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Kafka, histoire d’un corps par Frédéric Berthet

Revue Aventures N° 1, printemps 2024

D 9 avril 2024     A par Viktor Kirtov - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Dans la nouvelle revue « Aventures » qui succède à « L’Infini », aussi ce texte : « Kafka, histoire d’un corps », par Frédéric Berthet, écrivain disparu en 2003 et de plus en plus reconnu comme un grand des Lettres,

Depuis sa mort, il y a vingt ans, une confrérie d’enthousiasme ne cesse de grandir autour de l’œuvre fulgurante de Frédéric Berthet (1954-2003). Six livres, parmi lesquels se détachent le roman Daimler s’en va (Gallimard, « L’Infini », 1988 ; rééd. La Table Ronde, La Petite Vermillon, 2011, 2018) et le merveilleux Journal de Trêve (Gallimard, « L’Infini », 2006), composent la planète Berthet, dont on a souvent vanté la drôlerie mélancolique, sans peut-être en mesurer pleinement la gravité spirituelle. Sa passion pour Franz Kafka en est le signe le plus ardent : « À vingt ans, j’ai développé une sympathie irrésistible, irrésistible et douloureuse naturellement, pour Kafka », écrit-il dans Journal de Trêve. En 1978, c’est-à-dire à vingt-quatre ans, Frédéric Berthet réussit l’exploit de raconter la vie entière de Kafka en dix pages pour l’émission « Les Nuits magnétiques » de France Culture. Le texte est ici publié pour la première fois, grâce à Norbert Cassegrain, qui travaille à réunir l’ensemble de l’œuvre inédite de Frédéric Berthet. Qu’il en soit infiniment remercié.

Yannick Haenel

Vie de Kafka. 1883-1924. Prague. Sanatorium de Kierling, près de Vienne. Felice, Milena, Dora. La guerre le soir, les bruits. Plusieurs passages à la frontière pendant la nuit. Elli, Valli, Ottla. Juif. Docteur en droit. Métamorphose, Procès, Château. Fleurs.
Les écrivains sont-ils des personnages de roman ?


ZOOM : cliquer l’image

L’écrivain Franz Kafka posant devant le palais Kinsky, sur la place de la vieille ville de Prague, en République tchèque, où son père tenait une boutique, vers 1896-1906. (Photo de Keystone-France/Gamma-Keystone via Getty Images).

« Il y eut un silence assez long, puis Mme Stanford dit d’une voix plus ferme :
— Pas maintenant. Je ne peux pas vous voir.
Sans même laisser à Malko le temps de répondre, elle raccrocha.
Il sortit de la cabine perplexe. Mme Stanford n’était pas dans son état normal. Ce qu’il avait senti dans sa voix, c’était de la peur.
En quoi une visite de Malko pouvait-elle lui faire peur ?
C’était kafkaïen : les gens tuaient, mentaient, suaient de peur, sans motif apparent. Il était l’élément étranger, l’empêcheur de tourner en rond.
Malko n’hésita pas longtemps. Il remonta dans sa chambre, glissa dans sa ceinture son pistolet extraplat, jeta un coup d’œil à la photo fétiche de son château et fila.
Il s’éloignait déjà en marchant sur la pelouse quand un bruit venu de la maison le figea sur place.
Un cri étouffé.
 [1] revint sur ses pas et colla son oreille à la porte du rez-de-chaussée. Cette fois, il n’y avait aucun doute. Les cris paraissaient venir du haut de la maison. Faibles comme étouffés par bâillon. Ils se répétaient toutes les trente secondes environ. […] Pistolet au poing, il avança au jugé dans le noir, vers l’escalier. Les cris venaient toujours du haut, beaucoup plus audibles maintenant. Des gémissements de femme. »

Franz Kafka, à peu près cinquante ans après sa mort, se balade la photo du Château dans sa poche.

La question est la suivante : Franz Kafka est-il ou non devenu un agent noir de la CIA ? Comment passer du Procès à L’or de la rivière Kwaï, de Gérard de Villiers ? Imaginez Proust, au Ritz, en Arsène Lupin, ou pourquoi pas Joyce, à Dublin, en Sherlock Holmes. Vie de Proust. Vie de Joyce. Vie de Kafka. Nous sommes aux limites du grotesque, mais il n’est pas sûr qu’une vie de Kafka, racontée de façon à peu près cohérente, suivie, certaine, soit moins invraisemblable que, par exemple, un roman de Gérard de Villiers.

