« La Deuxième Vie » : Sollers après Sollers
Philippe Sollers dans les jardins de la maison Gallimard en 2002.
Daniel Janin/AFP. ZOOM : cliquer sur l’image.
Par Didier Jacob
Publié le 26 mars 2024 à 18h30
Jusqu’au bout, Sollers aura donc été fidèle à Sollers. Un joueur, un comédien, un pourfendeur de baudruches dans le milieu où elles s’épanouissent le plus – le journalistico-littéraire – mais aussi et surtout une bête d’écriture. Disparu il y a un an, Philippe Sollers fut un insatiable ogre de langage. Et tandis que, presque à terre et mourant, il forme les phrases de ce livre posthume, Sollers ne baisse jamais la garde : il enrôle Picasso, Houellebecq et Sade, il attaque, ourdit, conspire, il juge le monde qui l’entoure de la plus sévère manière, et tous les mots font mouche. Quel art il possède, sur la fin ! Il faudrait étudier, en cours de français, l’attaque des paragraphes et le déhanché des formules. Dieu sait que Sollers, au cours de sa longue carrière, s’est souvent payé de mots, mais voici qu’il se dépouille, dans « la Deuxième Vie », de tout l’attirail inutile, au risque de laisser paraître son ossature décharnée.
Ce « roman », qui raconte par anticipation (c’est quand même assez génial) la vie après sa mort, n’est pas un voyage en terre inconnue où, comme l’écrit Yannick Haenel en quatrième de couverture, des pensées glisseraient, « apaisées, vers une dernière lueur qui brille dans la nuit ». Le dernier Sollers n’est ni kitsch ni sentimental. Il est matériel et pragmatique. Presque comptable : « Pas de loyers, de factures, d’impôts. » Une fois qu’on est parti, « tout est gratuit dans une profusion intense ». Tout est pardonné ? Et Sollers aura-t-il, au cours de sa seconde existence qui s’ouvre dans ce livre, le Goncourt qui lui fut refusé au cours de la première ? Alors oui, Sollers s’est trompé (et continue ici de le faire) sur la féminisation de la société qu’il n’a pas vue arriver, et qu’il juge sans tenter de la comprendre. Mais il n’est jamais trop tard pour s’amender. Sollers n’a-t-il pas toute une (deuxième) vie devant lui ?
Le Nouvel Obs, 26 mars 2024.
Note : Sollers n’aurait-il pas vu arriver la féminisation de la société ? Commençons par relire Femmes, puis Sollers : « Le grand sujet, désormais, est la violence sexuelle » (entretien avec... Didier Jacob, 19 mars 2020).
Et, allez, une citation :
[Fanny] me trouve misanthrope et peu démocrate, et ce n’est que trop vrai. Passons sur ma misogynie évidente, mais posons la bonne question : Où en est la misandrie ? Pourquoi toutes les critiques de Fanny me donnent-elles l’impression qu’elle est misandre ? Pour les ignorants du grec, gyne veut dire femme, et andros, homme. Menos signifie mois, et pausis, cessation, d’où ménopause, cessation de l’ovulation chez les femmes, et andropause, baisse de l’activité sexuelle chez l’homme. Misandrie : haine de l’homme, grec misein, haïr. On vous parle sans arrêt d’androgynie et d’homophobie, mais pourquoi ce silence platonicien sur la gynandrie ? Elles ont droit, elles aussi, à une reconnaissance d’identité, il est temps de transcender les genres ! En tout cas, l’andros, tous les observateurs en conviennent, est désormais en récession, et très déprimé. Il file un mauvais coton, il prend un air de Fanny. C’était fatal : la roue tourne.
L’École du Mystère, Gallimard, 2015, p. 103.