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Kafka dans tous ses états

France Culture, septembre 1983 / juillet 2023

D 18 juillet 2023     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



1983-2023. Franz Kafka est né en 1883 à Josefov, quartier juif de Prague, capitale de la Bohème, région de l’Empire austro-hongrois. Pour le centenaire de la naissance de l’écrivain, France Culture diffusait, en août-septembre 1983, une série de neuf émissions présentées par Jean Daive. Une impressionnante pléiade d’intervenants avait été sollicitée. Parmi eux, Louis-René Des Forêts, Philippe Lacoue-Labarthe, Jacques Derrida, Jean-Michel Rey, Bernard Noël, Stéphane Mosès, Alain Robbe-Grillet, Felix Guattari, Marthe Robert, Alain Veinstein, Philippe Sollers, Marcelin Pleynet, Jean Thibaudeau, Marc-Alain Ouaknin. Les Nuits de France culture viennent de rediffuser les neuf épisodes.

Épisode 1/9 : Un rapport douloureux à l’existence

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L’écrivain Franz Kafka vers l’âge de six ans
(dans les années 1887, 1889).
Dans le premier épisode de cette série de neuf, produite par Jean en Daive en 1983, c’est le rapport douloureux à l’existence de l’écrivain Franz Kafka qu’évoquent Louis-René Des Forêts, Philippe Lacoue-Labarthe et David Flusser.

Avec

Louis-René des Forêts Écrivain et poète français
Philippe Lacoue-Labarthe

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Épisode 2/9 : Une identité en question

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Un manuscrit original de l’écrivain Franz Kafka en hébreu
et en allemand, exposé en 2021 en Israël.
©AFP - National Library of Israël.
La complexe hybridité de l’œuvre et de la culture de Franz Kafka est le thème de cet épisode avec Jacques Derrida, Louis-René Des Forêts, Jean-Michel Rey, Denise Kalperine, Bernard Noël et David Flusser.

Avec

Louis-René des Forêts Écrivain et poète français
Jacques Derrida
Jean-Michel Rey Professeur émérite des universités Paris VIII, département de littérature française

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Kafka : Devant la Loi. L’intervention de Jacques Derrida

 

Devant la Loi (lecture de Bernard Noël)

Devant la loi se dresse le gardien de la porte. Un homme de la campagne se présente et demande à entrer dans la loi. Mais le gardien dit que pour l’instant il ne peut pas lui accorder l’entrée. L’homme réfléchit, puis demande s’il lui sera permis d’entrer plus tard.

« C’est possible, dit le gardien, mais pas maintenant ».

Le gardien s’efface devant la porte, ouverte comme toujours, et l’homme se baisse pour regarder à l’intérieur. Le gardien s’en aperçoit, et rit. « Si cela t’attire tellement, dit-il, essaie donc d’entrer malgré ma défense. Mais retiens ceci : je suis puissant. Et je ne suis que le dernier des gardiens. Devant chaque salle il y a des gardiens de plus en plus puissants, je ne puis même pas supporter l’aspect du troisième après moi. »

L’homme de la campagne ne s’attendait pas à de telles difficultés ; la loi ne doit-elle pas être accessible à tous et toujours, mais comme il regarde maintenant de plus près le gardien dans son manteau de fourrure, avec son nez pointu, sa barbe de Tartare longue et maigre et noire, il en arrive à préférer d’attendre, jusqu’à ce qu’on lui accorde la permission d’entrer. Le gardien lui donne un tabouret et le fait asseoir auprès de la porte, un peu à l’écart.

Là, il reste assis des jours, des années. Il fait de nombreuses tentatives pour être admis à l’intérieur, et fatigue le gardien de ses prières. Parfois, le gardien fait subir à l’homme de petits interrogatoires, il le questionne sur sa patrie et sur beaucoup d’autres choses, mais ce sont là questions posées avec indifférence à la manière des grands seigneurs. Et il finit par lui répéter qu’il ne peut pas encore le faire entrer. L’homme, qui s’était bien équipé pour le voyage, emploie tous les moyens, si coûteux soient-ils, afin de corrompre le gardien. Celui-ci accepte tout, c’est vrai, mais il ajoute : « J’accepte seulement afin que tu sois bien persuadé que tu n’as rien omis ».

