4 5

  Sur et autour de Sollers
vous etes ici : Accueil » SUR DES OEUVRES DE SOLLERS » Dossier "Lire Philippe Sollers"
  • > SUR DES OEUVRES DE SOLLERS
Dossier "Lire Philippe Sollers"

La Règle du Jeu

D 17 janvier 2024     A par Viktor Kirtov - C 3 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



C’est un dossier proposé par La Règle du Jeu N° 81, janvier 2024

le livre sur amazon.fr

De son premier roman, l’histoire d’un jeune homme qui explore l’amour, à Graal, récit où se cristallisent les lectures, les méditations et les mystères d’une vie entière, l’œuvre de Philippe Sollers n’aura cessé de se métamorphoser à la vitesse du siècle qui l’observa s’écrire. C’est que Sollers aura été de toutes les aurores : écrivain classique, adoubé par Mauriac et Aragon, révolutionnaire du langage, commenté par Barthes et Derrida, explorateur des avant-gardes à la tête de Tel Quel, romancier du désir, biographe de Mozart et de Casanova, défenseur de l’Infini dialoguant avec les vrais vivants de la littérature, c’est-à-dire les morts, libertaire engagé mais athée des chapelles sociales, catholique charnel et épris de grand art… Toutes ces identités réunies en un homme ont engendré une œuvre marquée par l’Imprévu, le Nouveau, où se trame pourtant une profonde cohérence. Mais comment y entrer ?

Dans ce dossier, La Règle du jeu réunit ses proches, ses amis, mais aussi des universitaires, des critiques littéraires, des écrivains, des lecteurs – afin de rendre hommage à l’écrivain majeur que fut, et que continue d’incarner Philippe Sollers.

SOLLERS A TRAVERS LES AGES

Depuis qu’il l’a rencontré en 1977 et au fil des décennies, Bernard-Henri Lévy n’a cessé d’écrire sur Philippe Sollers. Textes rassemblés et présentés par Félix Le Roy.

L’amitié

Il faut dire dès maintenant, en préambule, le fort sentiment d’amitié qui a lié Philippe Sollers et Bernard-Henri Lévy. Le second a souvent évoqué cette belle amitié d’écrivain à écrivain :

« Sollers, justement. L’amitié entre deux écrivains (et, peut-être, l’amitié tout court) : non pas, comme on le croit souvent, une pratique de l’échange, du dialogue, du pour-parler interminable, de la causerie approfondie, mais juste le contraire – une connivence si aiguë, une entente si bien établie, qu’elles se passent quasiment de mots et ramènent la conversation à sa dimension la plus minimale. Laconisme de l’amitié. Rareté de la parole amie. L’amitié – ou la parole réduite à sa forme sténographique. »
Bernard-Henri Lévy, « Bloc-notes » du Point, 5 octobre 1996.

Dans Purple Magazine, en 2009, BHL répond aux questions d’Olivier Zahm. Ce dernier évoque l’amitié avec Sollers, ce « compagnon secret », une « amitié forte, intense et, sur la durée, à toute épreuve » nous dit le philosophe :

Olivier Zahm : Philippe Sollers. L’écrivain essayiste Philippe Sollers, votre ami, votre compagnon secret…

Bernard-Henri Lévy : C’est vrai que j’ai parfois le sentiment, quand on se voit, qu’on est comme deux agents secrets, représentants de je ne sais quelles puissances alliées et se voyant de loin en loin pour échanger, entre une tasse de thé et un verre de whisky, comme dans un roman de Graham Greene, quelques informations de qualité.

O. Z : Pour plus d’efficacité ?

BHL : Disons qu’il y a cause commune.

O. Z : Politique ?

BHL : Oui. Donc littéraire
.
O. Z : Vous avez aussi en commun une même passion pour les femmes, pour l’érotisme, pour une vie libertine.

BHL : Je ne sais rien de la vie de Philippe Sollers.
Il ne sait rien de la mienne. Nous ne parlons jamais de ces choses.

O. Z : Sans doute, mais les deux grands séducteurs de la scène littéraire française, c’est lui et vous.

O. Z : Admettez que vous partagez, tous les deux, le même goût pour le secret et la vie privée…

BHL : Là oui. Absolument. Le secret comme un art de vivre. L’art du secret.

