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Cécile Guilbert édite Jack-Alain Léger et c’est L’Opéra du moi

Parution le 7 septembre 2023

D 8 septembre 2023     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Cécile Guilbert a du goût, ce « nec plus ultra de l’intelligence ». Et elle n’est pas femme à céder sur son désir. A la mort de Jack-Alain Léger, suicidé le 17 juillet 2013, elle concluait son très bel hommage ainsi : « nombreux sont les livres de Jack-Alain Léger qui méritent d’être réédités en “Quarto”, en “Bouquins” ou, pourquoi pas, en “Pléiade”. Après tout, c’est bien Antoine Gallimard qui lui avait prédit en 1986 qu’il serait un "grand écrivain posthume"… » Dix ans plus tard, c’est chose faite. Sous le titre L’Opéra du moi, elle a réuni dans la collection Bouquins six livres dont : Monsignore (1974), Autoportrait au loup (1982), Jacob Jacobi (1993) et Ma vie – titre provisoire (1997). Cécile Guilbert en parle au micro d’Eva Bester. Au passage, vous apprendrez qu’elle écrit un nouveau livre commencé depuis deux ans.

À l’occasion du dixième anniversaire du suicide de l’écrivain Jack-Alain Léger (1947-2013), Cécile Guilbert réunit en un volume les œuvres les plus emblématiques de ses trois premiers pseudonymes. La redécouverte d’un auteur majeur de la seconde moitié du XXe siècle.

Avec une quarantaine de titres publiés sous cinq pseudonymes chez presque tous les éditeurs parisiens, une traversée endiablée de tous les genres et de tous les styles – proses poétiques expérimentales, romans d’aventures, sagas historiques, faux polars, récits autobiographiques, pamphlets, etc. –, Jack-Alain Léger a eu une carrière littéraire singulière, marquée à la fois par son immense prolixité, l’inégalité de sa réception, mais surtout par le brouillage des identités et des masques qui en est résulté.
Né en 1947 à Paris, brillant élève au lycée Henri IV et précocement très cultivé, il s’essaie d’abord à une carrière de pop star musicale et de poète underground sous les noms de Melmoth et Dashiell Hedayat. Devenu Jack-Alain Léger en 1973 jusqu’à son suicide quarante ans plus tard (il aura entre-temps signé quatre romans sous le nom de Paul Smaïl), sa foi dans les pouvoirs de la fiction et son engagement d’écrivain à la langue foncièrement rythmée et musicale n’ont jamais faibli, malgré la psychose maniaco-dépressive qui le minait depuis l’enfance, en dépit même de sa vertigineuse alternance de succès et d’échecs. Esprit mordant et polémique tout autant qu’élégiaque et romantique à ses heures, brillant et virtuose dans ses constructions romanesques, il a tout fait car il savait tout faire.
Le volume rassemble six ouvrages publiés par ordre d’apparition pseudonymique de l’auteur et de manière chronologique. D’abord son premier livre, le seul signé par Melmoth (Being, 1969), puis l’un des plus emblématiques de la pop star Dashiell Hedayat (Le Bleu le bleu, 1970). En ce qui concerne « Jack-Alain Léger » ont été retenus : d’abord Monsignore (1974), polar haletant et sophistiqué sur fond d’intrigues vaticano-financières, best-seller international adapté à Hollywood, succès de tous les malentendus ; puis Autoportrait au loup (1982), récit auto-analytique cru et sans concession, unique dans sa production littéraire ; ensuite Jacob Jacobi (1993), sans doute son meilleur roman, le plus virtuose, le plus amusant, qui concentre tous ses thèmes et toutes ses obsessions ; enfin Ma vie – titre provisoire (1997), fiction autobiographique caractéristique de ses livres tardifs qui, mêlant critique sociale et exhibition sans fard de sa dépression, n’en apparaissent pas moins écrits en « pleine forme ».
Précédés de notices relatives aux trois pseudonymes de l’auteur qui les contextualisent à l’intérieur du vaste « jeu de masques » que fut l’existence de Jack-Alain Léger, ce choix de livres restitue la cohérence d’une œuvre et d’une personnalité uniques dans la littérature française de la seconde moitié du XXe siècle.

