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Portraits d’auteurs : « Sollers vidéo Fargier » (I)

Document d’archive 1988

D 29 septembre 2023     A par Viktor Kirtov - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Retrouvé dans nos archives ce livret :
« PORTRAITS D’AUTEURS / SOLLERS VIDEO FARGIER »

Publié par le Editions AD’HOC – Xavier d’’Arthuys
le 15 mai 1988 (46 pages)

Occasion de se replonger dans le Sollers des années 80 du XXe siècle, vidéographié par Jean-Paul Fargier.


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 :

Nous vous proposons aujourd’hui, un tiré-à-part des quatre premiers chapitres
- Avertissement / En avant la musique (Jean-Paul Fargier)
- Journal intime (Philippe Sollers)
- Recordare (Jean-Paul Fargier)
- Spectacle de la voix. PARADIS VIDEO (Philippe Sollers)

Exergue


« Il faut avoir encore du chaos en soi pour enfanter
une étoile dansante »
Nietzsche

Avertissement. En avant la musique


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Il y a le Sollers de la télé, que l’on connait bien, brillant, enjoué, vif, profond tout en restant léger, fonçant droit sur l’objectif qu’il s’est assigné, calculant son temps, le jouant serré, l’air relaxe.
Et il y a un autre Sollers, le même mais moins pressé, ou davantage, que j’enregistre depuis sept ans en vidéo.
Sept vidéos. Sept fois une voix.
Il est temps de voir ce que cela donne sur du papier. Un livre ? Un livret ? Un vidéo-livre ? Une vidéo délivrée ? Du vide ?

En avant la Musique

Problème de notation.

De notation musicale. Problèmes de clefs, de portées, de hauteurs, de durées, de silences... Comment retranscrire, dans ce relevé des vidéos d’un écrivain, les mots qui les composent ? Mots proférés, lancés, distillés, retenus, propulsés, attendus, détournés, dérobés, enrobés, murmurés, gloussés, crachés, corrigés, avalés, liftés, fouettés, caressés, ralentis ... On rêve d’un système de signes précis qui permettrait au lecteur de phrases parlées d’entendre ce qu’il lit comme un mélomane entend la musique d’une partition qu’il déchiffre.

Peut-être l’avons-nous trouvé, ce système. Non pas en inventant un nouveau type de ponctuation, mais en faisant jouer aux photos - tirées des vidéos - le rôle de clefs au début des portées.

De quelle façon Sollers dépose-t-il ses phrases dans l’espace-temps (la vidéo substitue, on le sait, la profondeur de temps à la profondeur de champ) ? Par touche et re-touche, jet et re-jet, saut, roulade, bourrade, glissade. Beaucoup de silences donc, de soupirs, de points d’orgue, de suspensions...

Points de suspensions... il y en a beaucoup dans les textes de Sollers depuis Femmes. On aurait pu, ici, les multiplier. Et on aurait bien vu alors que chez Sollers les points de suspension avant de ponctuer ses livres existent dans sa voix. Sollers écrit comme il parle, c’est là sa force. Mais on peut dire aussi qu’il parle comme il écrit. D’un trait. Tout se joint par-delà les pauses, les spasmes, les arrêts. C’est frappant à le voir parler- surtout dans ces vidéos où il improvise des discours complexes : jamais il ne perd le fil d’une pensée, même quand il ouvre des parenthèses en série. C’est pourquoi on a préféré présenter les mots prononcés dans ces prises de parole filmées comme des phrases continues, sans césures, sans signes de suspension. Il fallait fixer l’impression de netteté qui se dégage au fil de ces exercices. De ces performances. Question spectacle - spectacle de la parole, spectacle de la pensée - on se reportera aux bandes, aux émissions. Question thèmes, nous en avons privilégiés trois ou quatre et nous les avons arrangés enjugue, forme dont Sollers joue souvent lui-même. L’obsession des dates, les effets de double, le corps et la voix, la résurrection. Les lecteurs familiers s’y retrouveront. Les autres ne s’y perdront point. A condition de savoir un tout petit peu de solfège.

Et comme clefs ? Des photos, on l’a dit. Des photos tirées des vidéos.
Pour ne pas perdre de vue que tout cela se passe dans des images, des systèmes d’images. La voix s’incarne. Elle projette un corps dans le décor. Il a l’air de quoi, Sollers, sur ces photos ? De tout ce que vous voudrez. Mais d’abord, il a l’air. L’air sur lequel tout ça se chante. Le grand air de Diderot. La petite musique de nuit de Picasso. L’aria de Marie pleine de grâces. L’ave Godard. Les psaumes de Jérusalem. Le rigodon de Kirili. Le Kyrie et le Gloria et le Sanctus du Paradis. Vous entendez ?

