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Yannick Haenel, chroniques d’octobre 2023
(« faire un bond hors du rang des meurtriers »)

Charlie Hebdo

D 25 octobre 2023     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook




« L’histoire, dit Stephen, est un cauchemar dont j’essaie de me réveiller. » James Joyce, Ulysse, 1922.

La mortelle réputation

Yannick Haenel

Mis en ligne le 4 octobre 2023
Paru dans l’édition 1628 du 4 octobre

Dans son livre La Réputation, Laure Daussy analyse la mise à mort des femmes dans la société française.

La Réputation, de Laure Daussy, est un livre très important, qui vous passionne de bout en bout et vous déchire le cœur. Sa lecture en est aussi urgente que vitale : que se passe-t-il dans la société française pour qu’autant de femmes soient violées et mises à mort  ? Pour son premier livre, Laure Daussy focalise son enquête sur la ville de Creil, située dans l’Oise, au nord de la région parisienne, ville connue pour « l’affaire du voile » en 1989, et où, trente ans plus tard, en 2019, Shaïna, 15 ans, a été violée, puis poignardée et brûlée vive par son petit ami. Le récit du viol en bande, puis celui du meurtre, enfin du procès de son meurtrier sont des pages stupéfiantes, qu’on lit en retenant son souffle.

À LIRE AUSSI : « Affaire Shaïna » : des peines légèrement plus lourdes en appel contre ses agresseurs

En multipliant les témoignages de jeunes filles qui ont connu Shaïna, Laure Daussy met à nu la construction de l’impensable : dans un contexte de rigorisme religieux qui interdit les rapports sexuels avant le mariage, les garçons musulmans prennent pour cible des filles à qui ils inventent une « réputation », le plus souvent pour se venger : de « filles faciles  » imaginaires, elles deviennent victimes de leurs agressions, jusqu’au viol, jusqu’à la mort. Les hommes tuent celles qu’ils ont souillées, ils les tuent parce qu’ils les ont souillées. On entre avec ce livre dans la vraie vie des femmes surveillées par le regard des hommes, dans la pesanteur des assignations sexistes. Les jeunes filles avec lesquelles l’autrice s’entretient n’ont jamais entendu parler de #MeToo. Elles expliquent que porter un voile les soulage du regard des hommes : ce n’est pas par soumission à l’islam, disent-elles, mais pour ne pas être importunées.

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Il faut lire les pages où l’autrice a rendez-vous avec Reda Mejdi, l’imam de la grande mosquée de Creil, dont les œillères légitiment le système sexiste : « La réputation se construit avec le blanc-seing d’une religion  », écrit Laure Daussy. L’horizon d’un tel système que l’archaïsme des préjugés exacerbe en le légitimant, c’est la mise à mort des femmes : ce qui a lieu dans les cités n’est que le miroir de la société française où l’impunité masculine contrôle les corps féminins, les violente, les réifie jusqu’au crime. Les « ghettos sexistes » s’étendent désormais à toutes les classes sociales, les révélations abondent. Mais Laure Daussy rappelle avec courage que, par peur de discriminer les cités et de stigmatiser les musulmans, on en exonère le sexisme criminel. Il n’y a pas de mystère du mal, mais une construction sociale, et c’est tout le mérite de ce livre d’une clarté foudroyante que de nous le montrer : l’iniquité, c’est la domination masculine justifiée par la religion.

La Réputation. Enquête sur la fabrique des « filles faciles » (éd. Les Échappés). Sortie le 5 octobre.

Faith and good wishes

Yannick Haenel

Mis en ligne le 4 octobre 2023
Paru dans l’édition 1628 du 4 octobre

Il y a parfois des moments où l’émotion vous indique un destin. Vous ne saviez pas ce qui allait avoir lieu, et désormais il vous semble qu’il n’aurait pas pu en être autrement : tout cela devait s’accomplir, votre vie est un moment dans la transmission poétique.