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Le romancier et chanteur Jack-Alain Léger (1996)
©Getty - Frédéric REGLAIN/Gamma-Rapho

Cécile Guilbert : "Jack-Alain Léger a beaucoup aimé jouer avec le lecteur"

France Inter, Grand Canal
Mardi 5 septembre 2023

À l’occasion du dixième anniversaire du suicide de l’écrivain Jack-Alain Léger, écrivain à talents et identités multiples, adulé puis maudit, Cécile Guilbert réunit en un volume les œuvres les plus emblématiques de ses trois premiers pseudonymes dans "L’Opéra du moi" (Bouquins).

Avec Cécile Guilbert Essayiste et romancière

 

L’écrivain, critique et essayiste Cécile Guilbert a connu Jack-Alain Léger. Et avec l’intelligence et l’érudition qui caractérisent ses écrits, elle réunit et présente en un volume les œuvres les plus emblématiques de celui qui a mis fin à ses jours en 2013.

L’Opéra du Moi sortira le 7 septembre aux éditions Bouquins, où Cécile Guilbert a également publié le magistral écrit Stupéfiants - Drogues & littérature d’Homère à Will Self. Celle qui affirme que l’art doit admettre l’impureté s’il veut entretenir la flamme de l’esprit critique fait montre d’une cohérence admirable dans sa biographie composée de textes sur Debord, Warhol, Saint-Simon, Bret Easton Ellis, Laurence Sterne, Sade ou encore Sacher Masoch. Jack-Alain Léger parfait ce tableau d’esprit libre. Et l’année 2023 lui rend justice en le sortant un peu de l’oubli avec cette anthologie à laquelle s’ajoute la parution de l’ouvrage Vous direz que je suis tombé. Vie et mort de Jack-Alain Léger, de Jean Azarel, chez Séguier.

Qui était Jack-Alain Léger ?

Comment le décrirait Cécile Guilbert à quelqu’un qui n’a jamais entendu parler de lui ?

"C’est un personnage assez torturé, qui pouvait être à la fois adorable, brillant, insupportable d’égocentrisme. Très toxique aussi avec ses amis. Il faut dire que je l’ai connu plutôt à la fin de sa vie, entre 2001 et 2009, pour être précise, et ce n’était pas la période la plus fastueuse ou la plus productive de sa vie. J’ai connu un Jack-Alain Léger très dépressif, et qui souffrait d’une maniaco-dépression. Il était plus dans des phases de dépression que dans des phases maniaques. Il écrivait des livres fantastiques dans ses phases maniaques. C’était quelqu’un d’assez attentionné, d’assez délicat, de très sensible. Un ami qui pouvait être vraiment l’ami parfait, qui vous envoyait des mots après les dîners qui venait quand vous le conviiez, aux vernissages, etc. et qui en même temps était calciné par la haine de soi, assez malheureux avec des revers de fortune considérables. Parce que c’était aussi quelqu’un qui ne vivait que de sa plume, mais qui avait choisi de vivre de sa plume et donc qui a connu à la fois des succès fulgurants et des gouffres non moins profonds."

Les textes de l’édition posthume

Cécile Guilbert parle au micro d’Eva Bester de son travail d’édition, qu’elle trouve important. Elle n’a jamais considéré qu’écrire des livres suffisait. Elle aime tellement les livres qu’elle aime en parler, en faire traduire, en publier, en faire publier. Tout ça fait partie de l’univers du livre qui est pour elle vital, qui est comme une sorte d’oxygène.

