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Martin Heidegger, Réflexions II-VI et Réflexions VII-XI

Cahiers noirs (1931-1938) et (1938-1939)

D 5 décembre 2018     A par Albert Gauvin - C 5 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


« Lorsque les "penseurs" ne font part de leurs pensées qu’après avoir enduré et interrogé tout du long une urgence suscitée par l’estre se tenant en retrait, ces pensées doivent s’accorder dans la modeste figure d’une grande simplicité ; de là peut encore sourdre la rareté d’un dire fondateur d’histoire. Mais pourquoi donc l’"urgence" ne revêt-elle toujours et seulement, à présent, que son travestissement en des "besoins", qu’il s’agisse de l’"état d’avancement de la science" prescrivant les tâches du moment, de l’envie qui démange de se faire valoir et de caracoler aux premières loges de la scène littéraire, du contentement éprouvé à continuer imperturbablement à vaquer à ses occupations habi­tuelles et bien tranquilles ? Ne serait-ce que la conséquence d’une énorme indifférence — ou se dissimule-t-il derrière tout cela une puissance encore indécelable de l’intrication de l’homme en son histoire ? »

Heidegger, Réflexions VII-XI. Cahiers noirs (1938-1939) (IX, n° 70, p. 248).


Cinq ans après le début de la polémique suscitée par treize ou quatorze fragments à teneur antisémite prélevés sur les centaines de pages que comportent les Cahiers noirs de Martin Heidegger (aussi « fameux » qu’« illisables » puisqu’ils n’étaient pas à la disposition du lecteur français [1]), les éditions Gallimard viennent de publier les deux premiers volumes de ces Cahiers sous le titre que leur avait donné Heidegger : Réflexions. Les lecteurs qui ont lu le livre publié en mars 2018 dans la collection L’Infini « Martin Heidegger. La vérité sur ses Cahiers noirs » (où de nombreux extraits étaient déjà traduits et rigoureusement analysés), peuvent maintenant se référer directement au texte comme à la chose même.

Réflexions II-VI. Cahiers noirs (1931-1938)


Réflexions II-VI. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Trad. de l’allemand par François Fédier.
Collection Bibliothèque de Philosophie, Série Œuvres de Martin Heidegger, Gallimard.
Parution : 29-11-2018.

Ce volume comprend les cinq premiers des trente-quatre Cahiers rédigés par Heidegger depuis le début des années 1930 jusqu’à la fin de sa vie (la série commence en fait au deuxième de ces Cahiers, le premier ayant été perdu).
Les « Cahiers noirs » ou « Cahiers de travail » (ainsi Heidegger les dénommait-il lui-même d’après leur fonction ou la couleur de leur reliure) occupent une place singulière dans l’ensemble de ce qu’a écrit l’auteur. Son souhait de les voir publiés après que fut achevée l’édition intégrale de ses œuvres signifie qu’il a voulu laisser aux lecteurs soucieux de comprendre sa pensée un moyen d’en appréhender le travail au plus près de son élaboration.
La publication de ces Cahiers permet-elle de mieux connaître Heidegger ? Certainement pas, si l’on entend par « connaître » le fait d’entrer dans l’intimité d’une personne. On ne trouvera pas trace d’une quelconque confidence dans ces pages. En revanche, on y verra à l’œuvre l’effort sans relâche d’un philosophe pour reprendre et préciser sa pensée. Les Cahiers commencent au moment où Heidegger entreprend d’approfondir la position conquise avec Être et Temps (1927). Ils permettent de suivre l’aventure intellectuelle qu’allait représenter pour lui la découverte déconcertante de ce qu’il finirait par appeler « l’histoire de l’être ».

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AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
François FÉDIER

De celui qui erre dans l’espace
ou de celui qui migre dans le temps,
qui est le plus nomade ?

JOSEPH BRODSKY

Les Cahiers, dont sont publiés ici les six premiers de la série, Heidegger les nommait indifféremment Arbeitshefte (Cahiers de travail) ou Schwarze Hefte (Cahiers noirs). Cette dernière déno­mination s’explique — comme c’est le cas avec Le Cahier rouge de Marina Zvetaiéva, paru en 2011 aux Éditions des Syrtes — par la couleur de leur reliure. Cette dernière, en ce qui concerne les cahiers de Heidegger, était rigide et recouverte d’une toile cirée noire. L’ensemble de leurs feuilles avoisine les 100 pages, dans un format proche de notre demi-page A4.
Mais alors que le Cahier de Marina Zvetaiéva est clairement un cahier de brouillon, ceux du philosophe sont autre chose que des brouillons, à savoir précisément : un moyen de conserver des notations en vue de son travail. C’est Friedrich-Wilhelm von Herrmann qui nous donne à comprendre comment Heidegger se servait de ces cahiers : « Sur la table de nuit, à côté de son lit, Heidegger avait coutume de déposer des feuilles de papier et de quoi écrire, pour pouvoir rapidement noter, lors d’éventuelles insomnies, des pensées qui pouvaient lui venir, et qu’il prenait soin de recopier attentivement, le jour venu, sur un cahier de travail. »
Telle est en effet la fonction à laquelle Heidegger destinait ces cahiers. Il suffit d’ailleurs de remarquer comment, à la fin de chacun d’eux, Heidegger s’est soucié de noter quelques références (ici présentées sous l’intitulé : « Index de l’auteur »), pour bien saisir dans quel esprit il consignait ces notations.
Ces Cahiers, qu’il nous paraît plus conforme à leur desti­nation d’appeler Cahiers de travail, occupent dans l’ensemble des écrits de Heidegger une place à part. Pour arriver à com­prendre la particularité de cette place, le plus simple consiste à rappeler ce que le philosophe avait lui-même demandé concer­nant leur publication : à savoir qu’elle intervienne seulement une fois parue l’intégralité des textes rédigés par lui, que ce soit pour la communication sous forme de cours ou la publi­cation en livres.
Que signifie ce souhait ? En saisir aussi exactement que pos­sible le sens est incontestablement une des conditions requises pour véritablement lire les Cahiers noirs. Or lire demande d’abord que soit abandonnée l’attitude soupçonneuse (la pratique en fait policière) qui entend découvrir l’implicite inavouable que chaque auteur est censé dissimuler en écrivant. Ce mode de lecture est typique de ce que l’on a nommé naguère l’ère du soupçon. Heidegger ne se meut pas au sein d’une telle ère. Il définit au contraire la manière qu’il convient de mettre en œuvre — à supposer que l’unique souci, en l’occurrence, soit celui de la vérité : « Si nous voulons aller à la rencontre de ce qu’a pensé un penseur, il nous faut trouver à agrandir encore ce qu’il y a déjà de grand en lui. » Si nous ne sommes pas capables de cet agran­dissement, soyons au moins attentifs à ne pas rendre impossible à d’autres — plus chanceux que nous — son exercice.
Pour savoir ce que signifie ce souhait, il faut donc se demander pourquoi Heidegger tenait à ce que ces Cahiers fussent publiés — lui qui, par ailleurs, met en garde (tout aussi vigoureusement que Proust dénonçant la méthode critique de Sainte-Beuve) contre l’illusion qui voudrait nous faire croire à la fécondité heuristique d’une approche « psychologisante » des œuvres. Dans le Cahier V, au numéro 125, nous lisons ainsi : « Pour­quoi [...] les plus anciens penseurs grecs [...] nous poussent-ils tellement à escalader ce qui est unique en ce qu’il a d’énig­matique ? Réponse : parce que nous n’avons pas d’eux leurs Œuvres complètes, et surtout pas leur Correspondance ; pas de recherches possibles pour aller fureter du côté de leur "âme", de leur "personnalité". »
La manière la plus judicieuse de considérer ces Cahiers de travail me paraît donc être de les voir en rapport avec la déclaration que Heidegger a voulu faire figurer en tête de l’édition intégrale :

