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Apologie du joueur

par Bernard Sichère

D 24 juillet 2023     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


 

APOLOGIE DU JOUEUR

« Les vicissitudes de l’imagerie sociale font qu’on oublie parfois, me semble-t-il, que Philippe Sollers est un écrivain. » Relire cette phrase, l’écrire ici, en tête de ce texte, m’émeut assez : à la fois parce que la voix de celui qui est mort et qui était notre ami, Roland Barthes, énonce en l’occurrence une vérité toujours aussi peu reconnue, toujours aussi systématiquement déniée, donc toujours aussi actuelle, et parce qu’elle est, dans sa résonance même, belle et grave, fidèle, comme nous l’entendions alors, l’écho d’une génération entière, d’un moment vif de l’histoire intellectuelle et littéraire, dont nous commençons à peine à comprendre ce qu’elle était, ce qu’elle a produit (Tel Quel par exemple [1]), les effets à long terme qu’elle aura eus sur les hommes que nous sommes, sur les sujets dans l’ensemble perdus que nous sommes. Je dirai même que ce qui, à mes yeux, nous caractérise ici, nous qui nous retrouvons avec Sollers, est de nous savoir perdus quand les autres continuent obstinément de n’en rien savoir, perdus par rapport à ce qui peut se présenter autour de nous de fausses assurances et de fausses références, perdus pour ce que les niais et les gens de pouvoir (c’est en fin de compte la même chose, la même chienlit) appellent le monde, perdus, c’est-à-dire sauvés. Parce qu’entrés depuis un certain nombre d’années déjà en littérature comme d’autres, à l’âge classique par exemple, entraient en religion non pour fuir le monde assurément mais pour l’ouvrir sur autre chose que Lui-même, sur cet Autre seul capable en vérité de lui donner sa lumière, de le reconduire à ce bénéfique, cet illuminant non-sens qui le justifie malgré tout, là où il ne l’attend pas, où il ne le sait pas.

Perdus c’est-à-dire sauvés : comme le sont les amants de Shakespeare, et tous ceux-là dans son écriture qui quittent eux aussi le monde pour le gagner, pour se gagner eux-mêmes en ce lieu de déraison que le poète appelle la musique des sphères. Cette music of spheres, dont Shakespeare sait parfaitement qu’elle n’est pas un énoncé de la science, ni de l’astrologie de son temps, mais le chant même du poème, il me paraît clair qu’elle nous revient aujourd’hui comme le nom glorieux de ce que nous continuons d’appeler, non sans équivoque, la littérature, ou l’écriture. La littérature dont nous sommes un certain nombre ici à admettre qu’elle n’est jamais ce qu’on croit, qu’elle est en tout cas le contraire de la parole et de l’opinion, du bavardage, de la thèse, du contenu, du signifié, de l’idée, le contraire de la psychologie et du récit, le contraire en somme de ce qui se prend pour soi sans s’entendre. De la littérature comme ce qui ne peut pas se voir (Portrait du Joueur : « on leur dit les mots, ils voient les choses »), et dont l’invisibilité même se dissimule à proportion du visible progrès des machines modernes à produire du visible, à montrer pour ne pas laisser entrevoir ce qui ne saurait se voir, ce qui ne peut en vérité que s’entendre (d’où la confusion inévitable des débats télévisés : ces gens-là ne font que se voir, ils ne s’entendent jamais) : musique des sphères, cet au-delà du visible que le texte fait surgir au moment voulu comme le vrai texte, le vrai du texte, sa raison, sa force, son ouverture et son sommet. Irréductiblement. En somme, exactement ce que quelqu’un comme Sollers, depuis la fondation de Tel Quel, n’a cessé d’affirmer : « Moi au fond si patient, calme, véridique, fidèle !  »

