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Mao et la Chine

Marcelin Pleynet (à propos d’une biographie)

D 14 janvier 2008     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


MAO

« Quand j’étais à Pékin, il y a plus de trente ans, le correspondant du Monde avait l’air passionné par le régime communiste, avec obstination et une bizarre ferveur. Heureusement, il avait un vélo que j’ai pas mal utilisé dans les rues, ce qui me faisait remarquer par des milliers de Chinois comme un « long nez », c’est-à-dire une bête curieuse. Depuis, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Le même journal, aujourd’hui, s’enthousiasme pour une biographie à charge du monstre Mao, le pire criminel du XXe siècle, responsable de 70 millions de morts, et prêt à en faire tuer 300 millions. C’était donc une « ordure ». Soit. Mais il y a plus grave : c’était un pauvre type, un médiocre, un mégalomane orgiaque, un sadique primaire, un agent simultané de Staline, des nationalistes, des Japonais et ensuite des Américains. Un fou, mais sans envergure. Autant dire que les anciens « maoïstes » occidentaux, Français en tête, ont bonne mine. Max Gallo, dans Le Figaro, parle même, avec commisération, de ceux « qui agitaient le Petit Livre rouge au bar du Pont-Royal ». Il ne manque que la photo qui, bien entendu, n’existe que dans l’imagination de Gallo. »

Philippe Sollers, Journal du mois, le JDD, juin 2006.


Le voyage en Chine

Au printemps 1974 Philippe Sollers, Julia Kristeva et Marcelin Pleynet — pour la revue Tel Quel — se rendent en Chine. Ils sont accompagnés de Roland Barthes et François Wahl. Le voyage durera trois semaines.

Film super8 de Philippe Sollers (1974)

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Dès le retour Marcelin Pleynet publie dans les numéros 59 et 60 de Tel Quel — celui-ci sort en octobre 1974 — un long article intitulé « Du discours sur la Chine ». Cet article est présenté en note comme « Extrait de Pourquoi la Chine à paraître dans la collection "10/18" ». A ma connaissance ce livre ne... paraîtra pas.
Dans le numéro 59 de Tel QuelEn Chine — Marcelin Pleynet revient sur les "conditions subjectives" dans lesquelles ne peut pas ne pas s’effectuer ce type de voyage notamment à travers les problèmes de la langue ou du langage qui mettent le "voyageur" « en constant état de traduction ». Il écrit :

« Ce voyage s’est effectué pour moi sur la base d’une expérience et d’une pratique de la langue poétique moderne, et des conséquences que doit entraîner ce type de pratique. Je considère logiquement (biographiquement) ce voyage comme une conséquence d’un certain type de pratique de l’écriture d’avant-garde, dont je dois dire qu’elle n’a jamais été arrêtée mais qu’elle a été tout au contraire entraînée dans le déploiement massif des luttes qui mènent, pour son indépendance et pour sa liberté, le peuple chinois à l’assaut du ciel. Je pense que ce discours sur la Chine est aussi à tenir, et même qu’il fait jusqu’à présent énormément défaut. Mais saura-t-il répondre de ce qui unit ce travail sur la langue à l’économie, à la politique, à l’idéologie, à la révolution socialiste ? »

Question qui restera... sans réponse... ou, plutôt, qui ne se posera plus dans les mêmes termes une fois constatés, quelques années plus tard, l’échec, en Chine même, de l’illusion "maoïste" (l’échec de la révolution ?), puis l’impasse de l’illusion "avant-gardiste". Sans doute est-ce la raison pour laquelle Le Voyage en Chine, publié en 1980 (P.O.L.), ne reprendra pas la problématique, encore "bornée", "limitée" par l’horizon "marxiste-léniniste", de ce texte de 1974, intitulé « Pourquoi la Chine populaire » [1].


Du discours sur la Chine

La question « Pourquoi la Chine » n’en garde pas moins toute sa pertinence et, ce, jusqu’à aujourd’hui. Il est, de ce point de vue, intéressant de relire, plus de trente après, Du discours sur la Chine (dans TQ 60). Marcelin Pleynet s’interroge en effet dans des termes qui, à bien des égards, restent d’actualité :

« Si le livre sur la Chine n’est pas devenu un genre que des esprits plus ou moins distingués se plaisent à cultiver, il s’introduit pour l’essentiel par une question : Pourquoi la Chine ? A cette question, bien entendu, les réponses sont multiples, mais, si la plupart se justifient d’elles-mêmes, il en fut jusqu’à présent apportées peu qui sans mystification puissent se justifier. »

