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Yannick Haenel, chroniques de septembre 2023

Charlie Hebdo

D 27 septembre 2023     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Victor Dumiot,
Pascal Quignard,
La revue Mettray,
Christophe Manon.

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Victor Dumiot
 

Une voix lactée infernale

Yannick Haenel

Mis en ligne le 6 septembre 2023
Paru dans l’édition 1624 du 6 septembre

J’éprouve toujours, en septembre, au moment de la « rentrée littéraire », une petite excitation : je regarde les « nouveautés » dans les librairies, je les manipule, les feuillette et repars avec deux ou trois romans que je commence à lire sur le trottoir et continue dans le métro, puis dans le bus, jusqu’à chez moi, où, allongé sur mon divan, je m’adonne à ce vice heureux : lire pendant des heures, toute la soirée si je veux, et même une partie de la nuit.

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J’ai ainsi dévoré le premier roman de Victor Dumiot qui s’intitule Acide, et qui vient de paraître aux éditions Bouquins. Je n’ai pas lâché le livre une seconde. Suffocation jouissive de la lecture : ce qui nous piège ainsi dans le mouvement intense des phrases, c’est la vérité qu’elles transportent, la sensation d’être mis en présence d’un cœur, d’une voix, d’un halètement.

Le fond de l’être est-il malsain  ?

En l’occurrence, ils sont deux, le roman les suit alternativement et nous sommes plongés dans leurs tourments tout du long de cette odyssée noire. Camille a été défigurée à l’acide sur un quai de métro par un psychopathe, elle survit, entre greffes et déréliction. Julien traîne dans les bas-fonds d’Internet, regarde du porno toute la journée, se masturbe jusqu’au désespoir  ; il tombe sur la vidéo de l’agression de Camille, ne pense plus qu’à ça, veut la rencontrer.

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Y a-t-il un au-delà de l’insoutenable  ? Que dit de nous ce que nous ne parvenons pas à supporter  ? La défiguration et l’obsession sexuelle creusent en nous la place de l’impossible, pourtant elles témoignent l’une et l’autre des abîmes dans lesquels les êtres sont jetés. Le fond de l’être est-il malsain  ? En lisant ce roman ahurissant, voici que nous repoussons nos limites : s’ouvre alors un rapport avec la vérité qui ne se satisfait pas des séductions faciles.

Les disgraciés dont parle Victor Dumiot cherchent en effet plus loin  ; l’immolation dont leurs corps sont l’objet les ouvre à une lumière qui, peut-être, échappe à l’enfer. Il y a un lieu dans l’esprit d’où le pire est exclu, et dont la lumière promet une vérité dure.

Déplaisir du désir

C’est cette dureté qui fait le prix d’un tel livre : qui oserait a­ujourd’hui, à l’heure où les bons sentiments, la réparation, le care ont pris tournure d’idéologie, déplaire ainsi à son lecteur  ? ­Victor Dumiot prend tous les risques, à la manière d’Hubert Selby, le ­génial auteur de La Geôle  ; il nous mène vers les lieux de l’inavouable contemporain, notamment ceux d’Internet, du darkweb et de ses rooms sordides : «  Le numérique a avalé nos âmes en même temps qu’il a facilité l’achat de nos sexes. »

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N’y a-t-il pas quelque chose de déplaisant dans nos désirs  ? Les hommes dissimulent le fond terrible de leurs pensées. Dans ce livre fou, ces pensées sont à vif : il n’y a ni bonnes ni mauvaises intentions, juste une tentative pour survivre à l’invivable et pour trouver ce qui brûle en nous.

Camille voit sa vie basculer un jeudi soir dans le métro. Lorsqu’elle se réveille à l’hôpital quelques mois plus tard, elle n’a plus de visage. Son agresseur a disparu sans laisser de traces.
Julien vit enfermé dans son appartement. Solitaire, il passe l’essentiel de son temps à consommer des images pornographiques et à surfer sur le darknet. Un soir, il télécharge par hasard une vidéo de l’agression. Alors qu’il s’enfonce peu à peu dans une spirale de violence et d’autodestruction, il ne pense plus qu’à une chose : retrouver la jeune femme.
Radioscopie radicale de notre époque, fiction sur l’identité et la reconstruction de soi dans notre société de l’image, exploration de l’addiction sexuelle dans les bas-fonds d’Internet : Acide plonge son lecteur au coeur d’une véritable descente aux enfers.
Un premier roman vertigineux et d’une rare puissance.

