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Dialogue, par Lionel Dax

Essais

D 3 juin 2022     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Lionel Dax publie aux éditions Ironie qu’il dirige un recueil d’essais Dialogue qu’il présente ainsi :

« La lecture est un art de la guerre, un art du dialogue, des rencontres et du goût, ce nec plus ultra de l’intelligence. Ce livre rassemble de courts essais et conférences sur la littérature allant des philosophes des Lumières, Vauvenargues, Voltaire, Chamfort jusqu’à Philippe Sollers en faisant des détours et des détournements vers les œuvres d’Isidore Ducasse, de Guy Debord, de Jean-Luc Godard, de Jean-Paul Fargier et de Marcelin Pleynet.
Chaque dialogue d’un lecteur avec un livre, avec une œuvre, avec un écrivain génère une pensée nouvelle, une vision neuve des phrases lues. Il s’agit de montrer comment la lecture est également un art de vivre et de penser. Alors nous voyons se dessiner une cartographie sensible, un art du dialogue, un axe du goût qui parcourt toute la bibliothèque. »

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Sur la couverture, un détail du tableau de Fragonard La Liseuse (National Gallery of Art, Washington).

Que répondre à un écrivain subtil dont je partage tous les goûts, chose si rare, sinon à mon tour : cher Lionel Dax, merci ! — s’il est vrai, comme le dit Heidegger, que « Denken ist Danken », « Penser, c’est remercier » ?

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Prélude : Savoir lire 7

I/ Vauvenargues et Voltaire : Les subtilités du goût 19

II/ Vauvenargues et Ducasse : L’art des détournements 39

III/ Dialogue avec Chamfort : Le génie du cœur 59

IV/ Marcelin Pleynet et la peinture : Mousquetaire 77

V/ Sollers et l’Alchimie : Ars Magna - Sollus Ars 83

VI/ Sollers et la peinture : Beautés du temps 101

VIII Sollers et Godard : Stéréothéisme 119

VIII/ Sollers et la nature : Face à la nature 135

Da Capo : Arts de la guerre 151

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Prélude
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Savoir lire

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La lecture est un pont encre le savoir vivre et le savoir écrire, pont essentiel qui construit une pensée singulière et trace de belles rencontres. Ces dialogues multiples sont les fruits de ces rencontres vitales qui rebondissent de livres en livres ... Lire est un arc, un art de la guerre comme un arc de vie, un arc d’écrire.

Savoir lire, c’est une danse avec les phrases qui restent, avec les phrases qui s’insinuent. Ces phrases deviennent les jalons du cheminement intérieur et une résistance au temps social.

« L’écrivain est à la fois spectateur, lecteur, acteur. Il détourne et déchiffre la Machination, a pour lui la clé magique de toute la bibliothèque, agit en écrivant, se cache en se montrant, se crée, à mesure, un autre corps dans le temps. » Sollers, L’Année du Tigre, 1999.

Ma passion pour la lecture s’est révélée à 15 ans. J’ai ouvert par hasard, Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche dans la traduction de Marche Robert et je l’ai lu avec lenteur. Chaque soir un chapitre s’infusait dans mes pensées. C’était ma bible. Chaque soir une prière de l’esprit, un exercice spirituel qui libère. Et j’ai poursuivi avec Le Mort et Ma Mère de Georges Bataille. Et là, la roue s’est lancée et les livres se sont enchaînés comme des parfums puissants donc on garde en soi l’essence et la mémoire.

En créant la revue Ironie en 1996, il était question de mettre en avant la lecture comme un arc de guerre, de mettre en lumière certaines citations, ces ballets de phrases, ces « concerts de pensées » comme les appelle Walter Benjamin. Ces fragments forment une cohérence vivante et livrent le suc des lectures. Ils sont des « preuves » comme les nomme Sollers. Des preuves vives de l’esprit qui, par le jeu de l’assemblage, créent une nouvelle pensée, une nouvelle vie. Je fixe alors des vertiges heureux.

Je me suis rendu compte au fil des années de la force d’une phrase détachée d’une œuvre. Quand on évoque la citation, tout de suite, on s’exclame que l’on a tronqué l’œuvre et le contexte. En réalité, la citation, quand elle est choisie à bon escient et avec goût, révèle les multiples richesses contenues dans l’œuvre et ouvre vers d’autres horizons.

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Extrait de Marcelin Pleynet et la peinture

Les Privilèges
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I. Le privilégié pourra choisir à tous moments l’âge qu’il souhaite avoir.

II. Le privilégié pourra s’il le souhaite se trouver dans plusieurs lieux à la fois.

III. Il pourra à volonté connaître les pensées de ses interlocuteurs.

IV. Son portefeuille contiendra toujours la somme dont il aura besoin.

V. Il pourra changer d’apparence selon son choix.

VI. Pendant ses activités sexuelles, pour lui et pour ses partenaires, le temps sera effectivement suspendu.

VII. Il gardera en mémoire tout ce qu’il lit, tout ce qu’il voit, tout ce qu’il pense, tout ce qu’il ressent, tout ce qu’il vit, mais avec le privilège de n’en évoquer que ce qu’il souhaite.

VIII. Le privilégié écrira à la vitesse de la pensée et avec la précision de la musique.

IX. Le privilégié pourra jouir du bien pour le bien. Il pourra jouir du mal pour le mal. Mais il pourra aussi à volonté haïr le mal. Il ne pourra jamais haïr le bien.

X. Dieu exauce les vœux du privilégié et les lui pardonne.

XI. Le privilégié reste lucide et heureux jusqu’à sa mort qui l’emporte sans douleur pendant son sommeil.

XII. Le privilégié ressuscite le troisième jour et choisit son destin.

Marcelin Pleynet, 1986 [1].

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Sollers et Godard : Stéréothéisme
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Je republie ici ce texte que j’ai librement illustré en 2019 avec cette présentation :
Il y parle de Godard, de Sollers, de Fargier et de Jean-Daniel Pollet. Avec la récente diffusion du Livre d’image et la sortie en salle et en DVD de Godard/Sollers : l’entretien qui font suite à la réédition de Méditerranée, c’est un éclairage nouveau, on ne peut plus d’actualité, qui mérite quelque publicité... Les happy few destinataires du bulletin pourront se reporter, grâce aux liens que j’ai ajoutés, à quelques textes, films ou émissions pas assez connus auxquels Dax se réfère [2]. Vers la fin de son texte, Dax parle de Méditerranée de Pollet. Il cite Sollers qui évoque « la paysanne grecque se regardant dans un miroir [qui] reboutonne son tablier bleu, bouton par bouton, et c’est la poésie même, c’est Pollet, c’est rare. » Le téléspectateur et le lecteur attentif (les mêmes ?) auront bien entendu remarqué que la séquence avec cette jeune « déesse » grecque est reprise par Godard, au ralenti, photogramme par photogramme, dans Le livre d’image (en 52’45) et par Sollers dans le dernier numéro de L’Infini (le 144) pour illustrer un ancien texte sur Méditerranée, « Le Sacré et l’histoire », paru initialement dans le n° 5 de la revue Cinéthique (juin 1969) (la photo est en noir et blanc hélas, mais la voici en couleur). Etrange coïncidence, non ?... — A.G.