A droite comme à gauche, « la question reste fondamentalement non traitée, parce que non traités les intérêts, aussi bien subjectifs, qui la portent. » (Je souligne) La plupart des réponses fonctionnent soit comme "introjection", soit par "projection", écrit Pleynet : « Introjection : ce que seule une convention peut nommer le "maoïsme" occidental, projection : l’exotisme coloré et les anathèmes de toutes sortes aussi bien ceux de la vieille droite que ceux aujourd’hui plus actuels et plus explicites des divers partis révisionnistes. Chacun de ces discours est à mon avis à lire comme le symptôme d’une maladie qui ne dirait jamais son nom. »
Certes, aujourd’hui, les partis communistes ("révisionnistes" selon le langage marxiste de l’époque) ne portent plus les anathèmes les "plus explicites" sur la Chine et... pour cause : l’effondrement de l’Union soviétique a entraîné le déclin de ces partis ou leur disparition inéluctable. Il n’en reste pas moins que, à droite comme à gauche, le discours sur la Chine semble avoir du mal, aujourd’hui encore, à se renouveler. Comme si "le fantôme de Staline" (selon le mot de Sartre) avait en quelque sorte été littéralement assimilé par les divers salariés du "spectaculaire intégré".
N’est-ce pas toujours par "convention", par conformisme, que l’on continue aujourd’hui encore à parler d’un "maoïsme" occidental pour éviter de penser ce qui a pu animer certains mouvements sociaux des années 70 comme la pratique spécifique de nombreux intellectuels, d’artistes, d’écrivains et, notamment d’écrivains français ? « L’exotisme coloré » et/ou « les anathèmes de toutes sortes » ont-ils fondamentalement disparu ? Et, si les "symptômes" ont changé, la "maladie" n’en persiste-t-elle pas néanmoins sous des formes nouvelles ?
Qu’il s’agisse du livre sur la Chine ou de l’information, « le symptôme à ne pas manquer chez chacun » reste, aujourd’hui comme hier, « l’obsession de l’inédit, du caché-découvert, du secret, de la chasse au document. Comme si se trouvait quelque part une pièce, un sceau qui, déchiffré, permettrait une fois pour toutes d’en finir avec le malaise de ce qui surgit et parle ici d’un autre lieu. » (je souligne)
Pleynet écrit alors :

« Qu’il soit de droite ou de gauche le discours sur la Chine manifeste évidemment [...] les dangers d’une crise historique qui s’expliciterait, livrant les défenses subjectives à leur véritable destin politique réactionnaire. »

Et d’ajouter :

« Le phénomène n’est pas nouveau, et l’on pourrait démontrer comment, et se demander pourquoi la Chine dont on nous parle ne nous est pas beaucoup plus familière, que ne pouvait l’être à ses contemporains la Chine de Leibniz ? »

On peut actualiser. En juin 2006 paraît un livre de Jung Chang et Jon Halliday : Mao. L’histoire inconnue.
A la suite de Sollers dans Le journal du dimanche de juin 2006, Pleynet, le 24 juillet, revient dans son journal sur cette publication et les commentaires dont elle a fait l’objet dans la presse. Il y est aussi question d’un écrivain qui, au début des années 70, avait eu la curieuse idée de traduire dix poèmes de Mao Tsé-toung.
Le discours dominant sur la Chine a-t-il changé ? Et l’information ? Oui et non.
La situation n’est plus la même mais la guerre continue.

« Le devenir monde de la falsification était aussi un devenir falsification du monde. » (Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle.)
« Ils se réfugient dans la presse et ils appellent le nombre à leur secours. » (Pascal)
« L’entêtement buté de la falsification et de ses activités falsificatrices opère, aujourd’hui comme jamais, sur ce qui se découvre, aujourd’hui comme jamais, engager les plus vastes opérations de l’Histoire, les plus vastes opérations de la chance. » (Marcelin Pleynet)
*


Situation

Paris, lundi 24 juillet [2006]

[...] « Quelle mise en place géopolitique s’emploie à ignorer ou à falsifier le surgissement de la Chine sur la scène mondiale et ce qui s’y joue « historialement » d’un destin, d’une chance ?... Voyons la Chine.

MAO ET LA CHINE

Les éditions Gallimard ont fait récemment événement en publiant une biographie de Mao Tsé-toung, qu’on ne peut pas lire autrement qu’en pensant qu’elle est d’abord consacrée à rendre inintelligible le surgissement, et la chance du surgissement, de la pensée chinoise sur la scène internationale [2].

