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Philippe Sollers entre les lignes, par Pascal Louvrier

Parution le 1 Février 2024

D 27 janvier 2024     A par Albert Gauvin - C 5 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Le Passeur 1er Février 2024

Un récit émouvant et intense, fruit d’une complicité exceptionnelle.

Un essai informé et vivant sur l’intellectuel iconoclaste, une étude subjective de son oeuvre par l’un de ses amis les plus proches.
En 1996, Pascal Louvrier écrit un essai enlevé sur Philippe Sollers. L’écrivain joue le jeu et lui ouvre les portes de sa vie privée. Ensemble, ils iront à Venise, Ré et, bien sûr, Paris. Leurs échanges directs nourrissent un récit sollersien dominé par la littérature, les femmes, la Société. Sollers est "pris de l’intérieur" et devient un homme attachant, sensible, pudique. Leur complicité est unique.
Le 5 mai 2023, Sollers tire sa révérence. Mais il n’est pas mort, il est en mouvement, plus vivant que jamais. Pascal Louvrier reprend le texte de 1996, le corrige, l’allège. Puis, dans la foulée, il l’augmente d’une cinquantaine de pages, où il évoque longuement Dominique Rolin. Grâce à de nombreux témoignages inédits, les zones d’ombre disparaissent et offrent un portrait définitif de l’auteur de Femmes. On assiste à ses derniers jours, diminué certes par la maladie, mais l’esprit toujours vif et malicieux.

L’auteur

Écrivain et journaliste, Pascal Louvrier a publié trois romans et de nombreuses
biographies qu’il nomme « psychographies » (Françoise Sagan, Fanny Ardant, Georges Bataille...).

Le Passeur a publié en 2023 sa biographie de Brigitte Bardot, Vérité BB, au format poche.

Philippe Sollers Mode d’emploi, en 1996, s’achevait sur ce chapitre (p. 173-175) :

SOLLERSITUDE

« Il jouit avec son cerveau. »
Sollers à propos de Cézanne

Ré, la note finale. La fin de cette sollersitude en ré majeur. Je devais vous amener ici, tout était prévu, annoncé, j’ai tenu parole, vous m’avez suivi. Parfait.
Je vous l’ai souvent dit, c’est là qu’il écrit l’essentiel de ses livres, dans la maison rétaise, murs blancs, tuiles orange, cachée par un entrelacs d’arbres. On est presque au bout de l’île, à l’endroit le plus étroit, une sorte d’isthme. D’un côté l’océan. De l’autre, marais salants et lagunes se disputent le territoire. On dirait une Camargue en miniature. Un peu plus loin, à droite sur l’horizon, le phare des Baleines... Cinquante-cinq mètres... Phallus fabuleux qui joue, le soir, avec les fesses rougies du ciel... Je lui tourne le dos et direction la plage. Voix des vagues... Banc de brume... Sable farineux... Douce lumière ... Pas de voiliers à la surface des flots vaporeux... Décor déserté... Trois mille ans après l’homme ? Trois mille ans après le cauchemar, l’Apocalypse, le Jugement ?... Pourquoi suis-je encore vivant ?... Mais suis-je vraiment vivant ?... Bon, suffit. Le vent se lève, l’océan blanchit, il faut se mettre au travail.

La maison des Joyaux. Volets fermés, hamac replié, plus de cannas, glaïeuls, bégonias, jardin tristement vert. Les grandes vacances sont terminées. L’été vacille tout autour de moi. Sollers a quitté les lieux. Dommage, j’aurais aimé voir la grande pièce au premier étage où il travaille, le micro-ordinateur qui donne sur un laurier, la bibliothèque contenant une Bible du XVIIe siècle, les œuvres de Sade, Virgile, Lucrèce... Oui, vraiment, regret. Où est-il en ce moment, 18 heures ? Au Montalembert, sûrement, en train de boire son JB avec un journaliste qui l’interroge à propos de son futur roman.
- Alors, vous collez toujours à l’actualité ?
- Bien sûr.
- Vous racontez de nouveau une histoire qui fera scandale, je suppose ?
- Pas de story. Jamais. Et cette fois, je reste en retrait.
- Ah, bon ?
- Oui, l’époque l’impose.
- Quoi ?
- Le retrait.
- De l’histoire ? Le retrait de l’histoire ?
Théâtre... Ombres... Système... Médias... Apparence. Moi, je suis très bien ici. Ce lieu respire l’enfance, l’enfance vécue comme une course jubilatoire dans les embruns salés.
Chambre d’hôtel. Lit draps de coton, petite table en bois, murs dépouillés, pas de téléphone, incognito. Espace hors du temps. J’écoute le souffle de l’océan, le silence de l’infini, la respiration des phrases. Suppression d’adverbes, élimination d’adjectifs, grève de digressions. Ajouter des repères chronologiques, retirer des points de suspension. Ne pas faire du sous-Sollers — déjà que Sollers, c’est pas très coté. Conclure de manière classique pour faire douter les critiques. Ce bouquin que je feuillette, au fond, n’est peut-être pas si mal. Mais pourquoi avoir choisi un tel sujet ? Tout le problème est là. Et le mystère aussi.

Reprendre la première page. Très important, la première page. Oui, oui, naturellement, revoir le début. Indispensable.
Travail de réécriture long et difficile. Je ne suis pas près de rentrer à Paris. Et si je m’installais dans l’île, définitivement ? Dé-fi-ni-ti-ve-ment ! Je cultiverais mon jardin, j’écrirais mon premier roman, deux pages le matin, deux pages l’après-midi, j’en profiterais pour chercher le point où un jour, une nuit, tout pourrait enfin converger.
Absorption... Dilution... Résurrection ... Nouvel Homme ...

Vent violent, fenêtre folle, gouttes de pluie roulant sur la chair noire du ciel. Dîner, dormir, reprendre le labeur. Ainsi va la vie. L’été ressurgira demain. Consonnes, voyelles, couleurs, syllabes, mots, musique... Allez, salut, à bientôt... Sur une autre page... Dans une autre histoire ... Ailleurs ... La fin n’est jamais la fin...
Tiens, cette remarque de Sollers notée sur une paperolle jaunie que je retrouve in extremis : « Restons avec les écrivains ! ... Ils mentent moins. »
Nuance, ils mentent... pour éclairer la vérité

Pas de point après le mot « vérité » sur l’exemplaire en ma possession.
L’auteur en est conscient : « Ne pas faire du sous-Sollers ». C’est vrai, comme le remarque Philippe Forest dans Le plus vivant (in Hommage à Philippe Sollers, Gallimard, 2023, p. 91) : Sollers a eu beaucoup d’imitateurs...

