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Théorie des exceptions

Le sujet en question

D 14 août 2015     A par Albert Gauvin - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Je me demande souvent comment un jeune lecteur peut s’y retrouver dans la présentation unilatérale qui est faite aujourd’hui des grandes passions, des grandes aventures intellectuelles des cinquante dernières années. Prenons la Chine dont Jean-Michel Carré nous parle si justement dans Chine, le nouvel empire et dont Tianjin, la quatrième ville du pays, vient d’exploser sous nos yeux de téléspectateurs captifs. La cause est entendue, le procès interminable. Les choses sont simples : Leiris s’est trompé, Needham s’est trompé, Sartre s’est trompé, Godard s’est trompé, Sollers s’est trompé, Pleynet s’est trompé, Max Roach et Archie Shepp se sont trompés, et, en se trompant, ont trompé tout le monde. Pourtant, regardez cette photo et écoutez cette suite : Sweet Mao, c’est libre et c’est beau.


Heureusement, il y avait Simon Leys, nous dit l’Opinion (« L’Opinion a toujours raison, surtout si elle est bien conne… », disait Céline [1]). Tout est donc pour le mieux dans le meilleur des mondes (libéral) possible ! Défendons la démocratie et les droits de l’homme ! crie M. Toulemonde. Heureusement, nous disent quelques « rebelles », il y avait Guy Debord. Pauvre Leys dont les thuriféraires ne semblent avoir lu qu’un seul livre ! Pauvre Debord, falsifié, réduit comme une tête de Jivaro, dont on ne cite que quelques thèses, toujours les mêmes, de La société du spectacle (1967) !

Le sujet - Onfray

J’écoute sur France Culture le philosophe normand Michel Onfray passer au crible de sa critique hédoniste « l’anti-humanisme » des philosophes et intellectuels d’avant et d’après 68. Autant Onfray peut être intéressant quand il défend ceux qu’il aime et sort de l’oubli (Günther Anders, l’an dernier, un certain Jankélévitch cette année), autant il est littéralement désarmant quand il entreprend de déconsidérer ceux qu’il entend critiquer. Amalgames (c’est un reproche qu’on lui fait souvent et sur lequel il ironise dans l’émission du vendredi 7 août), citations tronquées, approximations, anecdotes lues ou rapportées, ragots, pour faire rire ou dénigrer... Onfray, excellent parleur (peu de silence, de pause dans son flux verbal) et impressionnant « pisse-copies » (comme dit, vachard, Jacques-Alain Miller) a l’art de nous en conter. Que n’écrit-il pas des romans ! Ainsi, le principal travers des intellectuels « soixante-huitards » (« gauchistes » en général localisés à Paris, Vincennes et... Saint-Germain-des-prés) aurait été d’oublier l’« homme », le « sujet », la « biographie », « le réel ». La faute aux « structuralistes » (Lévy-Strauss, Foucault, Barthes, Lacan [2]), cette nébuleuse aussi hétérogène que le furent peu après les « nouveaux philosophes » (qui, Onfray pourrait leur concéder, ont pourtant tenté de tout repenser à partir du réel concentrationnaire ou totalitaire. Cf. André Glucksmann, La cuisinière et le mangeur d’hommes, Seuil, 1975). La faute encore aux écrivains et artistes « élitistes », « illisibles », qui, en défendant Joyce (Ulysse ? « livre incompréhensible, volontairement ésotérique », « délire monomaniaque et onaniste » [3]) ou l’avant-garde « obscurantiste » et « destructrice du langage », ont oublié « les masses », nié le « plaisir » et détruit le bon vieux roman, avec ses personnages de chair et de sang, son récit bien construit.

Négation du plaisir ? C’est pourtant Barthes qui a écrit Le Plaisir du texte (1973, Seuil, coll. Tel Quel) et, en cette année du centenaire de la naissance de l’écrivain, on peut réécouter ce qu’il en disait, dans une langue très compréhensible, le 19 mars 1973, contre, entre autres, le puritanisme d’une certaine gauche...

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Le « sujet » aurait disparu ? Il faut prendre les lecteurs (ou, dans le cas d’Onfray, son public du théâtre de Caen et les auditeurs de France Culture) pour des gogos pour oser l’affirmer (prisonnier d’une vieille conception du « sujet », de la « conscience », Onfray n’hésite d’ailleurs pas à recourir à Sartre — un Sartre qu’il exècre et n’a de cesse de diffamer [4] — contre les « structuralistes », en s’appuyant sur des propos tenus dans l’Arc... en 1966, propos que j’ai rappelés dans Sartre et les mots, ici). Pas de sujet chez Lacan ? Passons... Les précisions de Barthes sont claires : pas de nouvelle conception du sujet sans référence à la psychanalyse freudienne.
Pourtant Onfray n’a pas tout à fait tort [5]. Le problème est qu’il évite de citer les textes des écrivains qui pourraient aller dans le sens de son constat (pas de son argumentation), mais dont les noms pourraient le gêner (« Sollers, tout le monde le connaît », dit-il d’un air entendu). Pour ne prendre que l’exemple de Tel Quel, si, très tôt, il s’est bien agi de refuser les notions journalistiques ou universitaires d’« oeuvre » et d’« auteur », voire d’« individu », (cf. 1968 : Logiques et Nombres), ce fut pour affirmer une autre conception du « sujet » (le colloque de Cerisy, en 1972, ne traite que de ça. Lire : Pourquoi Artaud, pourquoi Bataille ?), du « je » (mais « je est un autre » [6]). Onfray n’écrit pas de roman. En lit-il ? Il a sûrement lu Femmes qui, dès 1983, a diagnostiqué les contradictions de la scène intellectuelle des années 70 :