De quoi s’agit-il précisément aujourd’hui ? Sinon de convaincre que le surgissement de l’économie chinoise et de ses stratégies sur la scène internationale ne se différencie en rien du capitalisme occidental, c’est-à-dire américain. Et ce, en s’employant d’abord à convaincre que le communisme en Chine ne fut en rien différent du communisme soviétique. C’est-à-dire en suivant le stalinisme — culte sectaire emmuré —, chambre froide de la momie toujours radioactive, et plus ou moins maquillée, dans le funérarium américain.

On peut noter que lorsqu’il s’agit, sur le modèle soviétique, de retoucher la photographie et de réécrire l’histoire en la falsifiant, les contradictions n’effraient pas les nostalgiques de la Guerre Froide. Le compte-rendu de cette biographie de Mao, dans L’Express [3], pourrait avoir été écrit par un journaliste de L’Humanité dans sa grande époque stalinienne. Le lecteur apprend, en ouverture, que « Mao était pire que Staline » (sic), pour découvrir, en cours de route, que « contrairement à Staline, chez qui se mêlaient convictions communistes et soif du pouvoir, le dirigeant chinois n’a jamais connu qu’une foi tiède » (sic)... CQFD : Mao n’était pas un bon communiste et, plus grave, il ne fut pas un bon stalinien. Mao professait, écrit ce journal très populaire (mais qui ne l’est pas aujourd’hui ? Comme l’écrit Nietzsche : « plèbe en haut, plèbe en bas ») qu’est L’Express..., Mao professait « un profond mépris pour le peuple ». Voilà qui devrait être politiquement efficace. N’est-ce pas ?

Il faudrait citer l’article dans son entier. La falsification y frise, comme dans le livre, la farce : « Enfin, écrit le journaliste de L’Express, Mao était encore plus insensible que Staline. La cruauté du tyran russe n’excluait pas un certain sentimentalisme (sic). » Ce qui ne manquera pas d’émouvoir les lecteurs, en attendant un mémoire sur le plus ou moins de sentimentalisme des tyrans.

Ce qui frappe dans cette psychologie de concierge, c’est qu’à aucun moment il ne peut être envisagé que Mao Tsé toung était chinois... que l’histoire de la civilisation chinoise n’est en rien comparable à l’histoire de la Russie... et que le sentimentalisme de pacotille, qui tient ici lieu de jugement, a toujours porté les foules à suivre le crime.

Il y a une étude à faire sur le sentimentalisme révolutionnaire... Le journaliste de L’Express, en somme, paraît avoir bien connu Staline... ne partage-t-il pas avec Staline les sentiments qu’il convient d’éprouver lorsque l’on reste veuf d’une femme qui s’est... « suicidée » ?

Les auteurs de cette biographie de Mao Tsé-toung, Jung Chang et Jon Halliday, ne sont pas en reste de frivolité lorsqu’ils s’emploient à dénoncer les crimes du dirigeant chinois... Ne s’agit-il pas d’utiliser le tyran soviétique, moins pour discréditer le tyran chinois, que pour servir, en dernière instance, la tyrannie du populisme américain ?

Populisme oblige, ils ont donc recours à la même psychologie de roman-feuilleton, de soap opera, pour traiter la révolution chinoise.

Ainsi, alors que le crime et la corruption ont gardé le pouvoir qu’ils eurent toujours en Union soviétique (pourquoi ne veut-on reconnaître que ce sont les mêmes hommes, dont Poutine, qui gouvernent aujourd’hui ?) et que la Chine actuelle a fort à faire avec ce cancer (Le Monde du 28 septembre 2006, titre « En Chine, la lutte anticorruption conforte l’influence du président Hu Jintao »), nos auteurs vont s’employer à démontrer que l’intégrité de Mao n’était pas vraiment morale (sic) mais politique.

Ils écrivent : « En 1953, lorsque Mao mit un terme à ses campagnes, il avait accompli ce qu’il s’était proposé de faire : dissuader, par la peur, ses concitoyens de toucher à l’argent de l’Etat. Les fonctionnaires communistes devenant relativement intègres au sens traditionnel du mot [où l’on peut supposer qu’il y aurait une façon non traditionnelle d’être intègre] c’est-à-dire qu’ils n’acceptèrent jamais de se laisser acheter, mais ils bénéficiaient d’un niveau de vie privilégié, calculé selon un ordre hiérarchique minutieux. » (Voilà ce qui ne peut que flatter la propagande égalitaire derrière laquelle se dissimule la tyrannie du populisme contemporain.)

Et nos auteurs de poursuivre : « Mao lui-même ne détourna jamais de fonds au sens où on l’entend d’ordinaire » (ce Mao était décidément peu ordinaire — au sens traditionnel du terme cela va de soi — Et c’est incontestablement impardonnable). « Mao ne détourna jamais de fonds... Mais c’était simplement parce qu’il n’avait aucune raison de se prémunir contre le risque de perdre le pouvoir. Il veilla en effet à ce que n’arrive jamais » (sic). Qu’on imagine une homme politique qui ne se préoccuperait pas de perdre le pouvoir !