Comment a-t-elle procédé pour choisir les textes figurant dans cette édition ? Elle explique que ça n’a pas été facile de choisir ces œuvres parce qu’en fait Jack-Alain Léger sous ses cinq pseudonymes est l’auteur d’une quarantaine de livres qui sont échelonnés de 1969 à 2012, un an avant sa mort, son suicide. Et c’est un auteur qui, si on peut dire qu’il est inégal dans la mesure où il y a des romans qui sont de vrais chefs-d’œuvre et d’autres qui sont peut-être moins brillants, en fait, aucun de ces livres n’est mauvais. C’est quelqu’un qui n’a jamais écrit un seul mauvais livre, selon Cécile Guilbert, donc c’était assez difficile.

Trois des pseudonymes sont réunis dans ce livre. Pour les deux premiers, qui sont quand même des pseudonymes qui n’ont pas donné lieu à une œuvre qu’on relirait forcément, elle a pris un seul titre. Et pour Jack-Alain Léger, elle en a pris quatre qui lui semblent parfaitement représentatifs de son talent. D’abord Monsignore qui est le livre de tous les malentendus, comme l’explique Cécile Guilbert, qui est son grand best-seller écrit pour prouver qu’il était capable d’écrire un best-seller, mais qui n’était pas du tout un livre qu’il considérait comme un sommet de l’art. Mais pour elle, c’est un très grand roman. Elle a aussi choisi Autoportrait au loup : "J’ai pris le seul récit autobiographique qu’il ait écrit, qui est une sorte d’auto-analyse assez douloureuse de son cas psychiatrique et de son histoire familiale, de son roman familial et de tout ce qui, selon lui, explique ce malaise profond qu’il a éprouvé toute sa vie." Elle a aussi sélectionné un autre de ses chefs-d’œuvre, qui est Jacob Jacobi : "le plus virtuose, le plus brillant, celui qui déploie vraiment toute la palette de ce qu’il était, à savoir quelqu’un qui a beaucoup aimé inventer des avatars, se dédoubler, jouer avec les identités et surtout avec toutes les positions qu’on peut occuper en tant qu’écrivain dans le monde littéraire" En plus de jouer avec toutes ces dimensions, c’est un faux polar, parce qu’il aimait beaucoup jouer avec les genres littéraires aussi. Et puis le dernier livre qu’elle a choisi est Ma Vie (titre provisoire) : "assez représentatif de sa veine soi-disant pas en forme, mais qui en fait montre quand même sa virtuosité (...), un livre de crise et qui est en même temps un livre très sophistiqué et qui montre qu’il pouvait même, au fond de la dépression et de la crise, retomber sur ses pattes."

Jack-Alain Léger

Le grand entretien. Lundi 25 mars 2013.

Jack-Alain Léger, Zanzaro Circus, Paris, L’Editeur, 2012

 

Radio France

Littérature culte

Jack-Alain Léger l’oublié : "Comment connaître un écrivain dont les livres ont presque tous été pilonnés ?"

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Le 21e siècle n’est pas tendre avec l’inclassable Jack-Alain Léger (1947-2013), auteur et musicien rock quasiment oublié alors qu’il fut une figure marquante du Paris littéraire des années 1980-90.
Antoine Boureau / AFP

Par Emmanuel Tellier

Publié le 20/09/2023 à 16:02

Le 21e siècle n’est pas tendre avec l’inclassable Jack-Alain Léger (1947-2013), auteur et musicien rock quasiment oublié alors qu’il fut une figure marquante du Paris littéraire des années 1980-90. Cécile Guilbert propose, aux éditions Bouquins, une fascinante sélection de ses romans publiés sous divers noms de plumes. Entretien.

Marianne : Comment expliquer que l’œuvre et le parcours de Jack-Alain Léger soient aujourd’hui aussi peu connus, aussi peu célébrés ?