Je veux dire qu’à cet égard, l’attitude obstinée de Sollers me paraît à la fois totalement cohérente, et parfaitement exemplaire dans un temps comme le nôtre, caractérisé par la disette intellectuelle et littéraire. Disons-le une fois pour toutes : l’écrivain comme tel ne saurait en aucun cas se montrer, se voir. Mais certains en concluent, un peu vite, qu’il ne s’agit donc pas pour lui de se montrer ni de prêter la main, peu au prou, au cirque médiatique, à ce que Barthes appelle fort bien l’« imagerie sociale ». À la limite, une telle posture peut passer pour une admirable folie, indice de l’inévitable folie de toute position littéraire ou poétique. En l’occurrence, il s’agirait de nier l’imaginaire de l’époque présente, de faire le pari que cette époque ne compte pour rien, qu’on ne saurait écrire pour elle, qu’on sera lu dans cinquante ans, dans trois siècles. Outre que rien n’est moins assuré, une telle attitude me paraît folle non tellement par la mégalomanie qu’elle suppose mais bien plus par l’ignorance qui la caractérise. Ignorance de ses propres conditions de possibilité, de son inévitable enracinement dans la matière du présent [2], ignorance aussi de ce fait que nul écrivain ne saurait décider les conditions de sa lecture. Je crains que cette position de la retraite radicale ne repose à la fois sur une idée bien piètre des pouvoirs réels de la littérature et sur l’illusion qu’on pourrait contourner le malentendu fondamental auquel elle donne lieu. Peut-on écrire en méprisant ses contemporains ? Peut-on également écrire sans engager un rapport, quel qu’il soit, aux mécanismes sociaux de pouvoir ? Aux relations de pouvoir et en même temps à l’imaginaire contemporain ? Tout écrivain, de fait, est assujetti à une telle « imagerie » et seule dépend de lui la manière dont il décide de la traiter, littérairement et politiquement : que veulent dire d’autre, en effet, les relations contradictoires et ambiguës de Molière avec la Cour, de Hugo avec les figures de popularisation de son œuvre [3], de Chateaubriand avec l’après-coup de l’« outre-tombe », de Céline et de Joyce avec leurs contemporains, leurs éditeurs, leurs protecteurs et mécènes ? De Proust avec le Goncourt ? De Faulkner avec le Nobel et la Maison-Blanche ? J’entends dire que le pari de Sollers est risqué et qu’il s’y perd. Voire. Qu’est-ce qu’un pari qui n’est pas risqué ? Nous savons ce n’est pas une littérature qui ne se risque pas : ce n’est pas de la littérature. Que toute littérature participe de la guerre, c’est ce que tout écrivain a toujours su. Une guerre de l’invisible (de l’audible) à l’intérieur du visible. Ce pari, un autre il n’y a pas si longtemps le tentait à sa manière, qui peut-être y a sombré, Lacan, qui s’est cru le maître du jeu, le maître de la maîtrise et de l’imagerie, du visible, au nom de l’invisible (au nom de ce qu’il appelait la Loi, le nom, et dans les derniers temps, le « nœud »). Lacan qui y a sombré, je crois, parce que cette guerre décidément est sans pitié, depuis toujours, et parce que ce que Lacan apportait décidément n’était pas ce qu’il voulait, un enseignement, mais le contraire peut-être, une écriture, silencieuse et solitaire. Barthes encore, dans Sollers écrivain : « abandonné des anciennes classes et inconnu des nouvelles, l’écrivain, au sens magnifique du terme, est de plus en plus seul  ». Barthes a raison, qui sur la fin ne fut pas moins seul et perdu que Lacan. Guerre inexpiable entre cette solitude silencieuse et le bruit qui se fait autour de nous.