Jean-Paul Fargier

Journal intime (Philippe Sollers)


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Journal intime

J’ai toujours recherché, dans la langue, la manière dont le son se change en image, - d’où il vient, pourquoi, comment, et jusqu’où. L’écri¬ture, pour moi, est la proie de la parole qui n’est pas une ombre mais un sillage lumineux vocal sans cesse à reprendre et à vérifier. Fargier, en somme, m’a donné les moyens concrets de cette expérience. On se comprend à partir du script de Paradis, mais l’intention démonstrative a toujours été la même, à Jérusalem, dans le dialogue avec Godard, en passant par Picasso, ou en jouant Diderot. L’image, donc, sort du son et y rentre : je rêve que mon corps lui-même est un moment de ma voix, je veux faire sentir le roman de ce mo-ment. Audio ergo video. Audio-video cogitando, ergo sum.

J’aime que Venise et Jérusalem soient au centre de ces films qui sont aussi un journal intime. Les meilleurs souvenirs sont celui du Mont des Oliviers (travelling à travers les tombes vides) ; l’agenouillement rapide dans une église de Venise, non loin de la calle del Paradiso (un doigt sur les lèvres) ; le baiser aux fraises, à Paris, sur les terrasses du Palais Royal, avec Sophie Volland et sa sœur enfin en situation (à ma connaissance, il s’agit du seul plan animé d’un écrivain en train d’embrasser comme il faut une femme). Analystes futurs, au travail ! Pourquoi ont-ils fait ça, Fargier et Sollers ? Combien d’allusions ? Que veut dire Fargier en se servant de Sollers, pour quelles raisons logiques  ? Et moi, comment me suis-je arrangé de cette encombrante poupée qu’est Sollers ? Marionnette utile ! Polichinelle taoïste ! Il m’énerve, il s’efface, il revient, il s’hypnotise de loin, il est emprunté, speedé, ridicule, pas si ridicule, il cherche ses mots, il en trouve la plupart, il est parlé se parlant, c’est drôle. N’oublions pas que, dans sa jeunesse, Sollers a joué dans la troupe de Lacan au Théâtre Viennois, c’était le début d’une nouvelle diction de la pensée, on retrouve ces commencements dans les mouvements lents, alors que l’innovation caractéristique se produit dans les mouvements rapides et ultra-rapides, syllabes et danse. La question est bien celle de l’ultra-voix. Et Fargier s’accorde le droit (ô combien post-télévisuel) de l’ultra-violet et de l’infra-rouge dans les divisions d’écran, les balayages, les incrustations. On voit ce qu’on voix. Il faudra que j’écrive un jour, pour chacun de ces enregistrements, quels étaient les enjeux réels, les coulisses, la querelle ou l’inspiration locale, les désirs de révélations. C’était, en tout cas, cette prise-là, et pas une autre. Date, climat et passions. Oui, oui, ces vidéos sont des classiques, elles sont bien consumées, rideau.

Philippe Sollers

Recordare (Jean-Paul Fargier)