C’était jeudi dernier, par un beau soir de septembre, à la galerie Gallimard, à Paris. J’avais été informé que Patti Smith y exposait ses photographies et qu’elle serait présente ce soir-là. J’aime infiniment cette artiste : j’en ai déjà parlé deux fois dans Charlie, à propos de l’attribution du prix Nobel de littérature à Bob Dylan, qu’elle avait représenté en récitant les paroles de A Hard Rain’s A-Gonna Fall, et à propos d’une exposition qu’elle avait consacrée, au Centre Pompidou, à Artaud, Daumal et Rimbaud.

Rimbaud, justement, est au cœur de sa vie de poétesse punk : le feu s’est allumé en elle à 16 ans lorsqu’elle l’a découvert. À l’origine, il y a toujours une étincelle  ; et si la ferveur se maintient, la vie devient une aventure. La preuve, Patti Smith publie aujourd’hui une merveilleuse édition, illustrée par ses photos, dessins et écrits, d’Une saison en enfer (éd. Gallimard), le seul livre que Rimbaud ait publié, en 1873, c’est-à-dire il y a cent cinquante ans.

Le lien magique

Elle y raconte son voyage à Charleville en 1973, à 26 ans, deux ans avant la sortie de Horses, son premier album, dont la pochette en noir et blanc est un hommage à la photographie du Rimbaud boudeur de Carjat : au Rimbaud Bar, elle ne trouve que des faces rougeaudes (en vérité, la France n’est pas tellement rimbaldienne), mais sur la tombe du poète elle dépose, dans une urne, des perles bleues du Harar (où il passa ses dernières années).

De retour à New York, aux côtés de Robert Mapplethorpe, elle écrit ses hymnes chamanico-punk tramés d’illuminations et de sauts d’harmonie inouïs et, secrètement rimbaldienne, comme Bob Dylan, elle devient la Patti Smith qu’on connaît, celle qui, avec Tom Verlaine (et son groupe Television) et Lou Reed (et le Velvet Underground), inventa le lien magique entre le rock et la littérature.

Ce lien m’importe par-dessus tout. Rimbaud a changé ma vie. Le punk new-yorkais aussi. J’aime Patti Smith pour ça. Alors jeudi dernier, avec ma femme et ma fille, nous sommes allés la voir avec des livres à dédicacer. Voici qu’on nous annonce qu’elle ne signera pas, elle est juste là pour saluer ses amis et faire la fête. Ma fille, 13 ans, a apporté son exemplaire de Just Kids, l’autobiographie de Patti Smith. Celle-ci la repère dans la foule, lui fait signe de venir, prend le livre et lui écrit, de son écriture chantournée de poétesse éternelle : « For Lucia, with faith and good wishes. » Je vois dans les yeux de ma fille briller les étoiles de la transmission poétique. Il y a parfois des moments où l’émotion vous indique un destin.

C’était l’été où Coltrane est mort, l’été de l’amour et des émeutes, l’été où une rencontre fortuite à Brooklyn a guidé deux jeunes gens sur la voie de l’art, de la ténacité et de l’apprentissage. Patti Smith deviendrait poète et performeuse, et Robert Mapplethorpe, au style très provocateur, se dirigerait vers la photographie. Liés par une même innocence et un même enthousiasme, ils traversent la ville de Brooklyn à Coney Island, de la 42e Rue à la célèbre table ronde du Max’s Kansas City, où siège la cour d’Andy Warhol. En 1969, le couple élit domicile au Chelsea Hotel et intègre bientôt une communauté de vedettes et d’inconnues, artistes influents de l’époque et marginaux hauts en couleur. C’est une époque d’intense lucidité, les univers de la poésie, du rock and roll, de l’art et du sexe explosent et s’entrechoquent.
Immergés dans ce milieu, deux gamins font le pacte de toujours prendre soin l’un de l’autre. Romantiques, engagés dans leur pratique artistique, nourris de rêves et d’ambitions, ils se soutiennent et se donnent confiance pendant les années de vache maigre.
Just Kids commence comme une histoire d’amour et finit comme une élégie, brossant un inoubliable instantané du New York des années 60-70, de ses riches et de ses pauvres, de ses paumés et de ses provocateurs. Véritable conte, il retrace l’ascension de deux jeunes artistes, tel un prélude à leur réussite.

