il m’est arrivé à une époque d’être prof, en collège, en lycée, pendant quelques années, et j’aimais bien qu’on étudie, même avec des enfants qui avaient 12, 13 ans, des écrivains vivants. Parce que la littérature, Victor Hugo, c’est merveilleux, Rimbaud, c’est encore plus beau… Mais Pierre Michon, Jean Echenoz, Emmanuel Carrère, ils sont là ! Parfois je les invitais et les enfants étaient émerveillés de voir que la littérature, c’est vivant et bon. La deuxième raison, c’est que la phrase de Pierre Michon, elle est archéologique. Elle draine avec elle, me semble-t-il, quelque chose d’immémorial. On remonte le temps et l’espace à travers son phrasé. Et je trouve que le langage de la littérature a cette vertu-là : de nous réconcilier avec la vie, ou plutôt d’aller approfondir ce que c’est que l’existence.
in Yannick Haenel livre ses conseils de lecture

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Pierre Michon : "J’ai un faible pour Sollers"

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Pierre Michon a reçu le Prix Franz Kafka

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Les Onze, de Pierre Michon : l’origine de la Terreur par Cécile Guilbert

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