Nous n’avons, de toute façon, en 1978, en France, qu’une très faible idée de ce qu’a vécu Kafka, à Prague ou au sanatorium, le jour ou la nuit. Ce n’est pas seulement une question de temps. Si Kafka vraiment a écrit, alors quelque chose résistera toujours aux identifications qu’on tentera de faire à son endroit. Autrement dit, pas question de se prendre pour Kafka, de se raconter à soi-même une biographie que l’on pourrait, par moments ou par morceaux, échanger avec la sienne. Il y a des cercueils qui ne s’échangent pas.

J’imagine que la raison principale pour laquelle Kafka est resté célibataire tiendrait en ceci, simplement : ne pas avoir de veuve. La veuve est une figure assez terrible en littérature, vous ne pouvez pas écrire une ligne sans la voir se pointer, c’est elle qui surveille l’écrit, prête à venir, en mère posthume, raconter d’une façon absolument sensée, et cohérente, ce qui se serait vraiment passé.

Kierkegaard, que Kafka a beaucoup lu vers 1917, et avec qui il avait d’ailleurs beaucoup d’affinités, question célibataire précisément, Kierkegaard écrivit une conférence qui commençait à peu près ainsi : qu’un jour en Angleterre, on découvrit un tombeau dont l’épitaphe était : LE PLUS MALHEUREUX – On a ouvert ce tombeau et on n’a pas trouvé de cadavre dedans.

Ne pas vouloir ouvrir le tombeau de Kafka, puisqu’il est vide.
Tout cela devrait être considéré comme dit par un personnage en noir, assis sur une tombe vide, et close, un personnage qui ressemblerait, par exemple, étrangement à Kafka, qui raconterait, par exemple, une vie qui pourrait être celle de Kafka – mais dont on s’apercevrait en même temps, et très vite, qu’il est amnésique.

Dans son Journal, que Kafka a tenu pendant une quinzaine d’années, de 1910 jusqu’à sa mort en 1924, Kafka ne parle qu’une seule fois de sa famille, de ses ascendants, et encore il ne s’agit que des ascendants maternels, le côté Löwy. Sa mère s’appelait Julie Löwy. Et parmi les ancêtres de sa mère, c’est encore la lignée maternelle qu’il évoque : du côté de la mère, de la grand-mère, de l’arrière-grand-mère et jusqu’à l’infini. Il y a une sorte de mémoire à la fois très forte, très violente, et complètement indistincte.

Julie Löwy appartenait à la petite bourgeoisie allemande. Le père, Hermann Kafka, était d’origine rurale, et tchèque. Il avait commencé par être marchand ambulant, juif errant, et en 1883, lorsque Franz Kafka naît, il est le patron d’une maison de commerce, qui vend des articles de mode, des cotonnades, de la mercerie, à Prague. En emblème de la maison de commerce paternelle, sur les papiers à lettre par exemple, un choucas ; Kavka, en tchèque, signifiant choucas.
En 1900, à Prague, il y avait à peu près quatre cent cinquante mille habitants ; trente-quatre mille seulement parlaient allemand. Ce qui fait qu’au départ, Kafka se trouve pris à la croisée de deux minorités, qui sont d’une part la minorité juive, bien sûr, avec les restes de l’ancien ghetto, dans Prague même, ce ghetto qui commence déjà à disparaître, et la minorité allemande qui est la classe dirigeante, à Prague. Toute l’histoire du père de Kafka tient dans ce passage de la campagne tchèque à la ville. Ce passage de la campagne à la ville, c’est en même temps le passage du tchèque à l’allemand et ça signifie aussi, à très court terme, une distance prise par rapport au judaïsme. Kafka n’a pas eu, n’a pratiquement pas eu d’éducation religieuse. À la fin de sa vie, avec Dora Dymant, il passera les deux dernières années à faire de l’hébreu.

Il faudrait sans doute aller à Prague, pour se rendre compte de ce qu’était la ville au début du siècle. Ce qu’il y a d’évident, c’est que Kafka ne quittera pas cette ville, jusqu’en 1920 ou à peu près, très peu de voyages, enfermement sur place. Vers 1920, quand il quittera Prague, ce sera pour aller de sanatorium en sanatorium. Il y sera finalement enterré – retour au point de départ.