Zoom : cliquez sur l’image.
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Les aventures

Il y a une trinité : Godard/Sollers/Fargier. Il y a la traversée du politique de 1968 à 1978 : la continuité de Tel Quel pour Sollers, l’aventure chinoise et Paradis, le Groupe Dziga Vertov pour Godard et Gorin afin de penser un autre cinéma ancré dans le politique et Cinéthique de Fargier et Leblanc qui réinventent la critique cinématographique en écho à Tel Quel et à tous les cinémas politiques de l’époque. Cinéthique voie la jonction fondamentale entre L’homme à la caméra de Dziga Vertov et Méditerranée de Jean-Daniel Pollet qui seront leurs films de référence. Il faudrait pouvoir revoir leur film manifeste Quand on aime la vie, on va au cinéma réalisé en 1975.

Fargier rencontre via Tribune socialiste et Cinéthique, d’abord Godard, ensuite Pollet, Sollers et Pleynet. Il tisse des liens en 1968 et 1969 qui refont surface au moment de Paradis en 1980 et 1981. Godard a toujours été là. Sollers a toujours été là. Pollet a toujours été là.

Godard ouvre une voie nouvelle à ses films : Sauve qui peut (la vie), Passion, Prénom Carmen, Je vous salue, Marie, Détective...

Paradis en 1981 devient l’équivalent en littérature de Méditerranée en cinéma, un contrepoint musical à toute l’histoire en cours, un retour à l’universel, au Katholikos, un océan, l’infini. Et Fargier voit ce point. Il perçoit très vite cette passion de la pensée et de la poésie dans ce roman vivant.

Jean-Paul Fargier est donc là lui aussi. Il participe à ce renouveau, continuant sa traversée du religieux, du politique et de l’art. Il accompagne Sollers lors de la diffusion presque en continu de Paradis à la radio libre de Bruxelles Micro Climat. Il commence à penser ses films en lien avec cette tournée Paradis dans les églises et les lieux choisis pour l’occasion. Sollers est un soleil en voix sur fond de rosace, motif qui apparaît souvent dans le film Godard/Sollers : L’entretien tel un plan de lien et non un plan de coupe. Un plan qui file d’une voix à l’autre. Ce sont ces plans qui naviguent et qui vrillent de la voix de Sollers à un tableau de Picasso dans Picasso by night by Sollers en 1988.

Les contextes des trois hommes. Fargier vient de filmer Sollers en 1983 à propos du Trou de la Vierge, il vient de mettre en trame Sollers au Paradis avec des extraits de Paradis Il en même temps que Sollers au pied du mur. Il termine également le film Sollers joue Diderot, et prépare Robin des voix, premier film que je verrai de Fargier quand je le rencontre en 1987. Sollers a publié Paradis en 1981, Femmes en 1983 et Portrait du joueur en 1985. Suivra Théorie des Exceptions et Paradis II en 1986. Godard vient de terminer Détective en 1984 avec Nathalie Baye et Johnnv Halliday qui servira à financer et à terminer Je vous salue, Marie en 1985.


Accords et désaccords : le dire et le vu

Nous assistons à un dialogue alchimique entre le Soleil/Sollers et la Lune/Godard, entre le rire précis et le sérieux étonné, entre l’or de Rome et l’argent de Genève, entre Voltaire et Rousseau entre un apôtre de la dépense et un apôtre de la dette ! Dialogue stéréo, image et son, en accords et en désaccords, en dictions et contra/dictions.

Accord sur Hitchcock. Sollers va signifier que Hitchcock est toujours vivant notamment avec cette réplique sur la culpabilité : « je n’arrête pas de décrire un innocent dans un monde coupable », Godard évoque à la mort du grand cinéaste en 1980 sa puissance de feu : « Hitchcock était le seul homme qui pouvait faire trembler 1000 personnes, pas en leur disant comme Hitler je vous massacrerais tous, mais comme dans Notorious en montrant une rangée de bouteilles de Bordeaux. Personne n’a réussi à faire ça. Seuls les grands peintres, comme le Tintoret. Dans son étude sur le Tintoret, Sartre raconte à propos du Vénitien ce que les critiques ont toujours beaucoup reproché à Hitchcock : À la fois, ils étaient subjugués par lui, et en même temps, ils lui en voulaient de son amour du box-office. De la même manière, le Tintoret essayait de battre tous ses concurrents dès qu’il entendait parler d’une commande. Pour rafler plus vite le marché, il mettait ses aides au travail. Ce qui fait que lorsque les autres arrivaient avec des esquisses, lui, il avait déjà fini le tableau. Et il empochait le marché. Hitchcock faisait la même chose. Et puis il était très proche du public au sens classique : c’est aussi pour cela qu’il est identifié à la puissance du cinéma. » Là où Sollers va montrer la pensée profonde d’Hitchcock vis-à-vis de son rapport à la société, Godard rattache Hitchcock à l’histoire du cinéma et à son rapport à l’argent.

Durant tout l’entretien, Godard fait référence à l’argent : son discours sur les acteurs, les mendiants, les producteurs, les techniciens du cinéma, sur la dette. En mai 2014, pour la sortie d’Adieu au langage, Godard dit : « Les professionnels, ils parlent un autre langage que moi : la critique, les officiels, le producteur. C’est dans un autre monde. »

Il y a deux façons de percevoir le réel, par le prisme du symbolique, de la force du temps du côté de Sollers, et un regard pris dans une certaine vérité du réel chez Godard. Il y a donc deux voix, deux caméras : le symbolique catholique, le réel protestant ; et celui qui filme, l’imaginaire, le regard double, stéréoscopique de Fargier qui fait le nœud borromécn cher à Lacan, par le biais du montage, telle une philosophie du lien.