On n’en finirait pas de relever de semblables niaiseries, où l’on constate que l’Occident ne s’inquiète pas, bien au contraire, du danger qu’il y a à confier l’histoire des tyrans à la médiocrité des passions qui les ont portés au pouvoir.

*


La Chine dans le Monde 

Il y aurait, n’est-ce pas, fort à faire en France pour lutter contre la corruption (à entendre dans tous les sens du mot)... Le nihilisme qui se maintient au pouvoir dans la tyrannie du populisme devient hargneux dès que l’on passe les frontières. C’est un certain Francis Deron, dont j’ai déjà à bien des reprises remarqué la sinophobie, qui s’est chargé (Le Monde du 9 juin 2006 [4]) du compte rendu du livre, et qui, très hystériquement ouvre son article en écrivant : « L’inventeur de la « société sans classe » à la chinoise était une ordure de première classe » (sic). Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un jeu de mots, le Deron n’est pas joueur... mais visiblement très excité... oubliant que, dans un semblable cas, le style c’est l’homme et qu’il tient apparemment à en dire beaucoup plus sur lui-même et sur son désir que sur « le tyran sanguinaire » (autre cliché) dont l’évocation l’agite en fascination.

Mao « une ordure... un personnage d’une petitesse existentielle », et comme dans cette affaire il ne s’agit pas vraiment de Mao, notre journaliste ajoute : « Un personnage d’une petitesse existentielle qui a réussi à régner sur la plus vaste population de la terre. » C’est dire si ces Chinois sont débiles, et faciles à asservir... à peine des hommes... une sorte de troupeau mené par « un pauvre type »... une sorte de brute, un paysan.

Bien entendu, le journaliste ne pense pas que l’on puisse, ne serait-ce qu’une seule minute, se demander de quelle hauteur culturelle, intellectuelle et spirituelle, il assène ses déclarations. Il en va de même pour les auteurs de la biographie. Peu importe les jugements de ceux qui ont reconnu Mao : de Gaulle, Valéry Giscard d’Estaing, Edgar Snow, Malraux et tant d’autres...

Non, il faut d’abord, en urgence, associer Mao à Hitler (remarquable, l’ordre dans lequel ces deux derniers sont généralement cités... comme si Staline n’avait pas été Staline bien avant qu’Hitler ne vînt).

Est-il possible d’établir une hiérarchie dans l’ordre des tyrannies ? Il est en tout cas historiquement possible et même essentiel, pour la bonne intelligence de ce qui s’y joue, d’en respecter l’ordre chronologique. Faute de quoi, inévitablement, se découvre ce que l’on souhaite en sauver.

Pour le cas, nos auteurs ne cachent pas que c’est « grâce à l’ouverture des archives soviétiques » que l’on peut aujourd’hui réellement savoir qui était Mao... en oubliant que les staliniens n’avaient pas attendu l’ouverture de ces archives pour réécrire l’histoire de Mao et de la Chine...

*


La poésie de Mao

Peu importe au demeurant, ce n’est pas l’ouverture des archives soviétiques qui entraîne Deron à publier que la poésie de Mao reste « médiocre » (sic). Les staliniens, comme les trotskystes d’ailleurs, n’ont jamais craint les opinions tranchantes (à tous les sens du mot) sur l’art et la littérature.

Il n’en est pas moins significatif de voir la poésie convoquée à ce procès... est-ce bien Mao qui est alors visé... Ne serait-ce pas un écrivain français qui en son temps aurait reconnu et traduit les poèmes de Mao... Il est des circonstances, n’est-ce pas, mais elles se font rares, où la poésie se révèle d’une redoutable efficacité. Voyez par exemple les embarras des idéologues avec l’oeuvre de Dante... Ici les poèmes de Mao [5]...

Mais comment ne ferait-on pas confiance au jugement de Francis Deron lorsqu’il déclare que la poésie de Mao est « médiocre », le style de ce journaliste garantit ce jugement. N’écrit-il pas par ailleurs cette phrase dont les accents poétiques n’auront échappé à personne : « Sur le personnage intime, le médecin de Mao, le défunt Li-Zhi-sui en avait dit de vertes et de pas mûres...  » (sic - c’est moi qui souligne la pensée et l’élégance stylistique de notre amateur de poésie).