O. Z : Alors ?

BHL : Alors je dirai que ce qui nous rapproche le plus c’est le goût de la littérature, d’abord. Et puis, ensuite, le goût du siècle, de ce siècle, de cet instant en tant qu’il est notre présent. Vous connaissez le mot de Voltaire : « Ah, le beau siècle que ce siècle de fer ! » ? Eh bien cette idée, le principe selon lequel c’est cette époque-ci qui est la bonne, qu’il n’y en a pas d’autre, qu’on n’a pas d’époque de rechange et que c’est là qu’il faut jouer, que c’est là qu’il faut gagner, que c’est ça qu’il faut décrire, raconter, critiquer, ce principe qui commande de vivre sans nostalgie, sans dépression, sans mélancolie, et sans indiscrétion non plus, eh bien voilà, oui, ce qui nous rapproche.

En tout cas, le fait est là : on réalise le tour de force de se voir très régulièrement, de rire beaucoup, de se parler d’un nombre infini de choses, sauf de nous-mêmes ! Pas de confidences. Pas d’intimité. Je ne connais aucun de ses secrets. Il ne connaît aucun des miens. Et cela fait une amitié forte, intense et, sur la durée, à toute épreuve. »

Bernard-Henri Lévy, Purple Magazine, propos recueillis par Olivier Zahm, 2009. Repris dans Questions de principe 11. Pièces d’identité, Grasset, 2010.

Sur quoi repose cette amitié ? Quels en sont les sources, les leviers, les trajets ?

Sollers, un parrain

Le compagnonnage entre Philippe Sollers et Bernard-Henri Lévy est ancien. Il a même une date ! En 1977, paraît chez Grasset La Barbarie à visage humain. Sollers le sent : ce livre « va faire scandale ». Il devient une sorte de parrain du jeune « nouveau philosophe ». Son analyse est claire : « Le socialisme n’est pas l’alternative du capitalisme, mais sa forme moins réussie, voire tout simplement concentrationnaire. La Barbarie à visage humain est d’abord une reprise et un approfondissement de l’analyse du fait totalitaire comme fait moderne. » (cf. Philippe Sollers, « La Révolution impossible », Le Monde, 13 mai 1977).
BHL n’a jamais oublié ce soutien primitif, amorce d’une amitié et d’un dialogue au long cours entre les deux écrivains ; il déclare :

« Quand j’ai publié La Barbarie à visage humain, les deux premiers articles furent signés l’un de Roland Barthes, dans Les Nouvelles littéraires et l’autre de Philippe Sollers, à la une du Monde des livres. Je ne les connaissais ni l’un, ni l’autre. Eux, en revanche, étaient très liés. Quand je repense à ces débuts, à ce baptême littéraire en quelque sorte, ce sont leurs deux voix que j’entends. Est née là, avec Philippe Sollers, nouée dans ce qui nous est, à l’un comme à l’autre, le plus essentiel, à savoir la littérature, une amitié qui ne s’est jamais démentie. »

Bernard-Henri Lévy, propos recueillis par Daniel Garcia en 2003, republiés dans Questions de principe 9. Récidives.

« Si je me souviens de la première critique de mon premier livre ? Naturellement, oui. Il y en a eu deux. Parues le même jour. Et dont la conjonction fit, à mes yeux, baptême. Celle de Philippe Sollers dans Le Monde. Et celle de Roland Barthes dans Les Nouvelles littéraires. Imaginez ce livre scandaleux qu’était, à sa parution, La Barbarie à visage humain. Imaginez tous les clergés littéraires et politiques ligués contre un jeune homme qui avait le culot de s’en prendre à la religion progressiste. Et imaginez ces deux extraordinaires parrains qu’étaient, pour ce jeune homme, un Barthes et un Sollers au plus haut de leurs gloires respectives et parés de tous les prestiges de l’avant-garde littéraire. Comment ne m’en souviendrais-je pas ? »

Bernard-Henri Lévy, entretien dans le Frankfuter Allgemeine Zeitung en octobre 2005, republié dans Questions de principe 11. Pièces d’identité.