« Des chemins, non des œuvres. »

Ce qui doit nous signifier : rien de ce qu’il a écrit durant toute sa vie (de 1912 à 1976) ne peut être regardé comme une œuvre. Œuvre, sous la plume de Heidegger du moins, doit être pris dans une acception précise et extrême - exactement : comme lieu de vérité, au sens plein du terme. Œuvre : là même où la vérité s’institue comme telle - selon ce qu’énonce la conférence L’Ori­gine de l’œuvre d’art, dont la rédaction est contemporaine de nos Cahiers noirs. Au terme de sa vie, donc, Heidegger confie que l’intégralité de ce qu’il a pu réaliser se réduit uniquement à ce qu’indique le terme de « chemin ».
Que nous faut-il entendre avec ce mot ? Mon sentiment est en tout cas que les Cahiers de travail peuvent aider à nous le faire comprendre. Du tout premier Cahier, celui qui est perdu, nous ne connaissons que la date — 1931. C’est le moment où Heidegger se sait engagé dans le grand mouvement d’approfondissement qui a suivi la percée d’Être et Temps, mouvement qui lui a fait découvrir la nature encore largement insoupçonnée de l’histoire — laquelle finira par prendre un visage parfaitement singulier : celui de « l’histoire-destinée de l’être » (die Seinsgeschichte).
La traduction de Seinsgeschichte par « histoire-destinée de l’être », c’est l’ami Alexandre Schild qui la propose. Voilà le type même d’une traduction perspicace. Elle met en effet le lecteur sur la voie de ce que dit le mot allemand Geschichte — tel que Hei­degger, passant outre à l’étymologie courante (qui lie Geschichte au verbe geschehen : se produire , arriver), l’interprète en écoutant parler en lui le mot das Geschick : ce qui est imparti par le des­tin, le partage destinal. Traduire die Seinsgeschichte en disant : l’histoire-destinée de l’être, c’est laisser entendre que l’ensemble de la pensée philosophique, depuis les premiers penseurs grecs d’avant Socrate jusqu’à aujourd’hui, est bien quelque chose qui nous est destiné.
On ne s’étonnera donc pas de trouver, aussi bien dans ces pre­miers Cahiers que dans les Apports à la philosophie, des passages entiers consacrés à la question : qui sommes-nous ? Or « nous autres » (qui venons quatre-vingts ans après la rédaction de ces textes), ne voyons-nous pas que le phénomène de la planétari­sation uniformise, pour ne pas dire « formate » chaque jour plus drastiquement l’ensemble des habitants de la Terre ? En ce sens, nous nous trouvons tous être les destinataires de cette histoire­-destinée. Ce qui s’atteste très simplement dans le fait que l’ensemble des membres de l’humanité contemporaine partagent (à de simples variations de degrés près) la même vision de la réalité, où c’est l’ordre rationnel de la science qui détermine désormais ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas.
L’évidence de ce fait n’a d’égale que l’obstination avec laquelle sévit le refus de prendre en considération ce qui nous est ainsi signifié, à savoir qu’il importe de distinguer deux acceptions du terme « histoire » : l’acception courante (qui entend le mot comme désignant le cours, le déroulement d’une série d’événe­ments liés par des relations de cause à effet — d’où peut se consti­tuer la connaissance scientifique d’un processus) et l’acception stricte que propose Heidegger sous le nom d’« histoire de l’être », où — cela demande à être souligné — le terme « histoire » change fondamentalement de sens, raison pour laquelle il est très oppor­tun d’introduire en français une nuance permettant de marquer cette distinction. C’est ce qu’avait déjà fait avec bonheur Henry Corbin, lorsqu’il a eu recours au terme « historial » pour rendre l’acception nouvelle du mot « histoire » chez Heidegger. Histoire se distingue dès lors de la science historique (l’histoire historisante ou historiographie) pour devenir de plus en plus distinctement histoire-destinée, c’est-à-dire : non pas une histoire qui serait comme un destin, autrement dit une chose fixée par avance et se déroulant avec l’allure implacable de la fatalité, mais tout au contraire un coup d’envoi de possibilités très singulières au milieu desquelles les destinataires de ce coup d’envoi ont a saisir leur chance, en reconnaissant ce qui leur est destiné — autrement dit en s’acquittant de cette destination.
Ainsi se dessine un des nombreux chemins qu’a parcourus Martin Heidegger. Dans les Cahiers, tous ces chemins tantôt se rapprochent les uns des autres, tantôt s’éloignent ; il arrive même qu’ils se croisent. Les voies de leur voyage dessinent une contrée. Nous avons, en français, un mot très parlant pour dire la parti­cularité de cette contrée. C’est notre mot « pays », qui désigne non seulement la contrée que l’on habite, mais la terre essartée, la terre ameublie et ensemencée : le pays des paysans (terme qui devrait presque s’écrire « paysant », pour être le participe présent d’un verbe « payser » : créer le pays), ce pays — ne détournons pas le regard — qui sous nos yeux est en train de disparaître.
À qui lira avec attention les Cahiers de travail, ne pourra pas échapper longtemps la présence, comme une sorte de basse conti­nue, non pas d’une déploration, mais du diagnostic qui constate et enregistre les étapes de disparition de ce monde. J’insiste : ce n’est pas une déploration. Nulle nostalgie, chez Heidegger — seu­lement la lucidité du sang-froid philosophique capable de prendre en vue ce monde paysan (avec toutes ses limitations, certes), qui a été pleinement un monde.
Ce que nous avons désormais à affronter, c’est l’immondation du monde ; il s’agit de faire face à ce phénomène inouï, et de travailler à ce que puissent renaître les conditions propices à la réapparition — sous un autre visage — d’un monde.