A suivre donc.

Extrait de "Philippe Sollers entre les lignes"

« On est à la Closerie des Lilas, dans cette partie tranquille de la brasserie qu’on appelle "le Daumier". Sollers y a sa petite table réservée en permanence. Endroit un peu sombre. Pas d’oreilles indiscrètes. À l’écart de l’agitation stérile. Deux bloody mary chacun. Ses traditionnels œufs mayonnaise. Eau minérale. Pas de vin. La tête fraîche, les idées nettes. Pour pouvoir écrire deux ou trois pages durant l’après-midi.
Il a avalé ses œufs, je vais pouvoir lui poser la question qui excite mon cerveau depuis un moment.
— Quand on s’intéresse à votre itinéraire politique, on a parfois le sentiment que vous vous êtes trompé. Non ?
Il boit d’un trait son verre d’eau, allume une cigarette, hoche la tête de droite à gauche.
— Jamais. Parce que j’ai toujours agi en tant qu’écrivain. Un écrivain politiquement incorrect, certes, mais ne considérant pas qu’il s’est trompé. Si je pensais le contraire, cela signifierait que mon engagement, mes prises de position, n’étaient pas conformes à mon dessein personnel qui, je crois que vous le savez, est avant tout esthétique. Il n’est même que cela. Au reste, l’écrivain est un homme à qui l’on fait des procès. Un écrivain qui ne serait pas régulièrement jugé au tribunal de la vérité et de la morale par ceux qui parlent sa langue ne serait pas un écrivain. Tout cela me semble donc normal. »

Crédit : Pascal Louvrier

Passions philosophiques de Philippe Sollers

Rémi Soulié reçoit Pascal Louvrier, journaliste, écrivain

V.K. a beaucoup repris les articles de Pascal Louvrier, notamment ceux publiés dans Causeur ces dernières années.

LIRE : Sollers mode d’emploi
La Lettre à Jean Cayrol
Variations de Sollers
Sollers, voyant
Sollers sans masque
Sollers, plus vivant que jamais

5 Messages

  • Albert Gauvin | 5 mars 2024 - 12:52 1

    J’ai, depuis deux ans, eu la chance d’interviewer à trois reprises l’écrivain et journaliste Pascal Louvrier, pour ses bio de Gérard Depardieu, de Fanny Ardant et de Brigitte Bardot. Cette nouvelle interview qu’il m’a accordée a pour objet une version revue et augmentée de Philippe Sollers entre les lignes (février 2024, éd. Le Passeur). Dans cet ouvrage touchant, un essai plus intime qu’il n’y paraît, il évoque Sollers, grand auteur récemment décédé (mai 2023), son œuvre, sa vie surtout (n’est-ce pas la même chose ?), et la relation particulière qu’ils ont construite. Entre les deux, 24 ans d’écart, pas forcément la même formation ni la même éducation, mais au moins un point commun, fondamental : une passion inconditionnelle pour la liberté. Exclu, Paroles d’Actu, par Nicolas Roche.

    EXCLU - PAROLES D’ACTU (mi-fin février 2024)

    Pascal Louvrier : « Toute l’œuvre de Philippe Sollers respire la liberté »

    Pascal Louvrier bonjour. Philippe Sollers et vous, comment qualifier ça, une histoire de découverte littéraire, de vraie amitié aussi ? Travailler sur ce livre actualisé, après sa mort, ça a été compliqué émotionnellement parlant ?

    Au départ, ma démarche était purement littéraire. Il y avait la volonté de faire un essai original, mêlant éléments biographiques et étude de l’œuvre. Il y avait un narrateur en mouvement, qui suivait Sollers à Bordeaux, Paris, Venise, Ré. Ça a donné un livre romanesque, bourré d’anecdotes prises sur le vif, qui donnaient de la chair à l’entreprise. Je ne pensais pas reprendre ce travail commencé en 1995, travail relu et approuvé par Sollers, sans aucune censure de sa part. Il m’avait juste demandé de ne pas évoquer la maladie de son fils, David. Ça a été dur de m’y remettre après sa mort, le 5 mai 2023. Mais quelque chose me poussait à le faire. Alors j’ai déroulé le fil de sa vie depuis 1996, date de publication de mon essai. J’ai parlé de ses romans, biographies, articles, publiés après cette date. J’ai montré qu’il n’avait pas changé, que ses thèmes étaient les mêmes depuis Femmes. J’ai consacré un chapitre à Dominique Rolin, l’une des femmes de sa vie ; son centre nerveux. Sollers avait révélé leur grand amour. Il fallait un éclairage saisissant.

    Ce qui faisait la patte, l’ADN de Sollers, fondamentalement, plus qu’un style, c’était son anticonformisme, sa liberté d’esprit et de ton, non ?

    Anticonformisme très vite, en effet. Rejet de la bourgeoisie, de ses valeurs mercantiles, de sa trahison en 1940. Notons, toutefois, une entrée en littérature assez classique, avec son premier roman, Une curieuse solitude, loué à la fois par Mauriac et Aragon. Mais le laboratoire Sollers accouche ensuite d’une écriture expérimentale. Le point d’orgue étant Paradis. Une tempête sans ponctuation. Il y a une volonté de création absolue. Comme l’a dit Malraux : "La création bouleverse plus qu’elle ne perfectionne."

    Sollers, c’est clairement un homme libre. Toute son œuvre respire la liberté. Ouvrez un de ses romans, respirez, rêvez, vivez. Sollers est là, où on ne l’attend pas. C’est sa marque de fabrication. C’est une boussole qui indique le bon goût, c’est-à-dire le Sud. Sollers est un sudiste, comprenez un réfractaire. Les dévots, comme pour le cas Molière, ont toujours été à ses trousses. Mais il court vite, et change d’identité. Il n’y a pas un Sollers, mais dix, vingt. C’est ce qu’il appelle les Identités Rapprochées Multiples : IRM.

    À plusieurs reprises, vous évoquez ces figures auxquelles il a consacré une bio (Vivant Denon, Casanova et Mozart) pour suggérer qu’il aurait été plus à son aise dans l’esprit du XVIIIe. Est-ce qu’à votre avis, il l’a aimée, notre époque ?

