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De Gaulle surréaliste

18 juin : la première radio libre

D 18 juin 2020     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



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De Gaulle à la BBC.

La première radio libre
ou de Gaulle surréaliste

par Philippe Sollers

Quel est ce général dissident et à peu près inconnu qui se permet soudain, en juin 1940, de Londres, de parler au nom de la France ? Comment a-t-il fait pour squatter la radio anglaise et y lancer des messages de révolte contre le gouvernement ? Qui sont les quelques traîtres qui l’accompagnent ? C’était il y a soixante-dix ans, mais c’est toujours là. Une voix, des voix, un concert de voix.

J’ai entre 6 et 8 ans, j’écoute ça avec mes parents dans un grenier de Bordeaux. Ici Londres, les Français parlent aux Français, Radio Paris ment, Radio Paris est allemand. Je n’y comprends pas grand-chose, sauf qu’il y a une grande perturbation dans le ciel. Les Allemands occupent le bas des maisons, Londres parle sous les toits, des aviateurs anglais sont cachés la nuit dans les caves, la radio libre est constamment brouillée, c’est encore plus excitant, une vraie guerre des ondes. Il y a le gémissement chevrotant de Pétain, et, à Vichy, toutes les voix blanches, pincées ou vociférantes de la collaboration. Les autres, lyriques, viennent de Londres, sur fond de bombardements. C’est Hitler, le premier, qui a compris l’importance de la radio comme « bombardement psychologique ». Qui tient la radio tient les esprits, la moindre intervention discordante fait date.

Il y a l’appel du 18 juin, bien sûr, que personne ou presque n’a entendu. Mais ce général est têtu. Le 23 juin :

« La guerre n’est pas finie, le pays n’est pas mort, l’espoir n’est pas éteint. Vive la France ! »
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Le plus émouvant, en lisant tous ces discours de résistance, ce sont des phrases comme : « Aujourd’hui, 48e jour de la résistance du peuple français à l’oppression », qui font de chaque jour un grand jour.

Voici Eve Curie :

« Mon seul titre pour m’adresser à vous est d’être la fille de deux grands savants français. Ces deux savants m’ont appris à être fière d’un pays où la liberté pouvait être dite, où la liberté existait. Avant de devenir française par son mariage, ma mère, Marie Curie, avait grandi en Pologne opprimée, sous un régime de servitude. Je me souviens avec quel accent passionné elle disait parfois à des amis, à des collègues de la Sorbonne : "Vous ne connaissez pas votre bonheur de vivre dans un pays de liberté. C’est un si grand privilège d’être français." »

Quelqu’un lit un message de Bernanos, Raymond Aron fait une apparition pour parler de la mort de Bergson, les informations militaires se succèdent, l’Angleterre est en grand péril, et voici Churchill :

« L’Angleterre a trouvé, à l’heure de l’épreuve suprême, son Clemenceau, un vieux lutteur dur, sarcastique, indomptable, de la trempe de ceux qui forcent la victoire et qui l’attachent à leur nom. »

Moment décisif :

« L’aviation allemande, l’armada de Hitler a subi sa première défaite, l’Angleterre ne sera pas vaincue. »

Comme on sait, la partie, à l’époque, n’était pas du tout jouée.

De Gaulle intervient 67 fois à la radio, c’est vraiment le speaker de choc.

« L’ennemi et les gens de Vichy ont entrepris de nous faire croire qu’il fallait nous résigner, subir le châtiment avec docilité ou, comme on dit à Vichy, avec discipline. »

On entend ceci :

« Vous êtes près de votre poste de TSF. Dans l’ombre de la pièce, vous êtes accrochés à une faible voix autour de laquelle chaque jour des millions d’hommes se regroupent. »

La radio libre est française, soit, mais elle est aussi mondiale puisqu’il y a encore un empire français. Et puis, on ne le dira jamais assez, la guerre est aussi métaphysique.