Cécile Guilbert : À vrai dire, Léger est connu comme le loup blanc par tout le milieu littéraire des années 1980-90 encore actif – éditeurs, journalistes, critiques littéraires –, car il était très productif à l’époque et ses livres avaient toujours un écho dans la presse. Par la suite, il a passé tellement de temps à régler ses comptes avec ce qu’il appelait « la pègre des lettres » que cette dernière s’est vengée par une sorte d’omerta éditoriale, médiatique, et la disparition de ses livres des librairies. Comment voulez-vous connaître un écrivain dont les livres sont presque tous épuisés, pilonnés, jamais réédités ? J’ajoute qu’il s’est aussi fait des ennemis dans la gauche culturelle en critiquant violemment l’islamisme au début des années 2000, et que son opposition précoce à la « correction politique », au communautarisme identitaire aussi, le font hélas considérer comme un boomer et un « réac ». En revanche, sous les pseudos de Melmoth/Dashiell Hedayat et sous son étiquette de musicien pop, il est connu de nombreux jeunes, et est même une figure presque culte.

Que nous dit son choix d’user de plusieurs synonymes de sa personnalité et de son écriture ? Léger était-il un adepte des masques, en avait-il besoin ?

Son goût des masques et de la construction de soi me semble attribuable à une forme de dandysme influencé par Oscar Wilde dans son souci de placer l’art et l’artifice au-dessus de la vie. À son homosexualité mal vécue aussi. Tandis que ses pseudonymes correspondent autant à la haine de soi marquant sa personnalité qu’aux moments de son existence où il a voulu changer de peau, de cap, de vie… Comme si modifier son nom pouvait entraîner une nouvelle naissance, écho de son drame originaire puisque « Daniel Louis Théron », son nom d’état-civil, a pris symboliquement la place d’un enfant mort-né avant lui, prénommé « Louis Daniel ». On touche là au nom maudit, celui du père, petit-bourgeois honni et critique littéraire raté que son fils, de manière très œdipienne, n’a cessé de « tuer ».

Dans votre préface, vous mentionnez votre rencontre en 2001, puis votre relation qui a pris fin en 2009. Que pouvez-vous nous dire de ces deux moments décisifs ?

J’ai été ravie de le rencontrer car je venais de lire Ali le Magnifique qui m’avait bluffée, et que j’aime admirer les écrivains vivants. C’est d’ailleurs le seul motif de s’en faire des amis, malgré leur ego généralement fatigant, et je peux vous dire que celui de Léger était épuisant ! À cette époque, il pouvait encore être attentionné, drôle, euphorique, enthousiaste de la vie et de l’art, nous avions une réelle complicité. Puis sa dépression chronique a gagné et tout s’est gâté. Il a dépassé un jour les bornes de l’égocentrisme et de la « toxicité » à l’occasion d’un dîner où il s’est très mal comporté. Je lui ai écrit une lettre le lendemain pour lui dire ma colère et ma réprobation, il l’a mal pris et a décidé de rompre – ce qui m’a bien soulagée mais ne m’a jamais empêchée de défendre son œuvre.

Il écrit, sur un ton qui pourra paraître un peu présomptueux : « Quel genre de livre ? À vous de choisir, je vous l’écris (…) Je sais tout faire ! » Ce talent protéiforme était-il, finalement, son plus grand défaut ?

Littérairement, c’était sa plus grande qualité, car il savait effectivement « tout faire » dans la veine romanesque populaire ou élitaire : fresque historique, faux polar, roman d’aventures, autobiographie, biopic imaginaire, poèmes et pamphlet, farce et romance. C’était vraiment l’anti-Modiano ! Ce n’est pas un défaut car même s’il fut forcément inégal et souvent ratiocineur de ses malheurs sur la fin, il n’a jamais écrit un mauvais livre. Sa tare, c’était lui-même, sa maladie qui en faisait son pire ennemi – d’où son suicide toujours annoncé et finalement accompli le 17 juillet 2013.