    Sollers s’est adapté. L’adaptation est une force. Quand on nage à contre-courant, on finit par couler. Mais il faut un système nerveux qui puisse résister. "Pour vivre cachés, vivons heureux", a-t-il écrit. C’est la clé pour résister, car nous sommes entrés en résistance. Nous ne sommes pas nombreux. La société secrète s’impose. N’oublions pas que la France n’est pas une spécialiste de la résistance. Interrogez Malraux, encore lui, à ce propos. Sollers a livré en pâture son personnage médiatique : coupe de cheveux de curé ; fume-cigarette ; bagues aux doigts. Pendant ce temps-là, il travaille beaucoup, dans la solitude digne d’un prêtre vénitien. Bien sûr, le XVIIIe siècle est le sien, c’est-à-dire le siècle du (bon) goût. Il enjambe le XIXe, le siècle du romantisme avec magie noire. Il choisit Mozart contre Wagner. On ne peut pas lui donner tort, surtout historiquement.

    Vous même, entre XXIe et XVIIIe, votre cœur balance, ou bien prendriez-vous si on vous en donnait l’occasion un aller simple pour le second ?

    Je suis comme Sollers, je m’adapte. Je prends le meilleur de "mon" siècle, et je laisse le nihilisme, le ressentiment, les anxiolytiques, la posture du maudit, à d’autres, ceux qui lisent avec délectation Houellebecq, ou ceux qui se repaissent des romans familiaux doloristes. Vivre au contact de la nature, ça aide. Aider une vache à vêler, ça remet les idées en place. Ou, plus facilement, écouter La Montagne, de Jean Ferrat.

    Vous écrivez à un moment du livre, à propos de son roman Femmes, qu’on ne pourrait plus le publier aujourd’hui. Est-ce qu’en matière de liberté dans l’édition, réellement, vous diriez qu’on a régressé depuis les années 70 ou 80 ?

    La régression est partout. La dévastation est générale. Le système éducatif est en faillite. La capacité de lecture de l’être humain est neurologiquement attaquée, ce qui entraîne une réduction de la perception et de la sensation. Le langage est sous le contrôle des communicants, c’est-à-dire qu’on parle pour ne rien dire. Bref, le désert ne cesse de s’accroître. On est enseveli sous les tonnes de moraline. Et surtout aucune jouissance sexuelle. Les enquêtes d’opinion le confirment. Tout est bloqué par la fausse culpabilité. Et le pire, c’est que les écrivains ne jouent plus leur rôle, à savoir alerter. Je cherche désespérément un Soljenitsyne. N’oubliez pas que Picasso tenait "le monde au bout de sa palette". Les livres de Sollers agissent comme un antidote. Ils fissurent cette poix noire dont on nous enduit scrupuleusement. Il faut s’y glisser, avec la sensualité de Casanova.

    Philippe Sollers avait écrit un Dictionnaire amoureux de Venise, amour apparemment contagieux pour ce qui vous concerne ?

    Sollers m’a appris à "voir", à Venise. La partie n’était pas gagnée d’avance. Les clichés abondent. On a déambulé dans les ruelles de la Sérénissime, comme deux enfants. Ce sont des moments inoubliables. La lumière y est différente, comme sur l’île de Ré. Elle permet une réalité nettoyée de la crasse des idéologues. Je raconte tout ça dans mon essai. Le catholicisme vénitien est un miracle. Titien est capable de peindre à la fois sa Vierge rouge et sa Vénus d’Urbino. C’est, en réalité, la même femme. Quelle liberté !

    Ce livre, c’est un peu un "roman amoureux de Philippe Sollers" non ?

    "Amoureux", le terme est un peu fort. Je suis reconnaissant à Sollers de m’avoir permis d’écrire sur lui ; et d’être exigeant avec soi-même. Pas de médiocrité, sinon ça reste dans le tiroir. Il m’a appris à être assassin avec mes écrits. Mais j’ai d’autres écrivains dans mon Panthéon. Certains contrebalancent le chroniqueur de terrain qu’il était. J’aime ceux qui inventent la signification du monde.

    Cette bio de Philippe Sollers, dans quelle mesure est-elle aussi, non pas un "portrait du joueur" mais bien, de plus en plus, une autobiographie de l’auteur, Pascal Louvrier ?

    Je dirais que le narrateur est en partie moi, en partie seulement. Donc ne tombons pas dans le piège du dédoublement de personnalité. Je mets essentiellement en scène Sollers, qui joue le jeu, toujours. Ça donne une dramaturgie romanesque en miroir, puisqu’il y a deux parties. Et arrivé au terme de la seconde, il convient de relire la première, mais sous un angle nouveau.

    Quels seraient vos arguments pour inciter un jeune qui aimerait lire à s’emparer de Sollers ? Et s’il était convaincu, dans quel ordre devrait-il le découvrir ?

    La curiosité. L’envie de découvrir un univers circulaire qui offre la possibilité de modifier la vision pernicieuse, et contre nature, qu’on nous impose très tôt. L’envie de suivre des chemins de traverse ; vivre clandestin ; échapper à la société, la famille, le nihilisme. Désirer pleinement la vie. Lire Portrait du joueur, Une vie divine, Passion fixe, La Guerre du Goût. Après, on voit, on souffle, on regarde la mouette dans le ciel, le vent dans l’acacia…

    Sollers en trois, deux, ou un seul adjectif(s) ?

    L’intelligence, la vitesse, le style.

    La question que vous n’avez jamais osé lui poser ?

    Vous arrive-t-il de jouir autrement qu’avec votre cerveau ?

    Vos projets et surtout, surtout, vos envies pour la suite Pascal ?

    Je termine un roman. Un peu de repos en Limousin, pour contempler la nature, être à son écoute, se refaire du muscle.

    Crédit : paroles d’Actu


  • Albert Gauvin | 22 février 2024 - 09:30 2

    Philippe Sollers, l’homme libre

    Philippe Sollers nous a quitté en 2023. Écrivain controversé, autant aimé qu’haï, il nous laisse une œuvre immense. Pascal Louvrier revient sur une histoire de la littérature française à la fois passionnante et romanesque, à l’image du personnage qui a marqué les cinquante dernières années médiatiques et littéraires de la deuxième moitié du XXe siècle.

    Entreprendre. Publié le 21/02/2024 · Marc Alpozzo


    Philippe Sollers (Photo Laurent Zabulon/ABACAPRESS.COM).
    ZOOM : cliquer sur l’image.