Et comme la leçon nous est administrée à partir des vertus morales et puritaines des archives soviétiques, il nous faut aussi, bien entendu, souligner : « la faillite de « l’homme nouveau », mort avec son inventeur dans une décadence de sérail  » [sic]... et faire appel en confiance au témoignage de Staline (« Staline a longtemps soupçonné Mao »...), tandis que, sur la même page, en encadré, un certain Philippe-Jean Catinchi évoque : « un monstre froid, cynique, aux appétits sexuels insatiables », en ajoutant «  ce qui choquait presque davantage que la figure d’un stratège manipulateur sans scrupule, ni pitié... » (sic — c’est moi qui souligne. On ne peut pas ne pas souligner cet aveu).

*


La morale de cette histoire.

Le tyran se voit beaucoup pardonné s’il est chaste. On se demande vraiment comment, dominée, pendant plus de cinquante ans, par la politique sanguinaire d’un tel obsédé sexuel, débile et immoral, la Chine a pu survivre à l’Union soviétique pour devenir, au XXIe siècle une grande puissance mondiale qui aujourd’hui inquiète très sérieusement les Etats-Unis et leurs alliés — chasteté et puritanisme obligent. On ne peut évidemment constater ce succès de la Chine sans en être très profondément scandalisé.

Qui ne veut pas croire que le communisme en Chine fut radicalement autre que le communisme soviétique... ne voudra jamais croire que le surgissement de l’économie chinoise sur la scène internationale n’est pas réductible au mode du capitalisme américain... et c’est sans doute, là aussi, une autre forme de scandale.

Cette biographie de Mao et l’accueil qu’elle a reçu en France ne manifestent-ils pas ce qui moisit dans le pays, où la mémoire du très médiocre tyran, que les Français accueillirent à bras ouverts (Pétain), hante obscurément les hommes et les femmes qui ne peuvent, dès lors, entretenir, à l’exemple des Américains, que des sentiments très ambivalents, c’est le moins qu’on puisse dire, avec la personne et la politique de de Gaulle.
De Gaulle ne fut-il pas le premier à reconnaître, dès 1965, la Chine de Mao Tsé-toung ? Ce qui fut, il est vrai, à l’époque, aussi mal accueilli par les Russes que par les Américains.

Mais les auteurs de cette biographie de Mao, et les journalistes qui en appellent au nombre, sont sans doute beaucoup plus fins stratèges et politiques que de Gaulle et Malraux... qui, en somme, se laissèrent abuser... en s’employant à prévenir l’avenir d’une dictature d’asservissement populiste, à l’américaine.

On sait que, en août 1965, l’auteur de La Condition humaine, Malraux, est en mission en Chine, porteur d’une lettre du général de Gaulle à Liou Shao-shi :

« Monsieur le président. J’ai chargé M. André Malraux, ministre d’Etat, d’être auprès de Votre Excellence et du président Mao Tsé-toung l’interprète des sentiments d’amitié du peuple français pour le grand peuple chinois. M. André Malraux se prêtera volontiers à des échanges de vue approfondis sur les grands problèmes qui intéressent la France et la Chine et par conséquent l’avenir du monde [c’est moi qui souligne]. J’attache par avance un grand prix aux informations qu’il me rapportera après les avoir, je l’espère, recueillis auprès de vous-même et des dirigeants de la République populaire de Chine. »

Malraux est reçu par Mao Tsé-toung, le 3 août 1965.



On compte une centaine d’entrées sur Mao Tsé-toung dans le tome III des Oeuvres complètes de Malraux (dans la bibliothèque de la Pléiade), et un long récit de son séjour en Chine, en 1965, dans Les Antimémoires.

Faut-il préciser que Malraux n’est jamais cité dans la volumineuse biographie de Mao, publiée par les éditions Gallimard ; et que de Gaulle ne l’est qu’une seule fois, et très incidemment. Dont acte !

C’est bien en effet cette histoire qu’il s’agit très précipitamment de retoucher et de falsifier, en la réécrivant au nom de l’Amérique et du populisme universel... comme si l’Europe et la France n’avait jamais existé.

A suivre... « Après que l’idée du déluge se fut rassise. » [6]

Marcelin Pleynet, L’Infini 98, printemps 2007.

*

En complément indispensable de cette analyse il faut, évidemment, lire l’article de Philippe Sollers, sur le livre de Philip Short : Mao était-il fou ?.



[1Je remercie Dominique Brouttelande de m’avoir fait remarquer que c’est peut-être aussi, paradoxalement, dès cette époque — et en raison même des questions qui lui sont posées à travers « la nécessité de lutter contre les dogmes » (Pleynet) — que la Chine deviendra pour Tel Quel de moins en moins "populaire".