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Maurice Schumann

Voici Maurice Schumann, un des intervenants les plus inspirés :

« Ce n’est pas au moment où Hitler impose à la France une législation raciste, contraire à toutes ses traditions nationales et solennellement condamnée par l’Église de Rome, qu’un doute quelconque peut voiler les intentions du personnage. Les grotesques mascarades du culte néo-païen, l’adoration du soleil et des pierres noires, on a eu et on a tort d’en rire. La vogue de la magie et des fables astrologiques dans l’entourage et jusque dans la maison de Hitler, on a eu et on a tort de les tourner en dérision. La déification du Führer par les profiteurs de son régime et par lui-même pose un problème dont on ne se débarrasse pas par un éclat de rire. D’abord elle oblige tous les croyants à livrer au faux dieu, à tout instant et dans tous les domaines, une guerre sans répit et sans merci. Ensuite elle prouve que l’ordre nouveau dont parle Goebbels, c’est en réalité l’âge des cavernes. » [1]

Magnifique discours, peu entendu, hélas, par des masses de croyants mous, tandis que l’autre nouveau dieu, Staline, est à la manoeuvre (voir le pacte stalino-nazi, et le martyre de la Pologne, qui a dû épouvanter Ève Curie, pacte de faux dieux qui débouche, comme c’était prévisible, sur un antisémitisme rabique).

De Gaulle a son style :

« Il est maintenant établi que, si des chefs indignes ont brisé l’épée de la France, la nation ne se soumet pas au désastre. »

Ou bien :

« La flamme de la résistance française, un instant étouffée par les cendres de la trahison, se rallume et s’embrase. »

Ou encore :

« Nous avons en ce moment 35.000 hommes sous les armes, 20 vaisseaux de guerre en service, un millier d’aviateurs, 60 navires marchands sur la mer, de nombreux techniciens travaillant à l’armement, des territoires en pleine activité, en Afrique, en Inde française et dans le Pacifique, des groupements importants dans tous les pays du monde, des ressources financières croissantes, des journaux, des postes radio, et par-dessus tout la certitude que nous sommes présents à chaque minute dans l’esprit et dans le coeur de tous les Français de France. »

Tous les Français de France, c’est-à-dire bien peu, contrairement à la pieuse légende.

Mais voici le plus beau : les messages codés, « personnels », envoyés à ceux qui comprennent aussitôt ce qu’ils ont à faire (exploser un train, par exemple). Écoutez ça de très près, ou même lisez à haute voix, en répétant chaque formule, cet extraordinaire poème surréaliste :

« Le renard aime les raisins, / Croissez roseaux ; bruissez feuillages, / Je porterai l’églantine, / Je n’entends plus ta voix, / Je cherche des trèfles à quatre feuilles, / L’acide rougit le tournesol, / Les dés sont sur le tapis, / Les colimaçons cabriolent, / Son costume est couleur billard, / Nous nous roulerons sur le gazon, / Les reproches glissent sur la carapace de l’indifférence, / Véronèse était un peintre, / Les grandes banques ont des succursales partout, / L’évêque a toujours bonne mine, / Le cardinal a bon appétit, / J’aime les femmes en bleu, / Rodrigue ne parle que l’espagnol, / C’est le moment de vider son verre, / Le temps efface les sculptures, / Elle fait de l’oeil avec le pied, / La brigade du déluge fera son travail, / Ne vous laissez pas tenter par Vénus, / Ayez un jugement pondéré, / Saint Pierre en a marre, / Le lithographe a des mains violettes, / Son récit coule de source, / Les débuts sont contradictoires. »

Et bien d’autres, avec l’humour qui convient aux actions clandestines peu déchiffrables. Tête de l’occupant essayant de trouver la signification de ces signaux traversant le brouillard. En tout cas, l’écrivain que je suis devenu doit tout à cette poésie délicatement explosive.

Philippe Sollers, Le Nouvel Observateur du 25-06-10.

« Les Français parlent aux Français. Juin 1940-juin 1941 », tome 1, présenté par Jacques Pessis, préface de Jean-Louis Crémieux-Brilhac, Omnibus, 1138 p.