Né en 1996, Victor Dumiot a grandi dans le nord de la France. Ancien élève de l’École normale supérieure, il a travaillé sur les oeuvres de Georges Bataille et de Michel Foucault. Il est actuellement rédacteur en chef de la revue littéraire Année Zéro fondée par Yann Moix, dont le numéro 2 était consacré à Charles Péguy [1].


Pascal Quignard.
Photo A.G., Lille, 22 novembre 2013, 20h. Zoom : cliquez sur l’image.
 

Le bonheur secret du temps

Yannick Haenel

Mis en ligne le 14 septembre 2023
Paru dans l’édition 1625 du 13 septembre

Vous ai-je déjà parlé de Pascal Quignard  ? C’est un écrivain dont je lis tous les livres. Je guette la moindre de ses publications, à chaque fois ce sont des retrouvailles avec une langue de fissures et d’éblouissements, avec un monde intérieur extatique où se pressent Romains de l’Antiquité, Solitaires du XVIIe siècle et amis d’aujourd’hui.

Les Heures heureuses (éd. Albin Michel) sont une sorte de traité subjectif, rythmé de désirs poétiques et de plages métaphysiques. L’un de ces livres qu’on dit « de chevet » car ils nous accompagnent comme des amis qu’on peut consulter à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Dans l’insomnie, rallumez la lampe et ouvrez Les Heures heureuses : savourez la douceur de ces fragments, l’âpreté des pensées qui sont comme des falaises bretonnes ou napolitaines, le violent soleil de ces phrases qui donnent à pic sur l’intimité noire des rêves et s’ouvrent à plus grand que nous, aux marées, à la formation des îles, aux souvenirs du monde.

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J’aime les livres de Pascal Quignard parce qu’on peut les ouvrir à n’importe quelle page et jouir d’une pensée : ses fulgurances sont à la fois volcaniques et méditatives. Ses livres sont des bibliothèques d’émotions, des arches où se rassemble un trésor de phrases qui font vivre. Dans Les Heures heureuses, j’ai par exemple glané des citations de Marc Aurèle : « Il faut tout vivre comme si tu le revivais  » ou de La Rochefoucauld : « Tout est fade quand on a senti l’amour. » J’ai aussi souligné des dizaines de phrases de Quignard lui-même : « À l’intérieur de l’énigme, chacun devient alors cet indice d’une chance » ou « Un intervalle qui passe dans un vide qui s’accroît  » (celle-ci m’accompagne comme une éthique secrètement érotique : ce dont elle parle ne se donne pas d’emblée).

Le désir est ma vraie religion

Quelle est cette joie qui nous inonde lorsqu’on se tient à la frontière des mondes  ? J’aime, comme Quignard, « les jardins pauvres dans les banlieues », les musées étrusques, les ruelles, les lacs sauvages. J’aime la périphérie, l’ombre et la solitude. Mais je n’aime pas la réclusion, les prêtres ou la tempérance. Je cherche à me faire un passage ardent à travers les abîmes. L’angoisse accompagne (et peut-être accélère) l’innocence (car l’innocence existe).

À LIRE AUSSI : Milan Kundera n’est plus là

Le désir est ma vraie religion : elle n’admet aucune autorité. Se perdre dans l’ivresse du soir, c’est pénétrer le temps, c’est lire et jouir. Quignard rapproche bonheur, sommeil, étreinte et rêve. Au fil des années, vivre se simplifie ardemment. On veut se baigner, sentir le goût vif du vin et des baisers, on veut du temps, penser, rire, regarder les visages et se laisser glisser dans l’être de chaque instant. Que nous importent les injonctions : le temps se donne, la lune et le soleil se partagent ses faveurs  ; et les vagues nous rafraîchissent comme les saisons qui, en revenant, approfondissent notre amour de vivre.


La revue Mettray.
ZOOM : cliquer sur l’image.
 

Éloge des revues

Yannick Haenel

Mis en ligne le 20 septembre 2023
Paru dans l’édition 1626 du 20 septembre

Aimez-vous les revues  ? Je veux dire, ces publications intermédiaires, parfois modestes, souvent fulgurantes, qui ne relèvent ni du magazine ni du livre, cet « agrégat plus ou moins dense de textes illustrés ou non, aux formes souvent courtes qui n’auraient pas la possibilité d’exister ailleurs », selon la définition qu’en donne Didier Morin, le directeur de la revue Mettray.