Des années et des années durant, l’homme observe le gardien presque sans interruption. Il oublie les autres gardiens. Le premier lui semble être le seul obstacle. Les premières années, il maudit sa malchance sans égard et à haute voix. Plus tard, se faisant vieux, il se borne à grommeler entre les dents. Il tombe en enfance et comme, à force d’examiner le gardien pendant des années, il a fini par connaître jusqu’aux puces de sa fourrure, il prie les puces de lui venir en aide et de changer l’humeur du gardien ; enfin sa vue faiblit et il ne sait vraiment pas s’il fait plus sombre autour de lui ou si ses yeux le trompent. Mais il reconnaît bien maintenant dans l’obscurité une glorieuse lueur qui jaillit éternellement de la porte de la loi. À présent, il n’a plus longtemps à vivre. Avant sa mort toutes les expériences de tant d’années, accumulées dans sa tête, vont aboutir à une question que jusqu’alors il n’a pas encore posée au gardien. Il lui fait signe, parce qu’il ne peut plus redresser son corps roidi. Le gardien de la porte doit se pencher bien bas, car la différence de taille s’est modifiée à l’entier désavantage de l’homme de la campagne.

« Que veux-tu donc savoir encore ? » demande le gardien. « Tu es insatiable. Si chacun aspire à la loi, dit l’homme, comment se fait-il que durant toutes ces années personne autre que moi n’ait demandé à entrer ? »

Le gardien de la porte, sentant venir la fin de l’homme, lui rugit à l’oreille pour mieux atteindre son tympan presque inerte : « Ici nul autre que toi ne pouvait pénétrer, car cette entrée n’était faite que pour toi. Maintenant, je m’en vais et je ferme la porte. » 

Le 29 août 1983, à l’invitation de Jean Daive, Jacques Derrida propose une lecture polysémique de la Loi telle qu’elle est « écrite » dans la parabole du Procès. Quelle place occupe t-elle ? À première vue, à travers la porte gardée qui la précède, la Loi ne relève pas du visible. C’est une place vide dit Jacques Derrida. Néanmoins, si la Loi occupe cette place vide, c’est que l’interprétation de la Loi, qui n’est pas moins importante que la Loi, est aussi ce qui fait Loi. Et l’hypothèse que la Loi n’existe pas est une hypothèse sur la structure même de la Loi, qui agit comme Loi — peut-être — en tant qu’elle n’existe pas.

À la fois concrète et abstraite, la Loi s’énonce depuis un lieu qui semble paradoxalement « abandonné » par elle. Inassignable, elle flotte autour des hommes en leur échappant. La matérialiser sous la forme symbolique d’une porte qui n’ouvre sur « rien » (la Loi est une place vide) joue comme un leurre tout en ayant le mérite de fixer la modalité de sa connaissance : son impénétrabilité. Ce qui signifie qu’on ne peut pas « garder à vue » la Loi. Son contrôle est rendu impossible. En immobilisant sur son seuil l’homme qui s’obstine à la rencontrer, la Loi grandit son emprise sur lui et renverse le rapport de force. C’est elle qui garde maintenant l’homme « à l’oeil », où qu’il soit. [...]

À Jean Daive qui se demande si l’impossibilité de la « fixer » en quelque endroit ne jouerait pas contre son élémentaire probité (comme piège ou stratagème), Jacques Derrida rappelle la transcendance intouchable de la Loi. La forme sous laquelle elle se présente (le vide) ne signifie pas qu’on y projette ce qu’on veut. Bien au contraire, son mode impératif induit une distance incommensurable, et seule l’écriture est capable de générer cette autorité : le texte produit ce non-lieu depuis lequel la Loi commande, en quelque sorte. Dit autrement, suivant la formule lapidaire d’un autre intervenant une heure avant la fin de l’émission : On ne discute pas avec la Loi. [...]

Il me semble que ce qui fait la singularité de Kafka, c’est ce croisement d’appartenance et de non appartenance qui lui a sans doute permis de recevoir de ce rapport étrange au judaïsme quelque chose de l’étrange familiarité avec la Loi. Une familiarité sans familiarité. Certains diront que c’est ça précisément qui est judaïque chez lui : le fait d’avoir vécu sur le mode de l’étrangeté, de l’extériorité, de la marginalité, l’appartenance instable à une communauté. Alors là, on entre dans une logique que je trouve paradoxale et redoutable […].