    Entretien avec Pascal Louvrier

    Marc Alpozzo : Cher Pascal Louvrier, vous faites paraître une magnifique biographie[1] de l’écrivain Philippe Sollers (1936-2023) qui nous a quitté récemment. C’est une sorte de roman de l’homme et de l’écrivain. Diriez-vous qu’il a été à l’image de l’écrivain aujourd’hui, tel qu’il se le figurait du moins, à contre-courant, toujours ?

    Pascal Louvrier : À contre-courant, je ne sais pas ; on finit par s’épuiser à nager ainsi ; même le bon nageur finit par couler (Sollers était un excellent nageur, du reste). Je dirais plutôt qu’il était dans le courant, mais en indiquant des îles où accoster. La principale étant l’île de Ré ; puis Venise ; sans oublier l’île intérieure. À partir de ces points stratégiques, il élaborait une société secrète composée de quelques amis, très rares, réunis autour d’une formule sans cesse à réinventer. C’est ce qu’il nomme : le lieu et la formule. L’endroit de prédilection étant Venise. On y respire mieux et la lumière inspire. L’œuvre s’y accomplit, loin des scories de la société marchande et de la Technique destructrices de l’artiste. Il faut suivre l’eau que rien ne peut blesser.

    Vous construisez votre récit comme une enquête, l’enquête d’un lecteur sur les traces de son écrivain préféré. C’est à la fois une biographie, une rétrospective et un exercice d’admiration. Quelle place tient Philippe Sollers, selon vous, à la fois dans le siècle et dans l’histoire de la littérature ? Vous dites qu’il était conscient d’avoir déçu son public. Ses débuts furent magistraux, puis la suite semblait n’être pas à la hauteur, ni des débuts, ni des espérances ou des espoirs que le jeune garçon, auteur d’un premier ouvrage Le défi (1957), puis d’un premier roman Une curieuse solitude (1958), avait suscité.

    Pascal Louvrier : Très tôt, disons au sortir de l’adolescence, j’ai été séduit par deux écrivains, totalement opposés. Alain Robbe-Grillet, d’une part ; Sollers, d’autre part. Les romans de Robbe-Grillet exigent une grande concentration, leurs constructions sont complexes. Robbe-Grillet joue à perdre le lecteur. Il faut comprendre son humour. Sollers, lui, débute de manière plus classique. En lisant Une curieuse solitude, on n’imagine pas le séisme à venir. C’est presque convenu, avec un brin de romantisme, et beaucoup de volupté suggérée. Sollers retient sa plume ; il n’a pas encore rompu avec le milieu bourgeois qui est le sien. Mais ses premiers pas comme écrivain-qui-se-cherche font mouche. Il est adoubé à la fois par Aragon et Mauriac ! Le communiste stalinien et le catholique social réunis. Un exploit. On imagine le jeune Sollers, né Joyaux, à Bordeaux, en 1936, reçu au Kremlin et visitant les caves du Vatican. Le grand écart. Mais il met les compliments dans sa poche et va voir ailleurs. Du reste, Mauriac ne s’y trompe pas lorsqu’il dit de lui qu’il est un « petit chrétien évadé ». Il va, en effet, s’évader en permanence. Alors il déçoit. D’abord ses « parrains », ensuite ses lecteurs, enfin sa classe sociale. C’est impardonnable. Il n’a pas de plan de carrière, vous vous rendez compte ! C’est un homme libre, il le revendique. Il dira plus tard : « Le monde n’ayant aucun sens, autant le considérer comme gratuit. »

    Quand vous dites qu’il semble « n’être pas à la hauteur », je dirais plutôt qu’il n’est pas suffisamment adepte de la reptation. Il ne se soumet pas. Il est perçu comme un être énigmatique. Pas bon, ça. En 1960, Sollers écrit Le Parc, un récit vaguement « Nouveau Roman ». Il se cherche encore, mais il sent le caractère subversif de ce courant littéraire dominant, alors il s’y engouffre. Il admire surtout Claude Simon, parce que l’Histoire fait irruption dans ses romans, en particulier la guerre d’Espagne. Il m’avait conseillé de lire Le Palace. On est loin des romans familiaux déprimants. Après, c’est Lois (1972), H (1973), Paradis (1981), trois romans déflagrants, séditieux, sans ponctuation pour H et Paradis. La « trahison » de Sollers est définitive. Heureusement que Mauriac est mort en 1970. Sinon, il aurait mangé son missel. On arrive enfin en 1983, où il publie, ce que je considère être son chef d’œuvre, Femmes. Il écrit : « Le monde appartient aux femmes. C’est-à-dire à la mort. Là-dessus, tout le monde ment. » C’est biblique ! La guerre est déclarée. Sollers devient, à mes yeux, LE contemporain capital. Pour comprendre la situation où nous sommes, il faut impérativement lire les 34 romans de Sollers. En ce qui me concerne, mon choix est fait. Je regarde « Apostrophes ». Je commence à peine mes études de Lettres. Je vois Sollers, fume-cigarette, coiffure de curé, bagues aux doigts, il répond brillamment aux questions du malicieux Bernard Pivot. L’entreprise de dynamitage de la société, l’attaque frontale de démystification, le massacre généralisé à la phrase elliptique. C’est un feu d’artifice spectaculaire. Il devient MON écrivain, celui dont les livres ne vous quittent pas, notamment Portrait du Joueur, en Folio. Sa grande période : les romans des années 80/90.

    Son premier roman parait dix ans avant Mai 68. Philippe Sollers vivre une période de subversion de toutes les valeurs bourgeoises, de défi de l’autorité, de retournements de la morale. À l’École Supérieure de sciences économiques il fait le pitre. Il amuse bruyamment ses camarades. Lorsqu’on lit Sollers, dont la plume en liberté ne peut que séduire, au moins un temps, on a l’impression que l’écrivain n’a écrit que pour subvertir l’ordre en place, qu’il dénonçait comme étant un désordre. C’est une chose bien curieuse en 2024, lorsque l’on voit combien les masses sont dociles, la jeunesse passive mais absolument pas survoltée, subversive, révoltée. Bien au contraire, cette jeunesse semble ne pas désirer remettre en cause les normes morales, qu’elle porte servilement, et qu’elle défend agressivement, comme si ces normes étaient une vérité indépassable. Pensez-vous que cette liberté, incarnée par Sollers et sa génération, est le propre du monde qui part, et que ne la comprendra plus à l’avenir ?

