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Existence du poète

D 28 avril 2006     A par Viktor Kirtov - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Une interview de Sollers par Vincent Roy, le 27 octobre 2003 pour la revue Poésie.

Quand Sollers fait de l’analyse de texte de ses propres textes...

VINCENT ROY :

Prenons, si vous le voulez bien, les premières lignes de La Fête à Venise, un roman que vous publiez en 1991 : « Comme toujours, ici, vers le dix juin, la cause est entendue, le ciel tourne, l’horizon a sa brume permanente et chaude, on entre dans le vrai théâtre des soirs. Il y a des orages mais ils sont retenus, comprimés, cernés par la force. On marche et on dort autrement, les yeux sont d’autres yeux, la respiration s’enfonce, les bruits trouvent leur profondeur nette. Cette petite planète par plaques, a son intéret. » Voilà une écriture poétique ! Comment se produit cette écriture ?

PHILIPPE SOLLERS : Premièrement, il est dit que c’est « ici » Où ? On ne sait pas... Et que c’est « comme toujours », c’est-à-dire un temps immémorial. Ensuite, il y a le dix juin. Nous sommes donc dans une saison. Le début de l’été. Il y a une accumulation de temps, une précision de lieu (ici et maintenant). « La cause est entendue » : qu’est-ce que ça vient faire là ? Quand on dit qu’une cause est entendue... bon... réglé, évident, bouclé. Mais « entendue » ? Quelque chose passe aussi par l’oreille. Puis il va y avoir une série de propositions où les cinq sens vont être convoqués... La nature est temple où de vivants piliers... Qu’est-ce que la poésie ? C’est, forcément, un appel à la coalescence des cinq sens à la fois. Il y a
très peu de choses, dit Lichtenberg, que nous pouvons goûter avec les cinq sens à la fois. Ce qui est une façon insidieuse, sournoise, très efficace de dessiner l’acte érotique lui-même où les cinq sens jouent. Ou alors ça veut dire qu’on n’a jamais fait l’amour...
Donc, « Comme toujours, ici, vers le dix juin, la cause est entendue... » La cause, c’est ce qui fait signe comme étant bouclé. « Le ciel tourne, l’horizon a sa brume permanente et chaude, on entre dans le vrai théâtre des soirs. Il y a des orages mais ils sont retenus, comprimés, cernés par la force. » Ces orages ne débordent pas, ils sont vite réglés, ce qui peut laisser supposer qu’on est à Venise. Qui a vécu à Venise (et j’y ai vécu au printemps, en automne, pendant quarante ans parfaitement incognito) connaît ces phénomènes. « On marche et on dort autrement, les yeux sont d’autres yeux », changement de vision, « les bruits trouvent leur profondeur nette », oreille. « Cette petite planète... », qui rime avec « nette » ? sans en avoir l’air, « par plaques, a son intérêt » ? « Par plaques ", qu’est-ce que ça signifie ? Que dès ce moment-là, on va être dans une représentation d’intervalles. Il y a deux idées : d’abord que la planète est en cours de mondialisation, donc qu’elle est invivable pratiquement partout, mais que malgré cela, par plaques - il s’agit de déterminer les endroits, les sites-, ça va être brusquement vivable, c’est-à-dire susceptible d’avoir une éclosion, un fleurissement... Vous avez ça dans tous mes livres : on se met dans un lieu, on forme une société plus ou moins discrète et on laisse fleurir la situation. [1] Immédiatement, vous êtes dans un angle philosophique... « Cette petite planète, par plaques, a son intérêt ». Cela veut dire que va arriver la philosophie du Jardin... Épicure. Les dieux sont des animaux indestructibles et heureux..., n’est-ce pas ? mais les dieux ne sont plus là. Parce que la poésie sans les dieux, non, ça n’existe pas. Si vous poursuivez mon texte (La Fete à Venise), vous voyez apparaître Neptune... Puis l’Observatoire de Paris... Le Verrier est là. Autre site très important : le carrefour de l’Observatoire. Pourquoi vous dis-je cela ? Parce que la poésie est aussi psychogéographique comme l’ont dit les situationnistes... Des dérives pour atteindre quelque chose. Il s’agit donc de savoir susciter les lieux, leur faire dire ce qu’ils ne disent pas. Les lieux sont pleins de morts qui ont peut-être envie de parler. Ils veulent s’exprimer. Vous savez bien que tout cela a été un peu interrompu depuis le Paris enchanté des surréalistes que vous retrouvez dans Nadja, dans Le Paysan de Paris, ces merveilleux livres.
Puis, dans mon texte, vient ensuite Stendhal qui« a commencé’ la rédaction de ses souvenirs le 20 juin 1832, â ??forcé comme la Pythieâ ? ». Alors Stendhal serait un poète ? Oui, bien sûr. La poésie, c’est ça... ce n’est pas la poésie des poèmes, la poésie qui se veut poétique et qui endosse cette espèce d’échec programmé, c’est au contraire une façon de faire qui, dans la plus grande clandestinité, fait passer des messages très clairs, très précis.