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Enfance d’un écrivain français

Le 29 juin 2010, quatre jours après la publication de l’article De Gaulle surréaliste, lors d’une conférence-débat au Collège des Bernardins, Sollers revient sur son enfance pendant la guerre, à Bordeaux. Lisant des extraits de ses Mémoires sélectionnés avec Julia Kristeva, il fait entendre la voix de « la France aux Français », cette première radio libre [2]. Sollers « gaulliste » ? A sa manière, — bien sûr. Il écrivait dans le JDD du 27 juin 2010 :

Qui a entendu le discours d’un obscur général transmis, le 18 juin 1940, à travers les ondes de la BBC ? Presque personne. Pourquoi, soixante-dix ans après, vrai retour du refoulé, n’est-il question que de De Gaulle ?
Voyons les dates : si De Gaulle meurt en 1940, il passe à la trappe ; en 1950, il est placardisé ; en 1960, la guerre d’Algérie risque de lui coûter la vie ; en 1970, on l’enterre ; en 1980, Mitterrand est bien décidé à le rayer de la carte ; en 1990, même topo ; en 2000, il est trop lourd à porter pour Chirac ; en 2010, le revoilà, mais comme un spectre, puisqu’on n’interroge que de vieux revenants, d’ailleurs sympathiques. [...]
Je n’ai jamais été gaulliste, on s’en doute. Mais ce général réfractaire m’a ému, et j’aimerais l’entendre aujourd’hui, sur une radio clandestine, dire ce qu’il pense des marchés financiers.
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Radio-Londres — Les Français parlent aux Français — Honneur & Patrie

Voici quelques extraits des émissions "Les Français parlent aux Français" et "Honneur & Patrie", diffusée par la France Libre sur la BBC à destination de la France occupée.
On entendra tout d’abord Franklin Roosevelt parler en français sur Radio-Londres (1942), puis quelques messages personnels, suivis des annonces du speaker. Malheureusement, il manque le bulletin d’information. Ensuite, Maurice Schumann s’adressera aux maquisards et Résistants de la Haute-Savoie, dans le cadre de l’émission "Honneur & Patrie". Enfin, un extrait de la "Discussion des 3 amis", puis une chanson célèbre de Pierre Dac, "Radio-Paris ment". Le tout datant probablement de 1943/44.

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Paris libéré !

Paris est libéré le 25 août 1944 par la division Leclerc (2ème DB). De Gaulle entre dans la capitale et prononce les mots désormais célèbres : « Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! mais Paris libéré ! libéré par lui-même, libéré par son peuple... [3] »

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Discours intégral du général De Gaulle le 25 août 1944.

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La revue Charles, dont le rédacteur en chef est Arnaud Viviant, se veut « une revue gaullo-marxiste baudelairienne » (tous des Charles) et ouvrait chacun de ses premiers numéros par un édito tiré des écrits de... François Mitterrand.
Dans le numéro 7, un entretien avec Sollers sur le thème : « Pour qui votez-vous ? » Sollers profite de l’occasion pour se lancer dans un plaidoyer pour « le grand Charles », entendez De Gaulle. On se rend vite compte que l’interview a été réalisé au moment où Sollers publiait son article pour Le Nouvel Observateur, De Gaulle surréaliste. Il en développe longuement les idées-forces et revient sur quelques événements biographiques marquants et certains « placards » refoulés de notre histoire contemporaine : Vichy, Moscou, la guerre d’Algérie, Mai 68. Bref, ceux qui ont déjà lu ça diront : il enfonce le clou...

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Photographie Patrice Normand/Temps Machine.


Petit bureau de Sollers dans les soupentes de Gallimard. Encombré de livres, bien évidemment. Sa fenêtre donne sur du vert : un peu de fausse pelouse installée sur un toit, semble-t-il. On ne voit pas de ciel, c’est très bas, mais de la lumière. Oui.

On joue un peu au con, comme on le fait toujours, dans la mesure où ça rassure tout le monde, en début d’interview. On explique :

Nous faisons une rubrique qui s’appelle Pour qui votez-vous ? à laquelle Houellebecq a déjà répondu, par exemple...

Sollers, à ce nom, intéressé.
Il n’a même pas encore allumé sa première cigarette.

Tiens, pour qui votait-il celui-là ?

On lui répond, tout en se rendant soudain compte de l’ironie de l’histoire.

Balladur...

Oh oh oh ! fait Sollers en envoyant dans le rouge les aiguilles de l’enregistreur.

Oui, on dit. Impossible de ne pas penser à vous, à votre article de 1995, « Balladur tel quel » dans L’Express qui vous a valu ensuite une volée de bois vert de la part de Pierre Bourdieu dans Libération.