    Pascal Louvrier : J’ai dit que Sollers était énigmatique. Précisons : c’est un anarchiste radical. Il n’a aucune confiance dans la société, les sociétés. Il faut abuser le système. Il s’y emploiera toute sa vie, au risque de dérouter et de perdre les lecteurs. Mais l’écrivain est un homme en exil. Il se joue de la communauté qui est sous hypnose permanente. Dante fut condamné à mort par les florentins. Il dut s’exiler définitivement. L’esprit de la famille Joyaux est, ici, à rappeler : gaulliste et anglophile. Le cap est fixé, c’est primordial. Cela signifie : aucune culpabilité, aucune faute à expier. Il convient donc de s’imposer en s’opposant. Aucune compromission possible avec les « vieux » écrivains dont très peu furent résistants. Ils ont décroché le tableau de Pétain, mais les traces demeurent sur le mur. Beauvoir, Duras, Sartre… Malraux publie Les Noyers de l’Altenburg, en 1943, en Suisse, tandis que Camus publie L’Étranger, en 1942, à Paris. Sollers sait d’où vient le vent de la liberté. Aujourd’hui, la subversion n’existe plus. Il faut dire que la surveillance est totale, les caméras tournent en permanence. Jamais les consciences n’ont été autant verrouillées. La préservation de la liberté n’est plus un enjeu fondamental. On l’a vu avec la crise sanitaire de mars 2020. La peur a rendu le citoyen d’une docilité effrayante. La période de la Collaboration, on y revient toujours, avec l’axe Vichy-Moscou, jusqu’en juin 1941, devrait nous alerter sur l’état d’esprit français. Ajoutons à cela l’abrutissement collectif, renforcé par la faillite du système éducatif, et on comprend que la révolte, pourtant salutaire, n’est pas pour demain, ni après-demain. Le désert ne cesse de s’accroître, entendez le nihilisme. Les écrivains ne jouent plus leur rôle, à savoir alerter. Je cherche désespérément un Soljenitsyne. Ils préfèrent radoter cent fois le même roman, avec drame familial, règlement de comptes, anxiolytiques, flots de moraline, noirceur. Et surtout aucune jouissance sexuelle. Tout est bloqué par le ressentiment. Ces fonctionnaires du culturel seront récompensés par un Goncourt ou, mieux, un Nobel. De temps en temps, la figure de Salman Rushdie, vient les hanter. Mais ils pensent aussitôt aux coups de couteau reçus, à l’œil perdu, et ils retournent vite dans le moelleux du conformisme ambiant.

    Quelles sont les influences majeures de Sollers ? Car il a été tout et son contraire. Marxiste et maoïste dans les années 60, encarté au Parti communiste, il retourne sa veste à la fin des années 70, et salue même les « Nouveaux philosophes » conduits par Maurice Clavel. Vous ne parlez pas de « girouette » mais de « boussole ». Vous dites que Sollers n’est pas Sagan. Il ne cherche pas à distraire gentiment le public. Il va d’abord représenter l’espoir français puis ensuite on le classera parmi les terroristes de la littérature, les imposteurs. Que lui vaut une telle destinée ? Est-ce parce qu’il a toujours voulu « détruire la littérature, la langue et la civilisation française » ? je vous cite.

    Pascal Louvrier : Cette citation est ironique. Il faudrait la replacer dans son contexte. Les influences majeures de Sollers sont « les voyageurs du temps ». Des artistes, qui ont rompu avec leur époque, sont sortis de « l’humanité, ce bétail surveillé ». On les retrouve dans les romans de l’écrivain avec la même recette : un narrateur, un personnage célèbre, Venise, Ré, Paris, et un éclairage sur les mécanismes de la société spectaculaire. Le personnage est un voyageur du temps, donc, il a échappé à l’obscurantisme, résisté au mauvais goût, il a postulé posthume. Sollers aime les maudits célèbres. Deux exemples : Heidegger et Nietzsche. Pour les influences, je vous renvoie à ses nombreux articles rassemblés dans La Guerre du Goût, Éloge de l’infini, Discours parfait et Fugues. Vous avez les quatre évangiles selon Sollers !

    Sollers s’est parfois trompé. On lui reproche son maoïsme, notamment. Je nuancerai, en disant que son attirance pour la Chine était d’abord culturelle. Après ce que je vous ai dit, à propos de la liberté, de sa famille, on voit mal l’écrivain se réjouir de la monstruosité maoïste ; c’est trop facile de toujours lui balancer ça à la figure. Son adhésion est également dictée par l’opposition au parti stalinien français. Il joue Mao contre Moscou. Il écrit, en réalité, sa propre partition contre la société. C’est un clandestin permanent. Avec Venise et Ré pour bases de repli. Il soutient Jean Paul II, par exemple, car il en voit en lui une force spirituelle capable de détruire les régimes communistes en Europe. Il est toujours là où on ne l’attend pas.

    Voyez, je parle de lui au présent. Il me manque tant. Bref, c’est une boussole, un peu spéciale, qui indique le sud, c’est-à-dire la dissidence. Sollers est un sudiste. Il n’est jamais dupe. Un jour qu’on rentrait à Paris par le train, après des vacances studieuses sur l’île de Ré, il m’a lancé : « Louvrier, nous voici de retour dans la vallée des mensonges. »

    L’incipit de Portrait du Joueur, mon livre préféré, résume Sollers. Première phrase : « Eh bien, croyez-moi, je cours encore… » Et vous ne le rattraperez jamais.

    Bien sûr que Sollers n’est pas Sagan. Sollers était un gros lecteur, gros bucheur. Sa culture était encyclopédique. Lisez son texte sur Dante. C’est admirable d’intelligence. Il nous force à penser, sans cesse, à nous débarrasser de nos préjugés littéraires. Dans chacun de ses romans, l’énergie vous prend à la gorge, vous agite, vous ébranle. Jamais de déprime. 50 nuances de bleu (du ciel), au contraire.

    Il sera toute sa vie, marié à Julia Kristeva, ce qui ne l’empêchera pas d’entretenir une liaison durable avec Dominique Rolin. « Don Juan multipliant les aventures sentimentales », écrivez-vous. Quelle était donc la nature de ce couple qu’il menait avec la psychanalyste bulgare ?