On doit noter par ailleurs que c’est aussi en 1974 qu’est publié en France L’archipel du goulag de Soljenitsyne à propos duquel André Glucksmann écrira un livre important : La cuisinière et le mangeur d’homme. A cette occasion, Sollers, dans Tel Quel n°64 (hiver 75), écrit à Glucksmann :

« Tu dis : le marxisme est l’héritier du jacobinisme, le socialisme de l’URSS a été une accumulation primitive capitaliste par les moyens de la terreur, et il est maintenant, toujours sous le nom de marxisme et de socialisme, un impérialisme hyper-étatique plus la répression psychiatrique. Tu sais que les Chinois pourrait être d’accord sur l’état actuel de l’URSS, mais n’admettraient à aucun moment que Staline et (horreur !) déjà Lénine étaient pris dans cet engrenage. A ton avis, quels sont les risques réels de limiter ainsi la critique ? Genre : erreurs de Staline, mais... ; ou encore : pas Staline, mais Trotsky... ; ou encore : ni Staline, ni Trotsky, mais Lénine... ; ou encore : Lénine s’est peut-être trompé, mais pas Marx... ; ou encore : le "bon" Marx, le "méchant" Engels, etc. Que devient (si on peut dire) toute cette scolastique ? »

Sollers ouvre, on le voit, un champ de questions illimité.

[4L’article du Monde  : Mao l’intelligence du monstre.

« L’inventeur de la société sans classes à la chinoise était une ordure de première classe. Il était difficile d’en douter depuis de nombreuses années ; mais lire page après page l’exposé clinique le plus méticuleux à ce jour, sur ce volume aussi énorme que salutaire, récompense de la patience.

Mao Zedong — Mao Tsé-toung comme on l’écrivait autrefois, lorsque les élites occidentales lui vouaient encore un culte — n’était pas seulement ce bourreau de la Chine qu’on a fini par reconnaître grâce à la révolution culturelle des années 1960, bouquet final de son « feu d’artifice ». C’était aussi un personnage tyrannique, médiocre, à la seule intelligence des méchants et animé par une obsessive volonté de destruction.

« Un monstre », disent volontiers Jung Chang et Jon Halliday. C’est presque lui faire trop d’honneur. Du portrait qu’ils dressent ressort un personnage d’une petitesse existentielle démultipliée par le fait qu’il réussit à régner sur la plus vaste population de la Terre et à y propager le malheur sur une échelle inédite même de la part de ses deux plus célèbres contemporains, Hitler et Staline.

On savait déjà beaucoup de choses sur le monarque régnant, depuis le travail de défrichage de pionniers comme Simon Leys voilà plus de trente ans. Sur le personnage intime, son médecin personnel, le défunt Li Zhisui en avait dit de vertes et de pas mûres voici quelques années : son goût du confort, son amour de la chair (en assiette ou au lit), sa crasse, sa duplicité, son colossal égocentrisme. On en découvre plus encore grâce à l’ouverture progressive des archives soviétiques et aux confidences qui commencent à filtrer de Pékin même.

C’est donc une aventure du XXe siècle que Chang (auteur de Cygnes sauvages) et Halliday offrent à relire. Celle d’un pauvre type issu d’un milieu paysan de la Chine de la fin du XIXe qui va s’offrir, à coups de mensonges, de trahisons, de poker politique aussi, le dernier empire du monde, à la faveur du « marxisme » stalinien. La foi politique ? La vision planétaire ? La volonté d’une avancée humaine ? Cessons de rêver et abandonnons les clichés présidentiels qui ont fait dire à Valéry Giscard d’Estaing qu’avec son trépas, le 9 septembre 1976, s’éteignait « un phare » de l’humanité.

Mao, dès l’adolescence, n’est pas le visionnaire romantique de ses chromos sulpiciens. Il est tout sauf sympathique. Il se décrira à plusieurs reprises sous les traits d’une sorte d’anarchiste céleste épris de poésie (la sienne restant médiocre). C’est plutôt un besogneux de la combine qui profite de « coups » ou les fomente contre ses meilleurs amis dans une obsession arriviste. Et accessoirement un plagiaire. Esthètes et graphologues s’accordent sur la mégalomanie que trahit son écriture.

Chaque chapitre de cet ouvrage qu’il a fallu une dizaine d’années pour composer, et qui rassemble un nombre de sources croisées impressionnant, amène un tel lot de révélations nauséeuses qu’on en arrive à se demander par où il boiterait... Recherche inutile. A quelques erreurs mineures près, et que des intéressés ont rectifiées, l’individu dont il est question est bel et bien le responsable d’un mythe usurpé ancré dans une indicible cruauté.