« Quand je reprends l’article de Philippe Sollers, « La Révolution impossible » (Le Monde, 5 avril 1977), qui inaugura notre compagnonnage […] ; quand je revois les amis de Sollers grossir, après lui, derrière lui, les rangs de la petite troupe que nous formions et qu’ils renforcèrent de leur furia littéraire ; […] quand je revois, oui, tout cela, je songe qu’il y eut, dans cette aventure, une part inévitable de hasard, de contingence, de malentendus cocasses et absurdes, d’agitation, de désordre inutile, de polémiques fracassantes mais sans lendemain, de farce – mais qu’elle eut néanmoins des vertus et, parmi ces vertus, celle d’aller au bout de cette déconstruction méthodique des quatre piliers du temple totalitaire. »

Bernard-Henri Lévy, Ce grand cadavre à la renverse, Grasset, 2007.

En 1979, BHL publie, toujours chez Grasset, son deuxième ouvrage : Le Testament de Dieu. Sollers est à nouveau au rendez-vous. Il salut un livre « écrit dans le plus beau français qui soit », tout en analysant le trajet philosophique de Bernard-Henri Lévy : « C’est lui, l’ancien des jours, le plus ancien de tout langage, qui est à nouveau le plus nouveau et qui, Lévy le montre pas à pas, éclaire notre histoire, son incohérence apparente, ses bruits, ses fureurs. » (cf. Philippe Sollers, « La barbarie sans foi ni loi », Le Nouvel Observateur, 30 avril 1979).

« L’insoutenable légèreté de Philippe Sollers »

Bernard-Henri Lévy est un bon lecteur de Philippe Sollers. Nombreux sont les livres de l’auteur de Femmes et de Paradis qu’il a évoqué dans la presse, non sans une certaine jubilation. En avril 1986, BHL donne sa lecture du Théorie des exceptions de Sollers :
« Je vois trois bonnes raisons au moins de lire, toutes affaires cessantes, le dernier livre de Sollers.

La première c’est qu’il y a peu d’écrivains capables, par les temps qui courent, de nous parler avec autant d’éloquence et de compétence de littérature que de science, de musique que de peinture, de théorie informatique que d’histoire des religions ou de la psychanalyse.

La seconde c’est que je n’en vois pas beaucoup non plus qui puissent se targuer de réunir ainsi, sans y rien raturer ni ajouter, des textes d’âge différent, écrits il y a parfois dix ou vingt ans mais qui, mis bout à bout, dans l’ordre linéaire du livre composé, n’en paraissent pas moins, tout à coup, miraculeusement contemporains – je n’en connais pas qui, en d’autres termes, aient si peu varié dans leurs choix fondamentaux et se soient, n’en déplaise à la légende, finalement si peu trompés.

Et puis, la troisième raison, enfin, c’est qu’à travers tous ces textes, à travers ces vagabondages littéraires ou artistiques, il y a une question clef qui, peu à peu, se pose, s’impose, s’entête et domine l’ensemble. Cette question c’est, en un mot, celle du statut, dans notre culture, de ce monstre très singulier qu’elle appelle un écrivain. Même si Sollers n’est bien évidemment pas le premier à s’en soucier, il reste qu’il le fait avec une élégance, une insolence et, pour tout dire, une intelligence dont nous avait déshabitués le prêchi-prêcha environnant. Car un grand écrivain, nous explique-t-il en substance, c’est déjà quelqu’un qui, par principe, ne peut pas être un prêchi-prêcheur. C’est quelqu’un qui, en aucun cas, ne peut jouer les maîtres de morale ou de vertu. C’est quelqu’un qui, le voudrait-il, serait physiologiquement incapable de donner à ses semblables je ne sais quelles raisons de vivre, de croire et d’espérer. Et le comble est que, à tout prendre, il n’est vraiment ce qu’il doit être – un grand écrivain, précisément – que lorsqu’il est en mesure de démanteler, au contraire, les pauvres raisons de vivre, de croire ou de persévérer dont les humains, dans leur détresse, peuvent être tentés de se bercer.

