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« Et si l’Ukraine libérait la Russie... »

André Markowicz

D 6 juin 2022     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


De l’humiliation

Au cours d’une longue interview accordée vendredi à la presse régionale, Emmanuel Macron a sévèrement critiqué son homologue russe, Vladimir Poutine. "Je pense, et je lui ai dit, qu’il a fait une erreur historique et fondamentale pour son peuple, pour lui-même et pour l’Histoire", a-t-il lancé, au 100ème jour du conflit en Ukraine. "Je pense qu’il s’est isolé. S’enfermer dans l’isolement est une chose, savoir en sortir est un chemin difficile", a-t-il encore tancé. En même temps, le président français appelle à ne "pas humilier la Russie", qui "n’en demeure pas moins un grand peuple". Cela permettra que "le jour où les combats cesseront, nous puissions bâtir un chemin de sortie par les voies diplomatiques", estime-t-il (lu dans la presse).
« Il ne faut pas humilier la Russie ». Ces propos, qui ne sont pas nouveaux dans la bouche de Macron, ont fait bondir les autorités ukrainiennes. La réponse du président Zélensky, dans une vidéo diffusée dans la nuit de samedi à dimanche, y fait clairement allusion : "Vous pouvez arrêter les terribles conséquences de cette guerre à tout moment", a lancé Volodymyr Zelensky. "L’armée russe peut arrêter de brûler des églises. Elle peut arrêter de détruire des villes. Elle peut arrêter de tuer des enfants si une seule personne à Moscou donne simplement cet ordre. Et le fait qu’il n’y ait pas encore un tel ordre est évidemment une humiliation pour le monde entier." De Paris à Kyiv, on n’a pas la même perception de l’humiliation [1].
Alors que désormais la Russie occupe 20% du territoire ukrainien (l’équivalent de trois ou quatre fois la région PACA en France), sur les plateaux télé commence à se faire entendre, depuis quelques jours, une insidieuse petite musique sur le thème : ils exagèrent, ces Ukrainiens, ou, plus diplomatiquement, quelles concessions l’Ukraine devra-t-elle faire ? Autrement dit — mais, évidemment, chacun se déclarant volontiers "gaulliste" aujourd’hui, ça n’est pas dit comme ça — les Ukrainiens vont-ils enfin se résigner à accepter l’occupation d’une partie de leur territoire quoiqu’il leur en coûte ?
Depuis le début de l’agression russe, l’écrivain et traducteur André Markowicz tient une chronique sur sa page facebook dont je me suis déjà fait l’écho [2]. Markowicz qui n’est « ni journaliste, ni sociologue, ni historien, ni, je ne sais pas, politologue, ni spécialiste en quoi que ce soit, ni la Russie ni l’Ukraine », « juste [lui]-même, un écrivain dont la particularité est, d’une part, d’avoir deux langues et, d’autre part, d’avoir choisi comme sphère littéraire essentielle la traduction, c’est-à-dire l’interprétation personnelle — c’est-à-dire aussi construite, aussi réfléchie que possible, mais, par nature, partiale », Markowicz, donc, donne son point de vue « au jour le jour » — et publie aux éditions du Seuil un libelle au titre inattendu : « Et si l’Ukraine libérait la Russie... » Ce lundi 6 juin, alors que je termine la rédaction de cet article, je découvre que Markowicz est l’invité d’Olivia Gesbert sur France Culture : Crise ukrainienne, la Russie face à elle-même ?

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La patience qui use

André Markowicz
13 mai 2022 Tribune Juive

Je vois une interview de Bernard Guetta, ancien correspondant du Monde à Moscou, et qui connaît parfaitement « le monde russe », comme on dit. Je le vois bouleversé quand il rapporte que des milliers et des milliers de cas de crimes de guerre, d’exactions, de tortures de toutes sortes, documentés, prouvés, arrivent au Parlement européen (il est à présent député européen) ; je croise une toute jeune étudiante ukrainienne au Conservatoire, elle arrive de Kiev, portant des dizaines et des dizaines de récits d’horreurs — ce qu’elle raconte est à propos d’enfants, et c’est tellement, mais tellement monstrueux qu’on se dit que ce n’est pas possible, que ce n’est pas vrai, — et nous savons que c’est vrai ; chaque réfugié, quasiment (je devrais mettre le mot au féminin, tellement il y a davantage de femmes que d’hommes) arrive avec ses propres récits, ses propres témoignages, et tout cela s’accumule.

Il y a les propres videos des russes, qui filment, par exemple qu’ils ont arrêté un « maraudeur », ukrainien, qui volait les biens des soldats russes (je vous jure…) : et le maraudeur en question, saignant du nez, répète que oui, il a volé… et un commentateur fait remarquer qu’il a une espèce d’oreillette sur le lobe de l’oreille, et que les types qui ont tourné la vidéo sur leur portable n’ont même pas pris la peine de cacher le fait qu’il vient de recevoir des décharges électriques, qu’il est en train d’être torturé. Il y a les villes, les villages libérés par l’armée ukrainienne, où tout est systématiquement détruit, où, réellement, il ne reste pas pierre sur pierre ; et les villes dans les zones de combats, détruites, rasées .

Tout ça est tellement énorme que, non, on n’y croit pas, on se dit que, non, quand même, on nous montre des exceptions, des cas, je ne sais pas, extrêmes… et pour approfondir ce sentiment d’incrédulité, il y a ma propre incrédulité devant mon incrédulité, parce que, cette incrédulité-là me laisse pantois par une reconnaissance : qui, avant 45, pouvait imaginer que c’était vrai, les camps nazis ? Il y a quelque chose, là, de tellement invraisemblable, de tellement profond, de tellement accablant, révoltant, que… que quoi ? Que rien.