Se rendre le plus visible possible pour faire passer le plus possible d’invisible : voici l’énoncé du pari que je crois juste de nommer « sollersien », non parce que Sollers l’aurait inventé (il ne fait qu’un avec l’engagement littéraire ou poétique en tant que tel) mais parce qu’il est un des premiers, dans notre temps, à le jouer comme il le joue. De ce pari, je dirai qu’il n’est pas sans angoisse mais qu’il est sans doute inévitable (Portrait, p. 231 : « Vous êtes embarqué, vous êtes dans la nécessité de jouer  »). Davantage : faisant ce pari comme il le fait, dans les termes où il le fait, il est juste de dire que Sollers est un maître en ce qu’il prend sur lui l’angoisse des autres et ce, en riant. Non seulement il parie, mais il fait de ce pari la matière même de sa fiction : portrait du joueur. Référence à Pascal ? Bien sûr, mais n’allons pas trop vite. Ne cherchons pas d’abord à ouvrir ce livre sur son dehors, ses références, sur ce qu’il n’est pas, sur ce qui n’en ferait pas d’abord un livre de Sollers, après Paradis et après Femmes. Soit la seule réalité de l’œuvre, la chose certainement la plus dissimulée sous les lois commerciales du « coup » et du « scoop ». Penser d’abord que les deux derniers romans sont un peu comme les journaux de bord de celui qui ailleurs, en même temps, a écrit et continue d’écrire Paradis, l’infinité de Paradis (la vraie charnière sans doute, le moment où une nouvelle porte s’ouvre sur la certitude, où une révélation a lieu), mais des journaux de bord qui ne sont pas le commentaire de Paradis [4], qui sont à leur tour des romans, des fictions, des boucles harmoniques du même chant qui n’en finit pas de s’écrire, de se lover sur lui-même (gay savoir à l’infini, ce que très exactement veut dire Paradis dans son titre et sa matière), mais autrement disposées, à la fois traitant certains effets imaginaires produits par la lecture des textes antérieurs et inscrivant selon une autre ponctuation, d’autres étagements formels, le même ensemble ouvert, — chose aujourd’hui sans exemple, à ce qu’il me semble, dans notre littérature. Se rendre le plus visible possible pour faire passer le plus possible d’invisible (ou d’infini) : « ce qui se voit ne vient pas de ce qui paraît » (Portrait, p. 192, parole de saint Paul). D’où cette boucle proprement fascinante : Sollers se montrant de plus en plus, jouant le jeu comme les autres et beaucoup plus que les autres, à mesure qu’il écrit davantage, donc irréalise, rend invisible cette inflation du visible que la littérature nous donne à lire pour ce qu’elle est, le sommet de la violence et du malentendu. L’écrivain : «  quelqu’un qui n’arrête pas de chanter pour ce qui ne se voit pas » (Femmes, p. 568). Ou encore : plus Sollers passe à la télévision, moins en un sens la télévision existe puisqu’elle devient, dans le geste d’écrire qui la relance à chaque fois vers autre chose que ce qu’elle veut être, un objet littéraire, une réelle irréalité. Ce que Shakespeare à sa manière nous souille assez perceptiblement dans sa Tempête : pour le poète, il n’est de passage à l’acte que poétique, la mort même, et l’échec, et l’illusion d’amour sont des moments de la poésie. De la musique des sphères. Donc, Femmes et Portrait développant dans une forme romanesque l’intuition centrale de Paradis, non pas un au-delà improbable du monde, un autre monde, mais l’envers éblouissant du même monde, la peau retournée du monde et du sens, cela qui commence au-delà de l’illusion d’exister [5], et qui brille parfois, soleil rare, à l’horizon de la peu évitable folie, pauvre Lear et fou de Timon, rage de Coriolan comme enchantement des amants possédés par les mirages de la nuit d’été : « la beauté du monde nié, renversé, que cela suppose » (Portrait, p. 205) ; « plutôt n’importe quelle doctrine que le Jeu avoué » (p. 88). On pourrait dire que si Paradis est le jeu, Portrait, comme Femmes, en démontre l’effectivité, les ressorts et les conséquences. Non pas fuir le monde, mais le sauver de lui-même, ce qui ne va pas sans une très forte et très mystérieuse charité. Terme que nous aurions tort de laisser aux seuls prêtres, et qui commande peut-être ce qui se présente, dans le texte de Sollers, comme des éléments d’une théologie, d’une théologie de la révélation. Saint Paul : « ce qui se voit ne vient pas de ce qui paraît » . Sade : « prisonnier bien plus au nom de la raison et de la philosophie des lumières, parce qu’ayant voulu traduire dans les termes du sens commun ce que ce sens doit taire et abolir pour rester commun, sous peine d’en être lui-même aboli » (Portrait, p. 288). Définition impeccable et bouleversante : il n’y a pas un mot à changer, cela dit tout, et de la littérature, et de la philosophie, et de leur non-rapport. À ceux qui s’étonnent, voire s’irritent, de l’omniprésence des citations théologiques dans les derniers textes de Sollers, je voudrais répondre qu’ils ont tort de s’énerver, tort aussi de n’imputer qu’à Sollers cette curieuse aberration. Car en somme, c’est ne pas voir que cette théologie constitue l’horizon évident de toute littérature moderne, de l’écriture de Joyce, d’Artaud, de Bataille (et de Dostoïevski, et de Proust). En l’occurrence, il me semble que ceux qui décidément ne pardonnent pas à Sollers cette apparente théologisation de la littérature sont les mêmes qui ne veulent pas lire Joyce, ni Proust, les mêmes qui ne supportent pas l’écriture de Bataille, la référence obstinée de Bataille à la notion de péché, qui ne comprennent pas ce que peut vouloir dire le mot d’athéologie. Ceux qui, Sartre en tête, voient en Bataille un « curé  » (injure suprême pour un homme des lumières) là où Bataille est mille fois moins religieux qu’eux, fixés comme ils le sont à leurs mille petits cultes pervers, à leurs mille petits fétichismes. La conséquence me paraît bonne de Joyce et de Bataille à Sollers : même insolente liberté, même joyeuse santé, même franchissement de tous les fétichismes par une écriture qui oppose sa force d’explosion et d’illimitation à la fermeture imaginaire du monde. De la littérature comme ouverture, comme salvation (pourquoi auriez-vous donc peur des mots chrétiens si vous n’êtes pas chrétiens ?). Je répondrai, enfin, que s’en indigner aujourd’hui est faire preuve d’un grand aveuglement, puisque Sollers n’a jamais dit autre chose et qu’il n’y a pas la moindre différence entre ces références explicitement religieuses des derniers romans et, par exemple, ce que Sollers écrivait de Dante en 1965 (mais aussi bien tous les articles de Logiques). Théologisation de la littérature ? Vous devriez aussi bien dire le contraire : mise en littérature de la théologie, prise de conscience de la vérité théologique comme métaphore de la vérité littéraire et poétique. Faites l’expérience et relisez : « La transférence incessante de l’écriture met en cause tout "référent" possible » ; « la phrase, création indéfinie, variété sans limite, est la vie même du langage en action » ; « il nous faut donc réaliser la possibilité du texte comme théâtre en même temps que du théâtre et de la vie comme texte si nous voulons occuper notre situation dans l’écriture qui nous définit » ; « un texte enfin réel qui serait l’explication permanente du monde  » [6]