    Pascal Louvrier : Les dates sont importantes. Sollers rencontre Dominique Rolin en 1958. Elle est veuve, une fille, écrit des romans. Elle a 44 ans, lui 22. Parfait. L’éducation sentimentale de Sollers peut se poursuivre sous les meilleurs auspices. « C’est la plus belle femme qu’il a jamais rencontrée, écrit-il, mélodique et rieuse. » Elle lui révèle sa méthode : tout noter, le soir, dans un carnet, les détails de la journée, une attitude, un dialogue, un silence même. Sollers ajoute sa fameuse « vérification sur le terrain » en ce qui concerne les femmes. Pour distinguer les « Fanny » des « Manon ».
    Ces dernières ouvrant sur la jouissance multiple. Rare ! Sollers est certes un Don Juan, mais sans la statue du Commandeur, c’est-à-dire sans le châtiment divin ou social, ce qui revient au même. La statue du Commandeur est devenue X (ex twitter). Dominique, c’est l’amour de sa vie. Puis surgit la bulgare Julia Kristeva, en 1966. Elle a 25 ans. Mais elle ne possède pas de passeport français. Il faut régulariser sa situation, d’autant plus qu’elle vient de se faire avorter, et que ça se passe mal. Hospitalisation en urgence. Or, j’insiste, elle n’a pas de papier. Sollers s’écrie : « Je l’épouse ». Mariage dans la discrétion le 2 août 1967. Face : Dominique ; pile : Julia. Gestion délicate, surtout quand vient au monde un fils : David. Souffrance de Dominique : elle comprend qu’elle ne retrouvera jamais complètement l’homme qu’elle aime. Mais ça tient. Mieux que des époux fidèles qui s’engueulent tous les soirs devant BFMTV.

    Pour comprendre le système Sollers, il faut remonter à l’enfance et à la configuration familiale singulière. Le père et la mère de Philippe habitent une maison. En face, la même maison avec le frère du père (de Sollers) qui a épousé la sœur de la mère (de Sollers). On retrouvera régulièrement cette structure en miroir dans la vie de Sollers. Dominique et Julia participent de cette structure. Cette théorie du double, il se l’applique à lui-même. Il existe en s’opposant. Il entrera en conflit avec Jean-Edern Hallier, Alain Robbe-Grillet, Kundera, Houellebecq, etc. Sollers, ne l’oublions pas, reste un joueur. Il a plusieurs vies, ses fameuses Identités Rapprochées Multiples, IRM.

    On peut parler de la littérature de Sollers comme de multiples expériences littéraires, notamment lorsqu’il s’est essayé au Nouveau Roman, alors que l’on l’attendait sur le terrain d’une manufacture plus classique à l’instar d’Une curieuse solitude. D’après vous, que retiendra-t-on de cette œuvre foisonnante, inventive, créative, complexe et souvent déroutante ?
    Et notamment de ce langage nouveau qu’il ambitionnait de créer pour rendre la compréhension plus rapide en multipliant les sens connotés, destructuration de la syntaxe, mots nouveaux, renouvellement du langage ? N’est-ce pas aujourd’hui incompréhensible pour ce XXIe siècle peut-être un peu trop littéral et pas assez littéraire ? Je vous pose la question.

    Pascal Louvrier : L’expérience de la « distorsion » du langage a connu son acmé avec Paradis 2. Femmes et Portrait du Joueur sont déjà de facture plus classique, si on met de côté l’orgie de points de suspension. À partir de cette période, l’enjeu n’est plus le même. Citons Heidegger : « Un nouveau soin du langage, et non une invention de termes nouveaux comme j’avais pensé jadis ; bien plutôt un retour au contenu originaire de la langue qui nous est propre, mais qui est en proie à un dépérissement continuel. » La langue française est moribonde.

    Elle subit des attaques insensées dans le but d’ajouter de la confusion à la dévastation générale. Les fautes de syntaxe se multiplient, y compris chez les ministres censés représenter la France sur la scène internationale. Le langage est sous le contrôle des communicants, c’est-à-dire qu’on parle pour ne rien dire. Lisez à voix haute la première page d’un roman publié récemment. Faites l’expérience. La poésie, source de création, a disparu. Ou elle est écrite par des sourds subventionnés. Bref, ça ne pense plus. Et ça ne pense plus parce qu’on a attaqué neurologiquement la capacité de lecture de l’être humain. Ce qui entraîne une réduction de la perception et de la sensation.

    On nous rebat les oreilles avec l’écologie, mais qui se soucie de la nature ? Je veux dire : Qui l’écoute ? Qui connaît la direction du vent ? Pourquoi cette mouette décrit-elle ce cercle dans le ciel ? Quelle est le nom de cette fleur, de cet arbre ? Sollers a évolué, donc, son écriture s’est modifiée, adaptée, j’oserais dire, à notre très basse époque, mais les thèmes qu’il développe sont restés les mêmes depuis son entrée en littérature. Il convient de le lire, et de le relire, sans cesse. Il nous donne la clé pour sortir de l’infernal troupeau de ces « sept milliards d’humains genrés (qui) poursuivent leur existence somnambulique. »

    Propos recueillis par Marc Alpozzo

    Philosophe et essayiste, auteur de Seuls. Éloge de la rencontre, Les Belles Lettres, 2014 et Galaxie Houellebecq et autres étoiles. Éloge de l’exercice littéraire, Éditions Ovadia (à paraître le 30 mars 2024.

    [1] Philippe Sollers entre lignes, Paris, Le Passeur, 2024.

    Entreprendre, 21 février 2024.


  • Albert Gauvin | 8 février 2024 - 11:33 3

    Un entretien de Pascal Louvrier avec Henri Delorme
    Radio Arverne. Tranche de livre, 5 février 2024.


  • Albert Gauvin | 7 février 2024 - 12:52 4

    Pascal Louvrier a publié Philippe Sollers, mode d’emploi en 1996 aux éditions du Rocher. Le livre est republié sous un nouveau titre dans une version présentée comme "allégée", mais avec une cinquantaine de pages nouvelles. Evidemment, le lecteur de 2024, s’il n’a pas lu la première édition, ne va pas chercher à comparer les deux versions. Ce petit exercice est pourtant intéressant. Je ne prendrai qu’un exemple. Voici les pages 59 à 61 de Philippe Sollers, mode d’emploi et les modifications en apparence anodines (je les ai mises en caractères gras) que l’on lit aux pages 68 à 72 de Philippe Sollers entre les lignes :