La guerre continue. Et elle continue lentement. Il faut attendre, il faut être patient. J’avais parlé, voici plus d’un mois (à propos du premier tour des présidentielles), de la politique du statu quo. Du fait que les puissances occidentales ne veulent pas, finalement, que l’Ukraine vainque la Russie. C’est-à-dire que si, bien sûr, elles le veulent, mais, je le dis et je le répète, elles ne veulent pas que la victoire soit uniquement militaire. Elles veulent, d’abord et avant tout, épuiser la Russie, et c’est ce qui se passe, jour après jour, dans ses tentatives d’attaques, — ces vagues et ces vagues d’assaut que lance l’armée russe, surtout au sud et au sud est, en avançant de plus en plus lentement, avec de moins en moins de matériel moderne, parce que, de fait, l’armée russe s’épuise.

Aujourd’hui, les Russes avancent, très peu, mais sont en grand danger au nord, du côté de Karkhov, où l’armée ukrainienne a libéré le dernier village avant la frontière russe, et au sud, du côté de Kherson, où, là encore, les Ukrainiens, eux aussi kilomètre après kilomètre, village après village, avancent vers la ville. Parce que c’est une guerre d’usure — des deux côtés, bien sûr. Avec cette différence que, maintenant, l’aide occidentale commence vraiment à arriver, les matériels anciens sont remplacés par des matériels nouveaux, lentement, mais quand même, alors que l’armée russe ne peut compter sur aucun renouvellement. La Russie n’arrive pas à se faire livrer des armes modernes — même les Chinois se gardent de le faire.

Bref, là encore, patience. Et néanmoins. Quand Macron parle de ne pas « humilier la Russie », il y a quelque chose de terrible qui résonne. Parce qu’il ne s’agit pas d’humilier la Russie, bien sûr, dorénavant, il s’agit de l’arrêter, et d’arrêter Poutine — je veux dire de l’appréhender, lui, et de le juger. Et pas que lui.

Or, ça, comment le faire ? — Le meilleur service à lui rendre, à Poutine, serait, de fait, une invasion de la Russie. Parce que, là, non seulement, il aurait une raison d’utiliser la bombe, mais, même sans l’utiliser, il aurait le soutien de la majorité des Russes.

Il faut absolument que le conflit reste local — comme, je ne sais pas, la guerre de Crimée sous Napoléon III. Il faut absolument priver Poutine de sa base populaire instinctive, viscérale : on n’envahit pas la Russie impunément, même si le régime russe est un régime monstrueux. Il faut que le conflit se transporte à l’intérieur de la Russie, et qu’il devienne interne, civil.

Oui, là encore, il faut attendre, espérer (ou juste attendre) que, sous le coup des sanctions, c’est-à-dire, lentement, sur des mois et des mois, le régime n’ait plus le moyen d’assurer ne serait-ce que la survie de la population. Et c’est encore loin d’être le cas, puisque, pour renoncer au pétrole et au gaz russes, il faut — et c’est un fait, que ça nous indigne ou non — des mois. Des mois, et déjà pas des années.

La guerre, en attendant, peut durer. Et quand même… On a bien l’impression qu’il y a deux camps qui aident l’Ukraine, avec des buts différents. Il y a ceux qui sont le plus impliqués : les Américains, les Britanniques, les Polonais (c’est-à-dire les régimes les plus conservateurs d’Europe, mis à part la Hongrie, qui est un cas à part, de poutinisme avéré). Et oui, nous assistons à une résurrection de la puissance américaine dans le monde ; grâce à Poutine — une résurrection à laquelle, j’ai l’impression, les USA eux-mêmes avaient tendance à ne plus croire : résurrection par le gaz (de schiste) et par les armes.

Et puis, il y a la France et l’Allemagne, qui sont, restons polis, plus « pondérés », et qui appellent, concrètement, à la patience : il faudra des décennies, explique Macron, pour que l’Ukraine réunisse les critères pour adhérer à l’Union européenne. Le plus usant est qu’il a raison.

Oui, il faudra des années. — Et chaque jour de guerre, concrètement, éloigne l’Ukraine de ces critères, puisque chaque jour de guerre la dévaste davantage. Ça ne veut pas dire qu’il ne faut rien faire — d’où, si je comprends bien, les projets de réforme de l’Union. Mais, ça, je n’y connais vraiment rien. Patience, nous dit-on. Et ce qui se passe, en attendant, c’est que, nous-mêmes, nous ne devons pas nous habituer. Continuons, n’ayons pas de patience. Et patientons. Les yeux ouverts. Sans que la suite des jours ne nous les use.

André Markowicz, Tribune Juive, 13 mai 2022.

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« Un gars, on lui a coupé l’oreille… »

Une conversation

21 mai 2022, Tribune Juive

Aujourd’hui, ce sera juste ça.

Les services ukrainiens captent les conversations des soldats russes entre eux, ou celles qu’ils ont avec leurs familles, en Russie. Et les publient sur une chaîne youtube spéciale.

Ces conversations, auxquelles j’ai souvent fait référence, donnent une image réelle de la mentalité des soldats engagés dans la guerre. Il y a des cris de désespoir, des descriptions de combats terrifiantes, des conversations banales, et puis, dans ces conversations banales, les gens parlent, et disent la vérité de la guerre.

— Ici, visiblement, c’est un soldat qui parle à un ami qui n’est pas dans les combats. La conversation a été publiée le 17 mai, mais je ne sais pas quand elle a eu lieu. Sans doute il y a deux semaines Des soldats russes viennent de prendre un village dans la région de Kharkov.

Note sur la traduction :
traduire Dostoievski et Pouchkine ne m’a pas formé à traduire des textes comme celui que vous allez lire. Non seulement il y a des termes techniques (désignant telle ou telle arme), mais la conversation est ponctuée d’obscénités (ce qu’on appelle en russe le « mat »), qui servent à exprimer un champ lexical très vaste qui va de la destruction totale au bombardement ponctuel.