VOIR SUR PILEFACE

C’est là, à travers des pages amoureusement composées, souvent conçues hors du système éditorial et qui naissent avant tout du feu conspiratif de l’amitié, que se donnent à lire la liberté, l’indépendance, la nouveauté. Le monde ne s’en rend peut-être pas compte, et ce beau secret se perpétue avec cette discrétion qui est l’allure des choses essentielles, mais les véritables révolutions ont eu lieu grâce aux revues.

Alors voici que paraît justement une livraison de Mettray, une revue non paginée, imprimée sur un beau papier grisé, textes et photos, qui consacre son nouveau numéro aux revues. Didier Morin a demandé à une quarantaine d’écrivains, de poètes, d’historiens, d’artistes de choisir une revue qui a compté dans leur vie et de raconter ce qui s’est passé à travers cette « rencontre ».

Feu intérieur

On croise ainsi les plus belles revues de littérature et de révolte (la littérature et la révolte sont une même chose, une telle évidence semble de plus en plus ­oubliée) : les évocations de l’Internationale situationniste et leur critique du monde spectaculaire diffus ou intégré côtoient Pilote et les géniales aventures, imaginées par Fred et Alexis, d’un voyageur de commerce (Timoléon) débarquant chez un vieux savant fou en robe de chambre (Stanislas). Ou bien Tel quel, Rock & Folk, Luna Park, Edwarda, Le Grand Jeu, Les Cahiers du ­cinéma, pour parler des revues qui m’ont personnellement changé la vie.

La différence entre un magazine et une revue est parfois ténue, mais je dirai ceci : un magazine on le jette, alors qu’une revue, on la garde, on la collectionne. Vous imaginez-vous en train de jeter Charlie  ? Il y a dans de telles publications des ressources qui à la fois sont faites pour être dépensées à chaque numéro, mais se projettent aussi dans le temps qu’elles éclairent subtilement : ce n’est pas écrit pour être consommé, mais pour nourrir toujours.

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La vie des revues ne vise aucune rentabilité, elle nous parle de l’intensité de la passion, elle fait crépiter le feu intérieur de notre jeunesse qui jamais ne s’éteint. Le photographe ­Antoine d’Agata reproduit sur deux pages des extraits de l’Internationale situationniste. Il ne commente pas, il nous redonne ce geste, ces flammes, ce rire, ce soulèvement : « Toute culture vide est au coeur d’une existence vide. » Ici, le contraire flamboie, ­l’existence se rallume. Procurez-vous Mettray, commandez-la (mettray.com), ­écrivez ­directement à mettray-editions@gmail.com ou morin.dy@gmail.com.


Christophe Manon aux Rencontres de Chaminadour.
Guéret, 16 septembre 2023. ZOOM : cliquer sur l’image.
 

J’ai rencontré un poète

Yannick Haenel

Mis en ligne le 27 septembre 2023
Paru dans l’édition 1627

Quand je prononce cette phrase : « J’ai rencontré un poète », les gens rient. Ils pensent que je fais une blague, ils ne peuvent plus entendre le mot « poète » sans ironie. Sans doute s’imaginent-ils une silhouette charmante et désuète : un poète, ça n’existe plus, ou alors ce serait un doux rêveur, un inadapté, un attardé, un simple d’esprit, un pauvre type, quoi.

Mais ce n’est pas une blague, ce n’est pas de l’ironie, ce n’est pas tous les jours que ça arrive : j’ai bel et bien rencontré un poète, et il n’est pas du tout désuet.

D’ailleurs, dans notre monde de rapaces obtus et empressés, la poésie est en train de redevenir, comme la solitude, le silence, la lumière ou la concentration (toutes choses qui sont en voie de disparition), ce qu’il y a de plus rare. Et comme l’a dit Spinoza à la fin de l’Éthique : « Tout ce qui est beau est aussi difficile que rare » – phrase qu’il faudrait désormais modifier en : « Tout ce qui est difficile est aussi rare que beau. »

Voir, penser, aimer : voilà – à une époque où la perception se croit automatique et n’existe plus qu’à travers l’instantanéité – ce qui implique un effort, voilà ce qui est difficile.

Une dégaine de rockeur

Bref, j’ai rencontré un poète, quelqu’un qui ne fait que ça : voir, penser, aimer, c’est-à-dire trouver les mots puisque voir, penser, aimer ne vont pas sans dire.

