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Ukraine : Un point, à dix-huit mois

par André Markowicz

D 18 août 2023     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



La situation en Ukraine ce mercredi 16 août 2023.
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Ah les vacances ! Le soleil, la mer, les baignades !
Au cas où vous l’auriez oublié, entre la Russie et l’Ukraine, c’est la guerre. Une guerre sale. Une guerre totale. Nos grands intellectuels, nos grands écrivains, n’en parlent guère. Ils ont la tête ailleurs. L’Occident va mal. Il est en crise. Économique, morale, politique, démocratique. On oublie que l’Occident, comme le capitalisme, c’est, par essence, la crise. « C’est la crise elle-même, ça a toujours été de la crise, l’aventure occidentale ». « Critiquer l’Occident, c’est critiquer la crise, c’est-à-dire penser qu’il pourrait y avoir un état sans contradiction de l’humanité, un âge d’or, une résolution sans conflit, quelque chose qui tendrait à un messianisme » (Philippe Sollers, « On n’a encore rien vu » [1]). Force et faiblesse. Depuis le début, certains, à propos de cette guerre européenne, par anti-occidentalisme primaire ou surtout par pétainisme inconscient, renvoient dos à dos les belligérants, l’agresseur et l’agressé. Ils philosophaillent. Ils ont leur maître, leur bouffon : Luc Ferry sur LCI. De temps en temps, une petite musique se fait entendre : les Ukrainiens devraient négocier, lâcher un peu de lest — c’est-à-dire une partie de leur territoire, la Crimée, le Donbass. Cette ritournelle est de retour. Un ancien président de la République, vieilli, visage creusé, qui a peut-être peur qu’on l’oublie (il sort un nouveau livre) ou pour qu’on oublie ses ennuis judiciaires, vient de trompetter dans un long entretien au Figaro : "Nous avons besoin des Russes et ils ont besoin de nous" (les Russes, oui, mais leurs dirigeants mafieux ?), "l’Ukraine est un trait d’union entre l’Ouest et l’Est (c’est, géographiquement, incontestable), il faut qu’elle reste neutre" (comme la Finlande jusqu’en 2022, donc hors de l’UE et de l’OTAN, comme si ce qui ne s’est pas fait hier était pour demain matin). "On me dit que Poutine n’est plus celui que j’ai connu, je n’en suis pas convaincu" (il parle sans doute de la guerre de Géorgie en 2008 : on se demande quel Poutine il a connu). Il faut échanger, discuter, rendre sa place à la diplomatie, trouver une "sortie par le haut" en organisant "des référendums strictement encadrés par la communauté internationale pour trancher les questions territoriales de façon définitive et transparente" notamment dans "les territoires disputés [il ne dit pas occupés] de l’est et du sud de l’Ukraine... pour entériner l’état de fait actuel" (autant pour le droit international), etc. Applaudissements de l’ancien président russe Medvedev, son homologue des années 2008-2012, connu pour ses propos nuancés depuis plus d’un an... Il se murmure qu’il y aurait peut-être quelques conflits d’intérêts. C’est un ancien de ses anciens collaborateurs au renseignement qui le dit (il s’appelle Poirot). On croit rêver. La France moisie est toujours là. Il y a vingt-huit ans, André Glucksmann demandait : De Gaulle, où es-tu ? Il parlait du De Gaulle stratège. Ici Londres, les Français parlent aux Français.

Tous les deux jours, sur sa page facebook, André Markowicz parle de cette guerre, s’émeut, analyse, commente. J’ai partagé ces commentaires à plusieurs reprises sur facebook ou sur Pileface. Voici le dernier, en date du 17 août.