« Il vaudrait mieux parler d’une grande nébuleuse « de gauche » allant des États-Unis au Japon, une galaxie entière avec ses amas, ses constellations, ses météores... Marxisme, psychanalyse, linguistique... « Nouveau roman »... Structuralisme... Éruptions de savoirs locaux... Épidémies de décorticages... Virtuosité dans le démontage microscopique... Eczémas de radiographies... Des « retours » à n’en plus finir, retours d’âge... A la fin du XIXe... Aux pères fondateurs... Aux grands refondeurs...
La coupure ici... Non, là ! D’interminables débats... Le plus clair, dans tout ça, c’était une formidable entreprise de destruction du « Sujet »... Le Sujet, tel était l’ennemi... Comme autrefois, le cléricalisme... Un vertige, une avidité d’anonymat sans précédent... Volonté de suicide dans la rigueur... Ou plutôt de négation de soi, ultime affirmation de soi portée à l’incandescence... Bien entendu, sous ces déclarations fracassantes, les mêmes passions subsistaient, intactes... C’était la lutte pour le pouvoir entre les quelques noms qui abolissaient les noms... Intrigues, jalousies, vanité de tous les instants... y avait-il une opposition ? Non. Même pas. La « droite » et ses valeurs moisies individualistes s’était effondrée massivement, évaporée, dissoute... Elle l’est encore... Elle l’est définitivement... Je suis de gauche, vous êtes de gauche, nous sommes tous de gauche... A jamais... Pour l’éternité... D’ailleurs, le problème n’est pas là... Il s’agit de savoir s’il y a encore un personnage en ce monde avec 1° une vie intéressante et multiple ; 2° une culture approfondie ; 3° une originalité irréductible ; 4° un style... Hélas, hélas... Pour s’en tenir aux Français — car je veux bien qu’il y ait un Américain, un Allemand, un Latino-Américain et un Jamaïquain — que voyons-nous ? Une catastrophe... Rien... »

J’ai rappelé ce passage — et d’autres, philosophiques — il y a quatre ans, dans Louis Althusser et les coulisses du stalinisme. Il me paraît sur bien des points d’une actualité toujours brûlante (et même aggravée).

Rancière et la communauté des égaux

(entretien, 2000)

Je me souviens de La leçon d’Althusser, le petit essai que Jacques Rancière, un philosophe d’une autre envergure, avait publié au début des années 70 et que j’avais beaucoup aimé ; je ne le retrouve pas (j’ai dû le prêter), dommage ! Je feuillette les entretiens qu’art press a réalisés avec Rancière (réunis et édités en décembre 2014). Le premier entretien (avec Yan Ciret) s’intitule Le tombeau de la fin de l’histoire. Le hasard fait que je tombe sur ces lignes :

« Dans votre dernier livre, le Partage du sensible, vous mettez radicalement en crise le concept de moder­nité et celui d’avant-garde. En quoi cette structure élaborée à la fin du XIXe siècle par Baudelaire, reprise par Walter Benjamin, jusqu’aux situationnistes et Tel Quel, vous paraît-elle non valide ?
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Je ne m’inscris pas dans une querelle des anciens et des modernes. Je m’en suis pris à la notion de modernité comme catégorie explicative, maniée aussi bien par les partisans que par les détracteurs de l’art contemporain. Celle-ci introduit un rapport problématique entre le cours de l’Histoire et le devenir de l’art. D’abord, elle identifie abusivement les transformations de l’art à des ruptures exem­plaires : par exemple, l’abstraction picturale ou le ready-made qui sont des formes particulières d’un paradigme anti-représentatif beaucoup plus général. Ensuite, elle assimile la rupture ainsi construite à l’accomplissement d’une tâche poli­tique ou d’un destin historique de l’époque. Cela me paraît relever d’une ontothéologie générale qui pose un grand signifiant-maître capable de gouverner une époque. Ce concept a fini par noyer l’art dans un mélodrame pathétique qui mêle le sublime kantien et le meurtre du Père, l’interdit de la représentation et les techniques de la reproduction mécanisée, la fuite des dieux et l’extermination des juifs d’Europe. J’ai voulu sortir de ce pathos pour identifier, à la place de déterminations métaphysiques de l’époque, des régimes spécifiques de l’art.

NOUVELLE VISIBILITÉ DE L’ART

Comment expliquez-vous que ce pathétisme du moderne ait correspondu avec une libération d’énergie aussi intense, et que le 20e siècle reste comme l’un des sommets de l’histoire de l’art, avec une déflagration d’œuvres, telles que celles de Joyce, Stravinsky, De Kooning, Picasso, Eisenstein ?

Ce n’est pas le pathos de la modernité qui a ouvert l’art à l’infini des possibles, mais la destruction des catégories, frontières et hiérarchies du régime représentatif de l’art. J’essaie d’inscrire cette ou­verture dans la définition d’un régime esthétique de l’art défini comme ensemble de rapports entre le voir, le faire et le dire. C’est cette transformation qui permet les œuvres dont vous parlez et qui permet des combinaisons inédites, à partir de la rupture d’un certain nombre de frontières qui séparaient les arts entre eux, ou les formes de l’art des formes de la vie, l’art pur de l’art appliqué, l’art du non-art, le narratif du descriptif et du symbolique. Ce sont de nouvelles formes de visibilité de l’art que l’on ne doit pas contraindre à rentrer dans un grand signifiant global, surplombant, comme celui de modernité.

Justement, cette modernité s’est toujours consti­tuée sur la rupture, le culte du nouveau, le progrès, aussi bien politique qu’esthétique. Il y avait une scène primitive pour cette modernité, celle du régicide-parricide, de la Révolution. Ne croyez-vous
pas que la mélancolie actuelle des avant-gardes ex­ prime la perte de cette scène ?