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- Tu veux battre un record ?
- C’est ça oui, le record des records. Le record du ricordare.
- Ca veut dire quoi ?
- En latin : se souvenir. Video aussi c’est du latin. J’ai fait du latin dans ma jeunesse. Je continue.
- Pour le latin, avec Sollers, tu dois être servi ! Moi j’étais en moderne, j’ai fait de l’anglais...
- En anglais, to record signifie enregistrer. Un recorder, c’est un magnétoscope. C’est le record des recorders que je veux battre...
- Que tu as sûrement déjà battu ! Alors, arrête...
- Pas question. C’est un record absolu, que je vise.
- Il se chiffre ?
- Trois cent quatre vingt cinq minutes.
Jusqu’à présent.
- Six heures et demie ! Six heures et demie de quoi ?
- D’une voix. La même sept fois. Sept fois différente.
- Six heures et demie de Sollers ! A quoi ça sert ? Sollers on le voit tout le temps à la télévision...
- On le voit, mais est-ce qu’on l’entend ? Est-ce qu’on l’écoute ?
- Qu’est-ce que ça change ? Six heures et demie d’émissions de plus...
- Six heures et demie de moins, il vaudrait mieux dire. La Vidéo est un art de moins.
- Donc tu ne fais pas de la télévision ?
- Plutôt de la non-télévision. De la télévision qui dit non à la télévision. De la télévision négative.
- Pourtant tu utilises les mêmes moyens. Alors comment fais-tu ?
- Question de rythmes, de durées, de tenues et de retenues, de complicités et de complexités. De dépenses aussi. Tout ça au pluriel. Par exemple ...
- Oui, par exemple.
- Le trou de la Verge. Soixante minutes. Trois bobines de vingt. Juste le temps de passer d’une cassette à l’autre. Pas de coupe au montage. Un vrai direct. Au départ, une question, une seule question et puis roulez ! Sollers en roue libre une heure de temps. Face à Jacques Henric, face à la caméra, face à lui-même, face à ses détracteurs, aux comptenteurs de la Vierge... Une heure de parole funambule... Une heure de caméra solo... Aucune télévision ne peut accepter que quelqu’un parle sans interruption pendant une heure. Même un quart d’heure...
- Même cinq minutes. Sauf s’il est Président de la République. Ou candidat à.
- Et encore, les Voeux du Président, chaque année, ne dépassent pas sept ou huit minutes. Et c’est sans doute la seule occasion où quelqu’un ose rester seul si longtemps dans un cadre... Quel courage ! Dès qu’on entre en campagne, vite, place aux intermédiaires, aux interlocuteurs, aux poseurs de questions... Comme d’habitude.
- Tu es contre le dialogue ?
- Dialogue de sourds oui, filmé par des mal-entendants ! Jamais on ne voit, à la télévision, deux personnes se parler vraiment. Entre quatre zyeux. Intimement, dangereusement, normalement. Nunquam duo semper tres. Même devise que dans les couvents. Toujours un troisième pour contrecarrer la rencontre.
_ - A qui ça peut plaire, une heure de... de ça... ?
- De "ça" et de "moi" et de "surmoi"... surmoi renversé, moi dédoublé, ça dégoupillé... jaillissement pensé d’inconscient explosif... crépitement d’une parole raisonneuse trouée de rêves éveillés... phantasme contrôlé d’appellation contrôlante... corps qui se voit sortir de la voix... A qui ça plait ? A Godard, par exemple, et je n’en suis pas peu fier. Le Trou lui a tellement plu, qu’après y avoir puisé sans doute le sujet de son Je vous salue, il m’a demandé un jour si je ne voulais pas le filmer - de cette façon - en train de discuter avec Pialat. Certes, ô combien. Mais aussi pourquoi pas et bien mieux, lui proposais-je en retour, avec Sollers, auquel il venait d’emprunter sa Marie ? Proposition qui aboutit quelques mois plus tard à cet entretien qui s’intitule : l’Entretien.
- Tout simplement ! Godard-Sollers : l’Entretien... comme s’il n’y en avait jamais eu d’autres !
- Comme celui-là, non. Ni avant, ni depuis.
- Qu’est-ce qu’il a de si original ? Sa longueur, je parie.
- Exact. Soixante et quinze minutes. Deux mi-temps coupées par une pause. Pause imprévue, proposée par l’un ("on a qu’à faire une pause"), acceptée par l’autre (faisons une pause"). Reprise un quart d’heure plus tard. La conversation s’est arrêtée quand ils ont eu envie d’y mettre fin. Elle est entièrement rapportée. Sans coupe. Temps réel, temps du direct. Pas même tributaire de la durée d’une cassette de vingt minutes : il y avait deux magnétoscopes. Et deux caméras.
- A la télé, ils en mettent trois. Elle est là, la différence ?
- Même quand ils mettent trois caméras, ils font comme s’il n’y en avait qu’une. Quand j’en mets deux, on en voit deux.
- Deux ?