Le 26 novembre 1996, dans une émission de télévision regroupant entre autres Lyotard, Sollers et Finkielkraut, Godard explique son point de vue : « Il y a une grande lutte entre le dire et le vu et le vu a perdu en gros. Pendant longtemps, j’ai pensé que Moïse avait triché, qu’il avait vu et qu’ensuite il avait traduit, qu’il avait dit sur les tables de la loi, et qu’ensuite c’était foutu parce que ce qu’on avait vu, même le buisson ardent, c’était fini, ça passait toujours par une traduction, un speaker, une speakerine, un écrivain ou quelque chose comme ça. (...) Tous les producteurs me disent depuis longtemps, Jean-Luc, tu peux avoir tout l’argent que tu veux, si seulement tu pouvais faire un film lisible. Alors maintenant ça devient de plus en plus drôle, parce que ces producteurs, sauf Alain Sarde, sont des analphabètes. Et c’est eux qui demandent un film lisible. La télévision est lisible. On ne voit rien mais c’est lisible. Donc on ne peut pas penser. Ni sur une catastrophe, ni sur les routiers, ni sur Nique Ta mère, ni sur quoi que ce soit. On lit moins les livres. »

Godard attaque l’écriture pour se contenter de la vision afin d’avoir un rapport direct aux êtres et aux choses sans l’intermédiaire du langage (adieu au langage). Il continue le ciné-œil de Vertov. Voir, c’est déjà une opération créatrice. On peut se passer du dire. Warburg va dans le même sens. Penser une histoire de l’art seulement faite d’images rapprochées à travers les siècles, des montages visuels mis en lumière avec son magnifique Atlas Mnémosyne. C’est le montage qui fait sens. Mes pensées sont des images.

Accord sur Bach et Mozart. Désaccords sur Beethoven et Wagner.

Accord en fin d’entretien sur la lecture à voix haute ... Ouverture de la voix.


La Vierge/Marie/Myriam Roussel.
Photogrammes de Notes pour Je vous salue, Marie. Zoom : cliquez sur l’image.
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Le Christ mort qui bande de Mantegna (Résurrection annoncée).
La Vierge Marie nue dans Je vous salue, Marie (Naissance annoncée).

Zoom : cliquez sur l’image.
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Marie, les mères et la mort

Sollers a préparé cet entretien en bon chinois comme une guerre à la Sun Tse : « Attaquez à découvert, mais soyez vainqueur en secret... Le grand jour et les ténèbres, l’apparent et le caché ; voilà tout l’art » (exergue de Portrait du Joueur). Outre le lieu du duel, en face de la cathédrale Notre-Dame, écho à Marie que Sollers va très vite saluer comme on salue la beauté, l’écrivain choisit le temps : le 21 novembre, jour de la présentation au temple de Marie, moment solennel d’une rare beauté peint par les peintres, notamment Titien et Tintoret à Venise. Il choisit de commencer l’entretien et déroule son fil conducteur, sortant tour à tour les armes des dogmes de l’église et du sac de Rome, comme pour s’assurer d’une victoire contre les protestants, d’une contre réforme assumée en révolution catholique. Godard, calme et un peu perdu, encaisse d’abord les coups. Et petit à petit, il reprend la main pour que l’entretien trouve son point d’équilibre. La bascule a lieu lorsque Godard évoque la question du cadre et de l’argent, une critique pratique de la vérité cinéma.

On se rappelle le début fulgurant de Femmes, 1983 : « Depuis le temps... Il me semble que quelqu’un aurait pu oser... Je cherche, j’observe, j’écoute, j’ouvre des livres, je lis, je relis. Mais non. Pas vraiment. Personne n’en parle... Pas ouvertement en tout cas. Mot couvert, brume, nuages, allusions. Depuis tout ce temps. Combien ? Deux mille ans ? Six mille ans ? Depuis qu’il y a des documents... Quelqu’un aurait pu la dire, quand même, la vérité, la crue, la tuante. Mais non, rien, presque rien. Des mythes, des religions, des poèmes, des romans, des opéras, des philosophies, des contrats. Bon, c’est vrai, quelques audaces. Mais l’ensemble en général verse vite dans l’emphase, l’agrandissement, le crime énervé, l’effet... Rien, ou presque rien, sur la cause... LA CAUSE.
Le monde appartient aux femmes.
C’est-à-dire à la mort.
Là-dessus tout le monde ment. »

Sollers tour au long de ses livres reprend cette idée jusqu’à son dernier roman, Le Nouveau en 2019.

Cela a déjà été souligné : « mummy » en anglais signifie à la fois « maman » et « momie ». Mot mis à mi-mot : Ma’ ment !

Sollers évoque dès Femmes, que la reproduction de la vie est celle aussi de la mort. Il observe que la fécondation prend de plus en plus une tournure technique où les corps deviennent secondaires, devenus agents de l’effet technique. Le 24 février 1982, on annonce en grande pompe la naissance d’Amandine, le premier « bébé éprouvette » en fécondation in vitro, qui ouvre la voie à une forme du vivant. Sollers avec Femmes et Godard avec Je vous salue, Marie répondent de façon singulière à ce processus scientifique.

Sollers au début de l’entretien commence par réciter la prière « Je vous salue Marie ». « Le fruit de vos entrailles est béni » (Je ne connais pas d’autre grâce que celle d’être né), version positive côtoyant de près « Et à l’heure de votre mort » (Memento mori), version négative.

Dans Le Nouveau plusieurs passages évoquent ce parallèle entre Marie, les mères et la mort. Sollers raconte le moment où Freud pose la question de la mort à sa mère dans une cuisine en mettant en scène un souvenir d’enfance : « Alors ma mère se frotta les mains, paume contre paume, tout à fait comme si elle faisait des Knödel, sauf qu’il n’y avait aucune pâte entre ses mains, et elle me montra les petites pellicules noires d’épiderme qui se détachent sous l’effet du frottement, comme un échantillon de cette terre dont nous sommes faits. Mon étonnement devant cette démonstration ad oculos fut sans limite, et je me soumis à ce que je devais plus tard entendre exprimer par ces paroles : "Tu es redevable d’une mort à la nature". »

Sollers continue : « Cette scène est fantastique, et digne de Shakespeare. Enfin une mère qui avoue ! Elle est la terre, elle a les mains sales, et voilà d’où tu viens, mon petit Sigi, et où tu reviendras après ta mort, car tu as une dette envers la nature. Shakespeare, lui, fait dire à un de ses personnages, "Tu es redevable d’une mort à Dieu", mais Freud transforme Dieu en Nature, puisque Amalia, sa mère, a osé prendre la place de Dieu. On peut imaginer le traumatisme ressenti par ce garçon, à la cuisine, en voyant sa mère se frotter les mains, comme pour pétrir une boulette, en lui parlant de sa mort. Lady Macbeth est une très bonne cuisinière. Son fils vivra en exil, avec le sentiment d’être radicalement endetté. Chacun et chacune ses mères, mais cette Amalia me stupéfie. Au fond, elle défie son jeune fils, elle le dénude de sa peau devant lui, pour lui montrer qu’il n’est, comme elle, que poussière. Elle le force, sans le savoir, à avoir du génie. Il en aura, en descendant, de son vivant, aux Enfers. La chaste Amalia se conduit ici comme une tribade, frottement compris. Ce petit garçon découvrira l’hystérie ; mais s’interrogera toute sa vie sur l’existence de Shakespeare. Une longue tradition féminine et secrète a soufflé ce geste inouï à la mère de Freud. Toute femme qui enfantait contractait une dette de mort sur son bébé avec Dieu ou avec la Nature. Désormais, c’est avec la Société ou la Technique. C’est moins romantique, mais plus précis. »