En attendant, nous vivons tous sous le régime de l’immon­dation. On ne s’étonnera donc pas d’être dans la situation que Montaigne résume en ces termes : « On leur a si fort saisi la créance, qu’ils pensent voir ce qu’ils ne voient pas. » Ils — ce sont tous ceux qui non seulement fantasment à qui mieux mieux, mais désormais ne veulent surtout pas voir ce qui pourtant devrait sauter aux yeux, à savoir que nous acquitter de l’histoire qui nous est destinée est devenu pour nous une urgence majeure ; et que ne pas nous y dérober devient une question de vie ou de mort.
Mais ne nous voilons pas la face, et n’allons pas espérer l’im­possible, à savoir que chaque lecteur soit par principe bien dis­posé à l’égard d’un philosophe par lequel les façons de penser et les modes de représentation connaissent une mutation sans précédent. La pensée de Heidegger, de ce fait, ne peut que déranger grandement. Or, pour tous ceux qui entendent avant tout ne pas avoir à changer leurs bonnes vieilles habitudes de pensée, rien n’est plus insupportable qu’un tel dérangement. D’où la violence qui se déchaîne contre Heidegger, et la démesure des accusations formulées contre lui. On a pu lire ainsi récemment, dans le jour­nal Le Monde (27 octobre 2017), un article dont le titre résume à lui seul la teneur :« Heidegger n’a jamais cessé de soutenir le nazisme ». Un simple coup d’œil, n’importe où dans ces Cahiers, et l’on verra ce qu’il en est en réalité de ce prétendu « soutien à jamais » ! La vérité, c’est que, dès l’année de son rectorat, Heideg­ger manifeste à l’égard du régime qui s’installe une inquiétude qui ne tarde guère à se transformer en une opposition déclarée et argumentée.
Comment est-il possible que soient mises en circulation de telles contrevérités ? Pour pouvoir répondre à cette question, il faut, me semble-t-il, que l’on prenne la mesure de l’impact que suscite l’horreur des crimes nazis. Dès lors que ces derniers sont à ce point flagrants, il est normal que l’on soit porté à croire qu’au­cun zèle n’est excessif s’il s’agit de poursuivre un coupable. Mais accuser en usant de falsifications, c’est tout autre chose : c’est avoir condamné d’avance, comme dans les parodies de procès.
Or j’attire l’attention de tout lecteur qui ne s’est pas abandonné à la prévention et au préjugé : n’y a-t-il pas dans ces Cahiers, page après page, une attitude de critique non dissimulée vis-à-vis du régime et de la « doctrine » nazie ? Comment les détracteurs de Heidegger peuvent-ils voir là non pas une opposition, mais un soutien sans faille ? Comment, en un mot, peuvent-ils penser voir ce qu’ils ne voient pas ? C’est (comme le dit Montaigne) que leur croyance est à ce point chevillée en eux qu’ils en sont obnubi­lés. Quelle croyance ? Celle qui structure chacune des idéologies fournissant la « clef » de compréhension générale du processus historique.
Bernanos, en 1944-1945 (c’est-à-dire quelques années à peine après que Heidegger a commencé de rédiger les présents Cahiers), écrit dans La France contre les robots : « Capitalistes, fascistes, marxistes, tous ces gens-là se ressemblent. Les uns nient la liberté, les autres font encore semblant d’y croire, mais, qu’ils y croient ou n’y croient pas, cela n’a malheureusement plus beau­coup d’importance. » Heidegger, dans ses Cahiers, manifeste à l’égard des trois idéologies que mentionne Bernanos une égale défaveur. Il soumet à la même virulente critique l’ensemble des façons de penser et des modes de représentation qui conviennent à un « monde » soumis à ce que nous avons appelé l’immonda­tion. Dans un texte qu’il rédige à peu de chose près en même temps que Bernanos écrit La France contre les robots, Heidegger évoque « la domination universelle de la volonté de puissance au sein de l’histoire prise en vue planétairement », et précise : « C’est dans cette réalité que se tient aujourd’hui tout — que cela s’ap­pelle communisme, ou fascisme, ou démocratie mondiale » (« Le rectorat », in M. Heidegger, Écrits politiques, trad. fr. F. Fédier, Paris, Gallimard, 1995, p. 220).
Parler de « domination universelle de la volonté de puissance », c’est évidemment se référer à la pensée de Nietzsche, chez qui — comme l’enseigne Heidegger — la volonté de puissance représente l’ultime figure sous laquelle se révèle, en régime métaphy­sique, l’être de l’étant. Heidegger a aussi quelquefois recours au terme nietzschéen de « nihilisme » pour caractériser la période historiale dans laquelle nous nous trouvons.
Mais si notre intention est de discerner ce dont il s’agit vraiment dans cette époque, le mieux est de recourir à la formulation ori­ginale de Heidegger, à savoir la locution Seinsvergessenheit. Elle est devenue usuelle en français sous la forme d’« oubli de l’être ». Malheureusement, cette traduction ne permet guère d’entendre ce qui se dit précisément dans la langue originale. La manière dont les idiomes germanique ou anglo-saxon formulent ce que nous autres, Latins, nommons « oubli » — à savoir : vergessen ou forget — est particulièrement parlante. Ernout et Meillet sou­lignent que « oblivio est une métaphore empruntée à l’écriture qu’on efface ». En ce sens, l’oubli est une disparition qui résulte d’un processus de dissolution progressive. Or vergessen (ou for­get), c’est plutôt le fait de prendre quelque chose à la place d’autre chose, se méprendre — ou pour le dire métaphoriquement : le fait de lâcher la proie pour l’ombre. Die Seinsvergessenheit, ce serait ainsi (comme aimait à dire Jean Beaufret) le quiproquo fondamental de la pensée philosophique qui prend l’être de l’étant pour l’être même. Le nihilisme achevé est bien cette ère où, le soin porté à l’être de l’étant ayant pris toute la place, se soucier de l’être même ne présente plus le moindre intérêt. C’est en ce sens qu’il faut entendre l’oubli de l’être — et non comme le fait de simplement perdre la mémoire de l’être même. Car la situa­tion est bien plus catastrophique : devant l’afflux sans précédent d’« informations » en tout genre, l’idée même d’un « oubli de l’être » ne peut plus passer que pour une chimère.