En 1902, il écrivait à Pollack, qui était un ami d’enfance : « Prague ne nous lâchera pas, ni l’un ni l’autre, cette petite mère a des griffes. »

Il y a aussi autre chose sur quoi insister, c’est la situation linguistique de Kafka à Prague. Kafka est très exactement pris entre quatre langues : l’allemand, qui est la langue commerciale, véhiculaire, qui est la langue de la mère ; le tchèque, qui vient des origines rurales du père, et Kafka parlera, écrira très bien le tchèque ; l’hébreu, qui est la langue hors-jeu, en somme, la langue de la Palestine où

Kafka voudra partir, et vers quoi il appellera Felice pour des noces qui n’auront jamais lieu ; enfin le yiddish, qui était ce que Kafka appelle le jargon, à proprement parler cette langue qui a intégré des fragments de toutes les langues de l’espace européen, et qui était la langue de certains Juifs orientaux, en particulier d’une troupe de théâtre, de théâtre yiddish, qui arrivera à Prague vers 1911, et que Kafka fréquenta très, très assidûment. À cela il faut ajouter que l’allemand de Prague, de par la situation minoritaire du groupe linguistique allemand, est une langue très pauvre, presque desséchée, sans apports extérieurs ; la langue populaire, c’est le tchèque, à l’époque, et Kafka va encore épurer cette langue allemande, qui n’est pas tout à fait la sienne.
1906-1907. Après des études au lycée, après quinze jours d’études de chimie, six mois d’études de littérature allemande, Kafka s’est inscrit à l’université de droit, en 1907 il est docteur en droit, et il va travailler dans une maison d’assurances contre les accidents du travail, dans laquelle il va rester toute sa vie, en montant lentement les échelons hiérarchiques. Kafka était un fonctionnaire, un petit fonctionnaire praguois, du début du siècle.
Il y a dans le Journal, en 1911, un essai de biographie. Cet essai est fait par Löwy, un comédien de la troupe de théâtre yiddish, que Kafka fréquente à cette époque. Et Löwy dit ceci, attendant Kafka chaque soir, une demi-heure avant que celui-ci ne descende : « Depuis quelques jours, je regarde toujours votre fenêtre en vous attendant. Quand j’arrive avant l’heure, comme de coutume, j’y vois d’abord de la lumière, je suppose donc que vous travaillez encore. Puis on éteint, la lumière reste allumée dans la pièce voisine, vous êtes donc en train de dîner ; puis il y a de nouveau de la lumière dans votre chambre, vous vous lavez donc les dents ; puis on éteint, vous êtes donc déjà dans l’escalier, mais à ce moment, on rallume... » Qui rallume, et pourquoi ?

Emploi du temps. Que signifient les emplois du temps d’écrivains ? Maison d’assurances contre les accidents du travail, de 9 heures du matin à 2 heures de l’après-midi. Kafka rentre chez lui, mange, dort, dîne, écrit. Toutes les nuits, de 10 heures du soir jusqu’à 2, 3, 4 heures du matin, jusqu’à ce qu’on appelle « point d’heure ».
Entre 10 heures et 4 heures du matin, il n’y a pas de vie de Kafka.
Klaus Wagenbach signalait au début d’une biographie de Kafka ses difficultés à lire certains faits. Au début des années 30, la Gestapo avait perquisitionné chez Dora Dymant. Les témoins sont morts, les archives détruites, et remplacées à l’hôtel de ville juif de la Maiselgasse, dans un fichier, par des fiches rouges portant un nom, une adresse, et au-dessous la mention : Auschwitz.
La vie de Kafka est de toute façon incomplète, « lacunaire », à cause d’Auschwitz d’abord, pour des raisons historiques, dramatiques, spectaculaires ; et puis une seconde série de raisons qui de toute façon ne relevaient d’aucun fichier, et qui seraient les nuits. On peut à la rigueur imaginer pour chaque nuit une fiche blanche, où serait inscrite la mention : a écrit.


Felice Bauer et Franz Kafka ,(1917)

Kafka, vers 1913 ou 14, écrivait à Felice quelque chose comme : « pourrais-tu supporter de ne rien savoir de ton mari, sinon qu’il écrit dans la chambre à côté ». Or, nous sommes exactement dans la même position que Felice, ce qui est à la limite insupportable, de ne rien sa- voir de ce qui se passait entre 10 heures du soir et 4 heures du matin, dans une chambre qui était, après tout, vide.