Toujours pas de cigarette allumée de part et d’autre. Pas de stress. Pas de plaisir non plus. C’est l’avantage de deux gros fumeurs : cela se mesure, et cela se comprend, instinctivement, à cette addiction du moins.

Quand je pense à ce que j’ai pu prendre à cause de cet article, dont personne n’a compris la teneur ironique... Enfin, passons...

Ici, donnons quitus à Sollers. Personne sur le moment n’a compris son ironie à propos de Balladur, soyons honnêtes, et pas même nous, parmi les plus malhonnêtes qui soient. Pourtant, en retrouvant l’article sur Internet, on s’aperçoit que l’ironie était nettement palpable, ne serait-ce que dans cette phrase que L’Express n’hésite d’ailleurs pas à mettre en chapô :

« Balladur, quel nom ! C’est quand même mieux que Pompidou, de même que l’Orient de Smyrne fait plus rêver que l’Auvergne de Montboudif. »

On dirait du Molière ; et, à sa façon, ça en est. Le français est là, déjà mondialisé si l’on veut, mais toujours de voltairienne façon. Mais, foin de comparaison, revenons à nos moutons :

Bref, dans cette rubrique, nous parlons du rapport au vote...

Réponse immédiate du célèbre écrivain Gallimard :

Je ne vote pas, coco... Mais faut pas le dire !

Merde, se dit-on. C’est mal parti, l’interview.
On embraye vite.

Mais vous aviez dit au téléphone vouloir nous parler du général de Gaulle. Vous vous souvenez, n’est-ce pas ? Alors, pourquoi de Gaulle ?

Et là, ça ne rigole plus.
Cette fois, Sollers prend une cigarette.
Et nous aussi, du coup.

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Charles de Gaulle

Puis Sollers (voix grave, presque empirique, genre) se lance :

De Gaulle. J’ai 5 ans, à Bordeaux. Les Allemands sont là. Zone occupée. Ils ont réquisitionné tout le bas des maisons. Donc, il faut s’appuyer sur un officier allemand. Dans notre cas, c’est un Autrichien. Allemand avec un bémol, donc. Lequel Autrichien se poivre le soir au Cognac tout en écoutant du Schubert, cependant que son ordonnance cire ses bottes dans le jardin. Ma famille est très anglophile. Ce que j’ai entendu durant mes plus jeunes années, c’est que les Anglais ont toujours raison. Cela peut se discuter sur l’Irlande notamment, mais enfin...
Si vous montez maintenant les escaliers, et que vous tendez l’oreille au fond des greniers, vous entendez Radio Londres. Messages brouillés.

Sollers parle.
Mieux : en réécoutant la bande, en la décryptant, on dirait vraiment qu’il écrit tout haut.

J’ai écrit un petit truc qui s’appelle De Gaulle surréaliste sur ces messages de Radio Londres, tous plus étonnants les uns que les autres. Ils ont été compilés dans un recueil publié par Omnibus. « Les renards n’ont pas forcément la rage, je répète... » « J’aime les femmes en bleu, je répète... » Ou encore, le plus magnifique : « Nous nous roulerons sur le gazon ! »... Ah bon ! Ah bon !

Il rit. Et, comme tous les grands fumeurs, Sollers rit quand il tousse, et tousse quand il rit. La fausse maladie des vrais Mousquetaires jaunis de nicotine : « Tousse pour un, un pour tousse ! ». D’aucun dirait aussi celle des communistes, mais qu’importent les extravagances malvenues, puisque Sollers est déjà reparti dans son sillon.

C’est de Bordeaux que de Gaulle s’embarque pour l’Angleterre. Comme vous le savez, ils étaient huit au départ, c’était un peu juste... Ce type paraissait vraiment très spécial... D’autant plus que je suis très sensible aux voix et que celle-là... À l’époque, à Vichy, ils avaient tous des voix blanches.

Sollers se met à les imiter.
Comme tous les grands écrivains, il est un immense imitateur. Plein de personnages. À se les tordre.

«  Londres, comme Carthage, sera détruite ! » Oh la la ! Ou alors (Sollers prend la voix pointue des informations de l’époque)  : « Ce matin, le maréchal Pétain est allé visiter les membres du jury Goncourt... ». Oh ! Oh ! De l’autre côté (Sollers imite maintenant l’organe gaullien)  : «  Je vous avais dit qu’il pleuvrait, eh bien il pleut ! »...