 

Un point, à dix-huit mois

Je relis mes premières chroniques sur la guerre en Ukraine – sur la guerre totale – et je me demande ce qui n’allait pas dans ce que j’écrivais alors. Ce qui n’allait pas, c’est que je n’imaginais pas possible – mais qui, alors, pouvait l’imaginer ? – que ça puisse durer si longtemps. Que c’était possible, ça, de voir ici (oui, ici, en Europe) une guerre qui puisse durer aussi longtemps – sachant qu’elle dure aujourd’hui depuis dix-huit mois et qu’elle pourrait durer encore autant), et je n’imaginais pas ça parce que j’avais, d’une façon incompréhensible, effacé de ma mémoire non pas la guerre de Yougoslavie, mais sa durée (plus de trois ans).
En dix-huit mois, ai-je changé d’avis ? J’ai toujours, dès le premier jour, été persuadé de la victoire finale de l’Ukraine, et, comme le dit le titre du petit « libelle » que j’ai écrit, non seulement je suis persuadé que l’Ukraine finira par gagner, mais je suis persuadé que la défaite militaire russe est la condition sine qua non d’un changement politique en Russie, et oui, je suis persuadé que l’Ukraine pourrait « libérer la Russie », — pas au sens qu’elle l’envahirait, ça va de soi, pour instaurer, par la force des armes et avec la bénédiction de l’OTAN, un régime démocratique, mais parce que l’effondrement du régime russe est une nécessité, et une nécessité pas seulement pour la Russie. Je crois qu’il existe un avenir démocratique – j’appelle cela un « avenir banal », sans épopée nationale, sans ressentiment nationaliste, – pour la Russie.
Ai-je changé d’avis sur le nationalisme ukrainien, – sur le culte des bons ancêtres qui caractérise tous les nationalistes, qu’ils soient nationaux ou régionaux ? ai-je changé d’avis sur le fait que Bandera était un leader fasciste, antisémite et que les indépendantistes ukrainiens ont, pendant la guerre civile de 1918-1921 et pendant l’Occupation nazie, massacré des centaines de milliers de personnes parce qu’elles étaient juives ? Non, je continue de le penser, parce qu’il ne s’agit pas, cela, de le « penser » : ce n’est pas une opinion, ce sont des faits. Des faits que les militants d’aujourd’hui ne veulent pas, ne peuvent pas, souvent, admettre, mais, encore une fois, je n’ai aucune sympathie pour un régime (pas celui de Zélensky) qui érige un immense monument à Bandera à Lvov, ville où les massacres nazis n’ont pas été essentiellement nazis, mais banderistes (les nazis ne faisant qu’encadrer les militants nationalistes qui, pour se venger des bourreaux staliniens, – bourreaux que tous, bien sûr, avaient subis, Juifs et non-Juifs, violaient et tuaient les femmes, massacraient les vieillards après les avoir fait défiler nus dans les rues, sous les coups et les quolibets, non pas des soldats de la Wermacht, mais bien d’une certaine population locale). Non, je n’oublie pas ça du tout. Et je n’oublie pas la « Division Galicie », et, aujourd’hui encore (pas aujourd’hui, justement, il y a quelques années), ces monuments et ces timbres à la gloire de Choukhévitch... Bref, je n’oublie rien.

*

Et pourtant, à cent pour cent, je soutiens le combat de l’Ukraine contre Poutine (qui a beau jeu de brandir l’épouvantail de Bandera). Je soutiens le combat de l’Ukraine parce qu’aujourd’hui, au Parlement ukrainien, des fascistes qui glorifient réellement Bandera, qui sont fiers de ce qui s’est passé là, il n’y en a plus un seul. Les fascistes avaient été évacués par les gens, qui, tranquillement, banalement, – mais avec quelle force !... – ne voulaient qu’une seule chose : la banalité démocratique. Le fait de vivre, le plus tranquillement possible, dans un pays banal, ni meilleur ni pire qu’un autre, mais dans lequel, d’une façon ou d’une autre, chaque voix compterait aux élections, où ces élections ne seraient pas truquées, où l’on pourrait, au lieu de parler de fierté nationale, parler des salaires, de la corruption (et Dieu sait qu’il y a à faire, en Ukraine, avec la corruption – héritage multi-séculaire).
Je le redis, encore et encore, si Poutine a attaqué l’Ukraine maintenant et pas sous Porochenko ou avant, c’est qu’il ne s’agit pas, essentiellement, de la nation ukrainienne en tant que telle, mais bien d’une expérience démocratique aux frontières de la Russie. Il ne s’agit pas l’Otan à la frontière de la Russie, mais bien d’une démocratie, non membre de l’Union Européenne, – une démocratie dans un pays que les fascistes-nationalistes russes considèrent comme devant faire éternellement partie de sa « sphère d’influence ».
Je soutiens le combat ukrainien parce que je vois ce que c’est que le régime russe, et, je le redis encore, si héritage du nazisme il y a aujourd’hui, il est beaucoup moins dans la revendication de la figure de Bandera que, chez les Russes, dans la doctrine appliquée par les Russes pour l’Ukraine, la doctrine Serguéïevtsev (je ne cesse d’en parler). Je soutiens le combat ukrainien parce qu’il s’agit bien d’une doctrine, de faire des territoires occupés des immensités géographiques de ruines qu’il ne s’agit pas de reconstruire, des zones de non-droit dans lesquelles, officiellement, tous les crimes peuvent se commettre sans qu’il y ait le début d’une enquête. Des zones où la torture est systématique, potentiellement pour tout le monde. Je soutiens l’Ukraine parce que le régime poutinien est un régime de monstres (et je ne parle pas de la corruption russe, évidemment, qui est sans aucune commune mesure avec celle qui ronge l’Ukraine).
Et je ne doute pas que la victoire sera ukrainienne.