Je ne crois pas que les transformations de l’art doivent se penser sur cette unique ligne du régicide-parricide, de la rupture infinie. Depuis le romantisme, la nouveauté esthétique n’a cessé de s’associer à des formes de réinterprétation de l’ancien. La rupture a toujours été une reprise, une réinscription, et aussi une manière de mettre dans l’art ce qui n’était pas de l’art : des objets de l’anthropologie, de l’imagerie, des choses de la nature. Le nouveau ne se sépare pas de l’histoire. Il nous faut sortir du schéma du penseur de la fin de l’histoire. L’art vit depuis deux siècles de remises en question constantes des frontières entre ce qui est nouveau et ce qui est ancien, de remises à disposition des images, en faisant entrer dans l’art ce qui ne relevait pas de ses catégories, en recyclant des clichés.

Vous ne croyez donc pas à une "théorie des excep­tions", qui ferait qu’en art une expérience singulière par sa radicalité novatrice peut déplacer un champ esthétique, créer une brèche imprévisible ?


Le Grand Verre (réplique de 1991/92).
Photo A.G., 03-11-14.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Non, le changement se fait à travers une multitude de petites effractions. On reconstitue toujours une histoire de l’art rétrospectivement avec de grandes effractions majeures. Comme si Kandinsky ou Malevitch, un seul tableau même, avaient été des révolutions dans l’histoire de l’humanité. Avec Kandinsky, on n’identifie plus les signes colorés sur la toile avec la figuration d’aucune chose du monde. Mais cette désidentification avait déjà été pratiquée à la fin du 19e siècle par les théoriciens du symbo­lisme. Ils voyaient déjà sur des tableaux figuratifs, ceux de Gauguin par exemple, des combinaisons abstraites de formes et de signes. Ces espèces "d’événements", il faut les restituer dans des contextes plus larges au lieu de se polariser sur quelques grandes ruptures. La moitié de ceux qui écrivent sur l’art moderne fait comme si le Grand Verre de Marcel Duchamp avait été une coupure en deux de l’histoire de l’humanité. On doit inscrire le Grand Verre dans toute une série de transformations des idées et pratiques de l’art, de rapports entre art pur et art appliqué, art et non-art. Il ne faut pas écra­ser tout un paradigme esthétique avec quelques grandes figures que l’on va doter d’un pathos métaphysique, destinal.

L’envers d’une "théorie des exceptions" on la trouve dans votre livre Aux bords du politique, sous la forme d’une "communauté des égaux". Cela m’a fait penser au communisme littéraire exploré par Jean-Luc Nancy. Mais que serait dans un régime esthétique une communauté des égaux ?

S’il y a une communauté des égaux en art, cela ne passe pas par la constitution de sujets collectifs correspondant à des groupes réels. Les sujets d’une communauté des égaux en politique, ce sont d’abord des formes d’énonciation, de manifesta­tion. Il s’agit de la même chose en art. S’il y a égalité, cela passe par une forme d’anonymat de l’art. Cela se joue dans l’inscription des œuvres dans un monde d’égalité. C’est-à-dire un monde où la frontière de l’art et du non-art n’est jamais constituée, sans cesse retracée. De même que l’on retrace des lignes de discernement, de séparation, entre la politique et ce que j’appelle la police, l’art va effectuer de multiples transgressions par rapport aux modes d’esthétisation de la vie, mais aussi aux critères intégristes de la séparation des genres. Mais ce sont de petits écarts qui ne vont plus revendiquer la grande exception de l’art. Une communauté des égaux passant par l’art serait une communauté de ces actes qui créent de légères différences, une ligne de distinction qui n’aurait pas de critères institutionnels de reconnaissance. [...] »

On lit plus loin sous le titre « Invasion du banal » :

« Cet état indiscernable ne mène-t-il pas à ce que vous avez appelé "la gloire du quelconque", une forme de banalité, d’anonymat, quelque chose qui est très présent dans l’art actuel. L’inscription se fai­sant sur des corps anonymes, presque désidentifiés. C’est un art fait avec des objets déjà là, sans qualité particulière. N’y a-t-il pas une visibilité nouvelle du quelconque ?

Oui, cela est constitutif de ce que j’appelle le régime esthétique de l’art, né avec la révocation des grands sujets de l’art. Dès le romantisme, il y a une redécouverte de la peinture de genre, de la nature morte, de Chardin. Il y a une poésie du banal qui s’identifie à la gloire de l’apparaître chez Hegel ou à la poésie du vide chez Flaubert. Et ça n’a pas cessé, cela passe à travers l’impressionnisme, ou le mélange du cirque, de la foire et de la pantomime au début du 20° siècle. Il y a des stratégies différentes du banal, dans le dadaïsme comme dans le surréalisme. Cette invasion du banal, on peut l’utiliser à la Flaubert, à la Kurt Schwitters, à la Andy Warhol. On y déplore aujourd’hui une perte de définition des frontières. Mais c’est dans le monde classique de la représentation que les pratiques de l’art étaient bien séparées, au sein des manières de faire, par le critère de l’imitation. Dans le régime de l’art actuel, la séparation passe au sein des manières d’être. Ce que l’on appelle art n’est plus défini à partir de pratiques spécifiques, mais à travers la modalité des objets sensibles produits. Il s’effectue un déplacement qui va caractériser le régime esthétique, un cadrage différent, une pratique sociale déplacée qui rentre dans l’art. Et c’est cela qui va devenir intolérable pour les modernistes, au-delà de l’utilisation de vidéos, d’installations, de moniteurs. Parce que cela dénonce l’identification sournoise opérée par le modernisme entre l’auto­nomie de l’art et l’artisanat de l’artiste. [...] »

C’est un entretien qui date de juin 2000 (art press n° 258). Les remarques de Rancière ne manquent pas de perspicacité en ce qu’elles décrivent une certaine modernité (éloge de « l’impureté » contre « l’autonomie de l’art ») ou une certaine tendance de l’art contemporain à l’ère de la technique. Il n’est pas indifférent que Rancière soit un des plus fins analystes de l’art cinématographique.
La « communauté des égaux » ? Pourquoi pas s’il s’agit de refonder en politique quelque chose comme la démocratie (leitmotif de la réflexion de Rancière). Mais peut-on l’appliquer à l’art ? Il semble douteux qu’il y ait une « communauté » possible en art et qu’il y ait une quelconque égalité en matière d’oeuvres littéraires ou artistiques (ou alors c’est le nivellement « historiciste » propre au musée d’Orsay [7]).
« L’envers d’une "théorie des exceptions" on la trouve [...] sous la forme d’une "communauté des égaux" » dit Yann Ciret. A quoi font allusion Rancière et son interlocuteur quand ils parlent de « théorie des exceptions » ? Sans le nommer expressément, à un petit livre de Sollers de... 1985 (qui n’est d’ailleurs que le prolongement de L’écriture et l’expérience des limites (1970), prolégomènes à la « suite » qui s’ouvrira avec La guerre du goût (1994) jusqu’à Fugues (2012)). Quinze ans ont à nouveau passé. On peut relire le livre.