C’est le cas de Kafka, par exemple, répétant aux optimistes qui l’entourent que le monde n’est que meurtre, lynchage généralisés. C’est celui de Faulkner clamant que l’Histoire est un horrible mélange de bruit et de fureur conté par un idiot. C’est celui de Joyce, encore, acharné à démentir l’idée, si rassurante pourtant, d’une langue naturelle, naturellement offerte aux sujets parlants. C’était celui de Baudelaire déjà, non moins acharné à dissiper l’illusion d’une harmonie possible des chairs, des désirs ou des étreintes. Bref, c’est le cas de la plupart de ces écrivains que l’on a pris l’habitude, Dieu sait pourquoi, de baptiser « modernes » quand tout leur effort semble être, en fait, de réintroduire en littérature l’idée, le dogme d’un péché originel dont la modernité, justement, avait cru pouvoir se passer. La vérité, nous dit Sollers, toujours, c’est qu’il n’y a pas d’entreprise littéraire majeure qui, en ce siècle comme au précédent, ne se soit astreinte à ce face à face difficile, parfois tragique ou mortel, avec le fond de haine ou de maléfice qui est, même si elles n’en ont pas toujours conscience, le plus obscur secret des sociétés.

De là, bien entendu, la sourde malveillance dont ils sont fatalement victimes de la part desdites sociétés.

De là ce climat de méfiance, de suspicion ou d’exclusion où ils sont toujours, peu ou prou, tenus de vivre.

De là que, contrairement aux apparences, aux discours officiellement tenus, aux honneurs mêmes qu’on leur prodigue, il n’y a pas une communauté au monde qui ne travaille de toutes ses forces à empêcher leur émergence.

Et de là, quand ils émergent tout de même et que, par un incalculable concours de circonstances et de coups de chance, ils réussissent à déjouer les forces qui les condamnaient, l’irrémédiable solitude où ils se complaisent eux-mêmes. Car il est difficile, n’est-ce pas, de savoir tout ce qu’ils savent sans en tirer quelque leçon. Il est difficile de connaître la vérité de l’odieux petit manège sans être tenté, fût-ce en rêve, de s’en excepter. Et l’on voit mal comment ils pourraient clamer que le monde n’est qu’une succession de meurtres et de massacres sans se résoudre, comme dit l’autre, à bondir hors du rang des meurtriers…

L’écrivain vit, dira-t-on ? Il partage le sort commun ? Il va, il vient, il souffre, il se bat même ou il « milite » de la même façon, après tout, que le plus modeste militant ? Oui, bien sûr. Mais il ne faudrait pas beaucoup pousser Sollers, il me semble, pour lui faire dire qu’il y a dans cette agitation toute une part de feinte et de semblant. Il ne faudrait pas longtemps le solliciter pour lui faire admettre qu’ils sont là, ces écrivains, sans être tout à fait là, absents à notre monde tout en y étant présents. Et je ne suis pas loin de penser moi-même qu’on verrait beaucoup plus clair, par exemple, dans le fameux problème de « l’engagement » des clercs si l’on acceptait de prendre la mesure de toute cette dimension de comédie qui s’y trouve probablement investie – comme si tous ces combats, toutes ces adhésions absurdes et parfois inexplicables étaient comme un tribut qu’ils acquittaient, pour prix de leur monstruosité, à la communauté dont ils s’écartent.

Philippe Sollers lui-même pourrait bien être, du reste, l’illustration de cette règle. Il pourrait bien avoir été plutôt, à l’heure de ses ferveurs politiques, le vivant témoin de cette tentation. Et s’il a changé depuis ce temps, s’il a gagné en lucidité ou, ce qui revient au même, en profondeur, c’est qu’il ne se sent plus contraint, par exemple, quand il parle de Joyce, de nous dire que Finnegan’s Wake est aussi le grand livre antifasciste des années 30 ; c’est qu’il ne se sent plus sommé, quand il discute des Démons de Dostoïevski, d’en faire aussi le précurseur de la pensée anti-totalitaire d’aujourd’hui ; bref c’est qu’il ose à présent, et pour la première fois peut-être, aller au bout de l’intuition qui était de toute éternité la sienne même s’il reculait parfois devant ses risques et périls : l’apparition d’un écrivain est un phénomène déchirant, bouleversant, exorbitant à toute espèce d’entendement politique ou communautaire.