- Deux. Au lieu de procéder par champ/contre-champ, manège qui annule la multiplicité des points de vue, j’ai opéré la juxtaposition des deux champs dans la même image. Godard et Sollers demeurent constamment visibles pour le spectateur. Ils ne disparaissent pour ainsi dire jamais hors champ, sauf très brièvement, à tour de rôle, quand on change de cassette.
- L’exception qui confirme la règle !
- Qui veut, ici, qu’on soit devant un plan d’ensemble divisé, constitué non par une prise de vue à distance mais par deux gros plans séparés, délimités par leurs fenêtres à géométrie variable. L’un grand, l’autre petit : alternativement.
- Miracle du numérique !
- L’avantage de cette partition nouvelle de l’espace est d’offrir deux points de vue simultanés. Chacun des gros plans en présence joue pour l’autre le rôle d’un plan subjectif. Si les deux protagonistes de cette rencontre parlent ensemble sous nos yeux, ce n’est pas parce qu’ils sont filmés dans la même pièce (à la limite, ils pourraient se trouver dans deux lieux différents) mais en vertu de l’attention qu’ils s’accordent mutuellement et dont le système mis en place nous fait à la fois les témoins et les juges. Car le dispositif ne leur fait grâce de rien, nul manquement (inattention, diversion, lassitude, agacement, etc.) n’est escamoté. La dramaturgie s’aiguise. La vérité fuse. Tout devient plus intense : parce que nous avons simultanément l’action et la réaction, voire même son anticipation. Montage parallèle permanent. Spectacle à vif du temps. Nous n’en perdons pas une miette.
- C’est pour cela sans doute qu’ils réclament du pain, à la fin !
- Et que je leur en procure aussitôt... Prodige d’immédiateté !
- Encore un record ?
- Non homologué ! Sans homologue...
- Et ton dispositif... tu devrais le faire breveter !
- Aucun risque.
- Tu veux dire que personne d’autre que toi ne saurait s’en servir ?
- Plutôt qu’il n’y a pas beaucoup de gens avec qui on pourrait le réutiliser. Moi-même, je ne crois pas que je le réemploierais jamais. Il exige des tempéraments forts. Hors Sollers et Godard, qui pourrait s’y prêter sans s’y briser ou sans le briser ?
- On voit quand même ça ou à peu près de temps en temps, non ?
Le duplex ...
- A peu près oui, mais combien de temps ? Car je ne crois pas qu’on puisse définir ce dispositif sans tenir compte de sa durée. Ce n’est pas le fait de mettre ainsi en présence deux personnes qui se parlent, que je revendique comme nouveau, mais d’avoir maintenu cet écart pendant plus d’une heure. Et non pendant cinq minutes (encore qu’on n’ait jamais vu ça même cinq minutes). Ce qui implique, pour durer, que le dispositif évolue, varie de l’intérieur, esquisse une danse de figures. Danse minimale d’un balancier assymétrique.
- Et pour le reste, c’est pareil ? En gros : ça ne peut marcher qu’avec Sol¬lers ?
- Je le crois.
- Il faudrait vérifier. En essayant avec d’autres.
- Pas besoin. Car il est absurde, en vidéo, de vouloir séparer une image du son qui l’accompagne. Absurde d’isoler une forme visuelle de la dimension sonore qui la produit. L’image en vidéo vient du son, c’est-à-dire : de l’intérieur du son. Je l’ai écrit ailleurs : l’image est la mise en abîme du son. Tout ce que je fais avec Sollers c’est d’essayer d’enregistrer la voix qui est la sienne. De l’enregistrer vraiment. A la limite, je ne fais que ça : enregistrer.
- To record...
- Ricordare... Pour enregistrer une voix dans des images, avec des images, il faut découvrir les images capables d’opérer cet enregistrement. Ce n’est pas évident. Combien d’enregistrements qui effacent plutôt que de graver ! On disait autrefois : graver une voix, dans l’industrie du disque... Eh bien c’est comme si, pour graver la voix de Sollers en vidéo, il fallait inventer une vitesse qui n’existe pas, incompatible. Des formes inédites. Des dispositifs-surprises. Une fois trouvés, ces dispositifs, ces formes, deviennent indissociables de l’énergie nerveuse, vocale, des rythmes et des temps, qui les ont fait remonter à la surface. Ainsi peut-être, l’une après l’autre et chacune différemment, ces vidéos donnent-elles à voir ce corps dont Sollers dit, répète, qu’il vient de sa voix. Corps parlant parlé, corps glorieux, transfiguré, les yeux rivés à un prompteur, Alain Decaux par exemple, comme Sollers dans Sollers au Paradis, ne s’en trouvent pas pour autant, comment dis-tu ? transfigurés !
- Mais cela vient de ce qu’ils disent, tu n’as rien compris. L’essentiel est ce qui est dit, prononcé, indissociable de la façon dont cela est prononcé. C’est ce qui est dit qui donne à un dispositif la force de son effet, son efficience. Prête à Decaux le dispositif de Paradis : il s’étouffe.
- Evidemment ! Même s’il était capable de pousser ses mots à la vitesse avec laquelle Sollers propulse les siens, cela n’aurait aucun sens, puisque l’un narre et l’autre pas...