Sollers et la théorie des exceptions

(entretien, 1986)

Il y a trente ans donc, Sollers publiait Théorie des exceptions dans la collection folio (n° 28). Rancière y répond d’une certaine manière, quinze ans plus tard, poussé par Yann Ciret. Voici l’entretien que Sollers accordait au Monde, le 24 février 1986, à l’occasion de la publication de Théorie des exceptions. On peut y voir aussi des éléments de réponse anticipée à certaines des objections de Rancière : sur la « rupture », le « pathos », la « modernité », l’« avant-garde » et la défense d’expériences intérieures, de noms, dans la littérature, la philosophie et l’art — contre la banalisation des singularités dans des « ensembles » quels qu’ils soient.

Le journal titrait : « Sollers éruditologue ».

Quelque vingt ans après Théorie d’ensemble, lié au collectif Tel quel, vous publiez Théorie des exceptions [8]... Titre d’autant plus remarquable que vous assignez à "théorie" un sens aussi étymologique que provocateur : "défilé, ou plutôt danse d’exceptions". Est-ce un pied de nez à votre image persistante de théoricien ?

Il est vrai que théorie et exception sont tenues pour contradictoires : on ne fait que la théorie des généralités, et l’exception confirme la règle. Ici, elle l’infirme. Donc, elle prouve que la règle est infirme. La théorie que je présente n’est pas un système rigide, elle déploie de grandes amplitudes, des ressemblances là où on ne les attendait pas. De Lucrèce à Picasso, de Saint-Simon à Webern, il s’agit de penser ensemble des expériences disjointes dans le temps, diverses dans leur nature — littérature, musique ou peinture, — différentes dans leur approche — de la méditation à la première personne, comme pour Lucrèce, à l’essai, comme pour Sade ou Dostoïevski. Cette "théorie" des exceptions dit les mêmes éléments minimaux : une violente récusation de l’apparence, une réflexion sur le mal, sa nature et sa fonction, une critique de la nécessité du mal à être nécessaire, et une apologie frontale ou discrète de la jouissance.

Si "théorie" prend ici un sens inattendu, votre intérêt pour l’exception n’est pas neuf. En 1972, le groupe Tel quel se voulait un "accélérateur d’exceptions".

J’y souscris toujours. Accélérateur d’exceptions, comme on dit accélérateur de particules. Ce livre, comme un appareil permettant de voir des rapprochements, des enjambements, c’est une métaphore qui me convient. Mais c’est aussi un livre qui veut établir des résonances. Il commence par une citation d’Homère — Achille bondissant dans la plaine, qui fait écho à une citation de Kafka : "Écrire, c’est bondir hors du rang des meurtriers." Manière de dire, de l’exergue à la quatrième de couverture, que toutes les exceptions n’en font peut-être qu’une. Borges, à propos d’Homère justement, pensait qu’il n’y avait peut-être qu’un seul écrivain qui se poursuivait, sous des apparences variées, dans l’espace et le temps...
J’insiste là-dessus, parce qu’il y a une "doxa" moderne en matière de littérature : Flaubert nous introduirait à la transgression majeure de l’écriture qui se pense elle-même, et il y aurait un parallèle entre ce geste et un progrès historique. Je dis exactement le contraire : il y a des actes de transgression multiples, à des époques différentes, qui visent la même révélation.

Au commencement de votre livre est Lucrèce...

Lucrèce, c’est le poète dont on ne sait rien, mais celui qui a poussé à bout une philosophie inacceptable. L’histoire de la culture occidentale est ponctuée par les dénégations et les dévoiements de Lucrèce. Sur fond de science, presque tout le monde admet l’éventualité que nous soyons des atomes en train de tomber dans le vide. Mais la peur qu’inspire le poème de Lucrèce tient à son parcours : il commence par une dédicace à la volupté et s’achève sur la peste. Et, simultanément, il pose une équivalence, réelle et non métaphorique, entre rassemblement, l’articulation du monde physique et l’articulation de l’écriture. C’est terriblement perturbant si l’ordre du discours a cette force de vérité du réel physique. Il y a chez Lucrèce une alliance de la philosophie, de la littérature et de la connaissance scientifique dont l’ennemi constant est ce que Joseph de Maistre appelait le "philosophisme".
C’est fascinant, ces mêmes pièces sur le même échiquier. Ce qui fait illusion, c’est que le préjugé philosophiste se double d’un préjugé biologique, à savoir qu’on a raison parce qu’on est là et que les autres n’y sont plus... On risque d’en déduire que les vivants sont plus vivants que les morts, ce qui n’est pas forcément vrai... Mais comment pourrait-on accepter que quelqu’un qui vit en même temps que soi ait la même fonction, exactement, qu’un mort énigmatique dont on se demande comment il a pu exister ? "Heureusement, je suis parfaitement mort", disait Mallarmé. Mais, heureusement, pour beaucoup, on n’est pas obligé de le croire.

En somme, la notion de progrès est une mystification entretenue par le philosophisme.