FEUILLETER LE LIVRE

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Le chant XVIII de l’Enfer de Dante
illustré par Sandro Botticelli

Chronique d’un cauchemar

Yannick Haenel

Mis en ligne le 11 octobre 2023
Paru dans l’édition 1629 du 11 octobre

Où en sommes-nous de la marche du monde  ? Une telle question a-t-elle encore un sens  ? Il me semble parfois que la planète tout entière a glissé dans une « bolge » de l’Enfer de Dante, l’une de ces fosses où la malfaisance pourrit dans ses miasmes. L’épicerie-café de Hroza, en Ukraine, désintégrée par un missile russe  ; Armita Garawand, une jeune femme kurde iranienne de 16 ans qui est dans le coma après avoir été agressée dans le métro par la « police de la moralité »  ; le lycée Jean-Rostand à Mantes-la-Jolie (où j’ai travaillé autrefois), visé par des tirs de mortier en plein cours : ces trois événements n’ont rien à voir l’un avec l’autre, ils n’ont pas la même importance, mais actuellement c’est eux qui me mangent le crâne.

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Je sens que la pulsion de mort ne cesse de gagner du terrain, et même si cette sensation n’est pas prouvable, même si elle paraît délirante, je l’éprouve, et cela suffit à me faire comprendre que la violence du monde déborde toute politique, et qu’elle-même a été absorbée par la malfaisance.
Je ne sais pas où va cette chronique. J’ignore ce que je veux dire, car il me semble précisément que toute volonté (toute décision politique) est infectée par la puissance, c’est-à-dire par la fabrication de la domination, laquelle conduit toujours au crime. Attendez-vous encore quelque chose d’un dirigeant  ? Ne voyez-vous pas que les gestionnaires du dispositif planétaire – c’est-à-dire les oligarques qui, piétinant l’inconsistance des politiciens, se mènent une guerre d’intérêts sans merci – ont déjà confisqué la stratégie, l’avenir, la conduite générale du monde  ?

Vers un effet domino

Non seulement la mise à sac des ressources planétaires profite à ces groupes oligarchiques concurrents, mais elle est savamment orchestrée par eux afin d’affermir leur contrôle. La politique de la négligence, du retard et de l’impunité sur le plan environnemental est pensée comme un plan de guerre : comme Staline affamait l’Ukraine en 1932–1933, l’Holodomor (l’«  extermination par la faim ») s’ourdit techniquement comme destin planétaire : à l’horizon, les extinctions s’enchaîneront en un effet domino, et même la Terre sera privée d’elle-même.

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Ce qui est frappant, ce n’est pas l’indifférence des humains à cette logique du pire, c’est au contraire la conscience qu’ils ont de la mobilisation : la dévastation ne cesse de nous mobiliser. Mais on dirait que cette mobilisation relève d’un poids qui nous rend impuissants : on nous mobilise pour nous fixer dans l’impuissance. Le discours de la mobilisation n’est qu’une ruse de la puissance elle-même qui a intérêt à nous faire croire que notre sort est entre nos mains, ainsi peut-elle perpétuer ses méfaits.
Quand la maison brûle, que reste-t-il  ? Le coeur  ? Le langage  ? La mémoire  ? Ce qui résiste semble infime, pourtant nous existons là, et à travers ce «  », le monde reprend vie.


Luca Giordiano, La bataille d’Israël et Almalek.
Musée des Beaux-Arts de Houston. ZOOM : cliquer sur l’image.