Il explique aussi, dans un entretien radiophonique, se voir comme quelqu’un « d’un peu encombrant, voire très encombrant… pour les amis, pour l’entourage, mais d’abord pour moi-même ». Quelle lecture faites-vous de cette confession ?

Sa bipolarité ne l’empêchait pas d’être très intelligent et lucide sur lui-même et ce qu’il infligeait aux autres. Il pratiquait à l’envers le snob et chic "never complain, never explain", devise de quiconque sait « se tenir ». Je pense qu’il ne pouvait pas faire autrement et tout y passait : insatisfaction amoureuse, frustration sexuelle, démêlés avec les éditeurs, angoisse financière, panne créative, maux physiques… C’était pénible à l’oral, mais il en faisait toujours quelque chose à l’écrit, comme le prouve, entre autres, Ma vie (titre provisoire).

Que sait-on précisément de son rapport à la musique ? Qui étaient ses musiciens fétiches, ceux qui l’ont façonné ? Et avait-elle autant d’importance à ses yeux que la littérature

Sa courte carrière de rocker montre qu’il a été très influencé au début des années 1970 par le rock progressif, notamment Soft Machine. De manière générale, il adorait la musique : jazz bebop, musique baroque, et par-dessus tout l’opéra dont il était si connaisseur que le seul boulot « alimentaire » de sa vie consista à rédiger des notices savantes pour l’Opéra de Paris ! Sinon, au même titre que Cervantès ou Nabokov en littérature, ses dieux musicaux étaient Mozart, Beethoven, Strauss, Schubert. On les retrouve constamment dans son œuvre, métaphorisés ou sous forme de citations explicites.

Par ailleurs, sa mélomanie qui le faisait volontiers voyager vers Salzbourg, Vienne, Milan ou Venise, lui a très souvent fait choisir des musiciens comme héros principaux de ses romans. Je pense au compositeur et chef-d’orchestre de Wanderweg, à la cantatrice de Prima Donna, au jazzman de Le Roman, etc. Mais la musique a surtout imprégné son style et son art. Ses romans sont souvent de « forme sonate », composés en trois mouvements, et ses phrases possèdent une qualité sonore particulière, due au choix des mots, à leur euphonie et leurs accords. J’ajoute que sa prose est toujours impeccablement rythmée, car il avait « l’oreille absolue ».

Marianne, 20-09-2023.

Le deuxième volume de Sans entraves et sans temps morts de Cécile Guilbert (Grasset, mars 2015) se clôt sur un Adieu à Jack-Alain Léger.

 