*

Ce que je ne savais pas – mais comment pouvais-je l’imaginer il y a dix-huit mois ? – c’est, d’abord, le coût de cette victoire. La guerre de Yougoslavie a fait, d’après la plupart des calculs, sur plus de trois ans, quelque chose comme 100.000 morts (ce qui était déjà incroyable), et 2 millions de réfugiés. 100.000 morts, visiblement, c’est, en Ukraine, le nombre de morts à Marioupol (de morts civils). C’est-à-dire qu’on en est, aujourd’hui, à au moins trois ou quatre fois plus – et largement ça si nous comptons en plus les morts russes. Et pour les réfugiés, c’est bien un quart de la population de l’Ukraine qui s’est trouvée déplacée – et, je le rappelle, plus d’un quart des enfants de tout le pays. Et, pour les dommages... Des territoires immenses totalement ravagés, des villes réduites à rien – des villes détruites totalement, jusqu’aux fondations, à reconstruire simplement depuis la première pierre, – c’est-à-dire qu’il y a aujourd’hui en Ukraine, dans l’est du pays (ces territoires que Poutine affirme avoir libérés, ou vouloir libérer), des dizaines et des dizaines, – des centaines – de villes fantômes. Et imaginez ce que c’est, dans le cœur des gens qui y survivent, ou qui en viennent et qui vont vouloir revenir, ces fantômes-là. Ce que ce sera de vivre avec eux, – avec ces spectres, même si on les reconstruit...
Et les pillages des biens culturels, – les centaines de monuments détruits, pillés, et les musées, – cette espèce d’invraisemblable litanie de catastrophes toutes provoquées pour priver les habitants « libérés » de tout avenir comme de tout passé. Comment veut-on que je ne soutienne pas l’Ukraine ?
Parce que, oui, pourquoi suis-je tellement indigné, si profondément blessé par ces gens qui, chez nous, tranquillement, renvoient dos à dos les deux nationalismes, ukrainien et russe, et accusent l’OTAN d’avoir provoqué la guerre, alors que, oui, si l’OTAN a provoqué la guerre, c’est parce qu’elle a toujours refusé, avant guerre, toute protection réelle à l’Ukraine, et que Poutine s’est cru autorisé – je maintiens ce mot – à faire ce qu’il voulait par l’indifférence de l’Occident ? Pourquoi est-ce que je considère ces gens, d’une gauche à laquelle je pense appartenir, qui appellent, là, maintenant, à la « négociation » et au « désarmement » – à croire qu’on pouvait demander aux nazis de négocier pour désarmer – comme des complices tranquilles des assassins ? Parce qu’il y a là, me semble-t-il, une faillite morale majeure, catastrophique : on confond, en soutenant Poutine, ou en se proclamant « neutre », les tortureurs et les torturés, les pillards et les pillés, les assassins et les assassinés. Au nom de l’anti-américanisme.
Et puis, je soutiens le combat ukrainien parce que je veux, en Russie, la chute de Poutine. La chute de ce régime monstrueux, qui est l’héritier mafieux, à la fois du régime bolchévique et du régime tsariste. Je veux la fin de ça. Et j’espère, oui, de toutes mes forces, que je la verrai, cette fin.
La « politique réelle » de l’Occident me laissera-t-elle le temps de le voir, ça ? C’est tout un autre pan de la question.