Le cauchemar continue

Yannick Haenel  

Mis en ligne le 18 octobre 2023
Paru dans l’édition 1630 du 18 octobre

Ma chronique de la semaine dernière interrogeait la marche du monde et s’intitulait « Chronique d’un cauchemar ». Je l’avais écrite juste avant l’attaque du Hamas en Israël, et j’écris celle-ci au lendemain de l’assassinat de Dominique Bernard, professeur de français au collège-lycée Gambetta d’Arras. Cela fera bientôt trois ans que Samuel Paty a été assassiné, et je pense toujours à lui avec émotion, et depuis hier je pense aussi à Dominique Bernard, à qui je voudrais rendre hommage par ces pauvres mots.
Pour le moment, je n’ai pas le cœur à en trouver d’autres. La solitude des professeurs relève du malheur : eux qui se dévouent tous les jours pour les enfants et les adolescents sont non seulement abandonnés par la société, mais sont devenus des cibles.

Le Livre d’Esther

Je n’arrive plus à écrire : penser à l’innocence bafouée des professeurs de collège et lycée me bouleverse. Alors je vais recopier le morceau de chronique que j’avais commencé à écrire avant la mort de Dominique Bernard. Il concerne Israël et la Palestine. On n’en sort plus, de ce cauchemar.

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Comment dire l’abomination commise par le Hamas  ? Comment qualifier l’infamie qui a lieu à Gaza  ? Comment trouver les mots justes dès lors que la tuerie, en passant d’un camp politique à l’autre, ne fait qu’agrandir le domaine de l’iniquité  ? Cette nuit, dans l’insomnie de trois heures, j’ai ouvert l’Ancien Testament pour chasser de ma tête cette idée insupportable des enfants assassinés du kibboutz de Kfar Aza, dont certains témoins disent qu’ils auraient été décapités, et je suis tombé sur le Livre d’Esther.

Un bond hors du rang des meurtriers

J’ai pensé : quand un événement excède toute mesure, les coordonnées politico-historiques sont peut-être insuffisantes  ; il se passe alors quelque chose d’autre. Car ce qu’il y a de plus terrible est toujours secrètement spirituel. La vraie terreur gît dans l’esprit. Le mal, en se déchaînant, libère des puissances qu’aucune négociation territoriale ne justifie. En l’occurrence, surgi du Livre d’Esther, le nom d’Haman est apparu dans mon insomnie, et avec lui Amalek et ce peuple des Amalécites qui, dans l’histoire sacrée, cherche à détruire Israël, à anéantir les Juifs, à rendre impossible la louange et donc la paix, à propager l’esprit viral de l’extermination, laquelle ne fait que s’étendre, multipliant la haine de part et d’autre, et faisant du mal la pire des contagions.

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Comment interrompre le virus de la tuerie  ? Comment vivre et penser sans qu’Amalek ne revienne infecter sans cesse les esprits  ? Comment les Israéliens et les Palestiniens, séquestrés par leurs représentants sanguinaires, pourront-ils un jour sortir du crime auquel l’Histoire les enchaîne et « faire, comme le dit Kafka, un bond hors du rang des meurtriers », c’est-à-dire briser en eux l’idée même de frontière  ? Comment, oui, comment  ?

Sur Amalek, LIRE : Tout est accompli. Voir notamment : Un monde de livres et François Meyronnis : un regard incisif sur trois siècles d’histoire. (A.G.)

L’histoire mondiale de nos âmes

Yannick Haenel

Mis en ligne le 25 octobre 2023
Paru dans l’édition 1631

Dans l’insomnie, cette nuit encore, depuis que la pulsion de mort se déchaîne à nouveau à découvert, depuis que le Hamas a mis à mort des Juifs innocents, depuis que les frappes israéliennes assassinent des Gazaouis innocents, depuis que les islamistes, en France, en Belgique, se sont remis à tuer des innocents dans les écoles et dans les villes, dans l’insomnie, j’ouvre vers 3, 4 heures du matin des livres pour essayer de concentrer mon esprit sur autre chose que l’infamie.

