De la trace comme amoncellement de béances
Pour son livre Guillaume Basquin a repris non seulement l’esprit du Paradis de Sollers mais jusqu’à sa police graphique pour faire le lit d’un long fleuve non tranquille. Ce qui pourrait sembler surcharge est de fait un long cri déroulé en tessitures au sein des oppositions (entendons : contradictions vitales) : le feu et le froid, le sombre et le clair, la couleur et son contraire, le dur et le mou, l’ordre et la matière. Celle-ci qui contredit l’ordre pour le construire autrement à proximité du chaos.
Basquin avance sans cesse en aller et retours pour passer de la saturation de cette matière verbale à son état gazeux afin de comprendre comment « ça » (se) passe et ne passe pas. D’où ce fleuve-chiffrage pour faire parler le silence et en ôter l’épaisseur. Le tout pour qu’apparaisse un manteau de bourlingue aux nombreuses aspérités. L’auteur refuse de procéder à la taille sur mesure. Demeurent le grain, des veines, les défauts, les surprises pour montrer ce que d’autres auteurs prennent pour l’éternité mais qui n’est pas fixe. Si bien que le livre avance par luttes incessantes, intestines. Il y a les équilibres, leurs pertes, les oppositions, leurs réductions.
Un tel chant invite à la participation au cosmos et se divise en deux : « chaosmos » d’un côté, désir de lui donner une logique de l’autre. Mais la célébration reste volontairement hirsute. Soudain, il n’existe plus d’intervalles dans la cohorte d’ombres. Pas de panique pourtant. Quelque chose se passe, du domaine de l’ascension qui pousse les lignes du passé au futur, de la mère au (re)père. Il en va d’une seule lignée déroulée dans l’urgence (contrôlée) et de la boulimie créatrice.
L’auteur se et nous met progressivement en état d’urgence par cette pulsion d’une force donnée comme presque inconsciente et irrépressible. Elle éclate dans l’épaisseur du texte et son entêtement sous-cutané irrévocable propre à balbutier de l’essentiel butiné au quotidien.
Il est donc question de marche forcée, d’ascension. Mais l’auteur n’oublie pas pour autant de puiser là où l’émotion la plus tellurique charrie ses laves. Ordre, désordre, chaos, équilibre (lourd de ses désirs inconscients), loi du genre (humain) obéissent sans obéir à d’autres injonctions que celles de l’instinct même lorsqu’il sort de la bête pour atteindre l’ “âminalité”. Ce qui chez Basquin reste toujours de l’ordre de la présentation flirte avec le presque tout. Il ouvre des béances par effet de saturation mais aussi de fractures.
Demeure perpétuellement le jeu de l’entassement. Le vide lui-même est amoncellement de traces. La trace est amoncellement de béances.
jean-paul gavard-perret, elitteraire.com
La vie amoureuse et cachée de Guillaume Basquin : entretien avec l’auteur
Dans le long fleuve du (L)ivre de papier de Basquin, le temps s’approche, se saisit, disparaît, se polit au cœur d’une entreprise d’amoncellements parfois compulsifs et parfois en rétention. Une manière sans doute de nous faire sortir de la cloche de verre sous laquelle de petites figurines de terre qu’on nomme êtres humains sont emmurées. Le monde voit soudain le jour non par effet de transparence mais en entrant dans les “terriers” du monde pour mettre à nu jusqu’aux rhizomes non répertoriés dont le livre devient l’herbier.
Entretien
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
L’idée d’un bon café. Avec du pain grillé. Si c’est jour d’école, ce sont mes enfants qui me tirent du lit.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
J’ai beaucoup rêvé au et en cinéma – qui est l’enfance de l’art, comme l’on sait, et aussi monde de la nuit et des ombres, propice aux rêves – ; et puis l’industrie du cinéma a rendu les armes devant la télé-vision, qui est le monde du trop-de-jour ; aussi ai-je cessé d’y aller, et de rêver d’histoires de spectres. Maintenant, je suis rentré totalement dans le monde de la littérature, ce monde « sérieux », celui des adultes.
A quoi avez-vous renoncé ?
À aller au cinéma : je n’y crois plus… (Sauf au cinéma dit « expérimental », dans l’underground.)
D’où venez-vous ?
Je viens d’hier, où j’étais différent d’aujourd’hui, et j’espère bien distinct de celui que je serai demain.
Qu’avez-vous reçu en dot ?
Rien.
Un petit plaisir – quotidien ou non ?
Un verre de vin, quotidien. C’est un minimum…
Qu’est-ce qui vous distingue des autres écrivains ?
J’ai commencé à écrire très tard (après 40 ans) ; mais j’ai énormément lu et vu des milliers et des milliers d’œuvres d’art ; cela me permet, je crois, de bien connaître ce qui a déjà été fait, et ce qui reste encore à faire, et aussi d’envisager l’écriture plus comme un « art » que comme une « histoire » à raconter. La plupart des gens de lettres ne lisent pas assez ; ils tombent alors dans de ces clichés…
Comment définiriez-vous votre approche de la littérature ?