La fable, c’est par exemple celle de l’art moderne comme table rase. C’est pourquoi l’installation du musée Picasso à l’hôtel Salé est un si grand événement, qui change la ville elle-même, et devrait changer son rapport à la chronologie. Nul n’a médité plus plastiquement et plus profondément que Picasso sur le passé, sur Velasquez, Delacroix ou Manet. Certains disent que ce musée devrait être à la Défense. Cela aurait été, au nom de la "mode" et du "moderne", une méconnaissance totale de la réinterprétation que fait Picasso de la tradition. Alors, dans Théorie des exceptions, Watteau parle de Picasso, et Saint-Simon de Proust ?
Le livre est fait aussi pour cela, pour attaquer de plusieurs côtés, marquer un angle, biseauter les choses. De ce point de vue, c’est un livre un peu cubiste.

Le changement d’angle — presque le cubisme — c’est un peu ce qui caractérise vos trois modes actuels d’écriture. D’une part, ces essais et, d’autres parts, vos récents romans, Femmes, Portrait du joueur et Paradis, que vous poursuivez. Faites-vous une hiérarchie entre ces modes d’expression ?

Aucune hiérarchie. Ils procèdent tous du même amour du langage. Mais ce jeu sur les formes a un sens. L’actuel préjugé, c’est qu’un auteur doit être identique à lui-même. Il est assigné à un genre comme on est assigné à résidence. Toute aptitude rhétorique au changement de ton jette une suspicion sur l’identité de celui qui s’y prête.
L’institution sociale préfère un auteur qu’on peut mettre à une place fixe : on le félicitera de représenter le mort qu’il est déjà. Cioran m’a dédicacé son livre en réponse à l’envoi de Théorie des exceptions ainsi : "Vivant, trop vivant, ce reproche est un éloge." C’est étonnant, et tellement révélateur. Actuellement, le nihilisme est tenu comme une ascèse de la vérité. C’est digne, c’est bien. Ce qui est mal, c’est une position constamment affirmative qui se déploierait dans des circonstances différentes, et sous des masques différents. Le mal, c’est l’affirmation positive d’une crise d’identité. C’est ce que je fais, partout.
Il y a, dans ce que j’écris, des physiologies différentes. Avec Paradis, c’est d’un corps — au sens physique — que je m’occupe. Une extrême lenteur d’écriture destinée à un débit de lecture rapide — Paradis est un traité sur la voix. Les essais sont un autre corps. Et puis il y a des figurations tordues, comme Femmes ou Portrait du joueur... Picasso a fait des tas de femmes, des tas de corps du même corps... Ces différences de points d’activité, c’est une tradition très française : Diderot, Baudelaire.
Il est un peu inquiétant que les Français l’oublient ainsi. Cela risque de provoquer en retour un processus de violence analphabète à tendance fasciste... Pourquoi les Français ont-ils tant de mal à penser leur tradition changeante, mobile ? Il ne me déplairait pas, comme ça, en passant, d’être le symptôme qui permettrait non de résoudre, mais de penser cette question... J’aime beaucoup le concept que propose Jean-Didier Vincent dans Biologie des passions [9], celui d’"état central fluctuant"... C’est un état qui n’a rien à voir avec la représentation stéréotypée de la conscience, une complexité d’organisation biologique dont ne donne guère l’idée l’homme caricaturé par Daumier. Et pourtant lui aussi fonctionne ainsi...

Mais, en même temps que vous acquiescez à ces complexités, à ces "vivant, trop vivant", vos derniers romans semblent mimer une "recherche du temps perdu" et, au-delà même, une sorte d’annulation du temps. Dans Portrait du joueur, la formule que vous proposez est "Thèse, antithèse, hors thèse"...

Je ne crois pas qu’il y ait un lieu à retrouver, même si je le feins dans Portrait du joueur. On ne retrouve ni un lieu ni un état. On a simplement le sentiment de quelque chose de tout à fait lumineux qui est sans cesse perdu, égaré, oublié. Était-ce là à l’origine, comme le disent les mythes ? Je ne le crois pas. Mais on pense que c’est enfoui, quelque part, dans le passé. On fait des psychanalyses pour cela, parce que l’on pense qu’on a oublié la partition, le texte. En fait, il s’agit d’éluder l’expérience du temps en tant que tel, de l’instant pur. Si on pouvait le penser, on ne serait plus soumis à ces cycles d’oubli, de renaissances, de lueurs dans la nuit. On serait en dehors. On trouverait le trou. Le "sans temps". Dante, dans la Divine Comédie, pose deux temps absolument définitifs. En enfer, c’est la pétrification, l’enfermement corporel et, en même temps, l’éructation de stéréotypes. Au paradis, c’est le mouvement, l’allégresse, la voix qui sort du corps, et l’énonciation qui modèle la matière.

Le temps, c’est le corps ?

S’il devient un tombeau. Quand les gens sont convaincus qu’ils sont dans leur corps, c’est l’enfermement dans le temps. C’est à cela que sert une causalité biologique, un "miracle de la vie", l’idée que le langage sort du corps, qu’il le contente et s’en contente, alors qu’il y a toujours plus de langage que de corps, dans le passé, et dans l’individu même. C’est manifeste dans le jeu de mot. Il y a là une expérience sur le temps. C’est comme si on avait trois dimensions au lieu de deux. Avoir plus ou moins de plasticité vis-à-vis du jeu de mot, c’est dormir plus ou moins. Le langage surplombe le temps. Il y a dans le jeu de mot une incitation à se réveiller. On ne s’entend pas souvent parier, donc on ne se représente pas sa propre pensée. "Dites-moi ce qui vous passe par la tête et vous allez découvrir une pensée que vous ignorez vous-même." On a beau bétonner, électrifier, barbeler, il y a toujours une faille qui détruit les apparences. Et, pourtant, les efforts qu’on fait pour ne pas savoir, c’est épatant...

En fait, une théorie des non-savoirs, des censures multiples, serait plus productive et moins répétitive qu’une description des savoirs.