Adieu à Jack-Alain Léger

Jack-Alain Léger en 2006. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Oui, Jack-Alain Léger était maniaco-dépressif, mal dans sa peau, hyper-névrosé, calciné par la haine de soi, suffocant d’égocentrisme et terriblement casse-pied. Oui, ce gros bébé qui portait parfaitement son pseudonyme dans ses bons jours s’était démultiplié dans cinq hétéronymes par goût du jeu, mais surtout pour échapper au nom paternel comme à l’impossible substitution d’un frère mort étranglé par son cordon ombilical dont il portait le prénom inversé (lourd tribut jamais soldé sur les divans des psychanalystes durant toute son existence).
Oui, ce type impossible ravagé par son impossible demande d’amour, qui ne pouvait baiser qu’avec des hommes mais ne ressentait d’affectivité qu’avec des femmes, « intoxiquait » ses amis, épuisait ses éditeurs (pas une grande maison parisienne qui ne l’ait publié) et se tirait sans arrêt des balles dans le pied tant il était masochiste. Oui, cet écrivain majeur qui à l’inverse de tant d’autres multipliant les jobs dans l’édition, la presse, l’occupation de strapontins médiatiques, n’a jamais (sur)vécu que de sa plume, aura constamment flingué à bout portant la critique d’élevage et les « assis » de la profession — personnel éditorial inculte, critiques faux-jetons, copineurs en sous-main, corrompus médiocres, ratés envieux — mais souvent dans une allégresse d’ironie ravageuse qui prouvait à quel point il était un fin observateur de ses mœurs. Et plus largement des mœurs générales — ce qui en fit un grand romancier impardonnable.
Était-ce par aigreur et ressentiment ? Parce qu’il n’estimait pas son talent reconnu à sa juste valeur ? Parce qu’il n’a jamais été lauréat d’aucun grand prix littéraire ? Sans doute mais pas seulement. Car il possédait aussi l’orgueil de ceux qui se savent grands. Leur souveraineté. Lui, qui ne savait pas résister à la formule-foudre, au trait piquant, vachard, brillant, sans prudence, quelles qu’en fussent les conséquences. « Il m’est absolument impossible de résister à mon génie », disait Sade. Léger non plus. Et du génie, Dieu sait s’il en a eu : caustique, satirique, voltairien. Pétri d’allégresse et de gaîté. De fantaisie et de brio. Car c’était un esprit libre, très libre, un homme des Lumières par son courage intellectuel comme par le soin qu’il mettait dans ses plaisirs. Trop torturé et physiquement complexé pour être un libertin de mœurs, il l’était par l’esprit et la raison, détestant la lourdeur et la laideur, le « politiquement correct », le puritanisme, l’obscurantisme, les dévots, les « idiots utiles » de tous bords et de toutes obédiences. Et s’il a attaqué l’islam dans deux pamphlets, il n’a jamais cessé, parallèlement, de se faire le porte-parole (notamment sous l’identité de Paul Smaïl) d’hommes et de femmes de culture musulmane (français ou maghrébins) revendiquant leur athéisme ou leur attachement à la laïcité. Je me souviens qu’à l’époque des polémiques déclenchées par Tartuffe fait ramadan, il signait comme Voltaire ses lettres de “ECR. L’INF. » (le fameux « Ecrasez l’Infâme ! »). Cela me plaisait beaucoup et me faisait rire…
Par ailleurs, et pour en revenir trente secondes aux malentendus avec le milieu littéraire dont il soulignait toujours le côté « mafieux », très peu d’auteurs de son calibre auront été à ce point vomis, haïs, traînés dans la boue par tout ce que le gotha médiatico-germanopratin compte d’éminences. Là, je ne fais évidemment pas allusion à l’accueil reçu par ses derniers romans ratés — On en est là, Hé bien la guerre, Les Aurochs et les Anges — qu’il publia péniblement à partir de 2003, lesquels, du fin fond d’une dépression submergeante et en dépit de quelques fulgurances-reliquats de son ancienne virtuosité, ne théâtralisent plus que le tarissement de son inspiration et son impuissance à écrire en « milieu hostile ». Non, je veux évoquer, à trente ans de distance, l’invraisemblable bloc de haine (relisez les papiers, réécoutez les tribunes critiques radiophoniques) ayant accueilli son bouleversant Autoportrait au loup (1982), livre douloureux et première occurrence talentueuse de cette fameuse autofiction « trash » en forme d’outing tous azimuts devant laquelle s’agenouilleront vingt ans plus tard et jusqu’à aujourd’hui, tous les encenseurs de Christine Angot et Guillaume Dustan. Quant au torrent d’ordures déversé lorsque son identité a été révélée après la publication d’Ali le Magnifique (Denoël, 2001), chef-d’œuvre incontestable passé à la trappe, la critique s’est comportée de manière si scandaleuse que Le Monde des Livres alla jusqu’à consacrer un article fustigeant le comportement déplorable de ses confrères…