Non seulement il n’est pas de contradiction entre ces propositions anciennes et les romans dont je parle, mais je soutiendrai même que nous ne saurions lire ces derniers sans avoir en tête ces énoncés, sans les avoir déjà assimilés. Réaliser la possibilité du texte comme théâtre : « ma chambre donne directement sur le Grand Théâtre  » (Portrait, p. 155). Et qu’est-ce que ces deux derniers romans, dans la suite de Paradis, sinon ce «  texte enfin réel qui serait l’explication permanente du monde » ? Une explication dans le texte, par le texte. Explication, et non pas répétition vaine, vaine doublure du visible en faux visible. L’interprétation du visible par l’invisible, seule capable de « mettre en doute tout "référent" possible ». Ce qui engage à l’évidence une double et lourde tâche. D’une part, démontrer que c’est la fiction aujourd’hui qui doit mener à bien cette « explication permanente du monde », et non pas la théorie au sens où, hier, nous avons voulu opposer celle-ci, dans sa rigoureuse pureté, aux impuretés imaginaires du roman et du romanesque. Pari tenu, à mon avis, en ce sens que Femmes, déjà, réalise cette opération singulière peu commentée et analysée : donner à voir par le moyen de la fiction cette réalité de la théorie que la théorie ne voit pas, la réalité subjective (invisible) du théoricien. Les désarrois humains et sexuels de Werth-Barthes, de Lacan-Fals, de Lutz-Althusser ne sont pas des anecdotes piquantes destinées à faire s’exciter le Tout-Paris littéraire, mais tout autre chose : à la fois la teneur humaine la plus forte, la plus émouvante, et cet envers de la théorie qu’il faudrait absolument cacher pour que la théorie demeure ce qu’elle est, sa résonance subjective, sa ponctuation biographique, existentielle, humaine, trop humaine. D’une part exhiber cela, ce qui ne va pas sans risques en effet, d’autre part donner à croire qu’on croit pour donner à entendre peu à peu, difficilement, sans fin, comment il convient de ne pas croire pour être sauvé. Ce qui ne peut, en effet, que heurter de front toutes les fixations, toutes les névroses, tous les fétiches : «  impérialistes, socialistes, capitalistes, communistes, conservateurs, radicaux, juifs, libéraux... » Expérience des limites, disait Logiques, expérience de la traversée de toute croyance. Traversée de la croyance sexuelle (des fétichisations féministes, homosexuelles, du fantasme actuel de la maîtrise de la procréation) et traversée de la croyance mondaine (d’abord de la représentation que les intellectuels se donnent d’eux-mêmes). C’est en ce sens qu’il faut comprendre que Portrait est un roman « où tout est vrai », d’une vérité réaliste mais non pas naturaliste. Qu’il s’agit d’un réalisme non de la représentation mais de la vérité invisible de la représentation, d’un réalisme de la «  présence réelle » (ce n’est pas par hasard que cette expression catholique vient sous la plume de l’auteur) accessible seulement à celui « qui écrit et lit sa propre vie comme elle est vraiment » (Portrait, p. 191), la vie « enfin découverte et éclaircie » dont parlait Proust.