Cela aussi, Théorie des Exceptions nous le dit. Et ce n’est pas le moindre mérite, à mes yeux, de ce livre que de nous donner à lire l’itinéraire d’un esprit qui, peu à peu, au fil des pages et des années, se départit de ses pesanteurs.

Insoutenable légèreté de Philippe Sollers. »

« Lettre d’un persan à une persane à propos de Philippe Sollers »

En février 1989, Sollers publie Le Lys d’or, roman d’amour, du discours amoureux, des hommes et des femmes, de leurs rôles qui changent et s’échangent, imprégné par l’Orient des Mille et Une nuit autant que par La Recherche de Proust. À cette occasion, Bernard-Henri Lévy, sous forme épistolaire, à la manière de Montesquieu, écrit une « Lettre d’un persan à une persane à propos de Philippe Sollers » (repris dans Questions de principe 3. La suite dans les idées). Tout y passe, les maîtres et les engagements, la politique et la littérature, la politique dans son rapport à la littérature, et vice versa, les effets de chapelle et de sérail, la drôlerie de Sollers…

« Voici, ma chère Astarté, les renseignements que j’ai pu recueillir au sujet de l’auteur qui semble si fort t’intéresser.

Il est né, si j’ai bien compris, dans une ville du sud de la France qui porte le nom d’un vin. La famille est anglophile – ce qui, dans la région, est classique. Elle est résistante et patriote – ce qui, dans le pays, l’est beaucoup moins. Ce pur joyau de Gironde aura beau fuir son patronyme, cette origine, m’ont dit ses proches, l’a cependant façonné.

Son premier livre paraît en 1959 sous le parrainage conjoint des deux Mamamouchis de l’époque. À ma droite, le Mamamouchi Mauriac, se flattant d’être le premier à « écrire ce jeune nom ». À ma gauche, le Mamamouchi Aragon, qui revendique aussi l’honneur de « célébrer ce glorieux printemps ». Philippe Sollers n’a que vingt ans. Mais l’agitation bat déjà son plein. Et il n’est bruit dans le royaume que de ces querelles de préséance autour du divin baptême.

Au même moment ou presque, il fonde l’un de ces établissements bizarres, à mi-chemin du bazar et du sérail, que l’on appelle ici Revue et où ne tardent pas à se retrouver les esprits nouveaux du temps. Des noms ? MM. Althusser, Foucault, Lacan, Derrida, Ponge, Barthes – j’en passe : ces noms, de toute façon, ne te diront rien ; sache qu’il s’agit de gens éminents qui n’ont pas pour habitude de suivre n’importe qui. Ce sont des maîtres, des vrais : et c’est son mérite d’avoir osé et pu, lui, tout jeune homme encore, les embrigader ainsi sous ses couleurs et sa bannière.

Survient l’an 1968 qui l’installe sur le bord extrême du « parti révolutionnaire ». Cet engagement, à l’heure où je t’écris, lui est, va donc savoir pourquoi, toujours imputé à crime. Et je suis tombé, l’autre matin, sur une gazette qui, chose extraordinaire, attribue à ses écrits d’alors la responsabilité du « terrorisme ». Vérification faite, je suis en mesure d’affirmer : premièrement, que l’imputation est sans fondement ; secondement, que l’engagement en question était dans le droit fil de sa révolte, un peu plus tôt, contre les crimes français en Algérie ; troisièmement, qu’il y avait dans toute l’affaire une indéniable part de comédie : comme si cet écrivain-né s’était déguisé en maoïste, comme Usbek et moi en Parisiens, aux seules fins d’apprivoiser la langue, la culture, la littérature des Chinois. On le croyait « garde rouge ». Il allait en réalité sur les traces de son prédécesseur, le père Lorenzo Ricci – ce qui, pour l’admirateur des jésuites qu’il se révélera bientôt être, ne manquait ni de prescience ni de cohérence !