Il inspire un peu plus de sa Camel éternellement sans filtre.
Puis il continue.

J’ai assisté dans une embrasure de fenêtre à un discours de De Gaulle à Bordeaux. Ma famille avait rendu des services aux Anglais, bon... J’étais dans un petit costume de flanelle, très chic, n’en doutez pas. La Reine, qui s’est très bien comportée durant le Blitz était là... Ce sont tout de même les Anglais qui ont remporté la guerre... J’ai encore le goût de sa poudre de riz... Elle a commencé comme ça : « Nous voici rewenious dans notre bonne ville de Bordeaux »... Te deum le soir à la cathédrale, Le Messie de Haendel... Enfin, bref... Le choc des civilisations était violemment là, audible... Là-dessus, de Gaulle se fait remercier. Il a fait croire que la France qui avait voté à 90% pour Pétain était à 90% avec lui... Sublime acrobate !

Fin des souvenirs d’enfance. Ce chanteur d’opéra, virtuel, inabouti, qu’est Sollers, change alors soudain d’octave. La preuve : il nous appelle maintenant : « Cher Monsieur ». A-t-on vraiment mérité cela ?

Ensuite arrive quelque chose qui m’intéresse au plus haut point, puisque je suis corvéable : c’est la guerre d’Algérie, cher Monsieur... Qu’on n’avait pas même le droit d’appeler ainsi : il fallait parler de maintien de l’ordre. Exactement comme en 68, personne n’utilisait le mot qui convenait, c’est-à-dire celui de révolution... On disait « les événements »... Donc, premier placard de De Gaulle : parfait. Deuxième placard : à mon avis, très, très, très respectable. Le « Je vous ai compris », allez vous faire foutre, etc. Et puis tentative d’assassinat quand même, bon... Là, de Gaulle m’intéresse parce qu’il veut se venger. De qui ? Des Américains. De Roosevelt. Qui l’a fait chier à mort. Qui avait des plans pour la France, créer une autre monnaie, etc. Et puis, à Yalta, de Gaulle n’est pas là. L’Algérie, Monsieur, cela a signifié pour moi d’être réformé n° 2, sans pension, pour terrain schizoïde aigu, ce qui supposait une certaine solidité nerveuse et une grève de la faim qui a duré trois semaines dans un hôpital militaire... Arrondissement maudit pour moi que le XIXème, l’hôpital militaire Villemin, la gare de l’Est... Il faisait très froid. Mais on ne pouvait entrer à l’infirmerie qu’avec 40 de fièvre... « Nous avons le droit à 10% de déchets », me disait le médecin militaire... J’y serai encore si Malraux ne m’avait pas fait libérer... Je l’ai remercié par un petit mot. Ce n’était pas vraiment mon héros, mais enfin. Il m’a répondu par une carte de deuil, parce qu’un de ses fils venait de se tuer en voiture, tout à fait dans le style Malraux : « C’est moi qui vous remercie, Monsieur, d’avoir rendu pour une fois l’univers moins bête » [4]... Évidemment, si on s’écrit des lettres comme ça ! Puis arrive 1964. Reconnaissance de la Chine populaire par le général de Gaulle. Malraux va voir Mao Tsé Toung, et la première chose que Mao lui demande : « Parlez-moi de Napoléon » [5]... Drôle, non ? Je vous signale au passage que les Chinois vont célébrer en 2014, de façon grandiose, je ne sais pas, mais en tout cas remarquée, l’anniversaire de la reconnaissance de la Chine par la France. Fin du cordon sanitaire, alors que la Chine avait déjà rompu avec l’URSS... De Gaulle, toujours pour emmerder les Américains : le discours de Phnom Penh où il critique l’intervention américaine au Vietnam... Et puis un jour où il avait peut-être forcé sur la bouteille, on ne sait pas : « Vive le Québec libre ! » Le côté très drôle de De Gaulle... C’est Ubu ! « Françaises, Français, aidez-moi ! » Vous n’étiez pas né, cher Monsieur, mais j’étais étudiant à Paris quand, depuis ma chambre, j’entendis un fracas extraordinaire. C’était le putsch ! Les tanks prenaient position dans Paris, car on s’attendait à ce que des parachutistes putschistes sautent sur la capitale ! Le Pen était déjà là... Un jour il m’a agrippé sur le boulevard Saint-Michel parce que je manifestais... Donc, je vote de Gaulle sur les trois premiers placards... En revanche, pas sur le quatrième, celui de Mai 68... Cela dit, ce « non »-là à de Gaulle était très trouble. Vichy et Moscou, Moscou et Vichy, c’est toujours ça la France... Il y a un refoulé gaullien... Gaulliste, je ne sais pas ce que ça veut dire, je m’empresse de le préciser. Sa phrase la plus drôle, c’est : « Vous mettrez une croix de Lorraine à Colombey, cela fera réfléchir les lapins. »