Deux choses principales à dire. 1/ C’est mon oreille interne qui guide tous mes choix en littérature. Si mon tympan est excité, alors il y a de grandes chances pour qu’un auteur me plaise. Rien ne m’ennuie plus que l’écriture plate et le style neutre, soit une bonne part de succès de librairie d’aujourd’hui… 2/ Quand j’ai découvert l’écriture intertextuelle, essentiellement avec les écrivains de « Tel Quel », cela m’a particulièrement réjoui ; cela m’a beaucoup fait penser au montage cinématographique : tu colles un photogramme à un autre, différent, et là, de cette collision, apparaît une étincelle de sens – c’est très jouissif pour l’esprit. Aussi suis-je devenu très sensible aux écritures de montage. En général, je me fiche des histoires… vieilles anecdotes… Mais il y a des exceptions, bien sûr : tout Sade…
Quelle est la première image qui vous interpella ?
L’image des deux amants aux corps nus et recouverts de cendre d’ « Hiroshima mon amour », vu à la télévision très jeune. Ce jour-là, j’ai compris que ce que disaient les adultes de ce film (« c’est ennuyeux, etc. ») était très bête, très faux.
Et votre première lecture ?
La première qui me bouleversa totalement fut « Les souffrances du jeune Werther », de Goethe. Je traversais alors une phase de grosse déprime, à cause d’un amour malheureux et contrarié (comme le jeune Goethe, soit dit en passant) ; plusieurs amis me conseillèrent alors de lire ce livre… et de ne pas faire comme le héros du livre (se suicider à cause de la souffrance amoureuse). J’ai suivi ces deux conseils. Et je suis encore là…
Quelles musiques écoutez-vous ?
Quand j’ai découvert le clavecin (Bach, mais aussi Scarlatti) et la musique baroque (Rameau, Purcell, etc.), je n’ai plus jamais pu écouter de la musique dite « Rock » ou « Pop » ; c’était beaucoup trop lent pour moi. Le Hard Rock, c’est incroyablement lent, en fait, pour l’esprit. En revanche, j’admets totalement (c’est-à-dire que j’en écoute beaucoup) presque tout le jazz, disons jusqu’à Ornette Coleman et Anthony Braxton. Ensuite, j’ai décroché…
Quel est le livre que vous aimez relire ?
« Ulysses » (avec un « s », en anglais) de James Joyce. C’est inouï tout ce qu’il y a dedans ! Toutes ses inventions verbales et sonores, comme dans « Sinbad the Sailor and Tinbad the Tailor etc. » : c’est absolument intraduisible en français ! Et c’est très bien comme ça : littérature pour happy few…
Quel film vous fait pleurer ?
« Au hasard Balthazar » de Robert Bresson, quand on voit l’âne héros du film abandonné de tous dans les montagnes pyrénéennes ; on comprend alors qu’il accomplit totalement le destin d’un Jésus-Christ…
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Je ne méprise pas cette poussière qui me constitue…
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
J’ai écrit un nombre assez élevé de lettres à tout un tas d’artistes et d’écrivains (la plupart restées sans réponse…) ; je ne me souviens pas m’être interdit d’en écrire une à qui que ce soit.
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
New York. Pour son énergie, qui semble inépuisable. Pour sa glorieuse histoire artistique au 20e siècle. Et parce que je n’y habite pas. Si j’y habitais, je pense que Paris deviendrait ma ville mythique par excellence…
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
Tous ceux qui pratiquent une écriture de montage ou un art du collage : Rauschenberg, Jean-Jacques Schuhl, Philippe Sollers, Jacques Henric, Jean-Luc Godard, Jonas Mekas, Dziga Vertov, etc.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Qu’un ami m’envoie un chèque de 21,50 € pour que je lui offre en retour mon (L)ivre de papier (éd. Tinbad), le livre le plus difficile du monde à vendre, semblerait-il…
Que défendez-vous ?
1/ Tous les perdants magnifiques : Sade, Rimbaud, Manet, van Gogh, Léon Bloy, James Joyce, Pessoa, Kafka, etc. Dans le Temps, on voit trop bien que tous ces perdants du présent ont triomphé dans le futur – et ce phénomène s’accélérera de plus en plus. C’est tout le sens d’un livre que nous publions ces jours-ci chez Tinbad, Le rire triomphant des perdants, de Cyril Huot. 2/ Tout ce qui est imprimé.
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas” ?
Je n’ai pas lu Lacan dans le texte. Cette phrase laisse sous-entendre que l’amour complice et heureux entre un homme et une femme n’existerait pas. C’est la vieille complainte romantique. Je préfère la position joyeuse d’un Sollers : vivons amoureux et cachés, sans rien dire à personne. Et tant pis pour les ennemis de l’amour heureux et guéri !…
Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la question ?“
« Yes I will Yes. » Il faut dire « oui » le plus souvent ; seul le « oui » va de l’avant, il est immense ; quand le « non », lui, est palindrome : il fait du surplace ; même à l’envers, il est toujours un « non ».
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
Combien d’exemplaires de (L)ivre de papier avez-vous vendus ?
Présentation et entretien réalisés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 30 octobre 2016.
LIRE AUSSI : Les Cahiers de Tinbad, Littérature/Art, N°1 et 2 - entretien avec Guillaume Basquin
LE SITE DE GUILLAUME BASQUIN
Jean-Marie Apostolidès, L’Origine du Monde
A.G.