- L’un se marre et l’autre pas, l’un se barre et l’autre pas !
- ...N’empêche, le système d’images de l’un à l’autre est identique. Il y a un type qui parle (vite ou pas) et des images autour.
- Non. Chez Decaux il n’y a qu’un Decaux. Dans Paradis Vidéo il y a trois Sollers. Un de face et deux de profil. Essaie un peu de faire dire à Decaux son texte de profil : l’image s’écroule et le texte avec, ridicule. Paradis est un texte qui peut se dire aussi bien de face que de profil sans que cela fasse la moindre différence. C’est que le regard de Sollers ne regarde pas le spectateur comme s’il était le centre qui le fait exister mais se meut panoramiquement dans toutes les directions d’un espace véritablement excentrique. C’est pourquoi quand j’incruste deux et même trois Sollers dans la même image, alors qu’ils sont rigoureusement synchrones (leurs bouches prononcent les mêmes mots), ils n’ont pas l’air spatialement raccord. Tout se passe comme si le Sollers de profil et le Sollers de face n’avaient pas devant les yeux la même chose. Effet d’ubiquité chu, en fait, du texte même de Sollers. Effet de relativité toute einsteinienne. Ce n’est pas Sollers qui regarde le texte, c’est le texte qui le regarde. Texte aux milles yeux regardant partout et tout le monde à la fois. Merveille de simultanéisme : tous les instants dans un instant. N’est-ce pas ça, en somme, le paradis ?
- Je n’y suis jamais allé... Donc Sollers est au Paradis. Le Paradis c’est les images ?
- Qu’appelles-tu images ?
- Les illustrations... Venise... la terre qui tourne... les enfants qui se balancent... Sollers dans tous ses états, au tennis, au piano, à genoux... les sculptures baroques... le Balzac de Rodin... la Tour Eiffel... le porno... le bébé... les lettres... le néon...
- Tu te souviens de ce tube de néon qui flotte dans un canal à Venise, comment il vient barrer en légère surimpression le buste de Sollers disant son texte, clin d’œil à la diagonale symbolique du sujet divisé ? Eh bien voilà : les images, on ne peut pas seulement désigner par ce mot les représentations que tu nommes illustrations, il faut aussi l’étendre à celles qui montrent Sollers lisant, disant son texte, de face, de profil. Sollers aussi est une image. Plusieurs images. C’est la présence de Sollers comme image au sein des images qui est décisive. La même suite d’images avec le même texte mais en voix off n’aurait aucun sens, aucune consistance. C’est pour le coup qu’on pourrait réellement parler d’illustrations, au pire sens du terme. Ce qui se joue visuellement dans la vidéo de Paradis a lieu à l’intersection des images de Sollers et des "illustrations".
- Les recoupements ne sont pas évidents.
- Ils ne peuvent pas l’être, ils ne veulent pas l’être. La seule chose qui est voulue, espérée, impulsée, définie à l’avance est une courbe d’écarts, d’écartements plus ou moins béants entre ce qui se voit et ce qui s’entend.
- Ce qui se voit n’est jamais ce qui s’entend.
- Si. A bon entendeur, salut ! Jamais tout, bien sûr. Mais toujours un peu. Ce qui s’entend ce n’est pas forcément des mots, ce peut être aussi des rythmes, des rimes, des éclats, des conflagrations, des répétitions, des séries. De même, ce qui se voit ce n’est pas forcément des choses, ce peut être avant tout des rythmes, des couleurs, des symétries, des mouvements, des vitesses, des répétitions... des bifurcations... des conjonctions...
- On nage en plein formalisme !
- Nenni. Tout se joue d’abord sur la scène des objets. Sollers croit beaucoup plus aux "signifiés" qu’on ne pense. Dès le début du tournage de Paradis cela m’a frappé : il ne s’intéresse pas du tout à la façon dont les choses sont filmées, ce qui lui importe c’est que tel ou tel objet ( des femmes, des bébés, du baroque, Venise, du tennis, une oreille chinoise en cire d’acupuncteur) soient inclus dans la série. A la limite, peu importe comment. Et c’est juste. Si la Voix est le moteur de l’Histoire, ce qui compte c’est ce qu’elle énonce, dénonce, annonce, pas tellement le ton sur lequel elle le fait. Je le pense aussi, même si cela ne m’empêche pas de m’affairer à mes petites inventions formelles. Tout à fait conscient que celles-ci ne tiennent debout qu’à la faveur de ce qu’elles font entendre.
- Et tu vas continuer comme ça longtemps ?
- Tant que Sollers ne se lassera pas de mes pirouettes électroniques. Grâce à lui, je peux pousser très loin l’exploration de ce mode d’expression à la fois si proche et si éloigné de la télévision. Je peux surtout aussi, sous le prétexte de ces enregistrements, tourner tant qu’il me plaît autour de cette oeuvre littéraire qui me fascine depuis vingt ans et dont je m’enchante.