    Voilà. Julia et Philippe sont mariés. La vie à deux commence. Ou à trois, si je me réfère à Paul Morand, un sacré expert en la matière : « Je redoutais le couple, je pensais qu’un et un ne font pas deux, mais trois, et que trois, ce n’est pas une bonne compagnie. » Alors entre eux deux, la guerre de trois eut-elle lieu ? On ne peut répondre tant ils sont discrets sur le sujet. Constatation : le couple existe toujours.
    Sollers a dit à Julia [Sollers a dit à Kristeva] : « Suis ton désir ». Et elle l’a suivi. Et elle est revenue vers Sollers, aimantée par son, esprit bagarreur et agaçant, attirée par sa personnalité exubérante et survoltée qui ne voit jamais les autres, brûlée par cette « bombe à hydrogène ».
    Julia [Kristeva] a, semble-t-il, accepté ce que Sollers nomme dans Femmes ses « batifolages ». Julia [Elle questionne] : « Tu as oublié ? C’était encore pendant un de tes batifolages. » Acceptation ou résignation ? Acceptation résignée.
    L’écrivain a nécessairement besoin de matière. De chair. Cherté de la chair. Laboratoire... Expériences... Stylo-caméra... En direct... Ne pas omettre le moindre détail... Don Juan multipliant les aventures sentimentales, non pour provoquer le ciel, mais pour alimenter l’œuvre qu’il construit chaque jour. Sophie... Cyd... Flora... Ysia... etc... Galipettes galopantes d’un misérable érotomane. Bien sûr, bien sûr. Jugement facile pour éviter de penser plus loin que le bout de son sexe. Et si derrière tout cela, il y avait autre chose. Autre chose que « bite et biture ». L’envers du décor... Des corps féminins... Du monde donc... Éclairage cru sur les rouages et les cordages du théâtre de l’humanité. Si, si, l’enjeu est là. Volonté de plonger dans le trou noir. Et par là même de retourner d’où l’on vient... De trembler d’émotion dans ce lieu enchanteur, l’enfance. Gratuité de l’enfance. Plus tard, je reviendrai sur le sujet, je développerai davantage. Patience.

    Julia, plus intelligente que bien d’autres [Kristeva a compris tout cela], a compris tout cela. Sollers : « Il y a eu une époque, avant la naissance de Stéphen (en réalité, David), où on sortait pratiquement tous les soirs. Très librement. Et plus que librement ... Vie d’étudiants prolongés ... On s’est beaucoup amusés, il me semble... Peu d’argent, mais heureux ... » Et là, plus rien n’a été. Sollers, encore : « Et puis, il y a eu les pressions de tous côtés... Déborah (lisez Julia [lisez Kristeva]), peu à peu, est devenue soucieuse, renfermée ... imperceptiblement aigre (...) Deb a commencé peu après une analyse. » Oui, voilà le hic. Hic et nunc... Nœud à dénouer. .. Tout de suite... Sinon c’est la mort du couple. Regard des autres, jugement des autres, vie des autres. Vie des autres conforme au moule social, à la tradition, jamais remise en question, venue de l’âge du silex, bonne pour nous donc pour toi. Miroir. Regarde-toi dans le miroir. Vois comme tu vis différemment des autres. A cause de lui. À cause de l’homme, misogyne, égoïste et vicieux.
    Sollers, toujours, à propos de Julia [à propos de Kristeva] : « Elle a eu Stéphen ... Elle est devenue psychanalyste, maintenant, c’est­ à-dire qu’elle est passée de l’autre côté des phénomènes... »
    Alors, elle a fini par renoncer à convaincre l’écrivain­ mari de marcher sur le trottoir du conformisme conjugal, et, dans l’introduction aux Samouraïs, elle a écrit sur le couple qu’elle forme avec Philippe : « Ils sont ensemble parce qu’ils sont séparés. Ils appellent amour cette adhésion mutuelle à leur indépendance respective. Cela les rajeunit, ils ont l’air adolescents ; infantiles, même. Qu’est-ce qu’ils veulent ? Être seuls ensemble. Jouer seuls ensemble et se passer parfois le ballon, histoire de montrer qu’il n’y a pas de chagrin dans cette solitude­-là. »
    Miroir, que penses-tu de cette constatation ? Tu réfléchis. Tiens, tu perds de ton éclat. Miroir soudain sans tain. Le bonheur te ferait-il peur, miroir-mouroir ?
    Repos. J’allume une cigarette [Je me sers un whisky]. La fenêtre ouverte laisse entrer un souffle tiède. Le ciel est plombé. Ciel de deuil. Je regarde mes fiches. Chez moi, Sollers est fiché. Ailleurs aussi probablement. Je vais encore évoquer Aragon. Dans deux ou trois minutes car, avant, je voudrais écrire cette citation concernant Julia Kristeva. Elle est extraite de Femmes. « ... Une splendeur... Une icône de rêve... Un feu, une intelligence ... La femme la plus intelligente que j’ai rencontrée ... Peinture... Sagesse... Sophia... Mosaïque ... Le regard noir partout vivant dans le visage en creux des coupoles... Surgie comme une de ces ombres vibrantes de Pompéi, de Ravenne, qui semble faire les gestes de l’au-delà ... »
    Il en parle bien de sa femme, tout de même, ce bougre de Sollers, non ? [Trait forcé ? Un peu quand même.]

    Qu’est-ce qui se lit dans ces lignes entre les lignes ? C’est par trop évident. Pascal Louvrier conclut son dernier livre par cette phrase : « Le déchiffrement de l’oeuvre de Sollers ne fait que commencer. » Il a en partie raison. Mais « Julia, plus intelligente que bien d’autres » a commencé le travail il y a bien longtemps. Regardez ce qu’en disait encore Sollers au printemps 2021 dans Le génie féminin de Julia Kristeva. La guerre du goût, ce « nec plus ultra de l’intelligence », va continuer de plus belle. A suivre.


  • Albert Gauvin | 3 février 2024 - 16:05 5

    Pour mieux lire Sollers, lisez Pascal Louvrier

    Bertrand Fossat
    3 février 2024



    Philippe Sollers arrive, le 17 septembre 2002 à la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris,
    avant le début du procès de Michel Houellebecq qui est poursuivi au côté du magazine Lire
    par 4 associations musulmanes pour injure raciale et incitation à la haine religieuse.
    © Jack GUEZ / AFP. ZOOM : cliquer sur l’image.
    Dans son nouvel essai, notre collaborateur distille de précieux « conseils de lecture » pour aborder l’écrivain Philippe Sollers, disparu l’an dernier.