Cela produirait des savoirs passionnants. D’ailleurs, la théorie des exceptions est une théorie de la censure. Et de ses déplacements. Être expert en censure assurerait un contre-pouvoir étonnant. Prenez l’Olympia de Manet. Patrimoine culturel. Complètement assimilé. Eh bien, je suis sûr que si vraiment on la voyait l’effet serait aussi violent que le jour où tout Paris s’est assemblé pour un énorme éclat de rire. C’était un chimpanzé ahurissant, pas scandaleux, désopilant. Des scènes sexuelles de Portrait du joueur, on n’a pas dit qu’elles étaient scandaleuses, on a dit qu’elles étaient mal écrites, bâclées. En réalité, c’est toujours le sujet qui est censuré. Mais on fait comme si Sade était lisible, comme si cela allait de soi...

Dans l’essai que vous consacrez à Gracian, dans Théorie des exceptions, vous parlez d’ "une éternité libérée [qui] peut se dire dès à présent dans les fêtes de la désillusion rythmée qu’on appellera, par facilité, la pensée" ... Liberté de la désillusion ?

Rythmée. C’est quelque chose de plus que la pensée au sens philosophique, quelque chose de musical, de scandé. Il ne s’agit pas d’illusions perdues, ou d’une quelconque "sagesse". Il s’agit de jouir dans la désillusion, jusque dans la désillusion. C’est un pas de plus vers la connaissance. C’est un refus de plus du nihilisme.

Vous accordez beaucoup d’importance au rire. À propos de Cervantès, vous dites que la confrontation incessante du "déchet avec la mauvaise littérature" produit un état d’"hilarité continue".

L’hilarité, c’est une chose que j’ai depuis l’enfance. Je me suis toujours fait mettre à la porte pour des fous rires incontrôlés. C’est aussi une sortie.

Dans Théorie des exceptions, à propos de l’assomption, vous notez que le mot est dans le dictionnaire entre "assommoir" et "assonance", ... "Sollers", le pseudonyme que vous vous êtes choisi, est, dans le Gaffiot, entre "solemnizo, are", une seule occurrence chez saint Augustin, signifiant "solenniser", et "sollertier, adroitement, habilement". Solenniser adroitement... Qu’en pensez-vous ?

Épatant. Les pensées sont bien plus qu’on ne le croit dans la façon même dont les mots se classent dans le dictionnaire.

Propos recueillis par Monique Nemer, Le Monde du 24 février 1986.

*

Revenons au sujet. Lucrèce. On ne sait pas grand chose de sa vie. Sollers lui consacre un texte en 1983. Il est publié dans Le monde le 14 août.

Portrait imaginaire... Lucrèce

par Philippe Sollers

Tout est calme ce matin dans la campagne romaine, d’un calme qui fait penser au vide au-delà duquel se trouvent les dieux. Le moment est venu pour moi d’apprécier l’ensemble de mon entreprise. J’écris ici un examen rapide, mais je brûlerai sans doute ce document. Rien ne doit rester que le poème. Il est là, sous mes yeux. J’en suis encore, après huit jours, à me répéter les dernières et les premières syllabes. Les dernières : « Multo cum sanguine saepe rixantes potius quam corpora desererentur. » Les premières : « Æneadum genetrix, hominum diuomque uoluptas »... Je pense que c’est assez clair. La volupté, la mort, l’arrivée des corps et leur fin, le plaisir qui rapproche, la peste qui désagrège, j’ai tracé le cercle, je l’ai parcouru.

Ils ne sauront rien de ma vie, j’ai pris les précautions élémentaires. Ils diront probablement que j’étais fou ; que je me suis tué. Toujours la même méthode. Quand on échappe à leur surveillance, à leur malveillance inlassable, ils recourent à la grande exclusion : un monstre, voilà ce qu’ils seront obligés de répandre sur mon compte. Ils auraient préféré le silence complet, la disparition intégrale, mais le poème est là, il circulera, ils savent déjà qu’ils ne pourront pas mettre la main sur toutes les copies, notre groupe est encore assez puissant pour les cacher et les diffuser, il faudra donc qu’ils m’inventent, qu’ils me réfutent. J’imagine ici leur travail de déformation dans les années qui viennent et au cours des âges. Que m’importe ? Désormais, je ne suis plus dans le même battement du temps.

Un écrit n’est rien s’il n’entraîne pas une adhésion raisonnable fondée sur l’enthousiasme de la vérité la plus difficile, et symétriquement la haine venant du mensonge qui convient au plus grand nombre et à ceux qui en jouent. Ce que j’ai dit, ils ne sauraient l’admettre. Ce qu’ils diront sera pourtant indéfiniment contesté par ma démonstration. J’ai toujours insisté, comme notre Maître lui-même, sur la nécessité de réserver notre doctrine aux plus nobles, aux plus éprouvés. Malheur à nous si un jour, après mille persécutions, un quelconque tribun de la plèbe se mettait à approuver nos idées, voire à s’en servir pour dominer la cité. Le risque serait grand, alors, d’une terreur exercée par le désespoir et fondée sur lui. Car de même que notre vision entraîne le maximum de liberté pour celui qui sait la pénétrer et se taire, de même elle pourrait provoquer le pire esclavage si elle était utilisée par le pouvoir du ressentiment médiocre et pervers ou le fanatisme policier.

Ce que nous soutenons est insupportable pour la plupart. Et pourtant, il a bien fallu prendre le risque de le révéler. Mais cette révélation ne s’adresse que d’un à un, si je peux dire, elle te vise personnellement, toi, lecteur, et toi seul. Nous ne sommes pas des philosophes comme les autres, encore moins des écrivains ou des poètes dont la superficialité ajoute des ornements précieux à la philosophie. Non : notre vérité est au-delà, simultanément, de la philosophie et de la poésie. Elle est la science en train de parler mélodiquement à l’oreille humaine. Jamais la science ne pourra dire que nous avions tort, telle est ma certitude. Nous servirons peut-être provisoirement des erreurs, mais elles finiront par se dissoudre, notre doctrine n’en sera même pas affectée.