SYSTÈME CLANIQUE

Surtout, Chang et Halliday doivent à leurs sources originales d’avoir pu reconstituer par le menu ce qui fait la spécificité de l’histoire des communistes chinois, à savoir les liens personnels très étroits — de l’amitié à l’extrême méfiance, quand ce n’est pas au chantage — tissés entre eux par les principaux acteurs : Mao, mais aussi Zhou Enlai (Chou En-laï), Zhu De, Liu Shaoqi (Liu Shao-chi), les épouses des uns et des autres, puis leurs respectives progénitures. Ce système clanique, dans une bonne mesure, explique la pérennité de l’édifice politique. Celui-ci se réclame toujours du cadavre qui gît aujourd’hui au beau milieu de Pékin, en totale contradiction avec la tradition funéraire chinoise, d’une part, et avec la réalité capitalistique l’environnant, par ailleurs.

L’idée — colportée par l’Américain Edgar Snow, premier du genre — que Mao fut le grand inspirateur du communisme asiatique a fait long feu. Celle qu’il aurait été une sorte de « maître facilitateur » de son application vole elle aussi en éclats. La faillite de « l’homme nouveau », mort avec son inventeur dans une décadence de sérail, ramène le personnage à l’un des pires tyrans de l’Histoire. Ses meilleurs élèves étrangers furent les Khmers rouges - même eux répudièrent la tutelle chinoise dans le cours de leur règne assassin au Cambodge (1975-1979).

Etudiant, il rejette l’autorité du père mais conserve toute sa vie son amour pour sa mère. Jeune militant, il n’apparaît pas dans les rangs des plus décidés à faire bouger la société chinoise. Apprenti « révolutionnaire », il a une propension à fuir les responsabilités, voire à dénoncer ses camarades. Embarqué dans la guerre, il se dérobe souvent, s’abrite derrière des problèmes familiaux ou médicaux (insomniaque, il va vite devenir hypocondriaque), se défausse sur ses compagnons de route. Art qu’il portera à son sommet une fois au pouvoir.

Parmi ses frères de combat, tous se méfient de lui. A commencer par Zhou Enlaï, qui a la confiance de Moscou. Dans ce vivier aux mille trahisons, Mao parvient à survivre grâce à son unique talent : jouer l’un contre l’autre.

Plus tard, il invente de toutes pièces une des grandes fumisteries du XXe siècle : la Longue Marche, « saga » de « sa » victoire. En réalité, ce fut la débandade d’une armée en haillons vers un repaire de montagne, Yan’an, d’où les troupes de Tchang Kaï-chek peineront à le déloger. Mais la légende est née. Le « bandit des montagnes et des lacs » de la légende chinoise traditionnelle s’est réincarné sous le faciès avenant d’un « prêtre-ouvrier » s’exprimant dans un dialecte provincial inintelligible pour la plupart.

Personne ou presque ne voit à l’époque l’immense gâchis humain qui déjà se cache dans les zones « rouges ». C’est la naissance du « laogai », le goulag chinois, nouvelle forme d’une « déportation intérieure » qui existait déjà sous l’Empire mandchou. Quelques dizaines de milliers de victimes préfigurent localement les horreurs d’après la défaite de Tchang Kaï-chek, en 1949 : campagne d’« extermination des contre-révolutionnaires » en 1951-1952, envoi en camps de travaux forcés de la petite classe intellectuelle demeurée sur place ou rentrée au pays en 1957-1958, famine de 1961-1962, révolution culturelle de 1966-1969... Combien de morts ? Soixante-dix millions, disent Chang et Halliday, trop prudents selon certains. »

Francis Deron, Le Monde du 09.06.06.

Il est intéressant de noter que Marcelin Pleynet citait le même Francis Deron dans son journal de 1996 (publié en 1997 sous le titre Le plus court chemin ), lequel Deron écrivait alors, toujours dans Le Monde et en première page :

« Depuis la mi-mai l’un des évènements les plus importants du XXe siècle [C’est Pleynet qui souligne], la révolution culturelle chinoise, fait l’objet pour son trentième anniversaire d’une bien étrange célébration. »
et : « Le manichéisme commode que propage Pékin masque le fait, même au sein du mouvement des gardes rouges, des tendances ont existé qui s’approchaient des idéaux de la démocratie, voire de cette tolérance [c’est toujours Pleynet qui souligne] dont la Chine aurait grand besoin aujourd’hui. »

Il est amusant de noter que Deron affirmait aussi :

« Il n’est évidemment pas indifférent qu’une d’entre elles [une des tendances qui ont existé au sein des gardes rouges] ait donné le dissident Wei Jing-sheng, prisonnier de marque des héritiers de Deng. [C’est moi qui souligne. AG.]. »

