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Pierre Guyotat et la langue française, par Michaël Ferrier

Tokyo Time Table

D 17 mai 2021     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Bonjour,

L’année 2021 marque le 10e anniversaire de la catastrophe de Fukushima et le 35e de celle de Tchernobyl. On trouvera donc dans les prochaines livraisons de Tokyo Time Table des textes concernant le nucléaire comme, dès ce mois, une présentation du livre Dans l’œil du désastre : créer avec Fukushima, qui regroupe en un volume richement illustré des entretiens avec une vingtaine d’artistes japonais et français (éd. Thierry Marchaisse, 2021). Sans prétendre à l’exhaustivité, l’ensemble n’a pas d’équivalent, même en japonais ou en anglais, et présente avec une acuité et dans une extension inédites jusqu’à présent, ceux que l’on nomme parfois les artistes de « la génération Fukushima ».

La littérature n’en est pas oubliée pour autant, tant elle permet aussi d’éclairer les problèmes, comme le montre dans cette livraison l’article de Christine Fassert sur le moine bouddhiste écrivain Genyû Sôkyû, auteur d’un livre remarqué sur les conséquences du désastre du 11 mars 2011, La Montagne radieuse (2013, éd. Picquier, 2015).

Enfin, il y a un peu plus d’un un an, Pierre Guyotat nous quittait. La revue Lignes lui a consacré il y a peu un numéro spécial, qui témoigne de l’importance de cet écrivain inclassable (qui avait pour le Japon un goût prononcé). Nous publions ici la version longue du texte sur Guyotat et la langue française.

Merci de votre fidélité, bon courage, bonnes lectures,

Michaël Ferrier,
pour le site Tokyo Time Table

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Dessin de Pierre Guyotat.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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Pierre Guyotat et la langue française : Le vitrail Guyotat

par Michaël Ferrier

« Il faut penser que ça a été écrit en français, tout ça. »
Leçons sur la langue française, p. 81

Les Leçons sur la langue française de Pierre Guyotat est un livre étonnant. Non pas qu’il représenterait une tentative isolée dans l’œuvre : toute une partie du travail de Guyotat consistant au contraire, depuis Littérature interdite [1], à multiplier les écrits critiques, les entretiens, les « interventions », sur son propre travail ou sur celui d’artistes l’ayant précédé. Si ces textes sont souvent, à l’origine, un « dispositif d’aide à la lecture [2] », on ne saurait les y réduire : au contraire, au fil des années, et comme le travail de Guyotat acquiert une reconnaissance et une autorité grandissantes, ils prolifèrent et prennent peu à peu une autre dimension, à tel point qu’on peut considérer qu’ils font désormais partie intégrante de l’œuvre, une œuvre ouverte, faite pour être vue et entendue autant que lue [[Explications, avec Marianne Alphant, Paris, Éditions Léo Scheer, 2000, Musiques, Paris, Éditions Léo Scheer, 2003, Carnets de bord (volume 1 : 1962-1969), Paris, Éditions Lignes et Manifestes, 2005, Humains par hasard, avec Donatien Grau, Paris, Gallimard, 2016, Divers, Textes, interventions, entretiens (1984-2019), Paris, Les Belles Lettres, 2020. Pour un exemple concret de l’articulation entre ces deux pans de l’œuvre (Prostitution et Littérature interdite), voir Michaël Ferrier, « La prose à vif »2#section11, in Critique, Paris, Éditions de Minuit, n° 824-825, p. 35-46.]]. Explications, Carnets, Musiques, Leçons, Humains par hasard… et jusqu’au dernier paru, judicieusement intitulé Divers et sous-titré « Textes, interventions, entretiens » : ces titres et ces sous-titres, notons-le, sont toujours au pluriel, parce qu’il y a beaucoup à « expliquer » sans doute, mais aussi parce que la pluralité des modes de composition, des représentations et des significations, est depuis toujours le substrat en même temps que le sujet de l’œuvre.

1. LES TROIS SURPRISES DE GUYOTAT

​Ce qui surprend dans les Leçons sur la langue française, c’est en effet tout d’abord le bouillonnement des références : dès le début, et jusqu’à la fin des 680 pages bien tassées, le lecteur est happé dans une sorte de tornade textuelle, disparate et foisonnante, cohérente cependant, et qui, loin de se cantonner seulement à des auteurs français ou francophones, ni même à des écrivains tout court, finit par former un tableau tout à fait atypique de ce qu’il conviendrait dès lors d’appeler « la langue française ».