Il faut toujours en revenir aux principes : le monde n’est pas éternel, il aura une fin ; les astres ne nous sont donc en rien supérieurs, bien au contraire ; les dieux sont insensibles à la faveur comme à la colère ; la pensée doit s’étendre par-delà le vide, l’infini, les atomes et la déclinaison qui les lie. Le plus grand criminel est donc celui qui fera l’apologie de la religio, du modus, du nœud. On le reconnaît infailliblement à ce signe. Ce qu’il veut ainsi, c’est s’engorger avec toi dans le plaisir sombre de la mort immortelle. Vampire facile à démasquer d’après nous, mais non sans faire effort sur soi-même. Car chacun d’entre nous, formé comme il l’est du même mélange passionné, adhère à cette passion. Les noeuds succéderont aux noeuds, les illusions aux illusions, les croyances aux croyances. Et pourtant, invinciblement, la claire conscience de l’inanité universelle, libre, portant ses tourbillons de corps élémentaires, reviendra, chez quelques-uns, l’emporter.

Qui sait ? Une époque viendra peut-être où, par le développement sans fin de la technique, les hommes pourront observer ces particules dont tout est tissé. Nous a-t-on assez reproché d’invoquer des fantômes ! Des inventions de notre imagination surchauffée ! Et si encore nous ne parlions que des substances des mondes ! Des soleils ou des minéraux ! Mais leur rage, c’est évident, vient surtout de notre lucidité sur l’amour. Que nous ayons nettement décrit le rôle et la pression des semences, les simulacres qui s’ensuivent, les rêves qui en découlent, les vanités comme les appétits qui se déploient et ravagent les destinées à partir de trois fois rien, voilà le scandale.

Mais encore une fois, qui sait ? Qui peut savoir si le temps ne viendra pas où l’on pourra voir clairement le mécanisme de l’engendrement ? La conjonction du mâle et de la femelle ? Le principe de la fécondation ? Allons plus loin : ne peut-on pas penser qu’il sera possible d’induire des rapprochements, des greffes ? De fabriquer la vie de toutes pièces à partir des liquides qui en portent la nécessité ? Folie ! disent-ils. Ou encore : horreur ! Comme ils sont intéressés à maintenir ce mystère où leur vanité se prend ! Comme ils aiment leurs charlatans, écrivains, prêtres, philosophes ! Nous avons ruiné, jusqu’à la racine, leur prétention délirante. Nous avons envisagé, les preuves viendront, que l’existence n’avait aucune raison fondamentale, aucune justification en soi. Nous avons détruit tous les nœuds présentés comme des liens respectables. Et en premier lieu, peut-être, l’incroyable, la pitoyable puissance du miroir sur le cerveau de notre condition passagère. Tant est grand l’orgueil et l’aveuglement terrestre !

Notre orgueil, lui, est pleinement justifié. La plus grande humilité le garantit. Je regarde mon manuscrit. La disposition des mots et des lettres est rigoureuse. Elle parle de la disposition de tout ce qui peut se voir, s’entendre, se toucher, se sentir, se parler. Une même combinatoire règle les phénomènes physiques et l’entrelacement des phrases. Bien plus : je sais que, grâce à l’infini, cette constatation a déjà eu lieu. Je me suis déjà produit, j’ai vécu, j’ai pensé cela, j’ai tracé les signes, je n’en garde aucun souvenir. La mort a introduit entre moi et moi une coupure complète. En quelle langue ai-je déjà écrit cet hymne perdu ? Je ne sais pas. En quelle langue, dans quel paysage futur, sera-t-il à nouveau écrit par moi qui n’aurais plus le moindre souvenir du moi que je suis à l’instant ? Impossible à prévoir. Utilisera-t-on seulement les mêmes caractères ? Rome sera-t-elle dans Rome ? Y aura-t-il encore quelqu’un pour connaître le secret de Vénus ?

Notre École peut être dispersée, vaincue. C’est dans l’ordre. J’ai fait ce que je devais faire : rythmer ses connaissances pour qu’elles soient transmises et apprises par cœur. Le soleil se couche, maintenant. L’ombre commence à épaissir sous le grand pin parasol de la villa où je suis réfugié. Je sais qu’ils me cherchent. Je sais exactement qui, pourquoi, comment. Vieille histoire ! Ils me trouveront seul. Ils fouilleront partout sans trouver le document qu’on leur a dit de saisir à tout prix avant de m’avoir tué. Peut-être me tortureront-ils, les infâmes ? Ce n’est pas si grave, l’évanouissement nous sauve de la trop grande douleur. Je pense même pouvoir m’inciter à en finir, de l’intérieur, par une sorte d’arrêt du souffle que nous a enseignée un de nos adeptes médecin. Non, ils n’auront pas réussi à me rendre fou. Non, je ne me suiciderai pas. C’est simplement la vieille prison humaine qui se referme sur elle-même pour perpétuer son imposture. Nous ne sommes pas de ce monde. Nous l’avons dit. Nous le redirons un jour.

Philippe Sollers, Le Monde du 14 août 1983.

*

Théorie des exceptions

Quatrième de couverture
Après tout, rappelons une évidence : il est faux que les oeuvres littéraires ou artistiques soient attendues, justifiées, normalement produites en leur temps pour la satisfaction ultérieure de l’historien, des musées ou des professeurs. Au commencement est la violence, l’effraction, souvent le scandale. Chaque nom, ici, représente une réalité qui n’aurait pas dû avoir lieu, une exception qui ne confirme aucune règle.
Ces noms ? Des écrivains, d’abord. Lucrèce, Montaigne, Cervantès, Saint-Simon, Sade, Dostoïevski, Proust, Joyce, Faulkner. Des artistes ensuite : Raphaël, Watteau, Picasso, Webern, Bach. Puis viennent des réflexions ou des insolences plus générales : sur des lieux privilégiés, la fiction, la théologie, Freud. Et enfin : quelle est la condition, aujourd’hui, d’un écrivain français dont la littérature est comme la respiration même ? « Écrire, dit Kafka, c’est bondir hors du rang des meurtriers. »
Le sujet de Théorie des Exceptions ? L’histoire contrastée et passionnée de ce bond.
Ph. S.