Et il revient sur l’Assomption de la Vierge Marie : « Le 15 août, un autre sursaut gamma rapide pourrait vous prévenir, si vous êtes catholique, que l’étoile Marie toujours Vierge est en train de préparer son Assomption, pour aller se faire couronner au Ciel par la Trinité. Ce jour là, le soir, des feux d’artifice sont encore tirés un peu partout, les plus beaux explosant sur les côtes, en hommage à la Pleine de Grâce, Mère de Dieu et Fille de son Fils. C’est un dogme tardif, et vous êtes tenus de le faire entrer dans votre imagination, comme plein de musiciens et de peintres. Quelle heure était-il ? Pourquoi pas 15 heures ? Ou minuit ? Levez la tête, regardez les étoiles. A l’instant, une onde gravitationnelle traverse l’espace à la vitesse de la lumière. Vous avez le bonjour du Temps. (... ) "Paradis" veut dire : transmutation immédiate du négatif en positif. Le doute devient certitude, la fatigue repos, la terreur harmonie, l’horreur bonheur, l’angoisse sérénité, la laideur beauté, la dispersion concentration, le bavardage silence, la torpeur éveil, la lourdeur légèreté, la société toute entière une plage. Au coin de la rue la forêt, sur les toits la neige éternelle, dans les caves de grands lits moelleux. Là-bas, dans une circulation folle, des foules de figurants interchangeables, penchés sur leurs portables, s’évanouissent dans une publicité d’enfer. Le vacarme est aboli par un rayon de soleil. Une fois de plus, vous vous réveillez en sursaut. »

Le rire, la dette et la culpabilité

Et surgit la question du rire, de la dette et de la culpabilité. Et Bataille est l’invité du jour : « Rire de l’univers libérait ma vie. J’échappe à la pesanteur en riant. Je me refuse à la traduction intellectuelle de ce rire : l’esclavage recommencerait à partir de là » ; « Je ris du solitaire prétendant réfléchir le monde » ; « Et me voici revenu — riant — parmi mes semblables. Mais leurs soucis ne m’atteignent plus : au milieu d’eux, je suis aveugle et sourd. Rien ne saurait en moi s’utiliser » ; « Toujours j’ai reculé devant l’échéance j’avais peur d’être ce que j’étais : LE RIRE MÊME ! » ; « L’absence de culpabilité ne peut être négatif : elle est gloire » ; « Je ne suis à la vérité que le rire qui me prend. L’impasse où je m’enfonce, et dans laquelle je disparais, n’est que l’immensité du rire... » ; « Pourrai-je un seul instant cesser de rire ? » Le Coupable.

Voici comment Sollers revient rétrospectivement sur cet entretien en mars 2013 : « Il y a un entretien qui n’a jamais été diffusé à la télévision c’est l’entretien que j’ai eu avec Godard sur Je vous salue, Marie, c’est un truc totalement inconnu, filmé par Jean-Paul Fargier : Sollers/Godard : L’Entretien. Godard déballe les choses très justement. "Toi tu ris tout le temps, dit-il, alors que moi je pleure tout le temps." C’est une passe d’armes amusante à deux caméras. » Et le 18 mars 2019, présentant la sortie du film de Fargier au cinéma et en dvd : « C’est un entretien tout à fait baroque. Godard est excellent bien entendu mais il me demande pourquoi j’ai tendance à rire constamment, absence de culpabilité, alors que lui il a tendance à pleurer. Voilà c’est la différence entre un protestant de Genève et un catholique du sud-ouest. Ce n’est pas du tout la même chose religieusement. Alors vous savez ; discuter de la Vierge Marie avec un protestant, c’est absolument impossible. Eh bien on y arrive quand même, c’est ça qui est drôle. »

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Il y a vers la fin de l’entretien justement une drôle de s/cène : le pain trempé dans l’eau minérale de Godard. Le pain et le vin, complexité mystérieuse ; le pain et l’eau, simplicité apparente, transsubstantiation Suisse.

Godard ne rit pas toujours car il ressent la misère des hommes. Il montre dans Histoire(s) du cinéma que cette misère, la violence, la mort sont les toiles de fond du cinéma et de la vie : « La misère, dernier argument, dernier fondement de la communauté moderne, elle est la toile de fond de tous nos drames, de nos pensées, de nos actions et même de nos utopies. » Citation de Denis de Rougemont in Histoire(s) du cinéma .

Godard parle de la dette dans l’entretien qu’il relie à la culpabilité : « Le cinéma, c’est la part maudite de l’art ». Chaque film est une dette envers un producteur mais également envers la société : « Faire un film, c’est être producteur de dettes. » Godard retient de sa lecture de La Part maudite de Bataille, son rapport à la dette. Seulement ce mot est rarement employé par Bataille dans ce livre. Peut-être Godard trouve-t-il ce concept de la dette dans le rituel célèbre du Potlatch où un don nécessite son retour sous forme d’un contre-don, ou peut-être à la fin du livre quand Bataille évoque le Plan Marshall, crédit américain pour la reconstruction de l’Europe qui provoque un rapport de dette avec les Etats-Unis : dette financière et dette morale. Le capitalisme, né du protestantisme selon Max Weber, n’est pas autre chose qu’une politique du crédit qui crée un asservissement de la dette en générant une misère contrôlée. Sollers, de son côté, retient la notion de dépense et la fin de la culpabilité. En effet, le rire de Bataille s’exprime plus dans Le Coupable que dans La Part maudite.


Notre-Dame... Zoom : cliquez sur l’image.
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Cinéma, Peinture et Musique

Le 23 août 2010, dans un entretien avec Anne Deneys-Tunney, « Femmes, romans », Sollers dit : « L’ennuyeux, c’est que Godard a un rapport malheureux à la substance féminine, je ne vous apprends rien. Un rapport plutôt tragique, et donc c’est le contraire de la peinture. Et de la musique aussi, désespérément. Mais c’est un cinéaste important qui a représenté toutes les impasses du cinéma, y compris les siennes propres. C’est le contraire de ce que je fais, si vous voulez. On dira un jour que ça s’est passé à la même époque, quand nous aurons disparu. Et que c’était absolument contradictoire. C’est comme avec Houellebecq. On dira que ça s’est passé plus ou moins à la même époque, mais que c’était l’exact opposé. Et c’est très bien comme ça, il faut qu’on voie les antipodes. C’est très démonstratif. »

« Cinéma, cinéma, cinéma ! Il faut toujours mettre de la star ou de la représentation en point de fuite de femmes bien entendu. Le cinéma, ça ne fait que mettre en mouvement des effets de tableau, des effets de peinture. » Sollers — Le Trou de la Vierge (1983). Dans les derniers films de Godard, jusqu’au Livre d’image en 2018, la peinture s’insère dans le cinéma. Il y a un dialogue vivant entre ces deux espaces de vision. Dans la bande annonce du film, Godard insère en lettres capitales :« TABLEAUX — FILMS — TEXTES — MUSIQUE ».