​Bien sûr, d’un créateur comme Pierre Guyotat, le lecteur ne s’attendait pas à une analyse académique. Mais force est de constater que, même pour un lecteur averti, l’approche de Guyotat est déconcertante. Il s’agit à l’évidence d’un choix « très personnel » et même, précise Guyotat lui-même, « quelquefois hasardeux » (p. 423). Ainsi, tout au long d’un cursus substantiel, et qui se prolongea sur une période de trois années pleines (2001-2004), les impasses sur certains « grands textes » sont considérables : on peut éventuellement comprendre, pour des raisons de temps et de recul, que le XXe siècle soit réduit à la portion congrue [3], mais Molière par exemple est à peine évoqué (ne dit-on pourtant pas que le français est « la langue de Molière » ?), La Fontaine, La Rochefoucauld, Rimbaud et d’autres sont passés à la trappe, de même que – plus surprenant encore – la Défense et illustration de la langue française de du Bellay. D’autres au contraire reviennent régulièrement, comme par vagues, les plus longuement évoqués étant Michelet (9 pages), Agrippa d’Aubigné (10 pages), Buffon (14 pages), Chénier (19 pages), Rousseau (30 pages), Montesquieu (36 pages), Diderot (41 pages), Saint-Simon (42 pages), la part du lion revenant à Chateaubriand (80 pages !).

Deuxième surprise : plus que de citations ou d’évocations, c’est de véritables lectures dont il s’agit. Dès l’ouverture du volume, et selon une tendance qui ne fera que s’accentuer, on découvre, là encore non sans stupéfaction, l’immense place laissée aux textes eux-mêmes : sous les yeux du lecteur, des pages et des pages de textes originaux, en italiques, un véritable continent textuel qui se déplie, se propage et s’amplifie, à peine entrecoupé ici et là par une précision de vocabulaire (« un honnête vavasseur » : « C’est un petit noble », p. 72), un éclaircissement historique (« Montfaucon » : « Le gibet de Paris », p. 173), un jugement de valeur (« Magnifique, ça », p. 73) ou une réminiscence personnelle (« J’ai connu ça, moi aussi », p. 497 – sur la lecture après la prière du soir)… Cette pratique de lecture dépasse de loin la simple « citation », même longue : la méthode peut d’ailleurs sans doute être contestée d’un point de vue pédagogique (d’autant plus que le public est constitué d’étudiants étrangers, qui n’ont même pas le texte sous les yeux, nous apprend Catherine Brun [4]), mais le moins qu’on puisse dire est qu’elle laisse les textes résonner dans toute leur ampleur, leur volume, leur profondeur. À la fin, c’est le texte lui-même qui explique le texte, comme s’il n’y avait plus à expliquer, ou plutôt comme si expliquer revenait en fin de compte à laisser entendre un texte, à le saisir dans sa profération, dans son déploiement dans l’espace, espace physique de la classe et de la page autant que de pensée.

Troisième surprise, et non des moindres : dès le début, et jusqu’à la fin, s’imposent dans les Leçons des références très appuyées à d’autres cultures, d’autres littératures, d’autres langues. La Chine, dès la première leçon (Histoires d’amour et de mort de la Chine ancienne), Abou-Nowas (Abû Nuwâs, poète du califat abbasside) dans la deuxième, le poète américain Ezra Pound dans la troisième, l’Anglais Shakespeare dans la quatrième, l’Arabe Ibn Khâldun et le Britannique Edward Gibbon dans la cinquième, Ézéchiel (traduit du grec ancien et de l’hébreu par Marianne Alphant) dans la sixième, le Grec Platon et l’Austro-Hongrois et Britannique Arthur Koestler dans la septième. Puis, après une accalmie d’une douzaine de leçons (correspondant à l’entrée dans le XVIIe et le XVIIIe siècle français), Goethe dans la 20e leçon, Lord Byron, Beethoven et Coleridge pour la 23e et dernière leçon.

​ Il y a, dans ces trois surprises auxquelles le lecteur est confronté, trois partis pris : faire cours à partir d’un goût personnel assumé et même revendiqué (contre le mirage de l’objectivité critique), déployer un savoir à partir d’une non-spécialisation universitaire (contre l’institutionnalisation de « ceux qui professent dans l’entour du domaine littéraire », disait déjà Guyotat, d’une formule cinglante, dans Littérature interdite [5]) et réfléchir sur une spécificité française à partir d’une ouverture à d’autres cultures (contre le renfermement hexagonal). Pour ce faire, ces « leçons » très peu académiques, très peu universitaires (mais c’est justement l’honneur de l’université de les accueillir), plongent au cœur de la matière textuelle, « en relation avec l’histoire de tous les peuples, de toutes les nations qui nous entourent [6] ».