La loi est ce à quoi il n’est pas question d’échapper. Quand on définit un espace quel qu’il soit, cet espace est limité par des repères, des frontières, des clôtures qui se donnent comme pouvant être transgressés ou franchis. La Loi en ce sens ne peut pas occuper un espace. Et c’est pourquoi elle est, comme le disait Kafka dans le texte, insituable. […] Si une Loi est une Loi, c’est-à-dire, si elle commande catégoriquement, à ce moment-là, elle ne doit pas pouvoir être dérivée, expliquée par une généalogie, une genèse, une histoire. Par conséquent, étant anhistorique, elle ne peut pas être réappropriable, et on ne peut pas y accéder. Ou quand on accède à la Loi, on accède à ses modes de révélation, à ses modes de présentation historique, mais à la Loi elle-même, on n’accède pas. Donc, on ne peut pas y échapper parce qu’on ne peut pas y accéder. Dès lors qu’on ne peut pas y accéder, la Loi — ce qu’elle commande à travers tous les autres commandements qu’elle peut donner — c’est : « ne viens pas jusqu’à moi ». Par conséquent, d’une certaine manière : « ignore moi comme Loi. N’accède pas à ma demande au moment où tu m’obéis. » Et cela crée une situation que certains appellent « de double contrainte », qui est le rapport de folie à la Loi. Le rapport vigilant à la Loi ne peut qu’être un rapport de folie, un rapport dans lequel la Loi est interdite. Et cette expérience de la Loi comme ce qui est interdit, c’est la folie à laquelle on ne peut pas échapper. […] Traditionnellement, on met la Loi du côté de la raison, de la rationalité, de l’organisation, du logos. Mais je dirai que le rapport vigilant est du côté de la folie.

Être devant la loi, ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas entrer dans la Loi comme l’homme de la campagne qui ne veut pas seulement accéder à la Loi. Il veut entrer en elle. Être devant la loi, c’est comparaître devant la Loi, être le sujet de la Loi, tout en étant précisément dans l’espace du hors-la-Loi. Que le sujet devant la Loi soit en même temps hors-la-Loi, qu’il n’arrive pas à y entrer, c’est ça la folie du rapport à la Loi.

Si vous considérez maintenant que le dispositif d’écriture de ce texte : Devant la Loi est tel que l’expression Devant la Loi est située avant le texte comme titre ou bien comme incipit du texte (« Une sentinelle se tient postée devant la Loi »), cette expression décrit en même temps l’opération par laquelle le texte Devant la Loi fait la Loi et défie à l’infini les commentateurs, les exégètes qui vont se trouver eux-mêmes devant : Devant la Loi, qui aura fait la Loi par un coup d’écriture, qui est le très doux et modeste coup de force de Kafka. Il a par le fait démontré comment une écriture qui s’explique avec la Loi pouvait se signer et faire la Loi à son tour. Comment un texte peut devenir Loi.

LIRE : La Loi chez Kafka : journée spéciale (1983)
Lire Kafka. Jacques Derrida et Giorgio Agamben devant la loi

Épisode 3/9 : De sa théologie à son rapport à l’administration

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Franz Kafka ©Radio France - DR
Louis-René Des Forêts, Denise Kalperine, Stéphane Moses et Hanka Gaifman explorent l’identité labyrinthique d’un Kafka examiné sous tous les angles, de sa théologie à son rapport à l’administration. Episode 3/9 d’une "Journée Kafka" diffusée pour la première le 17 septembre 1983.

Avec

Louis-René des Forêts
Stéphane Mosès

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Épisode 4/9 : Une psychanalyse de son œuvre

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Quartier de Praga, 2014. © Gilles D’Elia
C’est à une sorte de psychanalyse de l’œuvre de Kafka, relié à son héritage juif, que se livrent Stéphane Moses, Denise Kalperine, Phillipe Lacoue-Labarthe, Hanka Gaifman et Alain Robbe-Grillet dans ce quatrième épisode de la journée Kafka, produite en 1983.

Avec

Alain Robbe-Grillet
Philippe Lacoue-Labarthe
Stéphane Mosès

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Épisode 5/9 : La justice selon Kafka, absurde et omnisciente machine invisible

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En 2004, Le procès d’après Franz Kafka,
avec Ronny Miersch et Maria Radomski,
au Festival de Bad Hersfeld en Allemagne.
©Getty - Thomas Lohnes
Alain Robbe-Grillet, Benjamin Lortholary et Georges Kiejman, réfléchissent sur le lien entre la justice, l’état et l’autorité chez Franz Kafka. Une analyse et des lectures, dans l’épisode 5/9 d’une série produite en 1983 par Jean Daive, à l’occasion du centenaire de la naissance de l’écrivain.