Bref, quand vous trouverez des […], c’est ça. Mon but, en tant que traducteur, n’est pas de retrouver en français le niveau de langue du type qui parle (je ne connais pas ce niveau de langue en français — ni en russe). C’est juste de montrer ce que c’est, tout banalement, que l’armée russe et les instructions que leur donne le régime de Poutine.

« — Comment ça va, je te dis ?
— Nous aussi, on est dans la province de Kharkov, on nettoie un village, là.
— Y a des « Grad » ?
— Ils sont de l’autre côté du village, ils nous [bombardent] de là-bas.
— Des Grad, des mortiers, des Bouks…
— Ahh…
— Mais nous, aujourd’hui on s’est montrés [comme des chefs]. On a entouré le village de trois côtés, bordel, on les a bien [baisés]. Toutes les maisons [….] on les a démolies, on a tiré sur tout, les maisons, les voitures, tout, toutes les maisons […] (petit rire), avec des tanks et des BTR (véhicules blindés). On a pris deux prisonniers. On leur a pris un AK-47, on leur a pris un fusil, un SVD (un fusil de sniper)
— Hm-hm.
— Un gars, on lui a coupé l’oreille.
— Pourquoi ?
— Il voulait pas parler, on lui a coupé l’oreille (petit rire).
— C’est dur, je dis, ce qui se passe chez vous, mmoui.
— Ça encore, c’est rien, c’est normal, on lui a pas mis une balle dans le front, ou on l’a pas écartelé avec un BTR, donc, ça, c’est encore normal, c’est doux (petit rire). Sinon, on aurait pu le mettre tout simplement, devant une mitrailleuse, 100 cartouches de 7 (mm), et lui tirer dessus, tout simplement, en faire une jolie passoire, bon, maximum, on aurait pu lui couper un doigt, ou deux…
— Aah… Et vos rations, on vous les donne ?
— Que dalle… En quittant la Russie, on nous a donné quelque chose, depuis — rien. On bouffe de loin en loin, pas tous, là, les gars ils sont partis en éclaireurs, ils ont rapporté du saucisson, de la mayonnaise, du lard…
— Vous êtes passés dans un magasin ?
— Mais non, on est passés chez les gens. Quel sens ça aurait [qu’ils résistent], on est armés, et eux…
— Ben oui.
— On a un tank […] Et s’il y a quelqu’un [qui bouge], plus de maison, vis comme tu veux, sur le trottoir.
— Vous avez le droit de faire, oui ?
— C’est ce qu’il faut qu’on fasse… »

Le plus étrange, évidemment, ce sont les quelques répliques de l’autre. Qui est-il ? Son ami commence par lui dire : « Nous aussi », nous sommes dans la province de Kharkov. Donc, lui aussi, il y est ? Mais où est-il alors ? Et que fait-il ? — Je ne sais pas.

Mais lui, visiblement, n’est pas au courant des « règles » de l’occupation.

Toujours est-il que ça ne le dérange pas plus que ça, ce que l’autre lui raconte.

André Markowicz, Tribune Juive, 21 mai 2022.

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« Et si l’Ukraine libérait la Russie... »

André Markowicz, 3 juin 6h18

mon Libelle,
et rencontre aux Cahiers de Colette, 3 juin, 18h.

C’est aujourd’hui que paraît mon « libelle », — c’est le nom de la collection du Seuil, des petits livres qui font le point sur tel ou tel sujet de société. Et, en lisant les chroniques que je publie depuis le 24 février sur l’Ukraine, Antoine Böhme, qui dirige cette collection, m’avait demandé d’en rédiger un, sur la base de ces chroniques.
J’ai commencé par le titre, qui peut paraître étrange (c’est le titre de l’une de mes premières chroniques sur la guerre) : non, ce n’est pas la Russie, bien sûr, qui doit « dénazifier » l’Ukraine, c’est l’Ukraine qui pourrait, en triomphant de la monstruosité de Poutine, libérer la Russie. Parce que, le pays qui a besoin d’être libéré, ce n’est pas l’Ukraine. C’est la Russie. Libéré de cette malédiction ancestrale qui fait qu’en Russie le pouvoir a toujours agi contre les gens, pas seulement sans se soucier d’eux, mais contre. Et que jamais la Russie n’a connu ce que l’Ukraine était en train, contre vents et marées, de créer chez elle — une expérience démocratique. Jamais la Russie n’a connu la démocratie, jamais en Russie on n’a fait attention non pas « au peuple », mais aux gens, aux individus. Jamais la vie d’une personne n’a eu la moindre importance. La violence, et la corruption, ont toujours, toujours, été premières.