La démarche te choque ? Je veux dire : es-tu fâchée qu’un écrivain se serve d’une cause politique dans un but purement littéraire ? Tu aurais tort. Car c’est l’habitude ici : tous les grands écrivains sans exception ne crient si fort leur dévotion au Peuple, au Parti, à la Révolution que pour dissimuler le seul vrai lien qui leur importe et qui est celui des livres. Souviens-toi de ton Malraux. Ou de ton Sartre. Ou encore de ces « surréalistes » qui ne s’intéressaient aux choses de la cité que pour autant qu’elles préservaient ou renforçaient l’infracassable noyau de leur œuvre. Philippe Sollers, à sa façon, n’a rien fait d’autre. A ceci près qu’il aura, lui, clamé très haut ce que ses aînés faisaient tout bas : un romancier n’a qu’une morale, qu’une foi, qu’une religion—celle, sacrée, de ses romans.

C’est à dessein, bien sûr, que je nomme les surréalistes. Non pas, comprends-moi bien, qu’il y ait rien de commun entre son art et le leur. Mais il y a dans sa manière et sa personne quelque chose qu’on n’entend pas si l’on ne pense à eux. Je t’ai parlé de sa revue. Eh bien, sache qu’autour de la revue il y avait un groupe. Autour du groupe, une chapelle. Et, au sein de la chapelle, tout un jeu d’amitiés et de ruptures, d’hérésies et d’anathèmes, qui rappelle irrésistiblement celui de la secte d’André Breton. Sollers, nouveau Breton ? Disons, pour rester prudent : le dernier « pape » authentique qu’aient produit les lettres françaises. Ou bien, si tu préfères, le dernier de leurs écrivains à avoir écrit (et vécu) comme l’un de nos sultans – avec eunuques, vizirs, derviches et sérail prodigieux…

Aujourd’hui, le sérail est brisé. La secte, apparemment dissoute. Et la sacro-sainte Revue est restée chez son libraire d’origine qui l’a, paraît-il, prise en otage. N’empêche. Aussi seul soit-il, aussi singulier qu’il se veuille, notre homme continue de régenter à distance son Église invisible. Il suffit de voir ses proches, d’observer leurs manies et leurs accents, il suffit d’écouter comme ils s’expriment, comme ils fredonnent un air ou répètent un mot de passe, il suffit de voir l’étrange manière qu’ils ont de s’emparer tous, au même moment, du même livre fétiche qui leur devient comme un sésame (le plus récent en date serait, à ce qu’on me dit, les Commentaires d’un certain Debord connu pour son hostilité à toutes les formes d’ordre établi) pour comprendre que l’école, aussi dispersée soit-elle, n’en a pas moins maintenu des signes de reconnaissance et ses rites.

Voilà, ma chère Astarté. Tu sauras tout lorsque je t’aurai dit que ce grand écrivain est aussi l’un des personnages les plus drôles d’un Paris qui ne l’est guère. Oh ! pas cette drôlerie française dont nous avons, en Perse, un si méchant préjugé. Mais une drôlerie plus légère, plus subtile, plus carnavalesque aussi – qui semble toujours au bord de nous rejouer les situations les plus cocasses de l’Imprésario de Smyrne. Ajoute à cela son goût de l’allusion, du clin d’œil, de l’esquive. Ajoute, dans ses livres mêmes, ce drôle de demi-sourire qu’affectent parfois ses phrases. Ou bien cette façon qu’elles ont, d’une suspension à l’autre, de nous jouer une note sur deux. Oui, ajoute tout cela et tu auras le portrait d’un des hommes les plus libres, les plus imprévisibles de ce temps. Aux dernières nouvelles, il naviguerait quelque part entre Voltaire, Fragonard et Montesquieu dans un XVIIIe siècle qui le repose des mortelles lourdeurs du nôtre. Bernard-Henri Lévy, que je tiens pour un avisé satrape, m’assure qu’il s’est enrichi dans l’aventure d’un Lys d’or qui, plus que jamais, le conforte dans son rang : celui qui, dans cette nation littéraire, revient par principe aux meilleurs. »

Questionnaire de Proust : Lévy imagine les réponses de Sollers

En 1991, Lévy propose avec Les Aventures de la Liberté son histoire subjective des intellectuels du XXe siècle. Il consacre un bref chapitre à Philippe Sollers et imagine les réponses de Sollers aux questions de « l’inspecteur Proust Marcel » au terme d’un rapport « partiellement imaginaire » « à la demande du ministère de l’individu et des comportement » qui mentionne l’appartenance de Sollers au RIRA, « Réseau international de riposte à l’analphabétisme ». Il livre un portrait de l’écrivain en joueur, agent secret de la République des lettres.