C’était il y a quelques jours à Guéret, dans la Creuse, lors des Rencontres de Chaminadour, qui cette année s’organisaient autour de l’écrivain Mathieu Larnaudie sur les grands chemins de Dante. Nous y avons parlé abondamment de l’enfer, du purgatoire et du paradis, et puis il y a eu des lectures, et c’est là que nous avons entendu un certain Christophe Manon. Je ne le connaissais pas. C’est lui le poète.

Christophe Manon a une dégaine de rockeur et la tête de François d’Assise. Lorsqu’il est monté sur la petite scène de Chaminadour avec ses colliers, ses boots et un petit livre jaune, Porte du Soleil (éd. Verdier), qui parle d’une virée initiatique pleine de grâce et de déglingue en Italie (à Pérouse, Gubbio, Assise et Arezzo), quelque chose s’est allumé dans l’air : une douceur décisive, une lumière fragile et pourtant souveraine.

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J’ai pensé : voilà, la poésie relève de la présence. Le monde se détourne de lui-même parce qu’il n’a plus besoin de la présence, il n’en veut plus : la présence n’est pas rentable. Mais Artaud l’a dit : « La société se croit seule, et il y a quelqu’un. » Ce quelqu’un, c’est toujours un poète.

Lisez Christophe Manon, il a aussi écrit Testament (d’après François Villon), publié à Limoges, aux éditions indépendantes Dernier Télégramme. C’est un poème de joie paillarde et punk : « à 40 ans passés j’admets :/branleur j’ai été et je demeure […] je n’ai ni dieu ni maître/et ne dois rien à personne/souvent j’ai crevé la dalle/et dans ma gamelle souvent :/que des pois chiches. »

Toutes les chroniques de Yannick Haenel dans Charlie.

Toutes les chroniques de Yannick Haenel dans Pileface


[1J’ai fait la connaissance de Victor Dumiot aux Rencontres de Chaminadour 2022 dont Yannick Haenel était l’invité. Nous avions loué un studio dans le même immeuble. Nous avions sympathisé. Je lui avait fait découvrir Pileface. Il m’avait envoyé le numéro d’Année Zéro sur Péguy. Je n’avais pas eu le temps d’en parler. Voilà qui est fait. J’ajoute que Jacques Henric a consacré son feuilleton à Péguy dans le numéro 511 d’art press (juin 2023).

Sur Péguy, je rappelle quand même ce que disait Sollers dès novembre-décembre 1995 dans le n° 87 du Débat :

Réponse à Patrick Kéchichian

« À propos de Péguy, je ne peux que reprendre le jugement très sévère de Proust : aucune innovation littéraire, bien au contraire. Proust avait ses raisons de pressentir la confusion lancinante entre art et morale. Elle est toujours d’actualité, ce qui ne me surprend pas. Quand Le Figaro littéraire en est à demander à des hommes politiques s’il faut ramener en France les restes de Napoléon III, ce qui lui permet de publier l’opinion favorable à cette nécromancie de Jean-Marie Le Pen, on ne peut pas dire, en effet, que l’histoire progresse. Que Vichy se soit réclamé de l’excellent Péguy n’autorise pas, hélas, à le comparer à Hölderlin ou à Nietzsche, eux-mêmes utilisés par la propagande nazie. Ni la Commune ni la Ve République ne peuvent être à mes yeux mises sur le même plan que la dévastation planétaire de la Seconde Guerre mondiale et que son coeur noir, la Shoah. C’est précisément pour cette raison qu’il importe de penser les contradictions flagrantes qui ont nom Céline ou Heidegger. Nous ne vivons pas dans une histoire idéale, mais bien réelle, dans laquelle il faut souligner ce qu’ont dit réellement l’auteur de Rigodon comme celui de Dépassement de la métaphysique. Il n’y a dans ma position nul « subterfuge moral ou intellectuel » et réduire Céline à la phrase suivante : « Il appela à saigner les juifs comme des veaux (rires et mouvements divers dans l’hémicycle) », est aussi dérisoire que défaire de Heidegger une « pensée brune ». Que dire de ce violent désir de réduction, sinon qu’il travaille, à son insu, sous le couvert du spasme moral, à la non-compréhension, c’est-à-dire, fatalement, à la répétition de ce qu’il prétend dénoncer ? » — A.G.

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