*

Il fallait que le texte fasse, quoi, cinquante mille signes. On a l’impression, tu t’asseois tu écris, pour paraphraser Lopakhine (je m’asseois, je m’endors). Mais, sérieusement, c’était très difficile à faire. Et pas seulement parce que c’est si court. C’était difficile parce que c’était lié à un sujet, hélas, d’actualité, c’est-à-dire que ce que j’allais écrire risquait d’être obsolète avant même d’être imprimé. Et donc, il n’était pas question de commenter l’actualité au jour le jour (j’ai écrit ça en avril). Il n’était pas non plus question de reprendre mes chroniques telles quelles (j’en ai repris deux-trois extraits courts), parce que ces chroniques sont écrites dans un style particulier, qui est valable ici, mais peut-être pas ailleurs. Mais il n’était pas question non plus de faire un essai universitaire, pour la raison que je suis tout sauf ça, un universitaire. C’est ça, d’abord, qui comptait pour moi, pour un petit livre qui allait s’adresser à plein de gens qui ne sont pas mes lecteurs FB, il fallait d’abord éclaircir qui j’étais, je veux dire, pour moi, expliquer que, non, je ne suis ni journaliste, ni sociologue, ni historien, ni, je ne sais pas, politologue, ni spécialiste en quoi que ce soit, ni la Russie ni l’Ukraine, — j’étais juste moi-même, un écrivain dont la particularité est, d’une part, d’avoir deux langues et, d’autre part, d’avoir choisi comme sphère littéraire essentielle la traduction, c’est-à-dire l’interprétation personnelle — c’est-à-dire aussi construite, aussi réfléchie que possible, mais, par nature, partiale, dès lors qu’elle est, justement, personnelle, — d’œuvres essentielles de la littérature russe, et de faire que cette interprétation ne s’exprime par par des livres de commentaires sur, mais par les traductions elles-mêmes. Bref, je parlais en mon nom, et seulement en mon nom. Je parlais, pour dire les choses, au nom de tout mon travail — mon travail d’écrivain. D’abord mon travail de traducteur, mais aussi mon travail de chroniqueur en ligne, d’écrivain sur FB (j’écris ça sans aucune ironie). Je parlais, réellement, au nom de tout mon parcours de vie. Parce que ce qui a éclaté le 24 février mûrissait depuis très longtemps, — en fait, depuis l’arrivée au pouvoir de Poutine.
Et donc, mon libelle ne pouvait passer que par les textes, que par la littérature.
Il est parti de deux choses. D’abord, de cette découverte, stupéfaite, au matin du 24 février, que les premiers combats, dans la région de Kharkov se passaient sur ce qui devait être la Cerisaie. Que l’auteur sur lequel passaient les chars russes, c’était l’auteur dont nous considérons, Françoise Morvan et moi, qu’il est le plus extraordinaire du monde entier, dont nous savons qu’il est notre compagnon constant (quelle arrogance, sans doute, de dire ça), qu’il est le parangon de l’être humain, oui, réellement, l’être humain dans ce qu’il a de plus magnifique, de — non, vraiment, mais vraiment — meilleur. Je ne sais pas comment expliquer ça, — puisque, cette Cerisaie, non seulement elle n’existe pas, mais que, même si on considère qu’elle a pu exister, au début de la pièce, à la fin, on l’entend succomber à la hache des ouvriers de Lopakhine. Et néanmoins, cette sensation, elle était. Et ces coups de hache, ils réveillaient en moi toutes les autres haches de la littérature russe — et de la vie en Russie, depuis « La Fille du capitaine », jusqu’à Raskolnikov, et puis, ensuite, à Mandelstam et Anna Akhmatova, et encore à Pouchkine, dans des poèmes que je n’arrive pas à traduire, comme « Le Cavalier de Bronze », — sur Pierre le Grand et Pétersbourg. Ce qu’il veut dire, réellement, ce vers de Pouchkine qui, faisant rêver le tsar bâtisseur, celui qu’il appelait, en français, « la révolution incarnée, Robespierre et Napoléon », d’ouvrir, à coups de hache, une fenêtre sur l’Europe. Ce que ça veut dire, pour la vie des gens, cette hache.
Et puis, il y a un autre poème, « Poltava », écrit en 1828, dans lequel Pouchkine — on croirait en thuriféraire de la puissance impériale russe, — écrit, pour peindre la naissance terrible de cette puissance : «  ainsi, le marteau pesant, fracassant le verre, forge l’acier ». La question qui m’a toujours poursuivi c’est, pourquoi « fracassant le verre  », — pourquoi a-t-on besoin de fracasser le verre pour forger l’acier ? — Et la référence de Pouchkine est naturellement cette « Epître sur l’utilité du verre » de Mikhaïl Lomonossov, le grand poète et encyclopédiste russe du XVIIIe siècle : le verre, c’est tout ce que l’homme crée, ça n’existe pas dans la nature. C’est fragile, ça permet de voir plus loin, ça permet de conserver. Le verre, c’est un symbole de l’humanité dans sa culture, — c’est ce qu’il y a de plus précieux au monde.
C’est ça que fracasse l’empire. Et que l’empire a toujours fracassé. C’est de ça que je suis parti pour écrire mon libelle. Pour dire aussi que, ce qui a été fracassé en Russie, avec la vie des gens, — de millions et de millions de gens, ce sont les peintres, les musiciens, les écrivains, les poètes, par centaines, et que, moi, ces écrivains et ces poètes-là — je ne veux pas qu’ils soient confondus avec ce « monde russe » de Poutine.
Je ne vais pas vous résumer mon petit livre. Vous l’achèterez si vous voulez, et, le temps de faire, je ne sais pas, un trajet de bus ou de métro, vous l’aurez lu.
Mais je parle aussi de ce que c’est que le principe de gouvernement de Poutine, d’après moi, — la triade d’Ouvarov (un des principaux ministres du tsar Nicolas Ier) : orthodoxie, autocratie, principe national. Pour construire sa propre triade, Poutine a juste mis l’autocratie avant l’orthodoxie. Mais je parle du « principe national », de ce que c’est que ce principe-là, le principe, en termes modernes, identitaire, le nationalisme (qui est une plaie universelle). Des ravages du nationalisme poutinien — de ce que j’ai suivi, quasiment au jour le jour, depuis que j’écris des chroniques ici, ça va faire quasiment dix ans. Et c’est ce « au jour le jour » qui fait que j’ai, moi aussi, été surpris par la guerre : c’était tellement évident, — et j’en parlais à chaque fois, — que je n’avais, en fait, pas vu venir la guerre concrète, la guerre réelle. On ne voit rien quand on voit tous les jours. —