Disons que c’est ma prière. À chaque livre que j’ouvre, j’adresse ma supplique : sauve-nous. Je le dis à Kafka, dont je déchiffre chaque nuit les Derniers cahiers (éd. Nous), traduits de l’allemand par Robert Kahn, et je suis tombé ainsi sur cette phrase qui m’a bouleversé aux larmes, comme si Kafka m’avait répondu en un étrange bégaiement éperdu : « L’Histoire mondiale s’en va loin loin, l’Histoire mondiale de ton âme. » Et puis, dans le même livre : « Rien de cela, à travers des mots arrivent des restes de lumière.  »

Je veux croire en ces restes de lumière qui respirent à l’inté­rieur des mots  ; je veux croire que les ténèbres reculent dès qu’on trouve une phrase juste, puis une autre, encore une autre. Si l’on redonnait vraiment vie à la parole, si l’on ne cessait plus de faire parler la parole en tant que parole au lieu de l’épuiser à travers la confusion ­trépidante des opinions qui s’annulent, si l’on se tournait vers la source en chacun de ce qui naît, quelque chose adviendrait comme une suspension de la pulsion de mort.

Comment continuer à être vivant

Mais l’organisation de la cacophonie prédomine afin que personne n’écoute réellement personne, et surtout pas ce qui se dit sans nous, dans la parole elle-même qui ne cesse de faire arriver des restes de lumière, autrement dit des étincelles. Il y en a sans cesse, partout, il suffit d’être attentif, de faire taire quelques secondes la bande-son du massacre planétaire dont le Hamas, le gouvernement israélien et les islamistes radicaux dispersés dans les villes occidentales sont en ce moment les acteurs fous, les plus enragés, les moins inspirés.

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Alors, vous entendez quelque chose qui ne va pas de soi, qui ne relève pas seulement de «  l’humanité  », ce vieux mot que les fripouilles qui nous dirigent ont usé à force de le prononcer quand ils n’ont plus rien à dire (et c’est précisément pour cette raison qu’ils parlent sans cesse : parce qu’ils n’ont rien à dire pour nous sauver). Bref, lorsque la mort à l’œuvre dans les vieilles bouches criminelles se tait, vous entendez enfin l’inespéré : l’âme de chacun, infime et vulnérable, amaigrie, insomniaque, mais plus vivante que chaque homme sur terre, qui continue à brûler sans se consumer, et qui, à l’oreille, comme dans les livres (car les livres parlent bas), vous dit comment continuer à être vivant.

Maintenant, relisez ce chapitre du roman de Philippe Sollers Beauté (2017, Folio 6545, p. 149-152).

TERREUR

Il faudra s’habituer à ce que les tueurs de l’État islamique ne viennent pas obligatoirement de Syrie ou d’Irak. N’importe quel délinquant marginalisé, en mal de vengeance, pourra faire l’affaire. C’est un homme jeune, il constate que le règne de l’homme est terminé, il n’en peut plus de la féminisation universelle propagée par le cinéma et la publicité, il se sent profondément ravalé, humilié, châtré. Il déteste aller en boîte écouter du rock et voir des filles impudiques se contorsionner. Il va se radicaliser peu à peu, et, soudain, à toute allure. Pas besoin de kalachnikov ou de ceinture explosive : un couteau suffira, ou une simple bagnole, fauchant les passants et fonçant sur les terrasses des cafés.