J’imagine ceci. Nous sommes un soir dans la rue, à Prague, au pied de l’immeuble où habite Kafka, à l’attendre, comme Löwy c’est-à-dire aussi que nous portons le même nom que sa mère ; et la même scène, le même enchaînement improbable de faits se répète, la même séquence. Kafka a éteint, il est dans l’escalier, nous ne le voyons pas. À ce moment même, on allume dans la chambre vide. Nous sommes là, à attendre une fois de plus, pendant qu’un personnage, très biographique, que nous allons dans un instant rencontrer, invisiblement un escalier et que Kafka rallume encore, pourtant, dans la pièce déserte, ses yeux allant et venant de la porte d’entrée de l’immeuble, Kafka se rapproche, bruit de pas, bruit de clés, bruit de porte, à la fenêtre où Kafka simultanément rallume, Kafka ou on ne sait plus qui. J’imagine cette scène répétitive, bloquée entre deux apparitions, ou deux disparitions.

Kafka, la nuit, surveillance vide, tour de contrôle des corps en sommeil, radar tournant, bruits en courbe. À cette heure-là, K. titube dans les couloirs déserts du Château, Sortini, le fonctionnaire invisible, écrit ses lettres. Tous les romans de Kafka traversent plusieurs nuits blanches, et lui-même s’est inventé chaque soir pour écrire le corps de l’insomnie. Quelque part dans Le Château, il y a cette phrase : « Il est déjà 5 heures et le bruit va bientôt commencer. » Kafka écrivait à ce moment exact, imminent, et on ne peut pas dire qu’il le vivait, ce moment, puisque précisément cela se passe avant, juste avant, que ne commencent ou recommencent les bruits d’une « biographie ».
Or, toute sa vie précisément, Kafka a été hanté par les bruits. Vers la fin de sa vie, après avoir quitté l’appartement familial, il déménagera plusieurs fois poursuivi par du bruit. Dans l’appartement familial, entre 10 heures du soir et 4 heures du matin, sa position à la table de travail, la nuit, c’est un corps immobile, immobilisé par une écoute, bruits de porte, de pas, de voix, d’animaux (les souris du sanatorium), bruits de toux des tuberculeux plus tard, bruits d’enfants, d’enfer, cœur des anges – bruits sériels.
Kafka passe exactement vingt ans à se battre contre le bruit.
Tout se passe effectivement comme si Kafka, pour écrire, n’avait cessé de travailler à réduire sa vie. Tout se passe de la même façon comme si écrivant, il ne faisait pas autre chose que réduire tous les bruits du monde à celui d’une plume sur le papier.
Cette vie de Kafka n’est pas seulement lacunaire, incomplète. Tout se passe comme si Kafka avait vécu d’une manière absolument banale, banalisée à l’extrême, inaperçu. Tous se passe comme si Kafka avait vécu pour une biographie très restreinte. Kafka écrit quelque part qu’il n’a cessé toute sa vie de se promener, d’aller et revenir entre quelque chose qui serait une solitude totale et une vie en commun, qu’il n’a jamais été repérable ni dans l’une ni dans l’autre, qu’il a toujours vécu cette frontière entre la solitude et la vie en commun. Cette frontière prend de toutes les manières la forme d’une feuille de papier, avec les femmes, par exemple, c’est-à-dire surtout avec Felice.

Le 13 août 1912, Felice Bauer, visage mat, vide, creux, vacant – leeres en allemand –, ni énigmatique ni expressif. Kafka un jour rencontre « rien », et sur ce rien il va déraper pendant cinq ans. La littérature, l’écriture seront comme feuilletées de lettres. Exactement comme dans le seul portrait qu’il donne de Felice, celle-ci se trouve très bizarrement coupée à mi-hauteur par l’histoire Blenkelt.

Felice, Milena, Dora. Trois femmes comme il y avait toujours trois sœurs comme il y avait trois mères. Felice, cinq ans, 1912-1917, deux fiançailles, deux ruptures de fiançailles, des centaines de lettres.


Milena Jesenská, née le 10 août 1896 à Prague et morte 17 mai 1944 à Ravensbrück en Allemagne, : journaliste, écrivaine et traductrice tchécoslovaque
« Elle [Milena] est un feu vivant, comme je n’en ai jamais vu »
Franz Kaka dans une lettre à son ami Max Brod, 1920.
VOIR ICI

Milena, 1919-1921, des centaines de lettres, pas de fiançailles. Dora, 1923-1924, pas de lettres.

Kafka et les femmes, Kafka et les voyages. Pas d’exils comme Dante ou Joyce. Pas de départ pour le désert comme Rimbaud. Pas même de spectaculaire enfermement comme Proust dans sa chambre de liège. Kafka, en somme, a très peu voyagé, a pris très peu de place ; on peut dire même qu’il ne s’est mis à bouger que dans les deux dernières années de sa vie, de sanatorium en sanatorium. Il s’est mis à bouger jusqu’à ce que l’on soit obligé de le transporter.