*

Je veux la victoire de l’Ukraine. Je veux la défaite de la Russie. D’abord, évidemment, parce que je veux que l’Ukraine vive et puisse se reconstruire. Mais je veux aussi que la Russie se reconstruise, ou plutôt qu’elle puisse se construire, et, donc, je veux que Poutine soit défait. Un dictateur vaincu ne peut pas rester au pouvoir. Mais je dis qu’il n’est pas assez qu’il soit vaincu. Il doit être jugé. De la même façon qu’on a jugé, à Nuremberg, les crimes nazis (et ça a mis, quoi, deux générations pour éradiquer les monstres en Allemagne). Il faut juger les criminels russes. Pas seulement les violeurs et les tortionnaires de l’armée russe. Les donneurs d’ordre. Il faut, enfin, faire le procès de ce système. Il faut que cette horreur que Poutine a infligée au peuple de l’Ukraine soit un miroir — et que les Russes s’y voient, pour que ça change. Disons pour que ça commence à changer.
Ce n’est pas un vœu pieux. C’est, comment dire ? oui, un acte de foi. « L’écrivain, disait Tchekhov, ne doit pas dire aux gens comment vivre. Il doit leur montrer comment ils vivent  ».
J’en ai assez, de l’horreur russe.
C’est ce que j’essaie de dire dans ce petit livre.

*

Ce soir, dans la librairie des « Cahiers de Colette », nous l’inaugurons. Et nous parlerons en même temps des auteurs que nous publions chez Mesures : Guennadi Aïgui, Daniil Harms, Iliazd, Marina Tsvétaïéva, Léonid Andréïev, Alexandre Blok, Kari Unksova. Surtout de Kari Unksova. Parce que, non, cent fois non, ces auteurs-là ne représentent pas « le monde russe » à la mode de l’empire. Ils sont notre Russie à tous.

Note du 3 au soir : Je fais peu attention aux dates. Je m’en suis rendu compte ce soir : Kari Unksova a été assassinée le 3 juin 1983. Il y a exactement 39 ans aujourd’hui. Nous avons parlé d’elle, et lu quelques-uns ses textes.

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La honte

5 juin 6h06

Je lis l’interview de notre président à la presse régionale, à propos de l’Ukraine. Oui, certes, la France est prête à accroître son « soutien financier et militaire » à l’Ukraine, et j’en suis très content. Mais dans la presse ukrainienne, dans toutes les chaînes youtube que je peux consulter, on ne parle que de ça… « ne pas humilier la Russie », dont le peuple est « un grand peuple », a redit Macron, et il parle de «  l’erreur historique fondamentale » de Poutine...
Sur ne pas « humilier », j’en ai déjà parlé, je ne retire pas un mot de ce que j’ai écrit.
Mais, tant qu’à faire, qui est-ce qui humilie la Russie dans cette histoire ? N’est-ce pas Poutine lui-même et ses sbires ? Est-ce que, tant qu’à faire de dire ce qu’on pense, ce n’est pas humiliant pour « ce grand pays », de voir ses soldats violer, torturer systématiquement, détruire toutes les infrastructures civiles, réduire à néant des décennies et des décennies de travail, ça, pour la Russie, est-ce que ce n’est pas humiliant ? Est-ce que ce n’est pas humiliant pour la Russie, et pour tous les Russes, et pour tous ceux qui, comme moi, sont, d’une façon ou d’une autre, liés à la Russie, de voir que ce pays est gouverné par des types qui se font placer des dérouleurs de PQ en or dans leurs yachts ? par des mafieux qui rackettent quasiment toutes les entreprises privées de leur propre pays ? — et on voit le résultat : la Russie ne produit rien à part ses ressources naturelles. La honte, dans tout ça, elle est où ? — Alors, encore une fois, réellement, qu’est-ce que ça veut dire, «  humilier la Russie » ? Qui est-ce qui l’humilie, la Russie ? Et, nous, les Français, est-ce que ce genre d’expression de notre président ne nous humilie pas, nous, en nous faisant passer, si ce n’est pour des soutiens de Poutine, du moins pour des citoyens d’un pays qui voudrait lui sauver la mise ?
Et est-ce que ça a servi à quelque chose, la « centaine d’heures au moins » que notre président aura passées au téléphone avec Poutine après le lancement de l’invasion ? Comment ne pas voir que Poutine ne comprend que le rapport de force direct, que la confrontation, — que la moindre complaisance avec lui lui donne des arguments pour continuer et pour nous mépriser ? — Poutine n’a jamais négocié sur rien, il n’a jamais reculé, sur rien, parce qu’il part de l’idée que les démocraties sont des régimes faibles et que, jusqu’à présent, la force a toujours marché. Ce sont toujours les démocraties qui ont reculé, et qui l’ont laissé faire — qu’on se souvienne de la Géorgie, ou de la Crimée. Il ne reculera pas plus aujourd’hui — de son propre gré. Pire encore : dès qu’il sent une faiblesse, il appuie dessus, et, lui, il humilie. N’est-ce pas la presse de Poutine qui explique à qui veut l’entendre — et il y a plein de gens qui veulent l’entendre — que Frédéric Lecler-Imhoff, tué en accompagnant un convoi humanitaire, n’était pas un journaliste, mais un agent secret, ou je ne sais pas quoi ? — Ça, au moment où Macron passe ses centaines d’heures passées à discuter ?...
Mais discuter de quoi ? On parle — de plus en plus — de négociations, alors que 20% du territoire ukrainien sont occupés (et nous savons dans quelles conditions). Des négociations sur quoi ? sur le fait de laisser la Russie annexer tout le Donbass et toute la province de Lougansk — là encore pour permettre à Poutine d’apparaître comme un vainqueur ? Et quid de Kherson ? — Et, naturellement, je ne parle pas de la Crimée. Et quid du million et plus de gens déportés d’Ukraine en Russie ? Et quid des enfants, déportés, eux aussi, et dont certains ont été déclarés adoptables, alors qu’ils avaient été arrachés à leurs parents ?
Et, surtout, je lis ça , Poutine aurait fait « une erreur historique fondamentale » en lançant cette guerre... Que Poutine s’est trompé, ou a été trompé (je me fiche de savoir si c’est l’un ou l’autre), et qu’il n’a rien compris à ce qui se passait réellement en Ukraine — c’est un fait. Mais, ce qu’il a lancé, est-ce une « erreur » (et donc quelque chose qu’on pourrait corriger) ou autre chose ? Il a fait une erreur ou il a commis un crime — et pas un crime, mais un crime de masse, qu’il est toujours en train de commettre, depuis aujourd’hui plus de cent jours, — un crime qui a tout l’air d’entrer dans la catégorie du génocide tel qu’il a été défini à la fin des années quarante ? Je veux dire, est-ce qu’on peut lui téléphoner ? Est-ce qu’il est, réellement, un interlocuteur ? Et s’il ne l’était plus, depuis qu’il a lancé ces crimes de masse ? Si une attitude générale des Alliés arrivait à lui faire comprendre que, non, même s’il est le président de la Fédération de Russie, il s’est lui-même mis au ban des nations et il n’est plus un interlocuteur ? Si cela était dit, publiquement, est-ce que ça n’aiderait pas les gens, en Russie, à comprendre que ce n’est plus possible du tout, et qu’il existe une autre voie que celle de la dictature et de la corruption ? Ça, nous en sommes très loin.