Des promeneurs, des filles en tenue beaucoup trop légère, des mères poussant leurs enfants, une femme enceinte ? C’est du pain bénit pour la mort. Non, cette espèce mécréante, abrutie dans sa routine narcissique, ne mérite pas de vivre. On va transformer tous ces consommateurs en charpie. Pas besoin de Coran, de mosquée, de Dieu, de sourates, de prêches : Internet dicte la conduite à suivre. Il faut tuer le plus possible de ces figurants du Spectacle. Les survivants entasseront sur place des milliers de fleurs, de bougies, de nounours. Certains iront même à la messe écouter un sermon lénifiant. Le Dieu des chrétiens n’a plus aucun pouvoir. Il était mort, il veut de nouveau mourir.

Voyez comme ce garçon est étrange : timide, effacé, réservé, rien à signaler sinon son peu d’intérêt pour les jeux vidéo genre Pokémon, ou les bandes dessinées. Pourtant, il passe le plus clair de son temps devant son ordinateur, son isolement augmente, sans que sa famille, plus ou moins décomposée, ou ses voisins, accros à leur télé, ne le remarquent. Comment, lui, l’auteur de ce brusque carnage ? Oui, c’est lui, et en voici un autre, radicalisé récemment. Ils se vengent de votre stagnation molle, et, surtout, laide. Que vous le vouliez ou non, ce sont des militants de la beauté que vous censurez.

Ce jeune Afghan exilé a été logé chez une « famille d’accueil ». Au bout de deux ans, il trouve ces gens idiots, repus, affalés, d’une laideur satisfaite insoutenable. Il étouffe, il agit. C’est horrible, bien entendu, et peu digne d’entrer dans les annales du surréalisme, mais ce « crime abject et inqualifiable » (comme dit un ministre qui vient donc de le qualifier) s’enfonce dans les esprits. Les femmes devinent mieux de quoi il s’agit dans cette pulsion de mort visant directement leur fonction reproductrice. Elles sont en première ligne dans l’émotion et les cris.

Vos manifestations n’aboutissent à rien, les lois sont votées d’office. Vos « minutes de silence » font rire les nouveaux tueurs. Ils savent qu’en se taisant vos têtes sont pleines d’images et de récriminations mesquines. Depuis le paradis où ils se situent en mourant, ces martyrs vous méprisent. Ils sifflent les discours officiels, et, à Baton Rouge, en Louisiane, de jeunes Noirs, en représailles contre des bavures policières, abattent froidement des policiers blancs. Aucun rapport ? Mais si, justement, c’est dans l’air du temps.

Vous n’êtes en sécurité nulle part, « le risque zéro n’existe pas ». Cet hétéro frustré est sur votre piste. Ce gay perturbé va faire exploser un bar gay, cet adolescent fuyant serre son couteau dans sa poche, ce motard fou attend son heure : ils seront tous revendiqués par l’État islamique, qui est chez vous comme chez lui. Vous pouvez vous mettre en « état d’urgence », multiplier les écoutes et les perquisitions, attendre des appels de mères inquiètes, devenir sentinelles, la terreur surgit là où vous ne l’attendiez pas. Vous êtes obligés de parler sans cesse d’« union nationale », ou de « cohésion nationale », mais ce mot, « national », répété indéfiniment avec ceux de « République » et de « Valeurs », n’a aucune influence sur le divertissement général. Commerce d’abord, « Valeurs » ensuite.

Voilà un gros malaise dans l’effondrement d’une civilisation. Tant pis, vous gardez votre cap, avec Lisa [1], en appliquant cette formule d’un grand joueur d’échecs du passé : « Renforcer les points forts, jamais les points faibles.  » Sous la pression de l’opinion, jamais aucun gouvernement ne pourra se permettre une stratégie de cet ordre. On pare au plus pressé, mais les tueurs ne sont pas pressés. Ils attendent un relâchement de la vigilance, ici, là ou là-bas. De toute façon, les candidats au suicide de meurtre ne manqueront pas.

VOIR AUSSI : Marc Weitzmann, Un temps pour haïr
Philippe Sollers, Sur l’antisémitisme
Histoire de l’antisémitisme

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[1La jeune héroïne du roman, musicienne.

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