En traduisant ce volume, il a fallu faire face à une difficulté tout à fait particulière. Avec les Cahiers, en effet, Heidegger n’a plus comme souci premier d’écrire en tenant compte des difficultés d’entente qu’il impose à ses lecteurs. Comment donc traduire un texte que le philosophe rédige pour lui-même, de sorte qu’il s’y trouve dans un rapport bien plus libre avec sa propre langue ?
Walter Benjamin cite une déclaration étonnante de Goethe à propos de la traduction : « Nos traductions, même les meilleures, partent d’un principe erroné : elles veulent que ce qui est écrit en sanscrit, en grec, ou en anglais soit rendu allemand, plutôt que d’enrichir la langue allemande grâce à l’esprit du sanscrit, du grec ou de l’anglais. [...] L’erreur fondamentale du traduc­teur, c’est qu’il ne fait que maintenir l’état fortuit de sa propre langue, au lieu de la laisser être puissamment commotionnée par la langue étrangère. » Et Benjamin ajoute ce simple commentaire : « Ainsi faut-il qu’au lieu de chercher à coller au sens de l’original la traduction aille bien plutôt, jusque dans le détail, se modeler avec amour, dans sa propre langue, sur la manière dont pense et ressent la langue originale. »
Traduire ainsi est un idéal que n’atteignent, quelquefois, que les très grands poètes. Walter Benjamin pense naturellement à Hölderlin lorsqu’il écrit cela. Je n’ai pas la prétention de donner à lire une traduction suffisante de ces premiers Cahiers de Heideg­ger. Mais l’idée qu’exprime Benjamin me semble éminemment correspondre à ce qu’il faudrait pouvoir faire en l’occurrence : trouver les moyens, présents dans notre langue mais non encore véritablement reconnus, qui puissent l’amener à accueillir une pensée qui dans sa propre langue s’aventure à la découverte de ce qui jusqu’ici n’a jamais été que pressenti.
À quoi donc, durant toute son existence, Heidegger s’est-il consacré ? À ce qui précisément prend d’abord forme dans les présents Cahiers et qui se nomme : l’autre commencement de la pensée.
L’autre commencement, en fait, c’est encore une fois le com­mencement de la pensée philosophique, lequel a eu lieu chez les tout premiers penseurs grecs, Anaximandre, Héraclite et Par­ménide — mais autrement commencé. Pourquoi autrement ? La réponse se trouve dans Être et Temps, où Heidegger signale que chez Parménide, explicitement, « le phénomène du monde a été sauté » (comme un lecteur inattentif ou trop pressé peut « sauter une page » d’un livre). Il ne s’agit pas ici, bien sûr, d’inattention ou de négligence. Autre chose est en jeu, qui continue de peser, et qu’il importe de compenser.
Pour nous, l’urgence primordiale est de mesurer à quel point le travail de Heidegger — aujourd’hui encore — affronte des domaines pour lesquels nous n’avons à notre disposition ni gram­maire ni vocabulaire. La tentation est grande, dans une telle situation, de se livrer à la licence. Mais quand on regarde comment Heidegger procède, cette tentation fond comme neige au soleil. Heidegger en effet procède avec une prudence exemplaire. Le grand mérite de ces Cahiers est sans doute de montrer comment explorer un pays inconnu. Ici, la notion de « chemin » prend toute sa vigueur d’ouverture. Si je devais rappeler un des souvenirs marquants des conversations avec Martin Heidegger, je choisirais celui où il insistait sur la fécondité de ce qu’il nomme nachvoll­ ziehen — faire chacun à son tour l’expérience de ce qui a été fait exemplairement par un auctor, par un être humain capable d’aug­menter le trésor d’humanité qui nous est légué et dont, même si nous ne le savons pas, nous sommes les dépositaires.

Je crois que ces Cahiers sont bien caractérisés par l’exergue qui figure au début du Cahier V :

Signes en clin d’œil,
qui font passer ce qui a été transmis
à ceux qui viendront après nous

FRANÇOIS FÉDIER

LIRE : Heidegger était-il nazi ? antisémite (Entretien avec François Fédier réalisé par Eryck de Rubercy, avril 2014).
ECOUTER : François Fédier, Heidegger et le monde juif (intervention du 25 janvier 2015).

*

Réflexions VII-XI. Cahiers noirs (1938-1939)


Réflexions VII-XI. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Trad. de l’allemand par Pascal David.
Collection Bibliothèque de Philosophie, Série Œuvres de Martin Heidegger, Gallimard.
Parution : 29-11-2018.

Les Cahiers repris dans ce volume, rédigés en 1938-1939, tournent principalement autour du thème de « l’autre commencement » que, selon Heidegger, la philosophie a pour tâche de préparer, à l’heure de « l’achèvement des Temps nouveaux », où le règne de la métaphysique de la subjectivité porte le « premier commencement », le commencement grec, à sa complète expression. Cela se manifeste en particulier dans « la réduction de l’homme à lui-même », à son animalité et à sa rationalité qui non seulement se conjuguent, mais se renforcent l’une l’autre. Les débordements politiques de l’âge des masses, à commencer par le national-socialisme, en procèdent en ligne directe.
Là est l’enjeu « historial » de l’époque pour la pensée, enjeu que Heidegger s’emploie à faire ressortir contre l’aplatissement de « l’histoire historisante ». Au-delà du déploiement de l’efficience généralisée, il y va de la « Décision » ouvrant sur la vérité de l’essence de l’homme dans sa relation à l’être.

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AVERTISSEMENT DU TRADUCTEUR
Pascal DAVID