*

Bien sûr qu’il faudra négocier. Mais, d’abord, laissons l’Ukraine gagner la guerre. — Oui, la gagner. Aidons-la.
Parce que, malgré toutes les catastrophes, même en ce moment, les Ukrainiens résistent, et nous assistons à deux épuisements simultanés : le dernier effort des Russes pour arriver, ne serait-ce qu’un peu, à remplir leurs nouveaux objectifs, au prix de pertes terribles, et un dernier effort pour leur matériel, — parce que Poutine a tellement corrompu tout le pays que même l’industrie militaire ne marche pas et n’est pas capable de fournir des armes modernes. Et l’effort de l’armée ukrainienne, alors que les munitions s’épuisent (sans parler des hommes !....), et que les nouvelles n’arrivent pas encore, ou arrivent très très lentement. Mais, même comme ça, ils résistent, et Sévérodonietsk n’est toujours pas sous le joug des Russes, au contraire. — Et, au sud, du côté de Kherson, ce sont les Ukrainiens qui avancent, — très très peu, mais quand même... Bref, il faut, absolument, je le répète encore et encore, que les Russes soient battus, d’un point de vue militaire. Même si ça prend des mois et des mois.
Et il faut que les sanctions fassent leur effet à l’intérieur de la Russie. Elles le font, leur effet, d’ores et déjà, et ce n’est pas pour rien que Poutine vole le blé de l’Ukraine et fait ce chantage à la famine. — Il est prêt à ouvrir les exportations en échange de l’abandon de ces sanctions. Donc, oui, elles marchent. — Au jour le jour, dans la vie quotidienne, nous, hors de Russie, on a du mal à s’en rendre compte, mais, justement, au jour le jour, la situation intérieure empire, les usines ferment, les produits disparaissent, dans la vie quotidienne, ou dans les industries, les programmes informatiques s’arrêtent, bref, oui, ça marche. Et il faut que ça continue de marcher, parce que, comme je ne cesse de le répèter, la fin véritable de cette guerre ne pourra venir qu’avec la fin du régime de Poutine.

*

Cette dernière interview de Macron, en Ukraine, a été reçue comme une honte, — et une humiliation. Et ça, c’est pain bénit non seulement pour Poutine, mais aussi pour Boris Johnson, et pour le régime d’extrême-droite polonais... Bref, dire ça, ce n’est pas seulement inutile, c’est... une faute.

*

Plutôt que passer des centaines d’heures au téléphone avec un assassin qu’il encourage, rien qu’en lui parlant, à continuer et à se moquer de lui, pourquoi notre président ne se fendrait-il pas d’un message d’anniversaire à Alexéï Navalny ? — C’était son anniversaire, hier. Il va être transféré dans un pénitencier « à régime sévère », pour, théoriquement, neuf ans, et une autre affaire le menace encore, d’une quinzaine d’années supplémentaires. Il existe une autre Russie que celle de Poutine, et, elle aussi, il faut l’aider à s’imposer... Ça, nous en sommes encore loin.

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Voix d’Ukraine

Poésie et ainsi de suite Épisode du samedi 2 avril 2022 par Manou Farine

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Taras Shevchenko. 30 mars, 1858
Andrew Ivanovich Denier (Henry-Johann, 1820-1892)

Taras Chevtchenko, petit berger devenu peintre et poète, est devenu symbole de lutte, de force et de liberté pour tous les Ukrainiens. Comment s’est perpétuée la riche et longue tradition qu’il a initiée ?

avec :

Dmytro Tchystiak (traducteur, vice-président de l’Union nationale des écrivains ukrainiens)
et André Markowicz (poète, traducteur).

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En savoir plus

Si l’Ukraine est un grand pays, à l’histoire et à la culture millénaires, sa littérature n’en est pas moins méconnue en France (sauf quand il s’agit de Boulgakov et de Gogol, même si on les prend généralement pour des auteurs russes), aussi avons-nous demandé à Dmytro Tchystiak, poète de Kyiv mais aussi traducteur, journaliste et universitaire, de nous présenter la poésie ukrainienne d’hier et d’aujourd’hui. Il est d’autant mieux placé pour le faire qu’on lui doit Clarinettes solaires, une passionnante anthologie dont l’édition révisée vient de paraître chez Christophe Chomant. Il y est bien sûr question de Taras Chevtchenko, le grand poète romantique, mais on y fait aussi connaissance avec d’autres figures nationales comme Ivan Franko (1856-1916) ou Pavlo Tytchyna (1891-1967) et des auteurs contemporains tels que Maria Morozenko, Anna Bahriana ou Ivan Androussiak, digne représentant de la "Nouvelle Dégénération"...
Taras Shevchenko. 30 mars, 1858 Taras Shevchenko. 30 mars, 1858 - Andrew Ivanovich Denier (Henry-Johann, 1820-1892)

Et nous nous intéresserons plus particulièrement à Taras Chevtchenko en compagnie du poète et traducteur André Markowicz qui a préfacé la réédition de Notre âme ne peut pas mourir, recueil de poèmes traduits par Eugène Guillevic en 1964 et publiés dans la célèbre collection Poètes d’aujourd’hui. Le livre paraîtra le 5 mai et tous les bénéfices seront reversés à une association qui agit en faveur des réfugiés ukrainiens, l’Aide médicale et caritative France – Ukraine.