De même, quand l’Académie française, l’Académie Goncourt, toute la profession et le grand public se prosternèrent en 2006 devant Les Bienveillantes de Jonathan Littell, Léger ne pût s’empêcher de rappeler (comment lui en vouloir ?) qu’il était l’auteur de Wanderweg (1986), excellent roman sur le nazisme d’ambition et d’ampleur tout à fait impressionnantes, dont Françoise Verny (paix à son âme !), alors éditrice chez Gallimard, lui avait demandé de supprimer 300 pages (!) — ce qu’il avait évidemment refusé… D’ailleurs, comment n’en aurait-il pas voulu à la même Françoise Verny qui, cette fois chez Grasset, lui avait renvoyé dix ans plus tôt « à la gueule », le manuscrit de Monsignore qui s’avèrerait son plus grand succès ? À ce propos, sait-on que tout a commencé lors d’une soirée chez des amis le mettant au défi d’écrire un livre qui ferait enfin un carton ? Alors oui, Jack-Alain Léger, l’ultra-doué, le virtuose capable de passer de la prose expérimentale au roman d’aventures, du faux thriller au pavé de plage et du roman intimiste à l’essai, a touché le jackpot avec ce best-seller tiré à 350 000 exemplaires, traduit en 23 langues et adapté à Hollywood façon “blockbuster”. Et parce que toute élection est aussi, toujours, une malédiction, ce conte de fée envié par tous les plumitifs (« le cinéma, ce nouveau petit salarié de nos rêves », écrivait Céline) lui a coûté cher. Très cher. Quoi ? un triomphe qui ne devait rien à la critique française ? Et traduit en millions dilapidés dans une suite ininterrompue de fêtes champagnisées ? Oui, Jack-Alain Léger a mené grand train au début des années 80, dans son appartement somptueux de la rue de Lille, et cela fit bien des jaloux de son fric et de son talent. C’était avant qu’un amant institué son “gestionnaire de fortune” se tire avec la caisse. Avant qu’il refuse de poursuivre dans la voie des livres faciles qu’il savait torcher mieux que quiconque mais qui étaient tellement en deça de l’idée qu’il se faisait de son art et de sa dignité. Mais laissons là sociologie et potins, car l’essentiel n’a pas encore été dit.
Hyper-sensible, très intelligent, immensément cultivé, l’écrivain Léger possédait “la vista” et l’oreille absolues. Frappant dans tous ses livres, son art de l’incipit, attaque et rythme confondus. Un grand sens aussi de la modulation poétique et musicale, la reprise variée des motifs, cette fine trame courant à travers tous ses livres. Sinon, quand je repense à lui (à tout ce qu’il écrivait, aux cartes postales des tableaux qu’il envoyait, aux citations qu’il choisissait, aux anecdotes qu’il racontait), ce qui me frappe le plus est son goût — toujours excellent, sans faille — que ce soit en littérature, peinture ou musique. C’est quelque chose d’inné, on l’a ou pas, et il possédait indubitablement cette « qualité fondamentale qui résume toutes les autres », ce « nec plus ultra de l’intelligence » selon Isidore Ducasse. Comme Philippe Sollers, il aurait pu intituler certains de ses livres La Guerre du goût ou Passion fixe. D’ailleurs, il avait constamment à la bouche le mot joyeux et fatal de la Merteuil — « Eh bien, la guerre ! » — devenu sa devise (et accessoirement le titre d’un de ses romans).
Il portait Lolita aux nues (mais aussi Stendhal et Céline) car il partageait avec Nabokov l’idée que l’art repose sur le jeu et l’artifice, la féérie qu’est capable d’inventer un auteur enchanteur, prestidigitateur et manipulateur ne lâchant jamais des yeux son lecteur. En témoigne son meilleur roman Jacob Jacobi, autre chef-d’œuvre méconnu, et la raison pour laquelle il prisait tant Tristram Shandy de Laurence Sterne et Jacques le fataliste.
Peu d’écrivains français de la seconde moitié du XXe siècle se seront autant amusés avec le genre polymorphe du roman qui autorise de manière si ludique tous les cryptages, tous les brouillages, toutes les transgressions (bien que la question du genre littéraire n’ait jamais été l’obsession de celui qui ne pensait qu’en termes de « livres » bons ou mauvais). Maestranza ? Il est sous titré « Ni essai ni roman ce qu’on voudra ». On en est là ? « Roman (sorte de) ». Ma vie ? « (Titre provisoire) ». Mais mon préféré demeure encore l’ouvrage de lui qu’on ne lira jamais mais qu’il a dévidé toute sa vie à l’oral, cet « impublié(able) Gens de lettres et de maison » qui figurait dans toutes ses bibliographies. J’aime aussi l’épigraphe de Pacific Palisades (1984) qui le résume tout entier dans ses jeux de masques facétieux :

