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Lumières du désir

art press 477/478, mai-juin 2020

D 29 mai 2020     A par Albert Gauvin - Olivier Rachet - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


« Ce dire correspond aussi à l’essence la plus profonde de la parole, telle qu’elle trouve son origine dans le silence. »

Heidegger, Apports à la philosophie.

La gestion de l’épidémie de la Covid-19 a été fatale pour les livres sortis en librairie début mars. Ainsi, le dernier roman de Sollers, Désir, a-t-il été quasiment "oublié" par la chronique littéraire qui a pignon sur rue. Dans un des entretiens que j’ai lus, dans L’OBS, il ne fut guère question du roman, les projecteurs étant alors concentrés sur « l’affaire Matzneff »... au point que Sollers fut amené à faire le constat désabusé : « je pourrais écrire encore trois chefs d’oeuvre, on ne m’en parlerait pas mais on me questionnerait sur ce qui pourrait avoir un rapport avec des symptômes sociaux. » L’auteur d’ailleurs, depuis près de trois mois, s’est réfugié dans le silence. Un silence très chinois ou très heideggerien, comme on voudra. Question d’éthique ou de « sigétique » [1]. A quoi bon essayer de parler du désir dans un moment où, de manière évidente, c’est la loi dictatoriale et mortifère du contre-désir qui éclatait sur tous les écrans ! Louis-Claude de Saint-Martin, le « Philosophe Inconnu » ? Dans l’article que je citais, son nom n’était même pas évoqué [2]. Quant aux critiques, si bavards pour disserter sur les vertus de la sérotonine, ils se sont montrés, exceptés un ou deux, à peu près aussi légers que les journalistes scientifiques le sont pour parler de l’hydroxychloroquine !
La revue art press fait à nouveau exception. Dans le dernier numéro, celui de mai-juin 2020, un numéro double pour cause de (dé)confinement, Olivier Rachet, un des très bons lecteurs de Sollers (rappelez-vous son remarquable Sollers en peinture. Une contre-histoire de l’art, paru en 2019 aux éditions Tinbad) nous éclaire enfin sur les illuminations ou les épiphanies que Désir recèle.

A.G.


art press 477/478, mai-juin 2020.
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Quelle mouche a piqué Sollers pour qu’il s’intéresse ainsi à la figure oubliée de Louis­ Claude de Saint-Martin, plus connu sous le nom du « Philosophe Inconnu », auteur en 1790 de l’Homme du désir, « claire déclaration révolutionnaire de l’illuminisme » ? S’agit-il d’une ultime provocation, maçonnique celle­ ci ? D’une profession de foi, peut-être ironique, en faveur d’une pensée ésotérique, à mille lieues cependant de l’occultisme qui prendra son envol au 19e en s’acoquinant avec la pensée socialiste et progressiste de l’époque, comme l’a admirablement montré Philippe Muray dans le 19e siècle à travers les âges ? Ou, plus simplement, d’une déclaration de principe en l’honneur de cette raison harmonique à laquelle se réfère l’épigraphe du livre, empruntée aux Illuminations de Rimbaud ? À moins qu’il ne s’agisse plus malicieusement d’un autoportrait déguisé du Joueur, tant l’auteur s’amuse ici à brouiller les pistes et à revêtir ce « Philosophe Inconnu » de tous les attributs d’une pensée en acte, apanage de tous ses philosophes de prédilection, de Lao Tseu à Nietzsche, en passant par Hegel et Spinoza ?
« Ce sont des principes qui l’animent, pas des apparences ou des opinions », écrit ainsi Sollers. Principes dont le désir est la clé ou le principe moteur, analogue en cela au vide médian qui organise la cosmologie chinoise. « La clé de cette parade sauvage » dont parlait le poète des Illuminations qui donna d’ailleurs son titre à un ouvrage de Sollers à mettre en regard de ce nouveau livre : Illuminations. À travers les textes sacrés, publié en 2003, où l’auteur, commentant Parménide, revendiquait d’aller « aussi loin que le cœur en forme le désir. Car c’est à cette limite [...] qu’on peut avoir la chance de rencontrer le vrai sous forme de raison jamais dite. »
S’il peut donner l’impression, dans ce dernier roman polyphonique à souhait, de brouiller les pistes, c’est qu’à l’image du Neveu de Rameau, Sollers philosophe moins qu’il n’incarne une pensée en action. Souvenons-nous que la matrice des principaux romans philosophiques français de l’auteur, pour reprendre une catégorie définie justement par Guillaume Basquin — d’Une vie divine à Cercle [3], en passant par Médium, pour n’en citer que trois —, s’ancre dans un essai incontournable pour qui cherche à comprendre la pensée de Sollers, beaucoup moins girouette que beaucoup ne le disent. Sur le matérialisme, De l’atomisme à la dialectique révolutionnaire, publié en 1974, esquisse à grands traits les contours d’une pensée vagabonde et irrésistiblement athée, que l’on retrouve magnifiée dans cet ouvrage intitulé simplement Désir. Où l’on perçoit mieux que « la philosophie concrète » défendue par Sollers, en digne héritier du marquis de Sade, se nourrit d’être à la fois une érotique, une politique et une éthique, « antidote puissant au délire », comme l’est le désir dont il est ici question.