Symptôme de la traversée réussie : le rire. Dont je m’étonne qu’on parle si peu, alors qu’il est le premier effet, très physique, que provoque en moi d’emblée la lecture d’un texte de Sollers. Un rire léger, sans réserve, un rire heureux. Rire sollersien qui a la même fonction et la même portée que le rire célinien : donner à voir, par exagération épique, libérer par un apparent délire fictif le délire caché du visible, sa marche folle. Les Éditions de l’Autre, certains groupes féministes, Corinne Parpalaix et François Mitterrand deviennent ainsi, comme Feldmann et Suzanne Gutentag, des créatures fictionnelles, exactement au sens où le sont le Charlus de Proust et le Gaston de Céline : plus vrais que nature. Traversée de la croyance sexuelle : jouer dans le même temps, avec la même brillante insolence, la même aisance (il n’y a ici aucune surcharge, aucun pathos), la débilité sexuelle de l’époque et l’érotisme singulier d’une femme. En face des délires féministes de Femmes, la très savante Sophie. Où j’entends d’avance l’objection de la sempiternelle rancœur : oui, mais c’est encore un homme qui écrit. Et alors ? Il me semble qu’il s’agit en l’occurrence d’une manière très actuelle, et très obtuse, de ne pas affronter cette évidence : que l’érotisme est essentiellement écriture et non passage à l’acte, l’écriture écrivant les corps et non les corps se prenant pour la réalité même (d’où ce constant et fascinant chassé-croisé dans le texte de Sade : « cadrer » pour donner à voir l’apparent réel de corps qui ne sont pourtant que des corps écrits, et sans cesse ménager dans ce faux visible des creux d’invisible, le rappel de l’ailleurs, de l’écriture). Qui est Sophie ? Celle qui écrit des lettres, justement, et d’abord cela [7].