LA SUITE ICI

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Leçons sur la langue française

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Du jour au lendemain, Alain Veinstein, 4 février 2012.

Entretien avec Pierre Guyotat.

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Écrire la guerre. Détruire la langue

Matières à penser par Patrick Boucheron, 29 octobre 2018.

Retour sur le parcours de Pierre Guyotat à partir d’Idiotie, son dernier livre.

Il existe aujourd’hui une nouvelle historiographie de la guerre. Quittant la vision surplombante du stratège, elle fait récit de la dispersion des témoignages et des points de vue, croisant donc nécessairement la question de l’écriture. Ce soir, entretien avec Pierre Guyotat, écrivain et dramaturge.

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Jean Cavalier avec les Camisards lors de la guerre des Cévennes.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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En 1967, Michel Foucault saluait ainsi l’entrée fracassante de Pierre Guyotat en littérature : Tombeau pour cinq cent mille soldats était, disait-il, un livre fondamental de notre époque, car il donnait à comprendre « l’histoire, immobile comme la pluie, indéfiniment itérative, de l’Occident au XXe siècle ». Roman d’apprentissage, le dernier livre de Guyotat, Idiotie, mène son lecteur au bord de ce grand fracas. Il y sera question de la guerre d’Algérie, des prisons et du sexe, et de la guerre que déclara un jour Pierre Guyotat à la langue dans laquelle se proférait des ordres injustes.

Je pense que je n’ai pas eu une vie épique du tout. J’ai peut-être été mêlé à des événements épiques, mais, quand on me parle de force ou d’épopée, je rentre sous terre. (Pierre Guyotat)

A propos du psaume 137, de Claude Goudimel, diffusé pendant l’émission :

Tout ce que m’évoque le protestantisme, qui a tenu une très grande place dans mon enfance, se retrouve dans ce psaume extraordinaire. (…) Je suis né dans le Haut-Vivarais (Ardèche), une région qui a connu les guerres de religion, et on en parlait encore beaucoup quand j’étais enfant. (…) Certains héros protestants étaient nos héros aussi, comme Jean Cavalier et les Camisards. (…) On était vraiment très proches de la question religieuse. (…) Évidemment, avec une conscience historique très forte, nous avons été très impliqués dans cette guerre : je suis né en 1940, j’avais donc quatre ans à la Libération de Paris. (Pierre Guyotat)

Je suis plus sensible à la Préhistoire qu’à l’Histoire proprement dite, et c’est une pensée que j’ai pratiquement tous les jours. (…) La naissance des gestes, des méthodes, la cuisson, etc., la vie en communauté, la marche, le sommeil, la nourriture, la parole, la musique, le rythme, la gravure sur la pierre, etc. (Pierre Guyotat)

Extrait musical choisi par l’invité : Psaume 137, de Claude Goudimel, par l’Ensemble Clément Jannequin (le début).

PIERRE GUYOTAT SUR PILEFACE

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[1Littérature interdite, Paris, Gallimard, 1972.

[2Comme le résume, avec sa sagacité habituelle, Catherine Brun, Pierre Guyotat, essai biographique, Paris, Éditions Léo Scheer, 2005, p. 381.

[3Une toute petite allusion à Claudel, une autre à peine plus ample sur Ponge, et à chaque fois non pour eux-mêmes mais pour ce qu’ils ont écrit d’un autre (Claudel sur Watteau, Ponge sur Malherbe), Leçons sur la langue française (désormais abrégé LLF), Paris, Éditions Léo Scheer, 2011, p. 347 et p. 210-211. De même, rien sur l’apport des « littératures francophones ». Pierre Guyotat commet aussi quelques erreurs, comme lorsqu’il évoque le manuscrit des Confessions déposé à Notre-Dame de Paris (il s’agit en fait de Rousseau juge de Jean-Jacques, Dialogues).

[4Catherine Brun, Pierre Guyotat, op. cit., p. 435.

[5Littérature interdite, op. cit., p. 25. Dans les Leçons : « je ne suis pas universitaire du tout, je n’ai aucun diplôme universitaire » (LLF, p. 625).

[6LLF, p. 625.

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