UNE CONTRE-SOCIÉTÉ

« Le désir, écrivait déjà Sollers dans la Guerre du goût, est un projet de contre-société permanent. » A contrario, la société repose toujours sur un engouement fétichiste pour un « contre­ désir » qu’on peut rebaptiser, après Nietzsche, esprit de vengeance ou de ressentiment. « Le désir était brutal et absurde, écrit Sollers, qui n’a toujours pas renié la publication du journal amoureux de Gabriel Matzneff, aujourd’hui vilipendé, le contre-désir ranime la sécurité. » Et l’auteur de citer la déesse romaine Junon Moneta qui donna son nom à la monnaie, comme incarnation parfaite du « Contre-Désir », opposée en cela à toute forme de « dépense improductive » dont parlait Bataille dans la Part maudite : « Elle n’est pas là pour rigoler mais pour faire les comptes. C’est une déesse du Contre-Désir. » Elle peut s’appeler aussi bien « Marlène Mitou » ou « Muriel Mitou », commente, ironique, l’auteur.
Chantre inconditionnel du désir, Sollers cède parfois à un penchant lyrique et revoit avec nostalgie ces moments de dépense si particuliers où la vie s’illuminait d’être amoureusement perdue : « Que de foutre dépensé à cette époque et depuis, en bonne philosophie radicale ! Que de rires ! Que de soleils ! Que de péchés ! Que de pêches ! » En lecteur tout aussi radical qu’il n’a jamais cessé d’être, radiographiant mieux que quiconque les fulgurances des uns ou les névroses obsessionnelles des autres, c’est-à-dire du plus grand nombre, Sollers en profite pour établir une filiation entre notre « Philosophe Inconnu » et l’auteur des Illuminations, dont il montre, citations à l’appui, non seulement qu’il l’a lu et médité, mais profondément intériorisé. En témoigne la comparaison de la révolution que l’illuministe appelle de ses vœux « à une sorte de féérie et à une opération magique », expressions que n’aurait pas renié Rimbaud, dont on peut affirmer, comme le fait Sollers de Louis-Claude de Saint-Martin qu’il « n’est pas mystique mais passionnément rationnel ». Sollers continue de pratiquer cette « navigation selon la nature » à travers les textes, les époques et les lieux les plus divers ; traversant à la vitesse de la lumière sa propre existence nomade. Alors que ses contemporains sombrent dans la paresse et la dépression, lui reste confiant dans les forces de l’esprit. Et finit par nous bouleverser littéralement lorsqu’il conclut, confiant :
« Le cœur peut s’arrêter, la pensée vivra. » Le désir est immortel.

Olivier Rachet

LIRE DANS LE MÊME NUMÉRO :
Olivier Rachet, François Jullien, les contradictions de la vie
Phillipe Forest, Violence de la traduction (sur Traduction et violence de Tiphaine Samoyault)
et l’indispensable feuilleton de Jacques Henric intitulé, cette fois, Je vous emmerde ! (sur la biographie Jacques Rigaut. Le suicidé magnifique de Jean-Luc Bitton).

LE SOMMAIRE


[1« Heidegger a formé le néologisme "sigétique" à partir du grec sigê signifiant "en silence". Le terme apparaît dans les Apports à la philosophie (GA 65, § 37-38) rédigés en 1936-1938 et préparant la pensée du passage à un autre commencement. Irréductible au mutisme, la sigétique n’invite pas à se taire mais à faire venir le silence à la parole et à le faire advenir dans la parole, en un silence parlant qui est tout aussi bien une parole silencieuse. » (Dictionnaire Martin Heidegger).

[2Je me permets quand même de renvoyer à mon article du 27 février.
LIRE AUSSI : Le Désir et ses Lois et Planète.

[3Lire : Centre, bien sûr. A.G.

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