A consulter sur France Culture : Taras Chevtchenko, figure adulée de la nation ukrainienne.

LIRE AUSSI : « La liberté, arrosez-la avec le sang de l’ennemi » : Taras Chevtchenko, le poète ukrainien qui faisait trembler Moscou

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LIRE SUR PILEFACE :

Retour de la guerre (21 février 2022)
Volodymyr Zelinsky, comédien, président, résistant (20 mars 2022)


[1Sur LCI, écoutez ce que dit François Heisbourg de « l’humiliation » à la fin de cet extrait.

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1 Messages

  • Albert Gauvin | 13 juin 2022 - 17:33 1

    Poutine le Petit

    Nous sommes dans la passion des élections, parce que, nous, ici, nous avons la chance de pouvoir l’être.
    Là-bas, juste à côté, il y a toujours les bombes, le rouleau-compresseur, — tout doit est détruit, et c’est la seule façon qu’ont les Russes d’avancer. Ils détruisent de telle sorte que les défenseurs n’aient plus aucun moyen de se réfugier nulle part. Ils détruisent sans compter, — sauf que j’ai tort de dire « sans compter », parce que, si, ils comptent, mais à très, très long terme. L’idée, bien sûr, est, comme l’a formulé Timoféï Serguéïtsev, de punir les « nazis » (c’est-à-dire tous les Ukrainiens qui ne se sentent pas russes, qu’ils parlent russe ou non pour leur première langue — ce qui est le cas de la majorité de la population dans les zones de guerre), et, donc, de les faire vivre dans les ruines. Mais tout le monde ne vivra pas dans les ruines : le but, on le comprend bien, est de recommencer l’expérience tchétchène, — pas seulement pour la guerre et la terreur (ça, c’est déjà en cours), mais pour la reconstruction : il faudra rebâtir, et il y a des fortunes à faire sur l’immobilier, comme ç’a été le cas pour Kadyrov. Plus il y a de ruines, plus il y aura d’argent.

    *

    L’idée, Poutine vient de la déclarer en inventant une célébration : l’anniversaire de l’empereur Pierre le Grand, qui a propulsé la Russie, en moins d’une génération, du Moyen-Age dans la modernité. Le 350eme anniversaire de sa naissance. Poutine, célébrant cet anniversaire du créateur de Saint-Pétersbourg, a expliqué que Pierre le Grand avait gagné la Guerre du Nord, contre la Suède et toute l’Europe, et que cette guerre avait duré 21 ans. Et il a expliqué autre chose : Pierre le Grand n’a pas conquis de nouveaux territoires pour la Russie (en particulier la région ce qui allait devenir Saint-Pétersbourg), non : il a « récupéré et renforcé » des territoires qui étaient « russes depuis la nuit des temps », parce qu’il y avait des slaves qui vivaient dessus, à côté des finnois.
    Récupérer et renforcer. — Poutine le dit ouvertement. Le but de sa guerre est de « récupérer » toutes les terres dans lesquelles on parle russe, parce que dès que tu parles russes, tu es russe, et donc, tu es sujet, ou citoyen, de la Russie. Nous assistons à une extension annoncée, revendiquée, de la Russie. À l’ouest, évidemment, avec l’Ukraine russophone, mais aussi, — ce n’est pas dit explicitement, mais ça va de soi — la Biélorussie (ça, c’est déjà fait, quoique...), mais il y a aussi des Russes au Kazakhstan... La chose est claire : il s’agit, s’il réussit, de créer un nouvel ordre mondial, qui n’est pas celui qui tient sur les traités, sur l’ONU, — mais sur la revendication ethnique (mais qui sait ce que c’est qu’une ethnie ?) ou linguistique, il s’agit de revenir aux « origines », aux « racines ». — Je n’ai fait que parler, depuis près de dix ans ici, de la mort qu’il y a dans la construction d’un discours politique basés sur la revendication de ses « racines », quelles qu’elles soient. Nous y sommes, là, très concrètement. Le premier « ethniste » d’Europe, c’est Poutine.