Remarque qu’avait déjà faite Simon Leys et que Sollers relèvera dans son article Deux et deux font quatre de 1998.
Simon Leys écrivait en effet dans sa préface du 3 juillet 1989 aux Habits neufs du président Mao :

« Les manifestations de mai 1989 ont représenté le point culminant d’une longue évolution qui, à l’origine, fut issue de la "Révolution culturelle", puis s’est exprimée dans une série de mouvements spontanés, de plus en plus vastes et de plus en plus significatifs. Ce fut d’abord, le 5 avril 1976, la première manifestation de Tian’anmen qui, peu avant la mort de Mao, osa dénoncer sa tyrannie ; puis, en 1979, survint le "Printemps de Pékin" avec les activités du "mur de la démocratie" qui marquèrent l’élargissement et l’approfondissement du mouvement démocratique. Sans l’expérience de la "Révolution culturelle", ce mouvement n’aurait jamais pu se développer avec autant d’ampleur, de rapidité et d’audace — mais son plus grand mérite fut d’avoir largement réussi à se libérer de ses origines. A cet égard, l’itinéraire de Wei Jingsheng apparaît particulièrement exemplaire : lors du "Printemps de Pékin", il devait s’illustrer comme héros et martyr dans la lutte pacifique pour la démocratie — dix ans auparavant, il avait été un chef des gardes rouges... » (Essais sur la Chine, Laffont, 1998, p.7-8).

Cela mérite réflexion... une réflexion que les thuriféraires de Simon Leys n’ont pas souvent menée.

Ainsi va Le Monde...

[5"Un écrivain français" : il s’agit bien entendu de Philippe Sollers qui a traduit des poèmes de Mao, publiés dans Tel Quel 40 (hiver 1970) sous le titre : Dix poèmes de Mao Tse-toung, lus et traduits par Philippe Sollers (ils seront repris dans Sur le matérialisme, Seuil, Coll. Tel Quel, 1974).
Voici un de ces poèmes (écrit il y a quarante-cinq ans) :

REPONSE AU CAMARADE GUO MO-RUO.

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Guo Mo-ruo

9 janvier 1963

planète minuscule
mouches grises contre un mur
wong wong
grands cris gelés pour les unes
les autres étouffent leurs pleurs

fourmis au pied d’un acacia
se vantant d’être une grande nation
insectes voulant ébranler un arbre
facile à dire

maintenant vers Chang-an chute des feuilles par le vent d’ouest

flèches volant vibrantes

que de choses à faire depuis toujours
ciel et terre en révolution - temps bref
trop long dix mille ans
agir sur le champ

les quatre mers se retournent
les nuages et l’eau se déchaînent
les cinq continents tremblent
le tonnerre le vent sont violents

insectes nuisibles à balayer sans reste
ennemi à rendre impossible


Lecture et traduction de Philippe Sollers [1]

[1] Je dois remercier ici Ysia Tchen qui est un guide sûr pour la connaissance de la langue chinoise (Ph. S.).

Mao a écrit un autre poème également intitulé Réponse au camarade Guo Mo-ruo le 17 novembre 1961 et également traduit par Sollers.
Marcelin Pleynet le reproduit et en parle dans Le bandeau d’or , les notes qui se situent à la fin de Stanze (Seuil, coll. Tel Quel, p. 160 et suivantes). Précisons enfin que le sous-titre de Stanze est Incantation dite au bandeau d’or I-IV et qu’un extrait en fut publié dans le même numéro 40 de Tel Quel.
Comme l’écrit ici Pleynet : « Il est des circonstances, n’est-ce pas, mais elles se font rares, où la poésie se révèle d’une redoutable efficacité. »

Voici le poème :

REPONSE AU CAMARADE GUO MO-RUO
17 novembre 1961

vents et tonnerres se levant sur la grande terre
aussitôt fantômes naissant sur les tas d’os blancs
le bonze est idiot mais éducable
les catastrophes viennent des génies malfaisants

le singe d’or brandit son bâton de mille livres
dix mille li sans poussière et l’univers devient jade
appelons aujourd’hui Sun le grand parfait
devant le retour en brouillard des monstres

[6Rimbaud, Après le déluge, Illuminations. La phrase exacte est : « Aussitôt que l’idée du déluge se fut rassise. »

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1 Messages

  • A.G. | 14 février 2008 - 19:36 1

    Julia Kristeva, au détour d’un entretien sur Antonin Artaud, a l’occasion de revenir sur la révolte dans les pays occidentaux, le maoïsme d’une certaine époque, et plus spécifiquement, le maoïsme de Tel Quel