Godard fait un clin d’œil à Sollers et à son Mystérieux Mozart dans For Ever Mozart en 1996. Sollers réagit le 26 novembre 1996 : « Je trouve qu’il y a plus à gagner en parlant de Godard de poésie, de peinture et de musique. Voilà Mozart qui vient nous faire signe très calmement, très peu de temps d’ailleurs. Il n’y a pas tout un concerto de Mozart dans For Ever Mozart. Il y a cette apparition magnifique. Il y a un vieux type qui est cinéaste qui essaye de faire son boléro fatal avec cette fille qu’on voit avec cette séquence énorme, du Joyce, du Molière, où on essaye de lui faire dire oui. Et à chaque fois qu’elle dit oui l’autre dit non. Oui. Non. Oui. Non. Oui. Non. Et au moment où elle s’évanouit, elle dit enfin un oui, ce qui lui resterait de voluptueux en elle, d’animal. Il y a tout ça dans ces films-là. Il faut rester sur des détails. »

Sollers écrit de façon directe ce qu’il pense du cinéma en 1989 dans un texte « Plus de Cinéma » repris dans Improvisations (1991) : « Une constatation simple : mon corps ne se retrouve plus dans une salle de cinéma, mon cerveau ne transmet plus à mon corps l’ordre d’aller dans une salle de cinéma. C’est un phénomène qui date déjà d’une dizaine d’années. Mon cas est-il purement singulier ou est-il le symptôme d’une physiologie plus profonde qui est en cours de reconstruction dans l’espace et le temps ? Entrer dans une salle de cinéma n’appartient plus du tout à ma pérégrination physiologique et psychique. Le cinéma est le marché du contre fantasme. Je m ’y ennuie instantanément. Au bout de deux minutes, j’ai compris ce qui se passe, et ce qu’il va se passer. La rhétorique qui se déploie est fermée, bloquante , une déperdition d’imagination pour moi. (...) La connerie, c’est l’auto intoxication sur la prétendue possibilité de faire coïncider l’image et le son. C’est désormais quelque chose que je ne supporte plus. J’ai toujours été partisan de l’image gui sort du son, puis j’ai décidé d’en parler parce que ça n’intéressait personne. Le cinéma pense tellement peu que ce n’est pas la peine de perdre son temps. Ce qui ne pense pas me retarde. Au cinéma, on dit aux spectateurs : vous êtes en train de voir ce que vous voyez. C’est une escroquerie. Les cinéastes qui ont essayé d’introduire un doute là-dessus ont fait ce qu’ils ont pu. Godard, d’accord. Un son, une image. Et puis, au bout d’un moment, quel ennui ! C’est tellement évident. Mais ça impressionne toujours les gens qui croient qu’ils ont vu vraiment ce qu’ils voyaient, ce qu’ils ont entendu ... Mais dès qu’on propose des choses qui se voient, il me semble que le silence est préférable. »

Sollers en 1994 : « Rares, très rares, sont les films qui, eux-mêmes, auront tenté de faire la critique directe de cette formidable aliénation industrielle par l’image. On peut citer tous les films de Debord ; quelques Godard (dans son récent autoportrait) ; Méditerranée de Pollet (à cause de sa leçon de montage) ; celui, en fin que j’ai réalisé à partir de La Porte de l’enfer de Rodin. » Trinité cinématographique de Sollers : Pollet — Godard — Debord.

Dans un entretien réalisé en mars 2013 par T. Lounas et J. Narboni, Lourdeur du cinématographe, Sollers dit : « J’ai toujours eu un rapport extrêmement distant, occasionnel, avec le cinéma. Je suis un peu agoraphobe. M’asseoir dans une salle et regarder quelque chose avec d’autres personnes, ça provoque chez moi un sentiment d’oppression qui fait que je m’y déplace rarement. Sauf pour une projection privée, qui peut prendre des proportions effroyables, parce que quand on est presque seul, avec un son hurlant comme aime faire Godard. Il m’avait convoqué pour Film Socialisme et ça faisait tellement de bruit que je me suis éclipsé avant la fin. Le cinéma pour moi c’est trop une contrainte collective. Je suis effaré devant le surinvesrissement du cinéma, ça a pris de telles proportions dans la vie de mes contemporains... Ce qui me dérange le plus, c’est l’image. Je crois que là on tombe sur un formatage très ancien qui consiste à confondre la peinture avec l’image. Problème que Godard a rencontré sans arrêt. (Il l’imite) "Et alors la peinture ? Ça vous dit quoi la peinture ?" Le fait de tout mettre sous la coupe de l’image, les acteurs, tout, là, je m’ennuie très vite parce que je comprends immédiatement de quoi il s’agit.
A l’inverse, vous avez un rapport compliqué avec Godard. Dans Portrait de femmes, vous écrivez : « Il remplace l’élément féminin par la couleur. » Comment il s’en tire, Godard ?
Eh bien, il bute. D’abord faisons un peu d’histoire. Méditerranée de Jean-Daniel Pollet , dont on va parler à un moment ou à un autre, est contemporain du Mépris. Godard l’a beaucoup aimé. Je pense que le travail sur la couleur dans ces deux films est absolument magnifique. La grande différence, c’est que, avec le Mépris, Brigitte Bardot, ça ne marche pas, ça ne marche plus. C’est un très grand questionneur de la chose fondamentale, Godard, cette histoire de mettre des sons en rapport avec les images. Il s’en sort un peu dans Le Mépris, il s’en sort mieux dans JLG/JLG, qui est un des films de lui que je préfère. Un piano est un piano, une partition est une partition et de l’eau de l’eau, la chose même. Mais il est clair qu’il vient buter sur la peinture. Alors il se sert de la musique d’une façon qui, à mon avis, n’est pas satisfaisante. Alors que dans Méditerranée de Pollet, il suffit que la paysanne grecque se regardant dans un miroir reboutonne son tablier bleu, bouton par bouton, et c’est la poésie même, c’est Pollet, c’est rare. Lui, il y est arrivé. Je n’ai jamais vu une corrida aussi bien comprise. Dans le mouvement et dans la couleur, le sang...

Extrait de « Méditerranée »

Voici la séquence originale du film dans laquelle sont insérées la corrida et la jeune Grecque. Le texte est de Sollers [3].