Avec

Alain Robbe-Grillet
Georges Kiejman
Avocat français

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Épisode 6/9 : Kafka et le monde féminin

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Les sœurs de Franz Kafka, Gabriele (Elli),
Valerie (Valli) et Ottilie (Ottla) en 1898.
L’épisode 6/9 de la série "Journée Kafka" est consacré aux relations complexes que l’écrivain Franz Kafka entretient avec les femmes. Cette série, réalisée pour le centenaire de la naissance de Kafka, a été diffusée pour la première fois le 17 septembre 1983.
Dans ce sixième épisode d’une journée consacrée par Jean Daive, Isabelle Yhuel et Jacques Taroni à Franz Kafka, Louis-René des Forêts, Yan Kott, Felix Guattari, Marthe Robert, Alain Veinstein et Philippe Sollers offrent leur interprétation de ce rapport à la femme de Kafka.

La vision du monde très sombre de Franz Kafka se double d’une vision plus qu’ambiguë de la femme. Ses personnages féminins sont souvent effacés ou vecteurs d’inquiétude, signes d’un monde absurde et proprement kafkaïen. De nombreuses approches critiques se sont attaqués à ce problème, notamment dans les années 70 et 80 ou les critiques psychanalytiques et biographiques s’en donnaient à cœur joie. Il apparait clairement dans la vie de Kafka que son rapport aux femmes fut toujours problématique : s’il se fiance quatre fois, dont deux avec Felice Bauer, il ne se marie jamais, voyant le mariage comme l’aboutissement d’un idéal inaccessible, avec des mœurs bien plus archaïques que ses contemporains d’alors à Prague.

L’intervention de Philippe Sollers

Le début

«  C’est depuis le libertinage qu’il faut essayer d’interroger l’oeuvre de Kafka. Je crois même que les faits massifs, mythologiques, que son oeuvre a produits dans le genre sombre, métaphysique, vertigineux, fondamental, radical, — et tous les commentaires qui se sont développés à ce sujet ont pour principal objet de ne pas poser la question de Kafka, libertin empêché.
En ne posant pas cette question, on évite du même coup de se demander de quelle effroyable misère, non pas métaphysique, non pas vertigineuse, non pas prophétique, non pas messianique, non pas religieuse ou pré-religieuse, mais sexuelle, Kafka a témoigné pour son temps, un temps d’effroyable misère qui fait que Casanova ou Don Juan que Kafka, bien entendu, a toujours rêvé d’être, se trouvent cantonnés dans le désespoir et l’absence de perspective qui est celle de tout le siècle où il se trouve et les habitants de ce siècle.
Le Château, ça n’est rien d’autre que le constat de l’impossibilité désormais de pouvoir agir le libertinage. Tout autre lecture est évidemment erronée et intéressée. Il y a une lettre à Milena, donc, qui est la suivante — elle écrit, ça fait partie du commencement de la littérature féminine. Il lui écrit ceci, un mercredi : « Connais-tu l’histoire de Casanova ? » [...]
 »

L’extrait du Château lu par Sollers

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Édition originale, 1926

À ce moment la porte s’ouvrit. Pepi en eut un frémissement. Ses pensées l’avaient trop éloignée du débit. Mais ce n’était pas Frieda, c’était l’hôtelière. Elle fit semblant d’être étonnée de trouver encore K. dans la salle. Il s’excusa en lui disant qu’il était resté pour l’attendre et la remercia en même temps d’avoir pu passer la nuit là. L’hôtelière ne comprit pas pourquoi il l’avait attendue. K. dit qu’il avait eu l’impression qu’elle voulait encore lui parler, et lui demanda pardon si c’était une erreur ; d’ailleurs, maintenant, il devait partir ; il avait abandonné trop longtemps l’école où il était concierge ; c’était l’invitation de la veille qui avait été la cause de tout ; il lui manquait l’expérience de ces choses, maintenant on ne le reverrait jamais causer de tels ennuis à Madame l’Hôtelière. Et il s’inclina pour partir. L’hôtelière le regarda comme si elle le voyait en rêve. Et ce regard le retint plus qu’il n’eût voulu. D’autant plus qu’elle sourit un peu et ne revint à elle que devant son étonnement ; on aurait dit qu’elle avait attendu qu’il répondît à son sourire et qu’elle s’éveillait faute d’écho.