Pas de référent vraiment ? Mais l’auteur, qui est au centre de ce théâtre ? Sollers ? Diamant ? Ces questions sont étonnantes, si elles sont compréhensibles. Sollers, qui ne croyait pas à l’« auteur » à l’époque de Logiques, se serait finalement mis à y croire comme les autres, sur le tard, par fatigue sans doute, par facilité aussi, par narcissisme, péché commun, par contagion de l’air ambiant, par andropause précoce. Portrait, si je le lis, est tout le contraire : la mise en jeu, en abyme, par l’écriture, de la fiction de l’auteur, jusqu’à cela seul qui ne peut céder, l’invisible du nom qui signe ce livre comme il a signé les autres, comme il signera ceux qui vont suivre. Au bord de la perte, certes, au bord du basculement dernier, mais au bord seulement : « Je ne suis pourtant pas venu pour passer par-dessus bord, mais pour écrire » (p. 16). Voilà ce que le narrateur veut dire quand il dit qu’il écrit un roman « où tout est vrai » ,
« Éléments pour un portrait cubiste du joueur ». La phrase «  est la vie même du langage en action », la phrase seule, souveraine. Ainsi : «  les déjeuners, les siestes... la guerre vue de loin... Aux premières loges, la nuit, le jour, pour les combats aériens... Sirènes... Bouquets cotonneux des obus, fusées, scintillements des ailes, pluie de papier d’argent pour brouiller les ondes radio  ». Où il est clair que la guerre vue de Bordeaux est la même chose que Venise, vient à participer du même chant, de la même phrase, du même phrasé : « Mais je suis distrait par le trafic du canal, par le vol disputé des mouettes, par le glissement des bateaux, des canots, par la reptation et le bruit de l’eau sur elle-même et contre la pierre, par les façades déployées à vif  » (p. 312). Non pas que la guerre vécue à Bordeaux soit la même chose que Venise et les anges du Redentore, mais parce que Bordeaux écrit et Venise écrite sont des éclats de la même vérité, du même « donné à voir » ou à entendre (les étés de Dowland, les premiers flirts de la sœur, le sourire de la mère) par quelqu’un de rigoureusement invisible auquel nous ne prêtons que par malentendu le sourire et l’œil malicieux de celui que nous avons plusieurs fois rencontré dans le visible. Jeu souverain où le nom qui signe se joue de l’image du supposé auteur. Ce qui, en toute rigueur, fait la différence de l’autobiographie et du roman : une irréalisation générale, y compris du « je », faisant en fin de compte du « je » lui-même un personnage parmi d’autres du livre, non moins irréels que les autres. Barthes le disait très bien à propos de Drame (curieusement, il n’est pratiquement pas une affirmation dans ce texte qui ne soit applicable aux écrits les plus récents) : « C’est la Narration qui parle [8]. » La seule dimension qu’on pourrait nommer autobiographique étant celle qui désigne le geste même d’écrire tel qu’il se donne à voir à lui-même. Ce creux très précieux, très singulier, que l’écriture note en passant, en arrière de tout visage en arrière du théâtre visible, au plus près de la mort («  je ne suis pourtant pas venu pour passer par-dessus bord... »), en une flèche émotive, purement subjective. Au plus près de cet instant magique que le texte ne cesse de traquer au-delà des photos de famille (la « présence réelle »), de capter dans un frémissement d’antenne (« Il faut que le poignet soit l’ombre d’une aile planante »), un tremblé émotif qui est comme le chiffre secret de la jouissance : « Elle levait la tête, fermait le livre, tournait vers moi son visage à la Vivian Leigh », « on est au fond du jardin. On ne rentrera jamais ». Absence à la fois angoissante et rayonnante, légère, qui est comme le nom même de l’envers, le nom de la disparition de tout ce qui n’est pas le nom : « Tout ce que je fais est marqué d’un sceau d’annulation invisible », « c’est ça un "écrivain", aujourd’hui... Une non-personne qui dort quand les autres veillent, s’agitent, et qui reste immobile, les yeux ouverts... quand tout le monde dort » (p. 50). Légèreté du passage du temps, du passage invisible de l’absence dans l’illusoire présence : « Téléphone débranché, la journée a passé comme un rêve »...

Une écriture qui irréalise explicitement le monde et qui est pourtant le contraire d’une écriture abstraite : une écriture lyrique (mais non pathétique), sensuelle (mais non sentimentale). Lisez, laissez-vous porter par la musique. « Ma chambre donne directement sur le Grand Théâtre  » : cette phrase, par exemple, me plaît absolument. Proust peut-être aurait pu l’écrire, mais ce n’est pas une phrase de Proust (bien que Proust soit déjà celui qui ouvertement n’écrit rien d’autre que l’écriture en train de s’écrire), c’est une phrase sollersienne, directe, simple, physique et cependant méta­ physique, sans commentaire. Une phrase joyeuse, qui a la jovialité de l’écriture entière (voyez le commentaire du mot « enjoué » p. 224). Ensemble, dans la continuité rythmée du même chant : Venise, la claveciniste, la mort très humaine de Werth, le petit garçon qui veut faire quand même « un petit peu » de bruit, « la nuit de New York verticale  ». La chambre, obscure, de celui qui écrit donne sur le théâtre du monde, mais ce qu’il donne à voir en écrivant n’est pas le théâtre tel que nous le voyons tous les jours, c’est la lumière autre du théâtre vu comme théâtre depuis la chambre claire-obscure. Non le référent, non le signifié, mais la signifiance (gardons le mot de Kristeva). Théâtre dont le ressort est sexuel (la petite bonne, les orgasmes de Joan, les jambes de la sœur qu’on devine belles) et dont l’écriture représente la rédemption. La rédemption, c’est-à-dire la grâce, terme mystique. En l’écrivant, je songe en même temps très fortement à cette citation de Rimbaud relevée par le Sollers de Logiques : « Je suis un inventeur autrement méritant que ceux qui m’ont précédé, un musicien même, qui a trouvé quelque chose comme la clef de l’amour. » Rimbaud voyant d’avance ce que la littérature est en train de devenir autour de nous, là où personne ne semble vouloir le savoir, ce que notre génération a en même temps si passionnément cherché et manqué, la coïncidence d’un art poétique et d’un art de vivre. Éthique de l’écriture, éthique de l’amour. C’est en ce sens, oui, que l’écrivain est un croyant : « Je crois à ce qui me fait plaisir. Me transporte. M’enchante. M’allège  » (p. 187). État de grâce, état du corps glorieux (« Vous vous souvenez des quatre qualités des corps glorieux ? ») : « Un bonheur de diamant... Il est trois heures de l’après-midi, une fois de plus. Je suis allongé sur la pelouse devant la maison. Il y a de l’eau, tout près. Le léger vent sur le bleu permanent qui glisse. Les mouettes. Le pin parasol. Les roses rouges. Les papillons blancs. Tapis volant et silence. De nouveau. Encore une fois. L’état de plus grande concentration correspond exactement au moment de dépense le plus érotique. Blanc et noir ensemble. Aucune différence. Le reste n’a aucune réalité » (p. 200). Le reste n’a aucune réalité...