Femmes. Voyages. Ce que l’on appelle les femmes ou les voyages. Un célibataire qui passe cependant des centaines d’heures à écrire des lettres d’amour, ou bien un juif, peu voyageur, qui a pourtant écrit des centaines d’histoires fragmentaires. Tout cela décrit très exactement non une biographie, mais l’histoire d’un corps. Un tracé, très biologique, mais qui à la fois se mesure toujours à des possibilités d’écrire. Cette histoire, Kafka le note en 1912, prend la forme d’une concentration, d’une concentration faite au profit de l’écriture, de ce qu’il appelle lui-même une maigreur, tout à fait le contraire d’une incarnation glorieuse. Kafka l’écrit, il a maigri de tous côtés, du côté des femmes, des voyages, du côté du sexe, du boire, du manger, de la réflexion philosophique et, ajoute-t-il, en tout premier lieu de la musique. Cette question de la maigreur, sans doute ni plus ni moins qu’une question de solitude totale. Reprise de son travail au bureau, jardinage l’après-midi, hébreu. 1919, été à Schelesen. 1920, cure à Merano, sanatorium de Matliary, Tatra. En 1921, retour à Prague. 1922, Spindelmühle. 1923, Müritz, sur la Baltique.

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Dora Diamant

Fin septembre 1923, Kafka rencontre une jeune fille, Dora Dymant, qui vient d’une famille hassidique de Pologne, et s’installe avec elle à Berlin. Études d’hébreu. Hiver 23-24 à Berlin, froid, inflation. C’est l’époque où Kafka se met à faire quelques projets de départ en Palestine, avec Dora, elle serait cuisinière et lui garçon de café. 1924, sanatorium de Wiener Wald, stade de la laryngite tuberculeuse, clinique de Vienne, sanatorium de Kierling.

Il paraît qu’avant de mourir, on se souvient de tout ce qu’on a vécu, et l’approche de la mort joue très vite, comme un formidable retour de mémoire, une sorte de ressac, à la fois très ample et très rapide. Or, il semble qu’avec Kafka, cette remémoration joue de beaucoup plus loin encore que la naissance de l’individu, et vient de quelque chose de plus lointain, peut-être même utérin. Les derniers mois de sa vie, Kafka semble tout d’un coup doté d’une étrange capacité à se souvenir de ce qu’il n’a pas vécu. Et ce qu’il n’a pas vécu, c’est peut-être aussi de cela qu’il va mourir. Et mourir comme en état de transmigration, de métamorphose, vers ce qu’il n’a pas été, ou vers ce qu’il était avant de naître. Une sorte de retour à la mère, d’approche ultime, d’un fond maternel interdit, ou inexploré. Cette mémoire de ce qui n’a pas été vécu, mais de ce qui a peut-être été écrit, prend dans les derniers mois au sanatorium de Kierling la forme des fleurs et de la musique.

En 1924, atteint de laryngite tuberculeuse, Kafka ne peut plus ni parler ni boire. Dans les Recherches d’un chien ou Joséphine la cantatrice ou Le peuple des souris, ces deux nouvelles qu’il a écrites à l’époque, vers 1923-1924, chaque fois il sera question de musique, cette musique dont il avait maigri en tout premier lieu, en même temps que cette espèce d’accès ultime à la musique, ou à quelque chose qui, passant par de l’animal, ressemble étrangement à de la musique ou à du silence, quelque chose se joue dans le corps de Kafka, d’une façon presque biologique au travers d’une sorte de métamorphose vers l’animal, une métamorphose non pas du corps mais de la voix. Dans de ses feuillets de conversation, ces bouts de papier où il écrivait ce qu’il ne pouvait plus prononcer, Kafka note à propos de Joséphine la cantatrice  : « J’ai commencé à temps, juste à temps, mon étude sur le couinement animal. »
En même temps, Kafka, qui ne peut pas non plus boire, découvre les fleurs. Dans la chambre du sanatorium de Kierling, il ne cessera de demander dans ses feuillets de conversation qu’on donne à boire aux fleurs. Étrange amour des fleurs, étrange identification à rebours d’un mourant muet. Sans doute Kafka est-il mort en 1924, mais dans la musique des anges, ou des souris, en silence et au milieu des fleurs, mais sans couronne.

Frédéric Berthet, avril 1978


Frédéric Berthet (1954-2003) auteur de Simple journée d’été, son premier livre, réédité en 2019, et auteur culte de Daimler s’en va..


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