— Je crois, dit-elle, que tu as eu hier le front de parler de
ma toilette ?

K. n’en avait aucun souvenir.

— Tu ne te rappelles rien ? dit-elle. Après la lâcheté, l’effronterie ?

K. s’excusa sur sa fatigue de la veille ; il avait bien pu lui échapper une parole inconsidérée, mais il n’en avait pas mémoire. Qu’aurait-il d’ailleurs bien pu dire de la toilette de Madame l’Hôtelière ? Qu’il n’en avait encore jamais vu d’aussi belle. Ou du moins qu’il n’avait jamais vu d’hôtelière ainsi vêtue pour travailler.

— Cesse tes réflexions, dit l’hôtelière. Je te défends de dire un seul mot sur mes vêtements. C’est un sujet qui ne te regarde pas. Je te l’interdis une fois pour toutes.

K. s’inclina de nouveau et se dirigea vers la porte.

— Que veux-tu dire, lui cria l’hôtelière, quand tu racontes que tu n’as jamais vu une hôtelière ainsi vêtue pour travailler ? Que signifient ces remarques absurdes ? Car elles sont complètement absurdes ! Qu’entends-tu par ces réflexions ?

K. se retourna et pria l’hôtelière de bien vouloir ne pas s’irriter ; sa remarque n’avait aucun sens ; il n’entendait d’ailleurs rien aux vêtements. La moindre robe propre et sans reprise, dans sa modeste situation, lui faisait déjà l’effet d’une toilette magnifique ; il avait été étonné, la nuit passée, de voir Madame l’Hôtelière apparaître dans le couloir en si belle robe du soir au milieu de tous ces hommes encore à peine vêtus ; il n’y avait pas d’autre mystère.

— Eh bien ! tu vois, dit l’hôtelière, tu as l’air de finir par te souvenir de ton observation d’hier soir. En y ajoutant de nouvelles âneries. Que tu n’entends rien aux vêtements, ça c’est exact. Mais alors, je t’en prie sérieusement, cesse de juger de ce qui est une riche toilette ou une robe du soir déplacée et autres détails du même genre. D’une façon générale — elle eut un frisson — cesse à jamais de t’occuper de ma toilette. Tu as entendu ?

Puis, K. se taisant, prêt à faire demi-tour, elle lui demanda :

— Où as-tu pris ta science des costumes ?

K. haussa les épaules ; il n’avait pas de science.

— Non, en effet, tu n’en as pas, dit l’hôtelière. Ne t’avise donc pas de t’en attribuer une. Viens au bureau, je te ferai voir quelque chose qui rabattra, je l’espère, ton caquet pour longtemps.

Elle passa devant ; Pepi rejoignit K. d’un bond, et sous prétexte de lui faire régler sa note, convint lestement avec lui d’un rendez-vous pour la soirée ; ce fut facile, K. connaissant la cour dont le portail donnait sur une rue latérale ; à côté de ce portail il y avait une petite porte ; Pepi serait derrière dans une heure, K. n’aurait qu’à frapper trois coups pour se faire ouvrir.

Le bureau personnel des patrons se trouvait en face du débit, il n’y avait que le couloir à traverser ; l’hôtelière était déjà dans la pièce éclairée et regardait K. avec impatience. Mais ils furent encore dérangés. Gerstäcker était dans le couloir, attendant K. pour lui parler. Il ne fut pas facile à chasser. L’hôtelière dut intervenir et lui reprocher son importunité. La porte était déjà refermée qu’on entendait le malheureux crier encore. « Où donc ? Où donc ? », demandait-il, et ses paroles se mêlaient hideusement à ses soupirs et à sa toux.

La pièce où se trouvait le bureau était petite et surchauffée. Contre les murs les plus courts il y avait un pupitre (un pupitre à écrire debout), et un coffre-fort en métal ; contre les plus longs une ottomane et une armoire. C’était l’armoire qui prenait le plus de place ; car non seulement elle occupait toute la longueur de l’un des murs, mais elle avançait dans la pièce au point de la rendre très étroite ; il fallait trois portes à glissière pour pouvoir l’ouvrir complètement. L’hôtelière pria K. de s’asseoir sur l’ottomane et s’installa elle-même sur un fauteuil tournant qui était placé devant le pupitre.