« Philippe Sollers (RAPPORT – PARTIELLEMENT IMAGINAIRE – ÉTABLI, LE 1er JANVIER 2001, À LA DEMANDE DU MINISTÈRE DE L’INDIVIDU ET DES COMPORTEMENTS) Nom : Sollers. Prénom : Philippe. Se fait aussi appeler, selon les circonstances, Mozart, Docteur ou Crébillon. Né le 28 novembre 1936, mâle et célibataire. Bordeaux. Sud-Ouest. Famille résistante, donc suspecte. Participe lui-même, dans les années soixante et soixante-dix, à la plupart des entreprises susceptibles de troubler l’ordre public. Guerre d’Algérie bien sûr. Communisme. Chine. Vatican. Chine encore. Ose dire, en 1990, qu’il conserve à Mao Zedong une « tendresse physiologique ». Poursuit, pendant ces années, ses activités subversives (directeur, notamment, d’une publication qui, pour tromper notre vigilance, changea au moins une fois de titre). Écrit aussi des livres. Trop de livres. Activité apparemment en sommeil, mais qu’il est soupçonné de poursuivre en secret.

L’homme est habile. Rusé. Très difficile à prendre sur le fait. Abord avenant. Vie rangée. Horaires ostensiblement réglés. Mœurs mal connues. Revenus identifiés. Met son point d’honneur à paraître bon père, bon époux, bon citoyen. Papiers en règle. Vignette à jour. Éloge du mariage. Apologie de la courtoisie. Signalé chaque soir, à la même heure, dans un bar louche, et underground, proche du boulevard Raspail. Trafics. Contacts. Complicité du barman établie. Double issue. Micros ? Téléphonesur écoute. Jour et nuit. Mais l’homme est sur ses gardes. Mots couverts. Allusions. Phrases interrompues. Silences. Rires fréquents. Expressions codées. Chiffreurs au travail, bien entendu. Résultats pour l’instant décevants. Relevé des dernières conversations donne : « cours du dollar… météo… les bons, les méchants… esprits frappeurs… banques de données… ADN… Adinine… Captagon… Mozart… New York… assurance… hypnose… morts vivants… » Sans compter nombreux sigles et abréviations, en cours de déchiffrement : « GSI… IFN… SPA… WOMANN… GRCP… SGIC… etc. » Espérons vous en dire davantage dans délais proches.

Filatures plus probantes, en revanche, malgré un lascar passé maître dans la technique des imbroglios, quiproquos et brouillages de pistes en tous genres. Voyages à New York. À Venise.
[…]

Extraits du rapport de l’inspecteur Proust Marcel :