Chaque fois, je découvre telle ou telle correspondance entre la façon dont parle son auteur et la manière dont il écrit. S’il y a une chose dont je suis sûr à présent, après avoir entendu si souvent Sollers, c’est qu’un des secrets sans doute de son art est qu’il écrit comme il parle. Il scripte comme il jacte.
- Comme il parle ! Comme il parle à la télé ?
- Comme il parle à la télé. Comme il parle avec ses amis. Comme il parle avec ses ennemis. Comme il parle avec une caméra. Comme il parle sans caméra. D’un lieu à l’autre, ce qui varie c’est la vitesse.

Mais pas la ponctuation. Ce mélange d’accélération et de suspension après un arrêt brusque s’entend partout. II dit toujours la même chose et toujours de la même façon et depuis fort longtemps ( avis à ceux qui l’accusent de ne cesser de changer). Sollers n’a qu’une voix, s’il a plusieurs registres. Ce sont tous les registres qu’on n’entend pas à la télévision qu’il me plaît d’enregistrer. Quand Sollers passe à la télé - et comme il y est toujours très bon il y passe souvent, au grand dam de ses rivaux - il fonce droit sur un objectif, sans se perdre dans les détails, calculant son temps, le jouant serré. Enjoué, vif, profond dans la Iégèreté, précis dans la grosse formulation, prudemment audacieux dans les renversements, pif paf c’est fini, encore un petit aphorisme si vous voulez et puis bonsoir, bonsoir les petits... il file à bonne allure, un tout petit peu plus vite que les autres pélerins, mais pas trop, juste ce qu’il faut pour affirmer une différence supportable.
- Et dans tes vidéos ?
- Le rythme change radicalement. Beaucoup plus rapide (Sollers au Paradis) ou beaucoup plus lent (toutes les autres). Un jour des gens de la télé m’ont demandé de visionner Sollers au pied du Mur. Non pour le diffuser (éventuellement) mais parce qu’ils avaient l’intention de filmer Sollers, eux aussi, en Israël. A la fin, assez impressionnés semble-t-il, ils m’annoncent qu’ils vont faire la même chose, "en gros". Cependant, une inquiétude les ronge : est-ce que Sollers est capable, à mon avis, de parler plus vite in situ ?
- C’est vrai qu’à Jérusalem Sollers prend son temps ! Il médite ...
- Ce sont des méditations improvisées dans un état de grande concentration. Les mots viennent les uns après les autres, sans se bousculer ? Les silences durent. Le suspense d’une pensée en train de se former est un beau spectacle. Si on retranscrit ces mots les uns après les autres, on aperçoit quelle complexité de vue ils traduisent, retracent. Quel style ! Exactement le même que dans les écrits. La conférence sur Picasso, les prosopopées de Diderot, la conversation amicale avec Kirili  : autant de vitesses mais toutes lentes. Etrangement lentes d’ailleurs.
- Sollers recordman de lenteur, voilà qui est nouveau.
- J’ai bien dit : étrange lenteur. Car la densité qui s’y expose provoque des effets de bond, de ricochet.
- Avec Paradis, il avait déjà la palme de la rapidité... si j’ai bien compris. Bientôt les jeux olympiques ?
- Nous sommes prêts. Il y a des concurrents ?
- Trois cent quatre vingt six minutes de Sollers...
- ... et de Vidéo... Et ce n’est pas fini !
- Difficile de s’aligner... Et en dehors de ça, tu fais quoi ?
- En dehors de ça, je m’aperçois que beaucoup de choses que je fais me ramène à ça... C’est comme ça... Joyce... Rodin et ses voix multiples, son sens de la grâce et de la rédemption... Même cette Visitation que je vais créer à Montpellier... En préparant ce livre sur ces sept vidéos, je suis tombé, dans le Diderot, sur une petite phrase qui parle déjà du fantasme de coïncider par l’imagination avec le moment de sa conception, fantasme qui est à la base des explications que je donne de mon désir de Visitation... De toute façon, rien de tout cela n’aurait eu lieu si je n’avais rencontré, il y a plus de vingt ans, en arrivant à Paris, le film de Jean-Daniel Pollet commenté par Philippe Sollers, Méditerranée. Tout se passe comme si je ne cessais de vouloir refaire Méditerranée mais avec la voix de Sollers à la place de celle de l’acteur qui dit les mots qu’il a écrits. Et qui ne les dit plus off mais in.
- Sollers est un bon acteur, enfin... un acteur. Tu peux y aller.
- ln, la voix, donc le corps qu’elle produit... parce qu’on n’est plus au cinéma mais en vidéo. Toute cette aventure n’aurait pu arriver sans la vidéo. Si elle permet à Sollers de tenir une sorte de journal intime, de dater certains moments, il faut bien voir qu’elle n’est possible que dans la perspective ouverte par la technique du direct. Seul l’enregistrement électronique permet d’accéder à l’effet de direct, qui signe l’appropriation simultanée de l’espace et du temps. La vérité devient synchrone. L’accent de vérité passe instantanément de la voix d’abord au corps qui l’émet puis de là à tout ce qui l’environne. Elle opère à vif. Live est le mot qui désigne, en anglais, le direct.
- Et en latin ?
- In vivo. Il faudrait s’en souvenir pour éviter que la vidéo retombe toujours in vitro. L’effet de direct, c’est ce qui m’a permis, par exemple, de faire coïncider le discours de Sollers avec le moment où Picasso peignait ses toiles. Le moment où Kirili entaille ses bronzes. Le moment où Diderot s’endort pour se réveiller deux siècles plus tard. Le moment où le Christ s’éjecte de son sépulcre. Le moment où Sollers jette pour la première fois ses mots bleus serrés non ponctués sinon par la voix qui les lui souffle et qu’il re-soufffle... Il faudrait peut-être aussi enregistrer une fois cet état, cet instant... cela ne s’est jamais fait... c’est presque impossible à faire... alors que pour un peintre (Picasso, Pollock au geste inoubliable)... mais j’ai une idée... il faudrait trois ou quatre caméras... et une bonne régie digitale...