André Markowicz, 17 août 2023.

Note personnelle :

Markowicz évoque à un moment l’ex-Yougoslavie, la guerre des Balkans. Cela m’a rappelé quelques souvenirs. A un ami qui me reprochait cordialement ma « pré-science », en février 2022, pour n’avoir pas été surpris, outre mesure, par l’agression russe en Ukraine [2], il m’est arrivé d’écrire, tout aussi cordialement :

« Je suis depuis trente ans les effets de la dislocation du bloc soviétique et de ses alliés. Sache juste que, dans les années 90 (en 1993, très exactement, avec un Pasqua comme ministre de l’intérieur), j’ai hébergé une famille bosniaque (l’un des fils était pongiste) que j’ai accompagnée à l’OFPRA afin qu’elle obtienne le statut de réfugié. J’ai pu alors voir les vidéos de leur pays et de leur maison détruits par les bombes de Milošević. L’idéologie fasciste des Serbes de l’époque était proche de celle d’un Poutine, avec moins de forces militaires. Il y a eu alors des dizaines de milliers de morts dans les Balkans... Je partageais alors les positions d’un BHL qui a fait un bon film-témoignage Bosna !. Les textes de Sollers (et Glucksmann père) dès 2000 m’ont toujours paru très clairs sur la nature du "possédé" Poutine. D’où ma vigilance sans illusion qui n’a rien de prophétique, encore moins d’héroïque, depuis cette époque. »

Milošević a été inculpé devant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide.

En 1994, Jacques Julliard avait écrit un très bon livre : Ce fascisme qui vient...

« Finalement, la guerre de Yougoslavie aura été la guerre des occasions perdues : celle d’ériger l’Europe en véritable acteur politique, sujet à part entière de l’histoire du XXIe siècle ; celle de donner un coup d’arrêt décisif au fascisme qui vient. Nous savons d’expérience que l’effronterie des dictatures est à la mesure exacte de l’irrésolution des démocraties. La nuit qui tombe sur Sarajevo est en train d’obscurcir le continent entier. Si nous ne faisons rien, si, une fois l’alerte passée, nous retournons à nos petites affaires, alors nous serons tous vaincus. La guerre s’élargira, la haine gagnera, le fascisme renaîtra, et il ne nous restera plus qu’à contempler, la rage au cœur, la ruine d’une Europe que nous avions mérité d’aimer. »

A l’époque, certains intellectuels ne confondaient pas fascisme et démocraties, même s’ils pouvaient être très critiques à l’égard de ces dernières (et on peut l’être plus encore aujourd’hui). A méditer.


Sollers en ukrainien : La Guerre du Goût, éditions K.I.S. - Kyiv, traduction de Andriy Ryepa.
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La guerre en Ukraine se poursuit par tous les moyens. Des écrivains et des éditeurs ukrainiens y participent à leur manière, internationaliste. Quels sont les armes d’un écrivain ? Ses écrits. Rien d’autre. Comme disait Godard il y a quelques années, il ne faut pas seulement parler de la liberté d’expression mais parler de la liberté d’impression. A Kyiv, les éditions K.I.S. ont donc décidé de traduire et de publier La Guerre du Goût de Philippe Sollers. En couverture du livre, le dessin d’un homme qui crie — un écrivain ? Je n’ai pas pu l’identifier. C’est qu’il représente tous les écrivains et tous les artistes dont parle ce livre, à des « degrés variables d’immédiateté ». De sa bouche sort une fleur, une rose blanche (rose mystique ?) : la parole est cette fleur. Je crois reconnaître près de la bouche la forme d’un ciseau, celui de la censure, tenue en échec. Encore une fois juste une image. Troublante pour moi qui comparais récemment d’autres images, celle de Godard et de Sollers, une fleur à la bouche [3].
C’est la dernière couverture que Sollers a mis sur son site en novembre 2022... Elle est accompagné d’un drapeau aux couleurs de l’Ukraine avec ces mots : « Gloire à l’Ukraine ! »


Gloire à l’Ukraine.
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[1Improvisations, folio essais 165, 1991, p. 152-153. Il faudrait citer tout l’entretien.

[2Cf. mon article du 21 février 2022 : Retour de la guerre.

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