procul sorde

Ce deuxième tome des Cahiers noirs de Martin Heidegger, paru en Allemagne en 2014, contient les Réflexions VII à XI, rédigées au cours des années 1938 et 1939. Certaines remarques plus ou moins allusives de ces Réflexions semblent permettre de préci­ser les dates de leur rédaction. Dès le début des Réflexions Vll qui ouvrent ce volume (n° 2, p. 17), Heidegger fait allusion, de manière à vrai dire plutôt inattendue, à la couverture par la presse allemande d’un combat de boxe entre l’Allemand Max Schmeling et (peut-on supposer) l’Américain Joe Louis. Il s’agit selon toute vraisemblance du combat qui eut lieu le 22 juin 1938, au Yankee Stadium de New York, dans le Bronx, au cours duquel Joe Louis prit sa revanche sur le boxeur allemand qui l’avait battu dans le même stade, également par K.-O., en juin 1936. D’autre part, Heidegger évoque dans les Réflexions XI (n° 16, p. 376) la possibilité d’une Seconde Guerre mondiale. Un développement des Réflexions XI (n° 47, p. 406-407), qui s’interroge sur la possibi­lité et le sens d’un rapprochement, voire d’une confluence, entre le monde germanique et le monde slave comme enrichissement mutuel, pourrait bien, en outre, faire écho à ce qui aboutira au pacte germano-soviétique signé le 23 août 1939 à Moscou entre Ribbentrop et Molotov, qui préluda à l’invasion de la Pologne et au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. On peut donc situer et échelonner plus précisément la rédaction des Cahiers réunis dans ce volume, à savoir les Réflexions VII à XI, entre le début de l’été 1938 et l’été suivant, au plus tard fin août 1939, après quoi la possibilité évoquée est vite devenue réalité. Même si ce ne sont là que des conjectures, les notes éditées et traduites dans le présent volume semblent bien avoir été rédigées par leur auteur à un rythme assez soutenu, durant environ une année.
Dans l’état actuel de leur parution, les Cahiers noirs com­prennent cinq volumes, édités en 2014, 2015 et 2018 par Peter Trawny et constituent les tomes 94 à 98 de la Gesamtausgabe, ou édition intégrale des écrits de Heidegger, entreprise dès 1975 en Allemagne par la maison d’édition francfortoise Klostermann. D’après les propres dispositions testamentaires ou « dernières volontés » de leur auteur, auxquelles les ayants droit ont donc sciemment contrevenu pour des raisons qui leur appartiennent et sur lesquelles nous n’avons pas ici à nous pro­noncer, ces Cahiers ne devaient paraître qu’une fois publiés tous les autres volumes prévus dans le cadre de l’édition inté­grale, soit une centaine. Il ne s’agit pas pour autant du « cou­ronnement » d’une œuvre en ce qu’ils viendraient « couronner le tout » — et cela d’autant moins que nous n’avons pas affaire avec l’édition intégrale à des œuvres complètes, qu’il ne s’agit pas d’œuvres mais de chemins, passages plutôt qu’ouvrages, comme Heidegger lui-même a tenu à le préciser en exergue du premier tome de cette édition, qui reproduit une inscription rédigée par ses soins quelques jours avant sa mort : « Wege —­ nicht Werke. »
Il ne s’agit pas non plus d’un « testament philosophique ». Les Cahiers noirs, d’une richesse philosophique encore très large­ment insoupçonnée dont nous laissons au lecteur le soin de se faire une idée, s’inscrivent bien dans le cheminement de la pensée de Heidegger, mais selon une tout autre économie. Rédigés entre 1931 et le milieu des années 1970, ils accompagnent les sept grands traités historiaux rédigés par Heidegger entre 1936 et 1944, à commencer par les Apports à la philosophie. De l’ave­nance [2] de 1936-1938. Ces grands traités, ils les accompagnent à titre de compléments tout en leur étant subordonnés. Ce qui ne les empêche pas d’avoir leurs propres fulgurances. De la nature même de cahiers noirs ou carnets de notes (Notizbücher) se ressent leur facture, artisanale au meilleur sens du terme. La pensée qui s’y déploie se présente souvent de manière plus rhap­sodique, moins « systématique » que dans les traités mentionnés, dont la systématicité n’est plus celle d’un système mais celle d’un ajointement chaque fois autrement fugué.
Ces Cahiers s’inscrivent donc dans la perspective de l’histoire de l’être, ou plutôt de l’estre, en remontant de l’être de l’étant dont s’enquiert en 1927 l’ontologie fondamentale élaborée par Être et Temps à la « vérité de l’estre » telle que de lui-même il se dispense en son avenance et se projette, fût-il intercepté en ses « coups d’envoi ». À ce titre ils réaccomplissent, chacun à sa façon et selon divers angles d’attaque, le geste de la pensée historiale : préparer le passage ou la transition (Übergang) — qu’il arrive encore à Heidegger d’appeler « pont », voire « passerelle » — entre deux rives : de la pensée métaphysique ou « premier commencement », parvenu à son terme avec la métaphysique de la subjectivité qui en est la Vollendung, à la fois accomplissement et achèvement, à cet « autre commencement » ou commencement autre parce que commencement autrement commencé en sa reprise — « barque à la proue altérée », dirait René Char — à la faveur duquel est susceptible de s’opérer la métamorphose du sujet en Dasein. Ce qui requiert du sujet qu’il consente enfin à briser la cage dorée de sa subjectivité et de la réduction de l’homme à lui-même dans la figure de plus en plus conquérante et envahissante du sujet, qu’il rompe avec sa nature d’animal historique et à tout cela commence à devenir réfractaire. Briser, rompre : c’est bien une essentielle rupture que la problématique des Cahiers nous invite à consom­mer, ou du moins à entreprendre et à risquer en une décision qui s’impose d’autant plus que son urgence n’est en rien éprouvée comme urgence. « Auf das Brechen kommt es an ! » : « C’est bel et bien de rompre qu’il s’agit », confiait Heidegger à son ami historien de l’art Heinrich Wiegand Petzet [3]. Rompre, plutôt que se contenter d’infléchir une orientation en cours.
« Nous ne parvenons jamais à des pensées. Elles viennent à nous, a pu noter un jour Heidegger au moment où cette pensée précisément lui est venue, quand dans un Ciel pluvieux déchiré soudain se déclare sur les sombres alpages un furtif rayon de soleil [4]... » « Ce sont elles qui viennent à nous. » Telles sont les pensées ici recueillies, souvent nées de moments d’insomnie avant d’être soigneusement reportées dès le lendemain dans des cahiers noirs, sans que chaque texte soit nécessairement, à l’instar du Don du poème de Mallarmé, « l’enfant d’une nuit d’ldumée ». Heidegger évoque lui-même dans ses Réflexions IX (n° 62, p. 242) ces jours et ces nuits, qui sont visiblement ses jours et ses nuits passés à se soucier de la vocation et des destinées de ce pays du Couchant qu’est l’Occident, pour autant que celui-ci lui semble n’être même plus en quête d’un sens, ne plus éprouver le besoin d’aucune méditation essentielle qui tire au sens, comme disait si bien l’ancien français, c’est-à-dire qui sache aller droit à l’essen­tiel. Ses « réflexions » n’ont à vrai dire rien de réflexif au sens du cogito entendu comme cogito me cogitare ou du retour sur soi de la conscience dans la conscience de soi, mais sont plutôt des strates, des stratifications d’une pensée, comme l’indique le mot allemand Über-legungen.
Il ne nous appartient pas de proposer, dans le cadre de ce simple « Avertissement » au lecteur de la présente traduction, une inter­prétation des Réflexions traduites dans ce volume, ni a fortiori des Cahiers noirs parus à ce jour. Pas plus que l’éditeur allemand nous n’avons cru nécessaire ni même souhaitable d’accompagner de notes — ce qui ne revient évidemment pas pour autant à y sous­crire — les quelques rares passages litigieux qui auront défrayé la chronique. Il s’agit, on l’aura compris, de passages qui, si brefs soient-ils, reprennent des stéréotypes sur les Juifs, chez un auteur qui par ailleurs disqualifie expressément l’antisémitisme comme insensé et parfaitement répréhensible [5]. Disons-le sans ambages : ces passages sont pour la plupart indéfendables. Mais tout aussi peu défendable est l’instrumentalisation à laquelle ils ont pu don­ner lieu, qui revient à falsifier la pensée de Heidegger pour mieux lui faire barrage. Ces quelques miettes ont été jetées en pâture au public afin d’en appâter la friande indignation, et savamment distillées avant même la parution de l’ouvrage sous la forme d’un montage de citations dont la presse s’est faite généreusement la caisse de résonance et qui, se focalisant sur l’inessentiel, revient à occulter le contenu des Cahiers noirs en leur faisant écran, à saisir la moindre occasion pour transformer la réception de la pensée de Heidegger en entreprise de dénigrement systématique. Libre à chacun de préférer aux mines d’or les scories. Procul sorde : se tenir éloigné de tout ce qui vous salit un homme, de toute souillure infamante autant qu’indélébile. Tel le père d’Albert Camus décrit dans Le Premier Homme, à savoir un homme « qui, quelque part en lui-même, refusait d’être entamé [6] », tel fut Mar­tin Heidegger. Est-il besoin de le préciser ? Si malvenus soient-ils dans leur contexte historique immédiat, ces passages ne constituent en rien pour autant une clef herméneutique pour accéder au propos des Cahiers, et a fortiori à la pensée de Heidegger. Ils n’engagent en rien la pensée de l’histoire de l’être que Heidegger appelle das seynsgeschichtliche Denken ni ne l’invalident.
Les notes en bas de page de l’éditeur, Peter Trawny, comme nos propres notes sont appelées par des chiffres arabes. Les nôtres sont toujours suivies de l’indication « (N.d. T.) », comme « notes du traducteur ». Pour tout ce qui a trait à l’établissement du texte comme à ses particularités orthographiques ou typogra­phiques, nous renvoyons à la « Postface de l’éditeur allemand » qui figure en fin de volume. La pagination entre crochets droits, en marge du texte, correspond à celle de l’édition intégrale. C’est à cette pagination de la même façon que renvoient les Index de l’auteur qui figurent à la fin de chaque cahier.