    Le dernier essai de Pascal Louvrier (Le Passeur éditeur, 2024) annonce : « Philippe Sollers entre les lignes !  » Il est déjà assez difficile de lire les lignes tracées par Sollers qui réclament souvent une relecture pour imaginer que l’on puisse se retrouver facilement entre elles ! Mais Pascal Louvrier tient le pari et son essai atteint le but : Philippe Sollers n’est appréciable que si l’on parvient à lire entre les lignes !

    Pour obtenir ce résultat, l’auteur démarre pieds au plancher : « La voiture glisse sur le bitume de l’autoroute. Trajectoire impeccable. Les kilomètres défilent invisibles dans la nuit violée par les phares. Le compte-tours devient la trotteuse de la montre. Le pied droit enfonce, jusqu’au tapis de sol, la pédale d’accélérateur, celle pour se tuer. Les limites sont dépassées !  » On dirait le début d’un roman d’action dans lequel le héros va frôler la mort, emporté par des évènements maléfiques. Il faut que la voiture atteigne Bordeaux pour que le lecteur comprenne qu’il s’agit bien d’une biographie et non d’une «  auto biographie  ». Tout simplement parce que Philippe Sollers est Bordelais d’origine.

    Une course de 87 ans

    Ne croyez pas que l’ouvrage va se mettre à freiner quand il arrive au but. Pas du tout. Il est vrai que pour suivre Philippe Sollers dans sa vie et dans son œuvre, il vaut mieux une Formule 1 qu’un fauteuil et une table, outils connus des biographes classiques !

    Pascal Louvrier pilote parfaitement son bolide dans un style à la fois offensif dans les virages et amusé dans les lignes droites, au demeurant assez rares. Cela donne un livre vivant, bondissant et même bienveillant malgré les outrances, les provocations, les emportements, les vrais et faux reniements et les désertions imprévues de Philippe Sollers, lui-même, dont la vie et l’œuvre sont intimement mêlées aux évolutions et convulsions de la France d’après-guerre jusqu’au 21ème siècle. La quatrième de couverture donne la clé de cette œuvre insolite et attachante : « En 1996, Pascal Louvrier écrit un essai enlevé sur Philippe Sollers. Le sulfureux écrivain joue le jeu et lui ouvre les portes de sa vie privée. Leur complicité, singulière à plus d’un titre est exceptionnelle. »

    Quand la voiture des premières lignes atteint Bordeaux, avec Pascal Louvrier au volant, l’écrivain Sollers embarque aussitôt et le bolide ne s’arrêtera qu’en 2023, dans le cimetière de l’île de Ré, où se trouve la tombe de Philippe Joyaux, devenu Sollers pour les lettres. Soit 87 ans d’un parcours mouvementé que Pascal Louvrier reconstitue tantôt en spectateur tantôt en copilote.

    Fouetter la syntaxe

    Les deux hommes ne seront pas toujours en voiture, rassurez-vous, ils prendront le train, ils prendront des vacances, ils feront des voyages à l’étranger. Ils publieront des romans, des nouvelles, des revues. Ils prendront position politiquement, littérairement, philosophiquement, socialement, sexuellement. Mais enfin il s’agit de la bio de Philippe Sollers ou des souvenirs de Pascal Louvrier ? Mon Dieu, il s’agit bien des deux. Seulement, c’est écrit avec tellement d’adresse, que les écrits de Sollers en sont éclairés mieux même décryptés non par le raisonnement mais simplement par la réalité vécue. Un exemple :

    «  Je grimpe dans ce train qui va traverser 1966. Période qui sent la moisissure. Les règlements de comptes de la deuxième guerre mondiale continuent. Des cadavres dans tous les placards. Les Français viennent d’élire De Gaulle mais la gauche a une nouvelle figure emblématique François Mitterrand. La majorité du comité de rédaction de « TEL QUEL » est d’accord sur un point : il est nécessaire de politiser la revue. Mais des personnalités proposent une ouverture en direction du PCF tandis que d’autres souhaitent un ralliement immédiat au maoïsme. »

    Bon c’était des débats d’époque, où est notre sujet ? Il n’est pas loin : la revue TEL QUEL a été fondée par Philippe Sollers. Et celui-ci penche pour Mao. Du coup, les communistes vont le critiquer vertement. Sauf que Pascal Louvrier qui est dans le train de cette époque nous explique la position « maoïste » de Sollers par le fait que l’apprentissage du chinois lui permet de poursuivre son ambitieux projet : créer un langage nouveau qui favoriserait la rapidité de compréhension tout en multipliant les sens connotés.

    Et pour être plus clair, cette profession de foi littéraire : «  fouetter la syntaxe, la malaxer, la pincer, la pétrir. Et puis pratiquer l’uppercut verbal. Le mot doit cogner, la formule claquer comme le drapeau au vent. Et puis, dégraissage du style, dégraissage du style. De l’ellipse, du nerf, du raccourci, du rythme, de la vitesse, de la métaphore syncopée, directe, droit au but, neurones, viscères, palpitant, tout ça en même temps ! »

    Ces mots vous l’avez compris ne sont pas de Sollers mais de Louvrier. Ils éclairent crûment ce que se proposait Sollers lorsqu’on l’accusait de « maoïsme » : un nouvel art poétique et non un nouveau régime ! «  Deux précurseurs en ce domaine, nous révèle Louvrier, Rabelais et Céline ! » Entre la vitesse du parcours et la révélation de la réalité « sollersienne », Pascal Louvrier nous offre une étude inédite dans un style de bande dessinée. Il n’y a pas de temps mort. Les scènes succèdent aux scènes. Les actions aux actions. Si pour Sollers, la littérature, c’est avant tout de la musique (on est loin du PCF !), pour Louvrier une biographie c’est une cascade d’images, un film d’aventures.

    Et le résultat est atteint : le livre de Pascal Louvrier se lit à toute allure et quand on le ferme, on se dit : «  Voyons donc ces lignes de Sollers, elles ont l’air bien croustillantes. »

    Car, Philippe Sollers a fondé une revue certes en compagnie de Jean-Edern Hallier, au début (tiens, tiens !), mais il a écrit des romans, dont « Femmes », particulièrement osés parfois (à lire à l’époque du féminisme enragé !), il a aimé Casanova, il a adoré Mozart, et il a vécu le plus longtemps possible à Venise, pour admirer ses peintres et ses palais, y abriter ses amours dès que les touristes, «  ces asticots dans un fruit trop sucré », disparaissaient. Ce qui lui a permis de publier deux « Dictionnaires amoureux de Venise » qui perpétuent le voyage à Venise que tout un chacun se doit d’entreprendre dans sa vie.

    Causeur