Jean-Paul Fargier
24 avril 1988

Spectacle de la voix. PARADIS VIDEO


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Lecture publique, "live", d’une heure de Paradis par son auteur, Philippe Sollers, entouré de huit postes de télévision formant un cercle au milieu duquel il se tient.
Six de ces postes diffusent, à partir de six magnétoscopes, des "images préparées", tandis que les deux autres transmettent "en direct" les images composées par deux caméras, l’une étant une caméra couleur normale", l’autre une caméra noir et blanc spéciale, une Aaton-Paluche (en général, tenue par Danielle Jaeggi), qui transite par un Colorisateur (manipulé par son inventeur et constructeur, Marcel Dupouy). Les opérateurs des "images préparées" étaient Jean-François Dars et Anne Papillault.

Paris Vidéo a été créé à Paris au Centre Pompidou, en décembre 1980. On l’a aussi accueilli à Orléans, Belfort, Liège, Bruxelles, New York, Rennes, Cannes, San Sebastian, Rome, Milan, Tourcoing, Genève, Jérusalem, Reims, Lyon. Au total, une vingtaine de représentation en deux ans.

Spectacle de la voix

Réalisation :
Jean.-Paul Fargier
Images :
Jean-François Dars
et Anne Paplllault
Colorisation :
Marcel Dupouy
2° Caméra :
Daniel Jaeggi Montage :
Pierre-Marie Fenech
Production :
CNAM - Centre 9,3 Pamniln

Ph. S. :

Quand je monte en scène pour ce spectacle, j’essaie de procéder à un retournement. La compétition est immédiate entre la voix que je vais émettre, mon corps qui ne devrait pas être là, les écrans et le public. Il faut que j’aille vite et assez fort pour déchirer tous les éléments présents. Quand tu dis qu’en général le "performer" finit par être oublié comme corps, ça veut dire qu’il s’est endormi et que sa voix s’est faite rêveuse. Ce qui prouve qu’il est très difficile de surmonter le fantasme comme quoi la voix est à l’intérieur des images ou comme une sorte de sous-titrage des images.

Il y a eu le cinéma muet, il y a eu le cinéma parlant, maintenant il faut qu’il y ait la parole elliptiquement imagée. C’est une troisième révolution technique qu’il faut obtenir pour réveiller - wake - les dormeurs d’images.

La voix endormie dans l’image c’est précisément l’hypnose de notre temps. Donc Paradis Vidéo est une opération d’anti-hypnose. Quand tu rêves, tu parles. Ce que tu vois ce sont des mots que tu es en train de prononcer. Mais comme tu n’es pas là au lieu où tu les prononces, tu crois être dans des images. Il faut toute l’opération analytique par la suite, pour que, allongé en train de parler, le récit de cet enchaînement visuel adressé à quelqu’un se révèle être la parole oubliée du rêve. A la grande surprise du patient.