PASCAL DAVID

*

Friedrich-Wilhelm von Herrmann et Francesco Alfieri
Martin Heidegger. La vérité sur ses Cahiers noirs

essai - traduit de l’italien et de l’allemand par Pascal David [7]
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Martin Heidegger. La vérité sur ses Cahiers noirs propose la première étude systématique des Cahiers noirs de Martin Heidegger. Lire sérieusement et rigoureusement les Cahiers noirs ou « carnets » de Heidegger sans idée préconçue et sans précipitation, loin de toute l’instrumentalisation politique et médiatique dont ils ont été le prétexte sans même avoir été lus ni abordés, en tentant de dégager patiemment l’économie de leur propos, en pointant leur critique constante de la « barbarie » du national-socialisme, quitte à devoir rappeler qu’il n’y a pas trace en eux d’antisémitisme (que Heidegger lui-même qualifie d’« insensé et condamnable »), telle est l’ambition de cet ouvrage appelé à faire date dans les études heideggériennes.

La majeure partie de cet essai est constituée d’une analyse philologique très précise des liens entre les Cahiers noirs et les œuvres de Heidegger, déjà connues par ailleurs, qui entend montrer la cohérence entre les deux. Cette étude est précédée d’une mise au point sur la nature des Cahiers noirs et leur place dans la réflexion de Heidegger qui — et c’est ce que souhaitent rappeler les auteurs —, malgré ses engagements, n’a pas produit une pensée antisémite. On y trouvera également des correspondances jusqu’à présent inédites entre F.-W. von Herrmann, Heidegger et Gadamer.

Friedrich-Wilhelm von Herrmann, professeur émérite de philosophie à l’université de Fribourg (Allemagne), a été l’assistant d’Eugen Fink (de 1961 à 1970) et le dernier assistant personnel de Martin Heidegger (de 1972 à 1976). Selon le vœu de Heidegger, il a été désigné comme principal responsable scientifique de la Gesamtausgabe, l’édition intégrale de ses textes, entreprise à partir de 1975 et toujours en cours de publication.

Francesco Alfieri est professeur de phénoménologie de la religion à l’Université pontificale de Latran (Cité du Vatican). Il est secrétaire de rédaction de la revue Aquinas.

GALLIMARD, COLLECTION L’INFINI
Dirigée par Philippe Sollers

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Francesco Alfieri et les Cahiers noirs de Martin Heidegger

Le Professeur Francesco Alfieri, de l’Université pontificale du Latran, parle — interview à ASIA de février 2016 — du livre sur les Cahiers noirs de Martin Heidegger. Comment en est née l’idée. Comment le livre s’est élaboré. Les échanges avec le professeur Von Herrmann. Le rôle de la presse. Le livre ignoré (non traduit en français) de Francesca Brencio (La pietà del pensiero. Heidegger e i Quaderni neri). Un témoignage passionnant qui devrait lever bien des malentendus si, toutefois, « la culture du ressentiment » n’a pas tout emporté. VOST en français.

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VOIR NOTRE DOSSIER : Martin Heidegger. La vérité sur ses Cahiers noirs

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Martin Heidegger traduit en chinois
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VOIR : Parution de 30 volumes d’oeuvres de Heidegger en Chine


Heidegger en Chine. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

德国哲学家马丁·海德格尔(Martin Heidegger,1889-1976年)被公认为20世纪西方最重要的思想家之一,他的哲学对于20世纪西方哲学以及人文科学诸领域产生了重要影响。海德格尔非常重视中国哲学,为了领会中国哲学的精髓,他曾与中国学者共同翻译老子的《道德经》。他的著作多次引用中国哲学家的观点,他家的墙上挂着写着老子格言的对联“孰能浊以止,静之徐清?孰能安以久,动之徐生?”。海德格尔哲学与中国哲学思想有很多相通之处,他的哲学对20世纪后半叶的中国当代思想和人文科学产生了持续而重要的影响。

« Le philosophe allemand Martin Heidegger (1889-1976) a été reconnu comme l’un des penseurs les plus importants de l’Occident au XXe siècle et sa philosophie a eu une influence importante sur la philosophie occidentale et les sciences humaines. Heidegger attache une grande importance à la philosophie chinoise : pour comprendre l’essence de la philosophie chinoise, il a travaillé avec des érudits chinois à la traduction du Tao Te King de Laozi. Ses travaux ont cité à plusieurs reprises les vues de philosophes chinois. Sur un mur de sa maison, est accrochée une maxime qui reprend l’aphorisme de Laozi : « Qui est capable de mettre les choses en mouvement pour que cela devienne clair progressivement ? Qui est capable de mettre en mouvement ce qui est à l’arrêt, pour qu’il se réveille progressivement à la [nouvelle] vie ? » La philosophie de Heidegger présente de nombreuses similitudes avec les pensées philosophiques chinoises : sa philosophie a eu une influence importante et durable sur la pensée et les sciences humaines contemporaines chinoises dans la seconde moitié du XXe siècle. »

LIRE : Le mot de Lao-tseu est Tao, et il signifie : chemin.

*

[1J’ai, pour ma part, abordé ces faits avec circonspection dans mon avant-propos à Faire face à l’ouverture des "Carnets noirs" de Heidegger (I).

[2M. Heidegger, Apports à la philosophie. De l’avenance, trad. fr. F. Fédier, Paris, Gallimard, 2013.

