Julia Kristeva était la rédactrice en chef d’un jour de l’Humanité pour son édition du vendredi 7 mars.
Voici pourquoi.
Première page de l’Humanité du vendredi 7 mars 2014.
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SOMMAIRE
La culture européenne est une fierté blessée
La mère libre n’est pas encore née
A la mémoire des handicapés exterminés
Arrêt sur image
Ces ados, amoureux, en quête d’idéaux
Créons une Académie des cultures européennes, ferment d’une fédération politique
Les élections européennes, pas si mal aimées ?
Pas un livre, mais DES livres à inventer
À quoi bon des journaux en temps de détresse ?
Autour du traditionnel café de bienvenue, dans le bureau du directeur de la rédaction, Patrick Apel-Muller, la philosophe, psychanalyste et écrivaine Julia Kristeva s’excuse presque d’avoir préparé des papiers d’avance. Elle n’imagine pas à quel point sa prévenance détonne, dans une profession où flirter avec l’heure du bouclage est monnaie courante. « La psychanalyse peut-elle quelque chose pour aider les journalistes qui ont du mal avec les contraintes du bouclage ? » s’enquiert, au second degré, Patrick Apel-Muller. « Cela mérite en effet le divan. Mais je ne me promène pas avec mon Sigmund Freud sous le bras », répond Julia Kristeva sur le même ton de plaisanterie. Modeste, elle prévient tout de suite qu’elle aura besoin d’aide pour son travail d’écriture dans le journal, en se tournant vers notre consoeur Mina Kaci, véritable cheville ouvrière de la rencontre. Une aide bien particulière, rarement implorée par les journalistes, « celle d’un sabre », pour couper ses papiers qu’elle imagine déjà trop longs : « Les psys se taisent toute la journée, donc on se rattrape hors du cabinet. »
Le dialogue qui s’enclenche ainsi, subrepticement, entre frustrations professionnelles de journalistes et de psy, n’a rien de grincheux. Bien au contraire, il ouvré à une libération mutuelle, ô combien nécessaire pour se mettre à l’écoute des soubresauts du monde, de ses espoirs mais aussi de ses maux qui se bousculent chaque matin au portillon de la conférence de rédaction. A suivre Julia Kristeva, l’Europe est peut-être la meilleure incarnation des contradictions de notre temps. Préoccupée par la crise multiforme qui frappe le continent, elle estime que « les peuples européens, même s’ils sont écrasés, se sentent européens ». « La culture européenne est une fierté blessée », ajoute-t-elle encore, avec son sens de la formule. Alors que la rédaction s’interroge sur la place à accorder respectivement à un sujet sur les difficultés croissantes des maires de petites communes, dans un contexte de baisses des dotations de l’État, et à un autre sur les suites de l’affaire des enregistrements clandestins de Buisson, la rédactrice en chef du jour suggère de les lier, comme deux illustrations d’un même état de délitement du politique.
Plus tard, dans le défilé des sujets, elle évoquera sa préoccupation face à la « dissolution de l’individu et du lien social ». Le fil conducteur de l’analyse émerge d’entre les mots : c’est, au fond, la certitude qu’un idéal est nécessaire, non seulement pour faire tenir ensemble les individus, mais pour les faire tenir debout eux-mêmes. Avec bien sûr, chez cette militante féministe, une priorité accordée à la situation des femmes. Elle, « enfant d’une Europe blessée », née dans la Bulgarie d’avant la fin du rideau de fer, n’hésite pas à rappeler que le 8 mars a été reconnu par son pays d’origine bien avant de l’être par les Nations unies (en 1977). Elle sait aussi surprendre son auditoire. Comme lorsqu’elle décline une intervention dans les pages culture en lançant, elle, la femme de lettres et de savoir : « Je suis un peu perdue dans la culture, je suis très foot. » En ce lendemain de victoire de l’équipe de France, Julia Kristeva marque un but dont l’Humanité se souviendra.
LAURENT ETRE
REPORTAGE PHOTOS : BRUNO ARBES
La mère libre n’est pas encore née
A la mémoire des handicapés exterminés
Arrêt sur image
Ces ados, amoureux, en quête d’idéaux
Créons une Académie des cultures européennes, ferment d’une fédération politique
Aujourd’hui experte en célébrations patrimoniales, l’Europe n’avait pas inscrit la culture dans le traité de Rome. Et les techniciens de l’UE ne semblent pas s’apercevoir qu’une culture européenne existe, bouquet des cultures et des langues nationales, mais aussi transversale à cette pluralité. Elle n’est pas seulement un sinistre reliquat de l’Inquisition, du colonialisme et de la Shoah. Une histoire de luttes émancipatrices et de résistances nous précède, tel un horizon fédérateur dans lequel se reconnaissent — avec une fierté aussi prudente que blessée — aussi bien le chômeur grec, portugais et italien que le plombier polonais, la blogueuse allemande et le twitteur français. Et les insurgés de Kiev. Indignés par l’abîme qui se creuse entre les contraintes économiques et financières d’un côté et le consentement populaire de l’autre, ils n’ont pas remis en question leur appartenance à la culture européenne, ils « se sentent européens ». Pour écarter le rejet du politique, quand ce n’est pas la régression suicidaire au nationalisme autistique, la nécessité s’impose d’envisager une profonde mutation du politique. Elle n’est possible qu’à partir de cette vitalité historique qui n’est autre que la mémoire culturelle de notre continent.
Quelle identité ?