Bernard Sichère
L’infini, n° 11
Été 1985
Philippe Sollers, Portrait du joueur, Folio n° 1786

Note : Ce texte a été republié dans L’Infini n° 145 (Automne 2019) quelques mois après la mort de Bernard Sichère à Reims en mars 2019.

Portrait du Joueur (fiche documentaire)

BERNARD SICHÈRE SUR PILEFACE


[1Cf. Julia Kristeva, « Mémoire », in L’infini n° 1, 1983.

[2Un écrivain aussi en retrait par rapport à toute actualité et toute représentation que Guyotat explique assez (par exemple dans Vivre, Denoël, 1983) le lien interne entre son projet d’écriture et la dimension prostitutionnelle des sociétés modernes, et n’hésite pas non plus à paraître à « Apostrophes ». Dont acte.

[3Il me semble qu’une des conséquences importantes de l’analyse de Philippe Muray (Le XIXe siècle à travers les âges, Denoël, 1984) est justement la possibilité de commencer à penser (car cela, je crois, n’a jamais été vraiment fait) les modes d’écart entre l’assujettissement d’un écrivain aux mythologies de son temps et ce qui, dans son écriture (dans le jeu de langue que cette écriture singulièrement représente), l’excède.

[4Le commentaire de Paradis, c’est, par exemple, Vision à New York (Grasset, 1981). Il est patent que le mode d’énonciation de Femmes ou de Portrait n’est pas celui-ci.

[5Paradis, p. 249 : « on est ou on n’est pas de ce monde et moi je l’ai assez dit mon pari sans j’ai sans fin redit que je n’étais pas de ce monde ». Vision, p. 15 : « La vision comme je l’entends est contre le monde, c’est, par sa façon même de se tenir dans un langage (Denoël, 1984) : « Paradis n’a pas de structure autre que l’itération libre de sa propre énonciation » (p. 323) ; « Nommer qui, quoi ? Le Nom . Mais le Nom de qui, de quoi ? De (ce) qui nomme dans toute nomination » (p. 336)...

[6Logiques, Éditions du Seuil, 1968, p. 276, p. 257, p. 115, p. 110.

[8Barthes, Sollers écrivain, 1979. Sur cette question du point dernier du sujet et du nom, cf. Femmes, p. 547 : « La communauté contre le nom, l’assemblée contre l’un, la lettre contre le souffle, la semence contre l’exception qui en est sortie.  » Et toute l’analyse de Houdebine sur l’écriture de Sollers dans Excès de langage (Denoël, 1984) : « Paradis n’a pas de structure autre que l’itération libre de sa propre énonciation » (p. 323) ; « Nommer qui, quoi ? Le Nom. Mais le Nom de qui, de quoi ? De (ce) qui nomme dans toute nomination » (p. 336)... Cf. Le souffle hyperbolique de Philippe Sollers.

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