[3H. W. Petzet, Auf einen Stern zugehen. Begegnungen mit Martin Heidegger, 1929 bis 1976, Societäts-Verlag, Francfort-sur-le-Main, 1983, p. 24 et 142 ; Le Chemin de l’étoile. Rencontres et causeries avec Heidegger, trad. fr. C.-N. Grimbert et
P. Arjakovsky, Paris, Éditions du Grand Est, 2014, p. 30 et 156.

[4M. Heidegger, « L’expérience de la pensée », in Questions III, trad. fr. A. Préau, Paris, Gallimard, 1976, p. 24-25 (traduction légèrement modifiée).

[5M. Heidegger, Anmerkungen I-V (Schwarze Hefte 1942-1948), éd. P. Trawny. Francfort-sur-le-Main, Klostermann. 2015, p. 159.

[6A. Camus. Le Premier homme. Paris, Gallimard, 1994, p. 67.

[7De Pascal David, déjà cité, lire : Entretien avec Pascal David pdf (Fabien Ribery, 15 mai 2015).

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5 Messages

  • Marduk | 29 novembre 2019 - 06:41 1

    Monde profondément malade, en témoigne le commentaire ci-dessous qui est un tissu d’âneries psychologisant. Pauvre homme qui ne fait que décrire le désordre de son esprit et sa petitesse croyant posséder la clé de la grandeur.
    Heidegger n’est en rien ce monstre que vous décrivez et qui n’est en fait que la part sombre de vous-même que vous refusez de voir. Mais peut-être est-ce pour cela que vous commentez comme un SOS lancé à l’aveugle sur le rivage sollersien pour un impératif besoin de lumière dans les eaux plus que troubles de votre esprit.


  • BEL | 10 juillet 2019 - 03:24 2

    http://www.pileface.com/sollers/spip.php?article2046

    09.07.2019
    Aux auteurs des textes présentés.
    Vous êtes-vous, une fois, une fois seulement, posé la question : « Pourquoi Heidegger voulait-il réaliser un autre commencement ? ». Pourquoi a-t-il gardés secrets pendant très longtemps, depuis sa décision initiale, le but réel de ce recommencement et la méthode qu’il entendait pratiquer pour le mettre en œuvre ? Il fallait un coupable à son malheur après la mutation soudaine de son « ami » Groeber. C’était « la morale juive », donc l’action des Juifs sur le reste du monde. Tant qu’il y aurait des Juifs ce mal subsisterait ; il adhéra à la parole ignoble de Mommsen : « Les Juifs sont notre malheur ». Il avait vécu le malheur dans sa chair et dans son cœur au foyer Saint Konrad. Son anéantissement moral fut total. La déchirure de l’amour, Feuerbach l’avait vu, c’était la division du divin en « sujet et en objet », c’est-à-dire en « métaphysique ». L’étant et l’être n’étaient qu’un, au contraire, dans la perspective de la « volonté de puissance ». Pour être heureux il fallait donc vivre cette volonté de puissance. Comme l’avait dit Machiavel et Nietzsche après lui, il fallait « construire » le règne, et pour cela « éliminer » les obstacles, « anéantir » les ennemis. C’est à ce projet historique qu’il consacra toute sa vie. Eliminer la métaphysique (la division en sujet/objet) et vivre la volonté de puissance en tant qu’art, en d’autres termes vivre le « Troisième Reich » schillérien, c’est-à-dire « le Reich où la beauté sera reine ». Sa foi est exposée dans le dernier chapitre du cours écrit en 1940, à cinquante ans, et jamais professé de son vivant : « La métaphysique de Nietzsche ».

    « Construire » le Reich (le règne, le Royaume), « éliminer » les obstacles permettant d’accéder au pouvoir (la nuit des longs couteaux), - voir à ce sujet la fin du cours improvisé de 1934 consacré à la « logique » dans laquelle il « autorise » cet acte d’élimination à cette fin justement, « anéantir » les ennemis d’essence en tant qu’obstacles irréductibles (les Juifs), afin de « réaliser la mission incombant aux Allemands », tel a été l’« accomplissement » historique du trajet historique de Heidegger.

    Copiant Saint Paul, dès 1919, comme un singe en observateur attentif imite les actes des humains, après sa prétendue illumination (« Offenbarkeit »), il a réalisé la « proclamation » et mis en œuvre l’« accomplissement ». C’est ce qu’il a appelé en 1963, lors de son hommage à Niemeyer, la « mise en pratique » de son « regard phénoménologique », aveu tardif effectué longtemps après les faits mais aveu qui s’imposait en guise de « clin d’œil » pour ceux qui étaient appelés à comprendre sa pensée désirante, en vue de prendre le relais. La construction du Reich était à ses yeux un acte de « bonté » (Güte) et exigeait de la patience (« Geduld »). C’est ainsi qu’il interprétera les deux lettres G contenues dans son nom dans le paragraphe 221 du quatrième cahier des Réflexions.

    Qui n’a pas oublié sa définition du bien donnée dans son cours sur Schelling en 1936 (« le bien c’est le mal, le mal c’est le bien »), sa définition de la « patience » donnée dans son cours sur La phénoménologie de l’esprit de Hegel en 1930 (« la confection du bûcher avec du bois approprié et choisi jusqu’à ce qu’il prenne enfin »), voit aussitôt que le sens qu’il vise en employant ces deux mots est particulièrement clair. Mais la préservation du secret exige que rien ne soit dit ouvertement, ce serait une véritable « catastrophe » comme il le fit savoir à Kommerell, en juillet 1942. « Vouloir en avoir fini avant de commencer », disait-il en 1930 à ses étudiants était une attitude insensée, c’est pourquoi s’imposait la vertu de « patience ».

    Quand on a compris qu’Hitler a été son dévoué serviteur depuis 1919, aussitôt après le départ forcé de Sebottendorff du « paysage » politique munichois, comme Ramiro d’Orco en son temps l’avait été pour César Borgia (cf. Le Prince), - on a les clés nécessaires pour comprendre le IIIème Reich. - Cette réalité de la « servitude volontaire » d’Hitler, a été confirmée dans le commentaire de la « métaphysique Thêta d’Aristote » par l’utilisation de l’image pédagogique du « coureur sur le point de prendre son départ » qui « accomplirait tout ce qu’on lui demanderait, pour lequel il avait été longuement préparé », « et rien d’autre » (cours du semestre d’été1931).

    Le cours sur la deuxième lettre aux Thessaloniciens nous dit au semestre d’hiver 1920 -1921, quel personnage historique doit venir avant le dernier dieu : l’Antichrist ; c’est Saint Paul lui-même qui le dit. Qui parmi les chrétiens pourrait mettre en doute sa parole ? Heidegger pour construire son « monde » a créé d’abord le dieu apte à le réaliser (Heidegger en personne), il a construit son instrument d’action (l’Antichrist, ou plutôt celui qui allait être l’auxiliaire de l’Antichrist : Hitler), car l’AntiChrist, en réalité, c’est Heidegger lui-même. Il est à la fois le concepteur du projet et le dirigeant de son accomplissement. Mais le silence s’impose. Nul ne doit savoir en quoi consiste le « projet » heideggérien, le « projet » du « là de l’être ». Le dieu Soleil (Heidegger) a créé sa Lune (Hitler) pour qu’elle brille dans la nuit lorsqu’il se mettrait par prudence, en retrait dans l’exercice périlleux de la pratique du pouvoir, et les étoiles de son propre monde (les nazis) « demi-dieux je pense maintenant » (Le Rhin, 1935).