« Je cherche un autobiographe ! »
Du même auteur,
sous un autre nom,
dans un autre livre

Au privé, c’était un ami attentif, délicat, attentionné, du genre à envoyer des mots manuscrits après une invitation à diner, un article qu’il avait lu, un vernissage d’expo. D’ailleurs, je ne l’ai jamais connu ayant Internet ou un téléphone portable. Pas le genre à perdre son temps et ses sensations par écrans interposés… Parce que rien n’était plus grotesque à ses yeux que la virtualité et la technolâtrie, il continuait de pratiquer l’art de la conversation (très autocentrée, certes) et d’écrire des lettres. C’était quelqu’un de vraiment civilisé, qui savait prendre le temps de vivre et d’aimer. Pas bourgeois pour un sou en dépit de son milieu social d’origine, il aimait flamber quand il était en fonds, sa générosité allait alors jusqu’au fastueux aristocratique.
Une part de lui était très douée pour le bonheur et comme Nietzsche, il aimait et prônait le Sud — l’Italie, l’Espagne et la corrida, Mozart, la commedia dell’arte — signe d’une « santé de fond » qui n’avait rien à voir avec les phases « maniaques » au cours desquelles il pouvait écrire 500 pages en 52 jours (pour Ali le Magnifique) ou 20 chapitres en 20 jours (pour Les Aurochs et les anges, 2007). Rien ne lui plaisait davantage que d’emprunter mentalement l’identité joueuse, cabrioleuse et mystificatrice du valet de comédie. Il y avait aussi en lui du Don Quichotte et du Falstaff, de l’incompris et du bouffon.
Ses dernières grandes joies, il les a connues en « inventant » Paul Smaïl, géniale supercherie digne de la jouissance de Gary fabriquant Emile Ajar : toute la critique s’est retournée comme un gant pour l’encenser, ses amis marocains le traînaient dans les librairies de Casablanca pour lui montrer les piles de ce nouveau talent inconnu, il s’est amusé pendant trois ans comme un fou…
Nous étions brouillés depuis quatre ans mais je veux me souvenir aujourd’hui qu’il entrait naguère dans les librairies comme Fitzgerald à la fin de sa vie, se désolant de n’y plus trouver ses livres alors que des centaines de daubes ont les honneurs du format poche. Being ? Épuisé. Le Bleu le bleu ? Épuisé. Le Livre des morts-vivants ? Épuisé. Selva Oscura ? Épuisé. Jeux d’intérieur au bord de l’océan ? Épuisé. Capriccio ? Épuisé. Prima Donna ? Épuisé. Les Souliers rouges de la duchesse ? Épuisé. La gloire est le deuil éclatant du bonheur ? Épuisé. Ma vie (titre provisoire) ? Épuisé…
Recopier cette liste m’épuise… Car nombreux sont les livres de Jack-Alain Léger qui méritent d’être réédités en “Quarto”, en “Bouquins” ou, pourquoi pas, en “Pléiade”. Après tout, c’est bien Antoine Gallimard qui lui avait prédit en 1986 qu’il serait un « grand écrivain posthume »…

Cécile guilbert est l’auteur de Portrait de l’auteur en artistes, préface à Jack-Alain Léger, Le Siècle des ténèbres, Le Roman, Jacob Jacobi (Denoël, coll. “Des heures durant”, 2006)

Le Figaro du 19-07-13.

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