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Il y a également ce qu’il a fait sur les pêcheurs, les poissons. Je n’ai jamais vu de poissons comme ça. Je n’ai jamais vu non plus un grand brûlé par la lèpre, nous dire, comme dans L’Ordre, depuis son corps complètement défiguré, la vérité.C’est une sensibilité extrême, Pollet. On était amis. Il est arrivé avec ses rushs de Méditerranée tournés un peu partout, mais il ne savait pas quoi en faire ! Alors j’ai écrit le texte du film et participé au montage. Toutes les images qu’il a rapportées sont extraordinaires, Palmyre, l’orange... L’orange, je me disais tout le temps qu’il fallait qu’elle revienne... le fruit, le paradis. Du coup, elle triomphe : c’est le triomphe de la couleur. Quand on arrive à convoquer presque les cinq sens à la fois, c’est gagné. »

Dans Méditerranée, les points de silence orchestrés dans le discours auraient pu être renforcés par un arrêt de la musique. Mais le silence est là, on le ressent.

D’un autre côté, on perçoit clairement un écho visuel à Méditerranée dans Film Socialisme de 2010, où Godard choisit de saturer le son, tissant une critique de la vulgarité affichée dans ces croisières de la falsification. Le silence de Sollers et le bruit de Godard. Dernière phrase dans Le Nouveau : « J’ouvre la porte, je rentre, et, aussitôt, la vérité du grand merveilleux silence est là » . The rest is silence. Le sommeil est silence...

Godard en mai 2014 : « Aujourd’hui on voit un dvd sur un petit écran, même sur un écran un peu plus grand. L’écran et la salle ne sont plus là. Aujourd’hui, c’est comme si un moine disait : est-ce que ça vous arrive de retrouver Dieu chez vous ? Il n’y a plus d’église... La salle de cinéma, c’était une invention. Mes antécédents protestants me la font plus voir d’un côté religieux. Je me souviens que j’a vais écris un texte qui parlait de l’équipe des films que j’avais intitulé : La paroisse morte. »

Godard, le 21 mai 2014 pour la sortie d’Adieu au langage : « J’aime mieux dire comme Sollers que j’admire, que je respecte en tant que critique, à qui on reprochait de faire souvent des citations, il disait : "ce ne sont pas des citations, ce sont des preuves". »

Le 15 avril 2019, Godard intervient à France-Culture pour parler de la sortie de son film Le Livre d’image. Il cite Pierre Reverdy : « Une image n’est pas forte parce qu’elle est brutale et fantastique, mais parce que l’association des idées est lointaine et juste. »

Lionel Dax — Avril 2019



Zoom : cliquez sur l’image.
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Lionel Dax est historien de l’art et écrivain. Il dirige la revue Ironie depuis sa création en 1996.

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Sollers et la nature
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Face à la nature

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« Toutes les idées sont vides quand la grandeur ne peur plus être rencontrée dans l’existence de chaque jour. »
Guy Debord - ln girum imus nocte et consumimur igni - 1978

« "Qui nisi sunt veri, ratio quoque falsa sit omnis."
Là nous sommes avec le révolutionnaire Lucrèce,
au chant XX de son De natura rerum :
"Si nos sens ne sont pas véridiques,
tout notre raisonnement doit être aussi faux." »
Philippe Sollers - Centre - 2018

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Chez Sollers la nature est le contrepoison et le contrepoint de la société... Il agrémente ses observations poétiques de métaphores sur la musique, les sens, les Grecs, les Chinois, la peinture...

La Nature est cryptée et structurée comme un langage. Le langage des oiseaux, des arbres, des mouettes, des plantes, des sons, des couleurs et des odeurs. Il faut savoir l’observer, l’écouter, comprendre son langage comme les Grecs l’ont fait.
Toute l’œuvre de Sollers est parsemée de ces points d’observation sur la nature lorsqu’il se recentre sur son écriture. Souvent ces évocations libres sont comme des points de césure dans la narration, des points de distanciation où l’auteur nous montre qu’il est en train d’écrire ce qu’il vient d’écrire. Une sensation de vision directe a lieu dans le roman, un point du présent tel un éternel retour à lécriture, au rituel des phénomènes de la nature, le vol des mouettes, les canards, les cygnes, les arbres, le ciel, les mouvements du vent.

« Elle court maintenant sur le papier, la main, cahier Clairefontaine, papier velouté, elle rejoint son vol toujours empêché et toujours repris, increvable, avec ses visions de fleurs, de fleuves, de lacs, de marées, de miroitements, de sérénité, d’ouverture de toute la matière. Des particules se posant sur le papier ? Sortant de lui ? Qu’est-ce qui se passe, au fond, dans cette longue amitié entre le papier et l’air, avec le papier et l’encre, comme l’eau et le sel ?

Les Chinois disent simplement qu’on œuvre ainsi, par soi-même, au "renouvellement de l’immuable". En tout cas, plutôt sur l’eau, maintenant : on sait prendre le vent, virer, rebondir, on sillage. J’écris à la voile sèche. »

« Avant de dormir, c’est le moment des notes jetées pour le lendemain, et puis, dans le jardin, le silence d’attente et d’appel. Il faut prier le silence, il vous entend. Et prier, en même temps, l’herbe, les cailloux, le gravier, la Terre, son centre et son autre côté, et aussi les fleurs et les arbres qui se replient dans leurs calices et leurs bois. Quelques mouettes crient encore leurs sarcasmes, là-bas ? Pas longtemps, c’est vite le vide. Le matin à 6 heures, sans bruit, les hérons et les aigrettes, venus du bois de cupressus proche, traversent le ciel avec lt : surgissement du soleil. »

Philippe Sollers - Un vrai roman - 2007

Le passage du temps entre le soir et l’aube ensoleillée se fait en un instant magique : celui des mots qui tracent le paysage de l’écriture en train de lire la nature en mouvement.

Dans un autre souvenir, Sollers raconte ce moment clé où Ponge s’extasie devant le beautés de la nature : « Île de Ré, été 1959 : Tout lui fait face
Je suis ici depuis jeudi avec les Ponge, que j’ai ramenés de Paris. Lui a une étrange ma­nière de voyager, scientifique, muni de cartes et de renseignements, poussé par une curiosite inaltérable qui le fait descendre de voiture, vérifier un mur, un bas-relief roman, une herbe une fleur. Au demeurant très en forme, d’attaque, avec une décision gaie. Ravi, je crois, de ce qu’ici la lumière, le ciel et la mer varient sous ses yeux. Ne connaissant pas l’Atlantique (sauf par une incursion malheureuse à la Pallice, dont il nous avait parlé, et quelques souvenir de Bretagne), tout l’intéresse et lui plaît de celle manière que je découvre à mon tour des détails (il m’a dit hier : "Le vrai matérialisme, le matérialisme épicurien, c’est la préciosité l’amour du détail"), des qualités plus simples et plus générales à l’intérieur de celles que je croyais connaître. Il faut le voir, faisant surgir un coquillage, y définir son esthétique, le palper, l’exprimer aussitôt ; il faut le voir aux prises avec le vent, l’eau, l’éclairage et répondant bravement par le langage, raccrochant la plus difficile réalité par un bout, la coinçant, hop, par un mot. Le soir nous écoutons (avec sa femme, si discrète, effacée, derrière un sourire constant, arboré comme une réponse définitive à tout) quelque musique, ou bien ce sont des promenades au clair de lune, à demi-mot.