— Tu n’as même pas appris le métier de tailleur ? dit-elle.

— Jamais, répondit K.

— Quelle est ta profession ?

— Arpenteur.

— Qu’est-ce là ?

K. le lui expliqua, l’explication la fit bâiller.

— Tu ne dis pas la vérité. Pourquoi ne la dis-tu pas ?

— Tu ne la dis pas non plus.

— Moi ! Voilà que tu recommences avec tes insolences ? Et quand bien même je ne dirais pas la vérité, ai-je à t’en rendre compte ? Et en quoi ne la dis-je pas ?

— Tu n’es pas une simple hôtelière, comme tu le prétends.

— Voyez-vous ça ! Le beau je-sais-tout. Et que suis-je d’autre à ton avis ? Ton toupet commence réellement à passer l’imagination.

— Ce que tu es d’autre je n’en sais rien. Tout ce que je vois c’est que tu es hôtelière et tu portes des toilettes qui ne sont pas faites pour ce métier et que personne ne porte au village.

— Nous en venons donc tout de même au fait ! Tu ne sais rien taire. Peut-être n’est-ce pas effronterie ; tu es peut-être seulement comme un enfant qui a appris quelque sottise et que rien ne peut empêcher de la dire. Eh bien, parle ! Qu’ont mes toilettes ? Que leur trouves-tu de particulier ?

— Tu m’en voudras si je le dis.

— Non, j’en rirai ; on rit des propos d’un enfant. Alors
qu’ont-elles ?

— Tu veux le savoir ? Je trouve leur tissu excellent ; la matière première est parfaite, mais elles sont démodées, surchargées, retouchées, râpées, elles ne conviennent ni à ton âge, ni à ta silhouette, ni à ta situation. J’en ai été frappé dès notre première rencontre ; dans ce couloir même ; il y a huit jours.

— Ainsi, nous y voilà. Mes robes sont démodées surchargées, et puis quoi encore ? Et d’où le sais-tu ?

— Je le vois.

— Tu le vois ; tu le vois tout court ; il te suffit de tes yeux ; tu n’as besoin de demander nulle part, tu sais d’instinct ce qu’exige la mode. Sais-tu que tu vas m’être précieux ! Tu vas me devenir indispensable, car j’ai un faible, je l’avoue, pour l’élégance. Que vas-tu dire en voyant cette armoire pleine de robes ?

Et, ouvrant le meuble tout grand, elle en découvrit une armée, serrées, pressées l’une contre l’autre, qui occupaient toute la profondeur et toute la longueur de l’armoire. Des robes foncées pour la plupart, grises, brunes ou noires, pendues avec grand soin et sans aucun faux pli.

— Voilà mes robes, ces toilettes démodées, ces habits surchargés suivant ton expression. Et il n’y a là que celles qui ne peuvent pas tenir dans ma chambre ; j’en ai encore là haut deux armoires qui sont pleines, deux armoires dont chacune est presque comme celle-ci. Tu es étonné ?

— Non, lui répondit K., je m’attendais à quelque chose de ce genre. Je disais bien que tu n’es pas une simple hôtelière ; tu cherches autre chose que l’hôtellerie.

— Je ne cherche rien ; je ne cherche qu’à être bien mise, et tu es un fou ou un enfant, ou un homme méchant et dangereux. Va-t’en, et dépêche-toi de filer.

K. était déjà dans le couloir, où Gerstäcker l’avait rattrapé par la manche, quand l’hôtelière cria encore :

— Demain j’aurai une nouvelle robe, je t’enverrai peut-être chercher.

«  Je voudrais insister sur un point, c’est que, comme Le séducteur, beaucoup mieux que Kierkegaard [1], bien sûr, Kafka est avant tout quelqu’un qui sait comment les femmes sont divisées, c’est-à-dire combien elles ne s’aiment pas, comment elles ont conscience d’être un néant habillé d’autre chose, c’est-à-dire de pouvoir, mais, comme il ne peut pas jouir de ce savoir, sa technique d’intervention consiste à présenter cette conscience de la division comme si il était à la place féminine justement. Et c’est ce qu’on voit bien ici. »

Épisode 7/9 : Le dilemme de Kafka : écrire ou aimer ?

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Franz Kafka avec sa fiancée Felice Bauer (en 1917).
©Getty - Mondadori Portfolio
Le plus grand drame de la vie de Kafka a-t-il été de ne pas se marier ? A-t-il fait le choix de se donner entièrement à son œuvre et de vivre dans une impossible solitude ? Des questions abordées dans l’épisode 7/9 de cette série consacrée à Kafka, en 1983.