Mais à l’époque, Debord et d’autres pensaient vraiment que de Gaulle, c’était l’arrivée du fascisme. Ce qui me paraissait peu vraisemblable. « Croit-on qu’à 68 ans, je vais commencer une carrière de dictateur ? » Les conférences de presse de De Gaulle, on peut les revoir en boucles pour s’amuser. Sans parler de Mitterrand que de Gaulle surnommait « l’arsouille »...

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Photographie Patrice Normand/Temps Machine.

Cela fait un bon moment que Sollers parle tout seul, en freestyle. On essaie de reprendre la main. Au simple nom de Mitterrand, on glisse ainsi :

En 1981...

Mais Sollers, pas fou, ne se laisse pas faire. Il reprend aussi sec :

Ah mais, Monsieur ! En 1981, je ne suis pas là.

Toujours ce vieux truc du « Monsieur » qui vous foudroie comme un vieux con soudain sous l’orage, alors que vous avez vingt-cinq ans de moins que lui. En même temps, on se souvient que c’est vrai. Qu’en 1981, pour ce qu’on en sait, Sollers était très certainement à New York en train d’écrire Femmes [6]. De toute façon, il s’en fout. Il a déjà ressaisi la parole :

En 1981, je déserte. Très vite. Ma mauvaise réputation est fondée, croyez-le. Mes mauvais rapports avec le Parti communiste, mes aventures mao... Très mauvaise réputation, Sollers ! Mais, je la conserve pieusement. Le nom de Malraux faisait tressaillir Mitterrand : il embrayait tout de suite sur Drieu la Rochelle. Je ne sais plus quel témoin racontait ça, mais c’est très clair. Après, Bousquet... « Il a rendu des services », disait Mitterrand... Ou Papon qui n’était pas Bordelais même si on l’a jugé à Bordeaux. Il fallait alors récupérer tout le monde...

Sollers inspire. Puis se relance.

Ce qui m’intrigue le plus, c’est à quel point la police de De Gaulle était mal faite pour n’avoir pas vu venir Mai 68. La police de Mitterrand était beaucoup plus efficace. Et ne parlons pas de celle d’aujourd’hui. Mon héros ces jours-ci s’appelle Snowden. Voilà un génie ! Ha oui ! Il faut le faire : prendre un billet pour Hong-Kong, ne pas se faire bousiller par les Chinois, alors qu’une triade de Hong-Kong, ce n’est quand même pas très cher et cela n’a pas de comptes à rendre à aucun gouvernement... Des Chinois qui renvoient ensuite Snowden à Moscou... Là, je crois entendre de Gaulle rire dans sa tombe ! Le fait que les États-Unis d’Amérique ne soient pas capables d’abattre un type aussi toxique, c’est la véritable information ! Tout ça, au demeurant, dans une gigantesque hypocrisie ! L’Europe qui dit : « C’est très grave, nous allons demander des explications. » Mais enfin, les États-Unis sont des alliés ! Donc l’Europe s’espionne elle-même... L’Europe, l’Europe, l’Europe ! Comme un cabri ! La politique ne se fait pas à la corbeille ! Même le premier pape jésuite semble vouloir aujourd’hui blanchir la banque ! On verra. Ce qui est intéressant, c’est qu’il y a ainsi, parfois, des individus qui surgissent, tel de Gaulle, et qui par leurs agissements, leurs discours, infléchissent le cours de l’Histoire. Alors oui, j’y reviens, de De Gaulle surréaliste. Les messages personnels à la Résistance... « Rodrigue ne parle pas l’Espagnol »... C’est tout de même de questions de vie ou de mort dont il s’agissait. Ces messages cryptés, cela voulait dire : il faut buter quelqu’un. Ou bien : il faut faire sauter un train. Eh bien, cette force symbolique dans le dire est la raison pour laquelle je vote aujourd’hui de Gaulle.