Devise pour Ponge, peut-être : Tout lui fait face. »

Ce matérialisme épicurien se retrouve dans coutes les œuvres de Sollers telle des virgules du temps. Elles sont un moment de suspend dans la narration. Un temps pris au vol.
Lorsque Sollers décrit la femme aimée endormie, en écho au tableau de Picasso Le rêve, je lis dans Passion fixe : « Beau caillou de rêve ». La poésie est ici de mise, précise, élégance du quartz. Oui, l’essentiel est là.
« Il faudrait pouvoir écrire comme ça... Racines de verbes, tiges des noms, pétales d’adjectifs, pistils de la ponctuation ... Papillon sur le cour... Envolé !...Glissade ... »
« Je ressors dans le soleil... Je marche dans les marais ... Je rejoins l’océan par un chemin perdu dans les herbes... Personne... Je nage tout seul, là, avec trois mouettes posées près de moi... Elles s’envolent un peu, paresseusement, passent au-dessus de moi, se reposent à vingt mètres... On joue comme ça un moment dans le silence... »

« On procède par illuminations successives. »

*

Tous les extraits que j’ai choisis prouvent l’attrait de la nature pour Sollers et ces traits vifs traversent la totalité de son œuvre. Voici ce qu’il écrit dans Le Nouveau en 2019 : « Votre silence actif, d’une grande rapidité, transforme coures vos perceptions en vitesse. Votre vision fonctionne au coup d’œil, mais on devrait parler aussi de coup d’oreille, de coup de coucher, de coup de nez, de coup de goût. Vous devenez un peintre immédiat sans tableaux visibles, un musicien qui a traversé le mur des sons. »

Dans Agent secret, publié en 2021, il commence par ce portrait :
« Contrairement aux apparences, je suis plutôt un homme sauvage, fleurs, papillons, arbres, îles. Ma vie est dans les marais, les vignes, les vagues. Qu’importe ici qui dit je. Écrire à la main, nager dans l’encre bleue, voir le liquide s’écouler sont des expériences fondamentales. Je vis à la limite d’une réserve d’oiseaux, mouettes rieuses, goélands, faucons, sternes, bécasseaux, canards colverts, hérons. Ah être un oiseau ! »

Et plus tard, il évoque à deux reprises, l’acuité de Dominique Rolin dans ses descriptions de la nature notamment dans les lettres qu’elle lui adresse. Il ne faut pas oublier que lui aussi se prête au jeu des sensations que lui accorde les verts paradis :
« Comment transformer cet espace enchanté dans lequel je suis né, en temps enchanté ? »

L’espace enchanté, c’est la découverte presque immédiate que la nature est divine. Baudelaire : "La nature est un temple où de vivants piliers laissent parfois sortir de confuses paroles." J’ai été habité par ça tout de suite et constamment. Nature, temple, vivants piliers, confuses paroles, parfums, couleurs et sons se répondent. Baudelaire va jusqu’à parler du "vert paradis des amours enfantines, les courses, les chansons, les baisers, les bouquets".
Dans les lettres que m’adresse Dominique Rolin, on peut voir que son sentiment de la nature est extrêmement perspicace et violent. Tenez, voici la lettre qu’elle m’a envoyée de la campagne, le vendredi 2 août 1996, à 17h45 : "les épaisseurs contrastées du vert remontent en pente vive comme une tapisserie splendide, charnelle, presque animale jusqu’au bord du ciel (...) de gigantesques buissons devenus d’année en année de vrais arbres ; un pin ; un pêcher dont les feuilles ressemblent à des ailes d’oiseau vert ; un pommier ; une glycine au premier plan ; une immense pelouse ; des rosiers ; un arbre de Judée ; etc. etc. Ce soir je suis littéralement saoulée d’air et de verdure." »
« Je lui envoie des lettres dont je sais qu’elles vont être lues et qu’elle va y répondre sur des points précis, notamment avec son vif sentiment de la nature, qui est chez elle extraordinairement développé. (...) Voici par exemple, prise au hasard, une des lettres que je lui ai adressées, celle du mercredi 13 juillet 1994, car elle avait le projet d’écrire un livre sur Vermeer : (...)
Les tourterelles sont dans le pin parasol. Elles roucoulent. C’est le beau temps, un peu voilé ce matin, — et tout respire. Les fleurs : grands bouquet-buisson de magnolias, lavandes, églantines, lavatères, roses trémières (très hautes cette année) , géraniums, rosiers. »
« Elle m’a adressée, à la date du 8 juillet 2005 : "Pas de doute, nous y sommes, toi et moi, je te vois dormir, écrire, manger du poisson, toucher tes arbres et vérifier les progrès de leur croissance. Osmose entre toi et le pin parasol, toi et l’acacia. Te voilà rassuré : la terre a bien travaillé depuis les racines et les branches toute neuves, il y a eu de la respiration, du soleil, un peu de vent mouillé et d’excellentes odeurs. Et puis du silence, de la contemplation, du sel de mer, et peut-être aussi (et même sûrement) ta présence pensée, ta concentration magique à travers les mots. Ton amour pour les arbres et la façon dont tu m’en parles me branche sur mes plus vieux souvenirs de la forêt de Soignes et ils me font trembler de plaisir." »
« Cette révélation devant la nature, ou cette illumination, m’a donné pratiquement tout de suite ma religion fondamentale. »

Religion fondamentale, présence au monde, décalage vis-à-vis des humains suffrages et plaidoyer pour une nature sauvage et libre.

Vous pouvez aussi lire ou relire : Richesse de la nature et Dieu ou la nature.