Avec

Marthe Robert Critique littéraire française (1914 -1996)
Alain Veinstein

ECOUTER ICI

 

Épisode 8/9 : Le Prague de Kafka

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A Prague, pont conduisant au Graben, en 1908.
Photographie de presse, Agence Rol.
Gallica, Domaine public, BNF
Ivo Fleishman, Saul Freidlander, Christian Boltanski et Anne-Marie Albiach racontent le Prague de Kafka. La ville de Prague, entre appartenance et dissonance, c’est le thème de l’épisode 8/9 de cette série sur l’écrivain Franz Kafka réalisée en 1983, pour le centenaire de sa naissance.

Avec

Christophe Boltanski Grand reporter au Nouvel Observateur
Marcelin Pleynet
Bernard Noël
Poète, romancier, essayiste

 
Dans ce huitième épisode d’une journée Franz Kafka proposée par Jean Daive, en 1983, Ivo Fleishman, Saul Freidlander, Christian Boltanski, Marcelin Pleynet, Bernard Noël et Anne-Marie Albiach racontent et explorent le Prague de l’écrivain. " Prague aux doigts de pluie" comme l’écrivait le poète surréaliste Vítězslav Nezval. Prague ville mystérieuse, où l’on sent encore l’écho des alchimistes qui ont arpenté ses rues. Prague, théâtre de la vie de Franz Kafka, dans une œuvre profondément marquée par l’emprunte de cette ville si particulière. Mêlant langue tchèque et langue allemande, carrefour culturel néanmoins teinté d’antisémitisme, il faut comprendre l’ambiance tout à fait singulière qui régnait à Prague pendant la vie de Kafka pour prétendre à la compréhension de son œuvre.

L’intervention de Marcelin Pleynet

Le judaïsme. Le Journal.

 

La relation de Kafka à Prague, une clé pour comprendre son oeuvre

Miléna Jesenska, journaliste, écrivaine et intellectuelle anarchiste tchèque avec qui Kafka eut une brève mais très intense relation fut comme un avatar symbolique de cette ville auquel il tente désespérément de s’intégrer tout en n’ayant jamais un véritable sentiment d’appartenance. Vers la fin de sa vie , il se tourne d’ailleurs de plus en plus vers sa culture juive, apprenant l’hébreu et rêvant d’un exil en terre promise. Si la ville de Prague au tournant du 20e siècle est l’objet d’une véritable fascination, elle permet surtout de situer Kafka quelque part en dehors de la littérature, de comprendre les ressorts et les origines de son œuvre, certes, mais aussi de sa crise identitaire et existentielle.

Épisode 9/9 : Le journal de Franz Kafka

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Dans le Carnet noir de Franz Kafka, journal, vers 1923.
Found in the collection of t. Artist Kafka, Franz (1883-1924).
©Getty - The National Library of Israel
Que nous disent les journaux de Franz Kafka ? Du Talmud à la figure du bouffon, les journaux intimes de Franz Kafka sont analysées par Marc-Alain Ouaknin, Charles Mopsik,, Jean Le Gac, Anne-Marie Albiach et Christian Boltanski dans l’épisode 9/9 de cette série sur Franz Kafka réalisée en 1983.

Avec

Jean Thibaudeau
Marc-Alain Ouaknin
Philosophe, rabbin et producteur de l’émission "Talmudiques" sur France Culture

Les journaux de l’écrivain Franz Kafka (1883-1924) devraient lever le mystère de ce personnage singulier, à la vie en apparence si banale et à l’œuvre si riche. Pourtant, la lecture de ceux-ci ne fait qu’approfondir l’intrigue qui entoure la vie intérieure opaque de ce personnage central de la littérature européenne du 20e siècle. Dans ce neuvième et dernier épisode de la "Journée Kafka" par Jean Daive, diffusée en 1983, nous écoutons Alain Veinstein, Marc-Alain Ouaknin, Charles Mopsik, Jean Thibaudeau, Jean Le Gac, Anne-Marie Albiach et Christian Boltanski évoquer ce journal et ses implications, dans une émission parsemée d’extraits savamment choisis du dit journal.

PLUS ICI


[1Søren Kierkegaard, Le Journal du séducteur, 1843.

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