Serait-ce parce que l’Europe a succombé à la barbarie jusqu’au crime, mais qu’elle en fait l’analyse mieux que bien d’autres, NOUS sommes à l’heure où il est possible d’assumer le patrimoine européen en le repensant comme un antidote aux crispations identitaires : les nôtres et celles de tous bords.
L’identité mise en question dérive souvent en haine de soi : autodestruction dans laquelle les Français et les Européens aiment à se complaire. Mais cette interrogation permanente peut déboucher aussi sur une identité plurielle.
L’Europe est désormais une entité politique qui parle autant de langues sinon plus qu’elle ne comporte de pays. Le multilinguisme est en train de devenir la langue des Européens : les étudiants qui traversent les frontières avec les bourses Erasmus en sont l’exemple vivant et prometteur. Une nouvelle espèce émerge peu à peu : le citoyen polyglotte d’une Europe plurinationale.
Dépression nationale.
Les nations européennes, déprimées comme les individus peuvent l’être, attendent l’Europe, et l’Europe a besoin des cultures nationales valorisées, pour réaliser dans le monde cette diversité culturelle dont nous avons donné le mandat à l’Unesco. La spécificité culturelle des nations est le seul antidote au mal de la banalité, cette nouvelle version de la banalité du mal.
L’humanisme n’est pas une nouvelle religion.
L’humanisme est un féminisme ; il est un souci constant pour l’éveil de l’expérience intérieure avec et malgré l’hyperconnexion, pour l’interaction avec la vulnérabilité, pour l’accompagnement de la mortalité ; il propose une morale qui nécessite une réévaluation respectueuse de l’héritage religieux et spirituel.
Constituée depuis deux siècles comme la pointe avancée de la sécularisation, l’Europe humaniste est appelée aujourd’hui à élaborer des passerelles entre les trois monothéismes, et avec les autres religions. Pour ce faire, la tolérance et la fraternité sont nécessaires mais ne suffisent pas. L’humanisme n’est pas l’auberge espagnole de toutes les croyances. A la lumière de la philosophie et des sciences humaines issues de la sécularisation, la laïcité républicaine invite croyants et non-croyants à considérer que si « personne n’est propriétaire de la vérité », il incombe à tous de réévaluer leurs propres idéaux et de dépasser les dogmes meurtriers. Plus encore que les politiques, les intellectuels européens, les artistes et les écrivains portent une lourde responsabilité dans le malaise européen, quand ils sous-estiment ou oublient cette refonte.
Suis-je optimiste, trop optimiste ? Je me définirais plutôt comme une pessimiste énergique. Et je propose un premier pas : mettons en évidence les caractères, l’histoire, les difficultés et les potentialités de la culture européenne, en créant une Académie des cultures européennes. Elle sera le tremplin et le précurseur de la véritable fédération politique.
Les élections européennes, pas si mal aimées ?
Les tensions qui secouent l’Ukraine, à la frontière qu’on pourrait dire interne à l’Europe, en sont une preuve supplémentaire. N’a-t-on pas trop vite oublié que ce pays porte non seulement l’histoire du communisme et les tragédies de la Seconde Guerre mondiale avec une exacerbation tragique des purges et des exterminations, Shoah par balles et autres abjections, mais qu’il est coupé en deux territoires religieux (uniate et orthodoxe) et linguistiques (ukrainienne et russe) ? N’a-t-on pas trop vite réduit la Russie post-perestroïka à une dictature d’oligarques, ce qu’elle est aussi, en oubliant le culte ancestral de la « sainte Russie » et l’émergence de l’eurasisme, qui occupent le terrain laissé vide du stalinisme ? Les tractations économiques peuvent calmer le jeu provisoirement, les tensions demeurent. Les mouvances qui recueillent, en Europe et à ses frontières ainsi que partout dans le monde, une large adhésion populaire, s’adressent, par-delà les frustrations économiques et sociales, aux peurs apocalyptiques, aux expériences religieuses, au sentiment national. Faisons le pari qu’il est possible, qu’il est urgent de reconnaître cette « mémoire monumentale » (Nietzsche), de l’apprivoiser et de l’innover. À la lumière de la philosophie et des sciences humaines, issues de cette coupure qui s’appelle la sécularisation, qui a eu lieu seulement en Europe, au siècle des Lumières, avant de se répandre dans le monde, et qui porte les risques de la liberté. Les élections européennes vont bousculer le paysage politique, en modifiant le poids des forces en présence. Cette nouvelle composition sera une invitation à penser et faire de la politique autrement : au regard d’une temporalité historique qui nous habite et demande à être réévaluée. Vue sous cet angle, l’expérience européenne n’est pas en retard, mais en avance sur l’essoufflement politique global, qui peine à rencontrer les singularités culturelles des traditions, des croyances et autres différences conscientes ou inconscientes aujourd’hui en souffrance, autrement que pour les comptabiliser dans des logiques financières et de marketing. Il s’agira donc de voter pour... une autre pratique politique ?
Pas un livre, mais DES livres à inventer
Le meilleur des livres, par exemple, serait traduit dans toutes les langues européennes, par un réseau créé ad hoc pour cette nouvelle renaissance. L’infini à la portée des libraires, eux-mêmes soutenus par des chaînes de distribution et des mécènes portés par le désir du livre. À traduire en chinois, en arabe, en persan... À numériser, à filmer, à débattre, à copier-coller, tout... Stéphane Mallarmé, le célèbre poète, pensait, à la fin du XIXe siècle, que le monde était fait pour aboutir à un livre... Et si c’était vrai ? Pas un, mais DES livres à venir, à inventer...
À quoi bon des journaux en temps de détresse ?