V. R. : Alors, justement, dans les plaques de cette petite planète...

Ph.S. : Dans les intervalles... Il faut vivre dans les intervalles.
Les dieux d’Ëpicure ne se préoccupent pas du sort des mortels. Vous savez, l’expression qui me vient très souvent dans des circonstances particulières (ça m’est arrivé à Venise, dans l’île de Ré), c’est : les dieux sont là. Pourquoi ? Parce qu’il ya tel éclairage, tel... ça dure pas longtemps. Là peut se poser quelque chose comme une éclosion. Dans mes livres, je pars du constat que tout est invivable... sauf les intervalles que je décris. [2]
Finalement, il y a deux choses dont on ne me parle jamais : un, l’insistance que je mets depuis fort longtemps sur la Chine, pas le maoïsme (rires), et deux, les femmes. Il n’en est rigoureusement jamais question. C’est curieux. Là, je donne au laboratoire un condensé du refoulement occidental. Si on dresse le catalogue des femmes de mes romans, on obtient une liste assez impressionnante... Car quand je vous dis « par plaques »... Les femmes aussi sont des intervalles... qui ne demandent qu’à éclore. Je ne me promène pas à l’ombre des jeunes filles en fleur, je me promène au soleil des femmes qui sont des fleurs. Le curieux, c’est que si on a un embarras sur la question femme, la poésie s’en ressent de façon sinistre. Tiens, pour sortir de la verlainisation de Rimbaud, il faudrait faire le compte de toutes les femmes qui sont dans Les Illuminations... ça n’a jamais été fait. Regardez Baudelaire, Holderlin... là, il y a une question capitale ... capitale. Le rôle des déesses dans la poésie ! Depuis L’Odyssée, quand même... Je pourrais prendre La Bible... Tout cela est très actuel car si on veut démêler ce qui ne va pas bien dans la région Dieu, aujourd’hui... et ça va très mal... comme la poésie... comme c’est curieux (rires)... Bref, ces intervalles dont nous parlions sont propices à l’apparition de déesses ou à la métamorphose de femmes en déesses de façon, évidemment, sexuellement précise (sans quoi on serait dans le néo-classique, ce qui ne m’intéresse pas).

V.R. : Mais alors, hors des plaques, sur cette petite planète, que se passe-t-il aujourd’hui pour la poésie ?

Ph.S. : Vous êtes dans la dévastation générale.

V.R. : Sauf par plaques ?

Ph.S. : Oui. Regardez ce que je dis en préambule à mon livre sur Cézanne (Le Paradis de Cézanne). Il y a une lettre de lui fabuleuse : « Les sensations formant le fond de mon affaire, je crois être impénétrable ». C’est la guerre et pourtant, dit Cézanne, la nature est très belle. Les humanoïdes ne perçoivent pratiquement plus la nature. Il s’agit, dans le programme tyrannique qui s’annonce, d’empêcher l’humain de penser le plus possible en attaquant neurologiquement sa capacité de lecture. Je vérifie ça quinze fois par jour : réduction du langage, donc réduction de la perception, de la sensation, psychologisation à outrance, proximité affolée de survie pour dire les choses comme elles sont, et, bien entendu, rien de gratuit ! Réduction de la sensation donc de l’accès à la nature et « pourtant la nature est très belle ». Peut-être qu’il n’y a pas lieu de se demander si la terre tourne. Elle est peut-être plate.
Ce qui est curieux, c’est que si vous n’êtes pas en mauvais termes avec le langage, si vous n’êtes pas déjà ce ruminant dominé, châtré par la communication et la mise en profit planétaire du fait que votre vie est évacuable et vous remplaçable, vous pouvez être un réfractaire à ce qui vous est proposé. Je montre ça dans L’Étoile des amants où je définis le mot réfractaire. C’est une question de corps. Ma mauvaise réputation vient de là : je suis un corps réfractaire.