Allongé sur mon banc à Venise, c’est comme si j’étais mort dans la vidéo. Le sursaut de résurrection qui me remet debout est exactement contemporain du moment où je commence à parler. Quand je commence à parler, il faut que j’aille plus vite que toute la consanguinité des images, de mon corps et de la perception du public, de telle façon que je lui donne la sensation traumatique d’avoir été traversé par la voix. C’est tout. C’est tout mais c’est essentiel, parce que ça suppose de ma part une certaine technique de méditation. Et une intention métaphysique. Si on écoute par exemple Ashley, on s’aperçoit que sa référence fondamentale est, disons, indienne. La litanie sera dans sa voix comme si sa voix était recouverte par une modulation qui serait déjà de l’ordre du sommeil en train de venir. Et c’est étrange comme tout acteur ou tout lecteur d’un texte lu à haute voix finit par donner l’impression d’une inhibition, d’un mur du son qu’il n’arrive pas à franchir et qui le rapproche dans sa lecture d’un assoupissement progressif, comme si ce qui gagnait c’était un certain retard de la voix sur le corps. Il est certain qu’à ce moment-là l’image prend tout de suite le dessus et qu’on est dans l’horizon du fantasme. En revanche, si.je maintiens de façon absolument dramatique ·et cruelle le rythme de la voix, au point d’avoir l’impression, quand je lis, que mon corps est sous moi, alors je peux obtenir un résultat, une sorte de planage. La métaphore étant "l’esprit de Dieu planait sur les eaux". Il faut que je me place dans la dimension où je verrais mon corps au-dessous de moi, à la verticale, dormant profondément, et moi avec ma voix, au-dessus, de plus en plus agile et rapide pour ce corps qui s’endort, disparaît au plus profond du sommeil, image de la mort. Il y a des moments où ça m’arrive bien ; d’autres, où ça m’arrive moins bien. Mais quand ça m’arrive bien je suis en état d’extrême agilité au-dessus d’un paysage hypnotique. Et à ce moment-là je saisis la coïncidence - hypnotique - entre mon corps, les images et le public. A ce moment-là quelque chose a été dégagé, est passé, dont il ne reste pas de trace sinon probablement un effet magique qui s’anéantit.

Il faudrait envisager que Paradis Vidéo est une projection du speaker en deçà et au-delà de ce qui est visible. La Télévision est le registre pédagogique de notre temps. C’est le mur de la caverne dans laquelle on est enfermé. Donc, produire un effet dans la tapisserie télévisée, c’est nécessaire. C’est là qu’il faut opérer.

Ce qui me frappe le plus c’est à quel point les écrivains sont médiocres à la télévision. Il n’y en a pas un qui donne l’impression d’être en deçà et au-delà de l’image télévisée. Tant et si bien que les effets de télévision forts sont des effets d’authenticité - de
soi-disant authenticité... Par exemple, Hector Bianchiotti, chez Pivot, parlant tout à coup de l’amour maternel. Une déclaration soudaine et intense au sujet de l’amour maternel : voilà le point le plus pathétique de l’enfermement dans l’image.

Il est bien entendu que dans Paradis ce qui est décrit c’est, au contraire, une récusion constante de la maternalité. Et un appel à la voix incorporelle du père. C’est ce que dit Saint Thomas d’ailleurs. Il dit que la forme sous laquelle peut s’incarner le Père ne peut être que la Voix. Cf. la Bible. Le Père ne peut pas avoir de corps, c’est le fils qui a un corps. Le Père lui n’a pas de corps, il a une voix. A tout instant. Ou mieux : par éclipse. Il a une voix dans les Evangiles. Voir le Baptème dans le Jourdain. Ou la Transfiguration. Voici mon fils bien aimé, dit la Voix. La voix est le registre du Père. Par conséquent toute position par rapport au père se déchiffre dans la voix. C’est dans sa voix qu’on entend si quelqu’un (qu’une) se situe et comment par rapport à une fonction paternelle. Et ce qui ne se situe pas par rapport à cette fonction trahit immédiatement l’engorge-ment dans le Corps. Non vu, non su.

LA SUITE Portraits d’auteurs "Sollers Vidéo Fargier" II

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VOIR AUSSI SUR PILEFACE  :

Paradis Vidéo (épisode 1) : à Reims
Paradis Vidéo et « la haute méfinition » (épisode 2)
Paradis Vidéo (épisode 3) : Jean-Paul Fargier raconte
Paradis Vidéo (épisode 4) : Jean-Paul Fargier raconte (suite)

A SUIVRE, la suite du livret :

Une voix pour l’éternité. SOLLERS AU PARADIS
A fleur de voix. SOLLERS AU PIED DU MUR
Physique de la voix. LE TROU DE LA VIERGE
D’une voix à l’autre. SOLLERS JOUE DIDEROT
A mi-voix. LE PHALLUS MIS A NU
TEXTES CRITIQUES

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