Principal trait de votre caractère ? « enjoué ». Qualité que vous désirez chez un homme ? « le rire et l’oubli ». Qualité que vous préférez chez une femme ? « l’immortalité ». Ce que vous appréciez le plus chez vos amis ? « les informations dont ils me font grâce ». Votre principal défaut ? « l’aptitude à la métamorphose ». Votre occupation préférée ? « le plaisir ». Votre rêve de bonheur terrestre ? « être simultanément, ou successivement, le contemporain d’Andy Warhol et de Fragonard ». Quel serait votre plus grand malheur ? « que Joyce n’ait jamais existé ». Ce que vous voudriez être ? « l’homme invisible ». Le pays où vous désireriez vivre ? « la France, mais avec un passeport anglais ». La couleur que vous préférez ? « le rouge et le noir ». La fleur que vous aimez ? « le lys ». L’oiseau que vous préférez ? « l’avion Awacs ». Vos auteurs favoris en prose ? « Crébillon fils, Voltaire, Antonin Artaud ». Vos poètes préférés ? « les mêmes ». Vos héros dans la fiction ? « Saint-Simon, Casanova ». Vos héros dans la vie réelle ? « Valmont, le neveu de Rameau ». Vos compositeurs préférés ? « Mozart (ou bien Mozart) ». Vos peintres préférés ? « Watteau, Picasso ». Vos héroïnes dans l’histoire ? « Luz, Geena, Nicole, Bernadette, Deb, la Présidente, Cyd, Kate, Édith, Diane, Helen, Ysia ». Vos noms favoris ? « tous les pseudonymes ». Ce que vous détestez par-dessus tout ? « la mélancolie ». Le don de la nature que vous voudriez avoir ? « la marche arrière ». Comment vous aimeriez mourir ? « meilleur et aimé ». État présent de votre esprit ? « agnostique ». Votre devise ? « N.F., F., N.S., N.C. » Faute qui vous inspire le plus d’indulgence ? « l’amour que l’on me porte ». »

DECOUVREZ L’INTEGRALE DE CE DOSSIER COLLECTOR DANS LE NUMERO SPECIAL 81 DE LA REGLE DU JEU


Le Questionnaire de Proust par Philippe Sollers

1. Celui qu’il affiche sur son site Internet


ZOOM : cliquer l’image

Un vrai roman, Mémoires, Plon 2007, p.199

2.. Celui publié sur le site de L’Orient littéraire (06/2023)


© Patrice Normand

PHILIPPE SOLLERS

Quel est le principal trait de votre caractère  ?
La fidélité.

Votre qualité préférée chez une femme  ? 
L’humour.

Qu’appréciez-vous le plus chez vos amis  ?
La fidélité.

Votre principal défaut  ?
L’indifférence.

Votre occupation préférée  ?
_nÉcrire.

Votre rêve de bonheur  ?
Devenir qui je suis.

Quel serait votre plus grand malheur  ?
Ne plus pouvoir être seul.

Ce que vous voudriez être  ?
Meilleur.

Le pays où vous désireriez vivre  ?
Le Sud-Ouest de la France.

Votre couleur préférée  ?
Le bleu.

La fleur que vous aimez  ?
La pivoine.

Votre oiseau préféré  ?
La mouette.

Vos auteurs favoris en prose  ?
Saint-Simon, Voltaire, Céline.

Vos poètes préférés  ?
Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud.

Vos héros dans la fiction  ?
Ulysse, Fabrice del Dongo, Joseph K.

Vos compositeurs préférés  ?
Vivaldi, Bach, Haydn, Mozart.

Vos peintres favoris  ?
Titien, Véronèse, Manet, Picasso.

Vos héros dans la vie réelle  ?
Tous les Girondins martyrs de la Révolution française, Churchill, De Gaulle.

Vos prénoms favoris  ?
Manon, Maud, Dominique, Louis.

Ce que vous détestez par-dessus tout  ?
La vulgarité.

Le caractère historique que vous détestez le plus  ?
Staline.

Le fait militaire que vous admirez le plus  ?
Le Débarquement allié en Normandie.

La réforme que vous estimez le plus  ?
L’abolition de la peine de mort.

L’état présent de votre esprit  ?
Concentré.

Comment aimeriez-vous mourir  ?
Pas du tout.

Le don de la nature que vous aimeriez avoir  ?
La patience.

Les fautes qui vous inspirent le plus d’indulgence  ?
Les fautes érotiques si elles le sont vraiment.

Votre devise  ?
Attends-toi à tout.

*

4. Et sur pileface ICI

Questionnaire Marcel Proust

Réponses 1986
Réponses 1989
Réponses 1991
Réponses 2002
Réponses 2007

oOo

Un message, un commentaire ?

Ce forum est modéré. Votre contribution apparaîtra après validation par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
  • NOM (obligatoire)
  • EMAIL (souhaitable)
Titre

RACCOURCIS SPIP : {{{Titre}}} {{gras}}, {iitalique}, {{ {gras et italique} }}, [LIEN->URL]

Ajouter un document


3 Messages