*

Introduction, 11

I

Méditation de Lucrèce, 13
Montaigne, le mutant, 18 [10]
Cervantès ou la liberté redoublée, 24
Éloge de la casuistique (Gracian), 34
Saint-Simon et le Savoir Absolu, 38
Lettre de Sade, 45
Dostoïevski, Freud, la roulette, 57
Proust et Gomorrhe, 75
Joyce et Cie, 80
La voix de Joyce, 99
Faulkner, 105
Le rire de Céline, 112
L’Auguste Comte (Lautréamont), 115

II

La Fornarina (Raphaël), 133
Le Cavalier (Bernin), 135
Watteau, 139
De la virilité considérée comme un des beaux-arts (Picasso), 150
Psaume (Rothko), 159
Pour De Kooning, 164
Télopéra, 172

(suite)

Webern, 175
Triomphe de Bach, 178

III

L’Observatoire, 181
Bordeaux, 185
, 138

IV

Vers la notion de Paradis, 196
La Coupole, 200
Gloria, 215
Le Pape, 218
L’Assomption, 224
Le cours du Freud, 39
Lacan, 247
La Sangsure, 252
Le marxisme sodomisé par la psychanalyse, elle-même violée par on ne sait quoi, 57
Socrate, en passant, 266
Je sais pourquoi je jouis, 285

V

Sur « Femmes », 299
« Too French ! », 303
Réponses au questionnaire Marcel Proust, 308

Feuilletez le livre.
Sollers parle de Théorie des exceptions ICI.

*

Money jungle

J’ai commencé en jazz ; écoutez maintenant Money Jungle. Aucun rapport ? Si : trois musiciens d’exception, la radicalité et le rythme. Dans la jungle de ce qui désormais fait loi, art et littérature confondus : l’argent-roi, le trafic. Dernier exemple en date : La coiffeuse de Picasso. Valeur estimée : entre 37 dollars et 15 millions de dollars (on se croirait dans La Fête à Venise ou dans un film d’Hitchcock [11]).

Portfolio


[1D’un château l’autre.

[2« [...] la politique s’est faite sans les projets et sans l’histoire, mais avec la Loi de la langue (merci Saussure), elle s’est faite sans les hommes (merci Foucault 66), sans le sujet (merci Lacan), sans le prolétariat (merci Althusser), sans la raison (merci Derrida). »
On trouve un condensé des thèses d’Onfray dans Nommer le mal.

[3Cf. « Gros colons et gendelettres » dans Traces de feux furieux, Galilée, 2006. Sur Ulysse, lire notre dossier, Joyce de nouveau.

[4Notamment sur les flottements de son attitude pendant la guerre (Jankélévitch est ici d’un précieux secours à Onfray). Sur le comportement de Sartre et de Beauvoir entre 1941 et 1945, lire le chapitre, argumenté et nuancé, qui me semble faire définitivement le point, « Note sur la question de Vichy : Sartre résistant », dans Bernard-Henri Lévy, Le siècle de Sartre, Grasset, 2000, p. 356-390.

[5Il peut même être bon (soyons justes) : quand il répond à certaines questions de ses auditeurs, notamment sur la question de « l’islamophobie ».

[6Rimbaud : « Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs ! » (lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871)

[7Ce n’est évidemment pas ce que veut dire Rancière.

[8Gallimard, folio/essais 28.

[9Éditions Odile Jacob, 1986.

[10Cf. Extrait.

[11Cf. la scène de la vente aux enchères dans La mort aux trousses.

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2 Messages

  • Albert Gauvin | 22 novembre 2021 - 14:31 1

    « Un écrit n’est rien s’il n’entraîne pas une adhésion raisonnable fondée sur l’enthousiasme de la vérité la plus difficile, et symétriquement la haine venant du mensonge qui convient au plus grand nombre et à ceux qui en jouent. » Voilà ce qu’écrivait Sollers en 1983 dans son Portrait imaginaire... Lucrèce, l’auteur du De rerum natura.

    On peut lire dans le numéro 314 (22 novembre 2021) de la revue en ligne lundimatin :

    « Nous voulons partager notre passion pour Lucrèce, nous voulons le lire dans la rue, nous voulons écrire son nom sur les murs, copier ses vers dans les toilettes publiques ou sur les murs des réseaux sociaux, parce que c’est ce malheureux, immense, humble poète qui nous dit que, dans le passage répétitif des jours, dans le temps vide et homogène, dans la désolation qui fut la sienne, qui est la nôtre, il est possible que quelqu’un s’arrête, commence à tourner sur lui-même. »

    « Nature sans fondement. Lucrèce, poésie et philosophie de la destitution » est la traduction de l’éditorial du numéro 6 de K. Revue trans-européenne de philosophie et arts, numéro entièrement consacré à Lucrèce et à sa postérité.

    Autres numéros de la revue K :
    KAFKA, L’écriture de la destitution ?
    Giordano Bruno : politique et infini


  • A.G. | 7 juillet 2017 - 15:46 2

    Athéisme et libertinage : la postérité de Lucrèce au XVII°siècle
    De Molière à La Fontaine, parcours de la réception singulière de l’oeuvre de Lucrèce.
    Écartée par les chrétiens, redécouverte par le Pogge à la fin du XVI°, l’œuvre de Lucrèce connaît au XVII° une postérité remarquable quoique toujours souterraine. Patrick Dandrey nous invite aujourd’hui à parcourir les méandres historiques et littéraires de cette réception singulière, où le poète-philosophe antique séduit athées et libertins, mais aussi Molière et La Fontaine. Voir ICI.
    LIRE : Portrait imaginaire... Lucrèce et Sur le matérialisme.