    *

    Je n’ai pas eu accès à l’ensemble de la conversation qu’a eue Poutine avec les jeunes entrepreneurs russes devant lesquels il a prononcé cette phrase sur Pierre le Grand, et je n’ai pas entendu la référence essentielle, Pouchkine. — Pouchkine a passé toute sa vie à réfléchir et à écrire sur la violence de l’histoire en Russie, et sur Pierre le Grand, — dont il disait, dans un brouillon, en français : « Pierre le Grand — Robespierre et Napoléon réunis, la révolution incarnée ». Mais, parlant de la Guerre du Nord, Poutine faisait référence — cette référence est évidente et implicite pour toute personne qui lit le russe — à un récit en vers de Pouchkine, à « Poltava », écrit en 1828 et publié en 1829. C’est après Poltava, en 1709, que Pierre le Grand a placé la Russie au rang des puissances européennes en battant les armées du roi de Suède Charles XII (le plus grand chef militaire de son temps) et celle des cosaques ukrainiens menés par l’hetman Mazepa. C’est, pour le lieu commun de ce qu’on apprend à l’école en Russie, le moment où l’Ukraine perd définitivement son indépendance et entre dans la sphère russe.
    Ce poème, — que je suis incapable de traduire, tellement il est extraordinaire et complexe, poétiquement parlant, — a suscité l’indignation de bien des amis de Pouchkine, parce qu’il a été pris comme un hymne à la grandeur de l’Empire. — Et oui, il ne faut pas le nier, c’est un hymne à la grandeur de la Russie, — et à ce dieu Sabaoth, ce dieu des armées, qui bat le traître Mazepa et le très faible Charles XII. Mais, pour peu qu’on le lise vraiment, le poème de Pouchkine dit autre chose. Il dit qu’en Russie, la grandeur impériale se construit « en pilant le verre pour forger l’acier » (j’en ai déjà parlé), c’est-à-dire qu’elle se construit en broyant les gens, et que la Russie, grandiose, majestueuse, est une machine à broyer. Et c’est bien ça, la Russie. — Et Pouchkine continue cinq ans plus tard, dans son chef d’œuvre, « Le Cavalier de Bronze » , qui commence à un hymne grandiose à Pétersbourg et se termine par la mort du personnage principal du poème, Evguéni, qui devient fou parce qu’une inondation a tué sa fiancée, et que, passant devant la statue équestre de Pierre le Grand, il la menace du poing, et la statue descend de son socle, pour l’écraser sous ses sabots.

    *

    Il y a autre chose dans « Poltava »... Pouchkine décrit Maria, son héroïne, qui va devenir folle, par deux rangs de lieux communs qu’il utilise, bien sûr, délibérement. Des lieux communs poétiques, et des lieux communs tirés du folklore. Maria est comme l’union de la langue poétique et de la langue populaire. Et il dit, par exemple : « Elle est droite/ comme un peuplier des hauteurs de Kiev ». Ses brouillons sont pleins de deux genres de dessins : de potences (en référence aux décembristes) et des dessins de peupliers. — Pourquoi de peupliers ? À cause du jeu de mots : les peupliers, c’est le peuple (en français — la langue d’usage de Pouchkine — comme en latin). Et, à la fin, quand Mazepa comprend que non seulement il a perdu la guerre, mais qu’il a perdu Maria, ce sont les peupliers qui le regardent, « comme des juges ». Le peuple juge, les vainqueurs et les vaincus. Et le peuple « fait silence » comme il l’écrit dans « Boris Godounov » (cette phrase a été ajoutée en 1829 au texte de 1825).

    *

    Poutine est un Pierre le Grand aux petits pieds. — Il affiche ses ambitions impériales, et, de fait, l’Occident semble dire qu’il est capable, militairement parlant, d’occuper l’intégralité du Donbass et, donc, de faire en sorte qu’il pourrait gagner sa guerre.
    Le laisserons-nous faire ? — Il faut bien le dire, la France et l’Allemagne le laisseraient volontiers faire, oui. — Les commentateurs ukrainiens sont un peu désarmés par l’Allemagne en particulier. Scholz répète qu’il est le deuxième fournisseur d’armements à l’Ukraine après les USA. Mais ça, factuellement, c’est un mensonge. L’Allemagne n’a rien livré du tout — juste rien du tout — depuis plus d’un mois, et, pire encore, elle qui avait promis de fournir à la Pologne et à la Grèce des armes qui permettraient de compenser celles qu’elles avaient déjà donné à l’armée ukrainienne, elle ne leur fournit rien du tout, — mettant en concurrence et la Pologne et la Grèce pour des chars que ni l’une ni l’autre n’ont reçus. Il y a là quelque chose d’incompréhensible, on pourrait croire. Et mon impression du mois de mars ne fait que se renforcer : en gros, une partie de l’Occident essaie de sauver Poutine contre Poutine lui-même, pour le maintenir au pouvoir, au nom de ce qu’on appelle « la stabilité ».
    Tout ce que fait Poutine est pour dire que, lui, il ne négociera jamais, qu’il n’écoutera jamais personne. Et la condamnation à mort de prisonniers de guerre étrangers n’est pas seulement une réponse aux premiers procès, à Kiev, de soldats russes coupables de crimes de guerre, c’est aussi un piège évident : si la Grande-Bretagne proteste, elle reconnaît par le fait l’existence des « républiques » sécessionnistes. Et donc, Poutine a gagné. Tout est de cet acabit : les tortures systématiques des prisonniers de guerre, la terreur de l’occupation, le chantage à la famine, tout.

    *

    L’hommage à Pierre le Grand poursuit la même ligne : je vais battre l’OTAN et les cosaques dans le Donbass comme Pierre le Grand les a battus à Poltava. Je suis le nouveau Pierre le Grand.
    C’est-à-dire que je serai aussi violent que lui. Et aussi grand que lui.
    À part qu’il est petit. — Et que la Russie, d’ores et déjà, alors que les sanctions n’agissent même pas depuis trois mois, est exsangue : quand on regarde, jour après jour, les reportages, les études, la ruine de l’économie est impressionnante. Selon les calculs des experts, entre 80 et 90% de la flotte aérienne devrait ne plus pouvoir voler dans les six mois, à cause du manque de pièces de rechange, et c’est pareil pour les chemins de fer. Pour un pays comme la Russie, ça, c’est juste un retour au XIXeme siècle. Et je ne parle pas de toutes les entreprises qui ferment, les unes après les autres. Et il n’y a aucun moyen de rétablir une production nationale pour remplacer les pièces de rechange européennes — en tout cas, ça prendra des années.
    Ces années, que Poutine n’a pas, expliquent la rage et la violence de sa guerre. Il lui faut une victoire maintenant, là, dans les deux-trois mois, parce que, sinon, ce sera trop tard, Pierre le Grand ou pas.
    Et j’ai l’impression que ce sont ces deux-trois mois qu’essaient de lui gagner l’Allemagne et notre propre président. Je le dis avec consternation.

    Le 13 juin.