V.R. : Comment a été organisé, orchestré selon vous l’aplatissement de la sensation pour qu’aujourd’hui il ne reste plus, au fond, beaucoup de poésie ? Je veux dire, comme à la fin du XIXe siècle, par exemple ?

Ph.S. : Ne parlons pas de la poésie mais supposons simplement ce que devrait être un poète. S’il y en a. Encore. Comment est-il fait ? Comment est son système nerveux ? Tient-il le coup ? Comment n’est-il pas marginalisable ? Comment peut-il hautement avoir la possibilité de vivre libre ? Il faut se demander si un tel être, un tel corps peut exister ou pas. Il faut avoir étudié suffisamment toutes les impasses qui ont pu se produire dans ce qu’on appelle l’histoire des poètes. Vous savez que c’est la plupart du temps tragique.

Je vais vous parler de Heidegger, car si vous notez un aplatissement de la poésie, vous pouvez parier que ça va penser de moins en moins... ça communique beaucoup mais ça ne pensera pas ou peu. Pourquoi ? Parce qu’il y a eu une série d’expériences totalitaires, suivies de l’apparition de la souveraineté de la technique qui fait que l’être humain est affecté à être
la prothèse de son appareillage. Il n’en maîtrise plus l’extension. Vous voyez des humanoïdes se traîner en tant que prothèses en l’absence de pensée et en l’absence de poésie, ce qui signifie que leur corps est lui-même déjà programmé pour être évacué. La situation est tellement violente qu’elle devient particulièrement excitante. « À quoi bon les poètes en temps de détresse »... ça, c’était encore le bon temps... en temps de détresse. Nous sommes dans le temps de la détresse de l’absence de détresse. La situation est excitante, comme jamais peut-être. Sauf que la possibilité qu’un corps humain résiste à ce qui est fait pour l’anéantir ou le détourner de son désir reste improbable.

V.R. : Celui qui précisément résisterait serait ou sera le poète.

Ph.S. : S’il y en a un. Demandez-vous s’il y en a un. Qui résiste.
Si vous en trouvez un, je serai ravi de le rencontrer. Qui c’est ça le poète ? Ensuite il y aura la poésie. Je pense qu’il vaut mieux se poser la question de l’existence du poète.

V.R. : Et s’il existe, avec quel corps ?

Ph.S. : Oui, car la question est très physique. Vous savez, aujourd’hui, il y a beaucoup de poésie, beaucoup de poèmes... Tout le problème est de savoir s’il y a stratégie de guerre ou pas. Les poètes se contentent de ce qu’on leur donne... C’est de la servitude volontaire, il n’y a pas d’autres mots. Sans parler du masochisme, ce qui revient au même. Et à voir ce dont l’esprit se contente, dit Hegel, on mesure l’étendue de sa perte. Les poètes ne se battent pas. Il faut se battre (rires). Les poètes aujourd’hui sont paresseux. Avec pas grand-chose. Ils manquent d’ambition. Je répète : je parle de servitude volontaire. Le bon esclave d’aujourd’hui milite, d’une certaine façon, pour sa marginalisation. Le système est fortement organisé, il sait très bien ce dont l’esclave volontaire va se contenter... Alors on appelle ça des poètes. Moi, j’appelle ça des esclaves de la marchandise. Voyez, j’ai très mauvaise réputation. Et pour cause.

Propos recueillis par Vincent Roy le 20 octobre 2003.
POESIE déc. 2003, n° 36,
Direction Marcel Julian et Jean Orizet
Le Cherche Midi.




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