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Da Capo : Arts de la guerre
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La beauté toujours, la guerre encore. L’ensemble de ces textes participe à ce que Pu Yen-t’u (XVIII< siècle), peintre et théoricien des arts durant la dynastie Ts’ing, appelle le i :
« Immense et assurément l’usage du i entre parenthèses (idée, désir, attention, conscience agissante, juste vision) ; il ne concerne pas seulement L’art pictural. Sous-entendant tout ce qui vit et évolue au sein de l’univers, le i existe avant même le Ciel et la Terre. Dans le I-ching (Livre des mutations), il désigne ce Presque-rien (ou Déclic) par quoi s’amorcent toutes transformations. Dans la peinture, c’est lui qui suscite l’esprit par quoi toutes figures s’incarnent. Au cours d’une exécution, le i doit guider le mouvement du pinceau. C’est dire que tout trait tracé doit être porté et prolongé par le i ; il serait fâcheux en revanche qu’un trait tracé donne l’impression d’être allé trop loin par rapport au i. Car le véritable accomplissement d’un trait (ou d’un tableau) réside dans le fait même qu’il se laisse parachever par le i, et non point dans le trop-achevé. »

Il s’agit donc de faire « résonner à nouveau » les grands textes, les grandes œuvres et d’en tirer le suc éternel. Comment amener ces grandes œuvres à être à nouveau contemporaines ? Dans un texte publié en 2008, Qu’est-ce que le contemporain ?, Giorgio Agamben pense que le contemporain est celui qui va faire surgir l’inactuel : en se servant de textes anciens qu’il va ramener sur le devant de la scène, il va penser l’époque à l’écart, se mettre à distance du présent et éviter un rapport de proximité avec les événements de notre temps [4]. C’est, d’une certaine façon, ce que Maître Eckhart appelle le « détachement » : « Beaucoup de maîtres prônent l’amour comme ce qui est le plus haut, tel Saint Paul quand il dit : "Quelque tâche que j’entreprenne, si je n’ai pas l’amour je ne suis rien. Mais je mets le détachement encore au-dessus de l’amour." C’est une critique de l’amour en tant qu’adhésion, idéologie, fusion. Le détachement est un amour plus élevé parce que la pensée libre est plus grande. Pour Maître Eckhart, il y a aussi un autre bénéfice à se détacher du Divin. Dans l’amour, c’est le fidèle qui s’unit amoureusement, aveuglément, au Divin, alors que dans le détachement, c’est le Divin qui vient directement à moi. Cette nuance est essentielle. »

Le but ici est de faire vivre le projet de Walter Benjamin, de construire sa pensée par ce qui a déjà été pensé, parce qu’il avait conscience déjà que tout était là et qu’il n’y avait au fond qu’un travail de choix, de montage de citations. D’ailleurs, en relisant ses Fragments je suis tombé sur un passage, des notes retrouvées, qui colle merveilleusement bien avec le projet de ces petits essais : « Être écrivain, c’est donner des concerts de pensées. » C’est faire entendre un art de la lecture, un art de la guerre de la lecture par un concert de pensées. C’est un art de musique comme l’est l’alchimie. Ce n’est pas seulement livrer la substantifique moelle d’un texte, d’une œuvre, c’est d’abord indiquer que là, à cet endroit, il y a un trésor ; et faire entendre ce trésor comme une musique des mots.

Au niveau stratégique, si on veut parler de jeux et de guerre, c’est la méthode de la surprise. Le trésor ouvert de tout ce qui a été pensé dans le temps. Je n’avais pas besoin de me mettre à écrire, et c’est là où j’étais un peu dans le rêve de Walter Benjamin, de se saisir des plus belles phrases pour en faire un joyau de phrases comme si le temps n’avait pas de prise sur ces phrases... Le travail que je continue à faire, c’est essentiellement un travail de citations comme un art de guerre. Je me suis nourri de toutes ces théories qui sont aussi des pratiques de vie trouvées dans les manuels des arts de la guerre. Il y a une littérature des arts de la guerre dont d’ailleurs était friand Guy Debord, il ne s’en cache pas. Et cet art convient parfaitement à l’art de la lecture qui apparaît comme un axe majeur de ces essais.

Dans Précis de domination, écrit par un anonyme au début des Han (IIe siècle avant Jésus-Christ), le Ho-kouan-tseu, on peut lire ce genre de phrase : « Même si les chemins qui mènent à la victoire sont multiples, le dirigeant avisé monte ses plans en prenant en compte toutes les éventualités. Le général éclairé, apte à saisir l’occasion, ne laisse pas passer l’avantage ; qui veut s’élever jusqu’à la nue ne suit pas les sentiers battus. »

Et encore : « J’évite les terres mortelles pour trouver l’issue favorable, je saisis le moment propice et profite des circonstances qui m’apportent la victoire. Mes troupes ne sont jamais en déroute ni mes armées aux abois. Qui connait cet art pourra faire avancer une foule prise sur le marché, porté par le courant, planant sur les ailes du Tao, virevoltant. Tantôt donnant tantôt prenant, il tiendra ferme ses positions et défendra solidement ses places. Tantôt fixe tantôt mobile, comme on inspire, comme on expire, il se renouvellera avec l’instant. Tantôt devançant, tantôt laissant à l’autre l’initiative, ses mouvements s’accordent aux notes de la gamme. Rapidité et lenteur, faiblesse et force se renversent et s’engendrent mutuellement, créant des situations changeantes et multiples qui varient à l’infini, si bien qu’on ne peut en dire le nombre. »

Il existe une sorte de beauté, de kaïros, de carpe diem dans les arts de la guerre qui rappelle le jeu des lectures et de l’amour : saisir l’instant, trouver le moment propice, donc profiter des circonstances favorables...

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LIRE SUR PILEFACE :
Liberté de Tintoret
Vies à Venise
Chamfort ou l’esprit français

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DIALOGUE AU SINGULIER : LIONEL DAX

Bruno Lalonde, en direct de Montréal.

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[1Texte republié dans la revue Ironie, Interrogation Critique et Ludique, n° 149, octobre 2010 (http://ironie.free.fr/iro_149.html)

[2A l’exception de la dernière photographie, les illustrations sont de mon fait, au plus près de celles choisies par L.D..

[3Sollers : « J’ai remonté les passages de Méditerranée, de la corrida, avec du flamenco d’une fille magnifique, des années 20, 30, qui s’appelle La Nina De Los Peines. » Mais c’est un autre film...

Philippe Sollers - Mouvement from PhilippeSollers on Vimeo.

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[4Giorgio Agamben : « La question que je voudrais inscrire au seuil de ce séminaire est la suivante : « De qui et de quoi sommes-nous les contemporains ? Et, avant tout, qu’est-ce que cela signifie, être contemporain ? » Au cours de ce séminaire, nous aurons l’occasion de lire des textes dont les auteurs sont éloignés de nous de plusieurs siècles, et d’autres plus récents. Dans tous les cas, l’important sera de réussir à nous faire, d’une certaine manière, contemporains de ces textes. Le "temps" de notre séminaire est la contemporanéité, ce qui suppose que l’on soit contemporain des textes et des auteurs qui y sont examinés. Autant sa valeur que ses résultats se mesureront à notre capacité à nous montrer à la hauteur de cette exigence. »

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