Propos recueillis par Arnaud Viviant, Charles n°7, octobre 2013.
L’Infini n° 126, Printemps 2014.

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Photographie Patrice Normand/Temps Machine.
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EXCEPTIONS

On le sait, de livre en livre Sollers a toujours développé une théorie des exceptions.
On lit dans L’amitié de Roland Barthes (Seuil, 2015).

C’était la guerre des Six­ Jours, donc en 1967. Rue Saint-Benoît. Convocation chez Duras. Il fallait signer une déclaration comme quoi nous refusions catégoriquement de participer à toutes les tentatives corruptrices des médias gaullistes. Ça m’a mis la puce à l’oreille, ou même, on dit mieux maintenant : une baleine sous le gravillon. Voilà qui nous ramène à la question politique. La guerre, ce n’est pas quand on dépose les armes et qu’on reste chez soi, non ! La guerre, ce n’est pas : on refuse le combat. Parce qu’on a une influence plus profonde avec le temps, etc. Il y aura demain un grand soir... Non. Alors, la question, c’est de Gaulle. De Gaulle, 1958. Et déjà, Blanchot l’attaque. N’oubliez pas que c’est moi qui ai sorti le premier le livre de Jeffrey Mehlman sur les écrits d’extrême droite de Blanchot avant la guerre, coup de revolver dans la cathédrale. J’étais l’homme à abattre de toute urgence. Comment peut-on se permettre, quand on est ce nain de Sollers, de critiquer le cardinal Blanchot en pleine cathédrale ! Ça a fait un effet épouvantable. Mon dossier est très lourd, hein. Il faut garder sa mauvaise réputation. J’y veille. Là, c’était chez Marguerite Duras, et c’était la demande d’engagement à laquelle j’ai opposé une fin de non-recevoir. Pour tous ces braves gens, de Gaulle était un fasciste. Ils étaient tous sur cette ligne-là, plus ou moins. Vous lisez la correspondance de Debord, il pense que de Gaulle est un fasciste. Le fascisme est à nos portes. Le seul que j’ai vu qui croyait que c’était absurde, c’est Georges Bataille. Il parlait très doucement, Bataille. Je cite exactement : « Pour un général catholique, je ne le trouve pas si mal. Remarquez, il est évident que personne ne peut aller plus loin dans la sagesse que Blanchot. » Là, il y avait une tonalité d’ironie.

On retrouve de Gaulle dans le dernier roman de Sollers Désir (Gallimard, 2020, p. 63-65), roman dans lequel ressuscite Louis-Claude de Saint-Martin, le « Philosophe Inconnu ». Dans le chapitre « Exceptions », Sollers évoque La Divine Comédie de Dante traduite par Jacqueline Risset, puis surgit la figure du « Général Inconnu » :

Les Français, à part l’amie du Philosophe, ne connaissent pas Dante, ils ne connaissent pas non plus un de leurs héros qu’ils ont été contraints d’élire, après bien des troubles, à la présidence de la République : de Gaulle. Il les a sauvés du déshonneur de la collaboration avec les nazis, a mis fin à leur rêve colonial, avant d’être sèchement congédié pour cause de référendum raté. On doit l’imaginer, avant son grand incendie, à Notre-Dame de Paris. C’était un homme du XIIIe siècle, comme la cathédrale elle-même. Il mériterait le titre de Général Inconnu.

C’est lui qui, en 1964, a fait reconnaître par la France l’existence de la Chine de Mao. Il n’a eu de cesse d’embêter les Américains et leur prétention de domination mondiale. De guerre lasse, les États-Unis ont réussi à le faire mettre à la porte. Ce général bizarre était quelqu’un d’intraitable avec plein d’humour. Son arrière-grand-mère, comme celle du Philosophe, était irlandaise [7].