    Se laissant pressentir comme l’incarnation du Zarathoustra de Nietzsche, sans jamais le dire ouvertement il a fait de l’ouvrage de dérision de Nietzsche « Ainsi parlait… », son nouvel évangile et il a fait de Hölderlin « l’annonciateur » de son « règne ». Mais pas seulement l’annonciateur. Il fallait que pouvoir lui soit donné. Ce sont des vers extraits de ses poèmes tardifs qui ont présidé aux ordres donnés, le dernier en date, le plus terrible, après l’appel à la corvée de bûches étant : « Jezt komme, Feuer ! ». Grâce à l’instrumentalisation heideggérienne de Der Ister, à l’instar d’un ventriloque très habile qui fait parler sa marionnette, Hölderlin était « devenu puissance » dans son peuple. « Il n’était pas encore puissance » en 1934-1935 à l’époque où étaient présentés La Germanie et le Rhin, il fallait qu’il le devienne, qu’il le soit en acte. Ce fut le cas en 1942. A cette date, tout était maintenant fin prêt. Dans le commentaire de Der Ister, c’était Hölderlin, qui donnait les ordres qui permettaient de réaliser le Royaume du « dernier dieu », le vrai « Reich », ordre qui allait se concrétiser par la mise à feu du bûcher préparé depuis 1930, non plus bûcher de livres, cette fois, mais d’êtres humains. Il fallait nettoyer la planète des ennemis pour pouvoir réaliser le nouveau règne planétaire du nouveau dieu. Les plans de la nouvelle cathédrale étaient prêts, le grand Dôme et l’arc de triomphe du nouveau dieu vainqueur, du nouveau Dionysos, - le dernier -, n’attendaient que son triomphe. En fait Heidegger avait deux marionnettes à son service, celle qu’il faisait jouer sur la scène du théâtre politique à sa place (Hitler) afin de se mettre à l’abri et de ne pas risquer d’être mis à mort par les prisonniers de la caverne ulcérés par son attitude, et celle qui lui servait de poupée parlante, instrumentalisée à son insu, (Hölderlin).

    Hélas, pour lui, malgré toutes les précautions prises par sa perversité, l’affaire tourna au fiasco. Qu’à cela ne tienne ! On remettrait ça jusqu’à ce qu’on parvienne au triomphe final, fut-il comme celui du Christ post mortem. Les « chemins » de la « parousie » conduisant au règne final du dernier dieu furent laissés aux repreneurs dans les 102 tomes de la Gesamtausgabe. « Des chemins et non des œuvres ». Le dieu attendu ne serait pas le dieu chrétien (aveu des Beiträge, années trente.).

    Si vous avez lu Heidegger, vous avez lu tout cela. Comment pouvez-vous encenser Heidegger après avoir effectué une telle prise de conscience ? Veuillez avoir l’obligeance de me donner une réponse.
    Michel.
    michel.mb@wanadoo.fr


  • Albert Gauvin | 20 mai 2019 - 15:19 3

    La recension des traductions des Cahiers noirs (1931-1938) par Etienne Pinat.
    Chaque année, les éditions Gallimard publient une traduction d’un nouveau volume des œuvres complètes de Heidegger. L’originalité de l’année 2018 est que fin novembre, ce sont deux volumes qui sont parus simultanément : la traduction des tomes 94 et 95 de la Gesamtausgabe. Il ne s’agit pas de n’importe quels volumes, puisqu’il s’agit des deux premiers tomes des cahiers noirs parus en 2014, et ayant suscité une polémique internationale encore en cours aujourd’hui à propos de l’antisémitisme de certains passages écrits à la fin des années trente et au début des années quarante, polémique qui a suscité en cinq ans un très grand nombre de livres, d’articles et de numéros spéciaux de revues. L’an passé est déjà parue chez Gallimard la défense de Heidegger par Friedrich-Wilhelm von Herrmann, éditeur de la Gesamtausgabe, et son assistant Francesco Alfieri sous le titre La vérité sur les Cahiers noirs, traduit par Pascal David. C’est comme en prolongement de cette défense que Gallimard a fait paraître en fin d’année les deux premiers volumes des cahiers noirs, le premier traduit par François Fédier et le second par Pascal David. Il faut saluer la rapidité des traducteurs qui donnent à lire aux lecteurs français des volumes de la Gesamtausabe parus récemment alors que la France est très en retard dans la traduction de l’œuvre de Heidegger.
    Martin Heidegger : Réflexions II-VI (Partie 1)
    Martin Heidegger : Réflexions II-VI (Partie 2)
    Martin Heidegger : Réflexions VII-XI (partie I)
    Martin Heidegger : Réflexions VII-XI (partie II)


  • Albert Gauvin | 30 janvier 2019 - 10:11 4

    Déboulonner l’idole

    par Marc Lebiez

    Il y a une jouissance manifeste à déboulonner les idoles, jouissance dont les éditeurs savent tirer parti. Voici donc, enfin accessibles aux lecteurs francophones, une dizaine de Cahiers noirs de Heidegger. Tout a été fait pour appâter le chaland avec ces livres déclarés sulfureux, et l’on peut prédire qu’ils seront achetés. Lus, c’est une autre affaire, s’agissant d’un millier de pages. Et pourtant ils le mériteraient.

    Après tout ce qui a été dit depuis cinq ans sur ces Cahiers noirs, on pouvait s’attendre à découvrir quelque chose comme les Bagatelles pour un massacre, à comparer aux livres publiés comme le pamphlet de Céline a pu l’être au Voyage au bout de la nuit. Au lieu de quoi, pas un mot ni même une allusion aux Juifs ou au judaïsme dans les cinq cents pages des Réflexions II-VI, puis quelques mots qui apparaissent en 1938, moins violents que les propos antichrétiens et, plus précisément, anticatholiques. Plutôt qu’à Céline, c’est donc à Nietzsche qu’il faudrait comparer ce Heidegger-là. Un Nietzsche dont on préfère retenir désormais les piques contre les antisémites que toutes ces phrases qui purent aisément être utilisées dans l’Allemagne des années 1920 et 1930. LIRE : En attendant Nadeau.


  • Gazouillis | 7 décembre 2018 - 14:00 5

    Quand l’enfant d’or piégé par l’ombre des feuilles au sol serrera la main du père alors le soleil au zénith logera dans nos cœurs.