Le Général Inconnu a fait libérer le Philosophe Inconnu qui, pendant la guerre d’Algérie, croupissait, à deux doigts de la mort, dans des hôpitaux militaires. Le Philosophe a remercié Malraux, qui lui a répondu :
« C’est moi qui vous remercie, Monsieur, d’avoir pu, au moins une fois, rendre l’Univers moins bête. » Ces gens avaient quelque chose de plus.

Le Général Inconnu, après son licenciement, a refusé de percevoir l’argent auquel il avait droit de la part de la République. À partir de là, il a vécu de ses droits d’auteur, d’ailleurs confortables. Il s’est déclaré lui-même « travailleur indépendant ». Voilà un vrai résistant.

Il est émouvant, de Gaulle, après son échec, en train d’errer, avec sa canne, sur la lande irlandaise, à la recherche de son arrière-grand-mère perdue dans la brume. On dirait le vieux roi Lear perdu dans ses souvenirs. Bon, ça va, il retire son corps, poursuit ses Mémoires, et s’effondre, en faisant le soir, chez lui, comme d’habitude, une réussite. Il a battu les cartes, il a joué très gros, il a perdu, il a gagné.

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De Gaulle en Irlande (1969) :
« J’ai trouvé ici ce que je cherchais :
être en face de moi-même. »
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De Gaulle 1940-1944, l’homme du destin

Truffé d’archives inédites et d’images méconnues, « l’Homme du destin » de Patrick Rotman, raconte, sur le rythme trépidant des meilleurs thrillers, l’odyssée solitaire de Charles de Gaulle.

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LIRE L’ARTICLE DE RENAUD DELY.

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L’appel du 18 juin du général de Gaulle reconstitué pour la première fois

Récit : Aucun enregistrement n’a été conservé d’un des discours les plus célébrés de l’histoire de France. Reste sa mythologie, que « Le Monde », en partenariat avec l’Ircam, a tenté de reconstituer en clonant la voix radiophonique de De Gaulle.

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« La guerre n’est pas finie »

Voter ou pas pour De Gaulle, la question ne s’est jamais posée à moi. Mais, malgré Mai 1968, mon intérêt pour la figure du De Gaulle historique n’a jamais manqué. C’est pourquoi j’ai beaucoup aimé, en 1995, le De Gaulle, où est-tu ? d’André Glucksmann, dont la lecture de La cuisinière et le mangeur d’hommes, vingt ans plus tôt, avait été pour moi décisive. Une phrase du De Gaulle de Glucksmann m’a frappé : « Le leitmotiv de De Gaulle tient, selon moi, en une formule courte et banale : "la guerre n’est pas finie". »

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Dédicace d’André Glucksmann, 1995.
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Première édition, février 1995.
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« "On dressera une grande croix de Lorraine sur la colline qui domine les autres. Tout le monde pourra la voir. Comme il n’y a personne, personne ne la verra. Elle incitera les lapins à la résistance."
Ainsi parlait un général solitaire, le dernier grand homme que la France connut.
Qu’en est-il de la paix et de l’esprit de dissidence, dans le monde ravagé par les terrorismes ethniques, les fanatiques religieux et les pulsions génocidaires qui frappent à la porte ?
De Gaulle se réclamait du "pacte vingt fois séculaire entre la grandeur de la France et la liberté du monde".
Pareille ambition est-elle trop grande pour nous ?
Ce livre est un anti-somnifère.
Paix froide, guerres chaudes. A l’heure où les allumettes nucléaires tombent entre des mains inconnues, Politiques, vos lèvres resteront-elles muettes ? »

VOIR AUSSI : Comment commémore-t-on le 18 juin ? (Concordance des temps par Jean-Noël Jeanneney, 18 juin 2011)

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[2Cf. l’intégralité de la conférence : Enfance et jeunesse d’un écrivain français.

[5Cf. M. Pleynet, Mao et la Chine.

[6Erreur : Sollers était à Venise en mai 1981. «  Je suis à Venise, quand, trois jours avant l’attentat contre le pape, l’habile Mitterrand arrive au pouvoir en France. Ce n’est pas mon candidat, car je n’en ai pas. » Cf. Un vrai roman, folio, p. 176. A.G.

[7Sur l’arrière-grand-mère irlandaise du narrateur, cf. Philippe Sollers, Le Nouveau, mais aussi cette note (photo à l’appui).

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